https://fr.wikipedia.org/wiki/Razmig_Keucheyan
https://mouvements.info/un-realisme-intransigeant-a-loccasion-du-cinquantenaire-de-la-new-left-review/
https://journals.openedition.org/chrhc/4978
"Au cours du « long » XIXe siècle, l’intersection de la classe, de la race et de l’environnement doit principalement être conçue en lien avec deux processus. D’abord, la consolidation de la propriété privée, et la généralisation de ce que Crawford B. Macpherson a appelé un « individualisme possessif ». Cet individualisme a pour condition l’appropriation par les classes dominantes de portions croissantes de nature, et par-là même l’exclusion des classes subalternes de la jouissance « coutumière » (droit d’usage) de cette dernière (cette jouissance coutumière n’était elle-même pas exempte de luttes et de rapports de force, mais c’est un autre problème). La lutte des classes prend place dans la nature, elle a notamment pour enjeu les ressources que celle-ci renferme. L’environnement joue donc un rôle important dans la construction historique des classes sociales et de leur antagonisme."
"L’exploitation du charbon rend plus facile la constitution d’une identité de classe chez les mineurs, car elle s’effectue sous terre, hors du contrôle de l’encadrement, et parce que les modalités de transport de cette ressource rendent les grèves efficaces. Avec le pétrole, ces deux facteurs de mobilisation disparaissent, ce qui implique l’invention par les groupes subalternes de nouveaux « répertoires d’action ». En somme, comme l’avait déjà vu Marx, la lutte des classes a des conditions matérielles de possibilités, et l’évolution de ces conditions fait évoluer également les paramètres qui influent sur la construction des groupes sociaux."
"La race est susceptible de produire de la différenciation à l’intérieur d’une position de classe, et inversement la classe de produire de la différenciation à l’intérieur d’une même appartenance ethnoraciale25. Il est intéressant de constater à cet égard que les ouvriers blancs ont depuis longtemps quitté les quartiers en question, à savoir le barrio latino et le ghetto noir, pour s’installer dans des endroits moins exposés aux risques industriels. Ceci montre que la classe sociale n’explique pas à elle seule les inégalités environnementales."
-Razmig Keucheyan, « La lutte des classes dans la nature », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 130 | 2016, mis en ligne le 01 janvier 2016, consulté le 09 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/4978 ; DOI : https://doi.org/10.4000/chrhc.4978
"La nature n’échappe pas aux rapports de force sociaux : elle est la plus politique des entités.
Cette approche de la crise écologique prend le contre-pied d’une opinion dominante aujourd’hui. Un consensus bien installé soutient qu’afin de régler le problème du changement environnemental, l’humanité doit « dépasser ses divisions ». Ce consensus est impulsé par les partis écologistes, dont beaucoup –pas tous– sont nés dans les années 1970 de l’idée que l’opposition entre la gauche et la droite est caduque ou secondaire. Il est également promu, en France, par des personnalités de la « société civile » comme Yann Arthus-Bertrand ou Nicolas Hulot, dont il existe des équivalents dans la plupart des pays. Le « pacte écologique » proposé par Nicolas Hulot, signé par un grand nombre de candidats à l’élection présidentielle de 2007, ainsi que par des milliers de citoyens, est typique de cette conception de l’écologie."
"Tout comme il existe des inégalités économiques ou culturelles, on en trouve dans le rapport des individus ou groupes d’individus à la nature, aux ressources qu’elle offre aussi bien qu’à l’exposition aux effets néfastes du développement : pollution, catastrophes naturelles ou industrielles, qualité de l’eau, accès à l’énergie… Dans certains cas, les inégalités environnementales résultent de l’action de l’État, dont les politiques sont loin d’être neutres en la matière [...] Dans d’autres, elles sont le fruit de la logique du marché livrée à elle-même."
[Chapitre 3 : Les guerres vertes, ou la militarisation de l’écologie]
"En 2010, le document de National Security Strategy (NSS) américain, signé de la main de Barack Obama, inclut pour la première fois une section consacrée aux implications militaires du changement climatique. Du fait de son impact sur l’environnement et les populations, celui-ci devra impérativement être intégré au calcul stratégique de l’armée états-unienne.
La NSS est l’objet d’une actualisation tous les cinq à dix ans. Le précédent rapport remonte au premier mandat de George W. Bush, en 2002, juste après les attentats du 11 septembre 2001. Il comprenait la doctrine de la « guerre préventive », qui s’apprêtait à être mise en application en Irak. Le rapport NSS prend périodiquement acte des grandes tendances politico-militaires à l’échelle mondiale : fin de la guerre froide, émergence du « terrorisme », mais aussi renchérissement du prix du pétrole ou risques de pandémies. Il permet aux classes dominantes de déterminer les objectifs stratégiques de moyen et long terme du pays. La publication du rapport NSS est toujours précédée de débats sur ces thèmes à l’intérieur des administrations en place et au sein des think tanks et revues liés à la politique étrangère, qui sont nombreux sur la côte est.
Au cours de la seconde moitié des années 2000, diverses commissions d’experts réunies par ces think tanks ont ainsi produit des rapports concernant le lien entre le changement climatique et la guerre. La plupart de ces commissions incluaient des officiers de haut rang des différents corps de l’armée – Navy, Army, Air Force, gardes-côtes – en activité ou à la retraite. Parmi ces think tanks, on trouve le Center for Naval Analysis, le Center for a New American Security, le Council on Foreign Relations, le Center for American Progress, la Brookings Institution… Les plus anciens de ces rapports remontent à 2007.
La question du lien entre le changement climatique et la guerre apparaît désormais régulièrement dans les colonnes de l’Armed Forces Journal, le mensuel des officiers de l’armée états-unienne, ou de la revue Foreign Affairs, qui exprime le consensus diplomatique en vigueur à Washington. C’est dans les colonnes de cette revue que George Kennan a présenté la doctrine de l’« endiguement » à la fin des années 1940, ou que Samuel Huntington a annoncé le « choc des civilisations » au début des années 1990. En 2009, la CIA a inauguré un Center for Climate Change and National Security. Il a pour vocation de réfléchir aux effets du changement climatique sur la « sécurité nationale », et de pourvoir en informations stratégiques les négociateurs américains qui participent aux réunions internationales sur la question. En 2010, la Quadriennial Defense Review (QDR) publiée par le Pentagone a consacré un chapitre au changement environnemental. Ce rapport est le principal document de doctrine militaire élaboré par le département de la Défense."
"Une trentaine de bases militaires états-uniennes à travers le monde sont déjà sous la menace de la montée du niveau des mers. L’une des principales plaques tournantes – hub – de l’armée américaine dans l’océan Indien est une base située sur l’île de Diego Garcia. C’est un point de passage fréquenté par nombre de navires et avions en transit vers ou de l’Asie. Cette base représentait un nœud stratégique au cours de la guerre froide. Avec la montée en puissance de la Chine, elle revêt une importance déterminante dans le dispositif de l’armée états-unienne. Or Diego Garcia se situe à quelques mètres seulement au-dessus du niveau de la mer et sera engloutie en cas d’augmentation de ce dernier, peut-être vers le milieu du XXIe siècle. Il en va de même de la base de Guam, dans l’océan Pacifique, d’où décollaient les avions pour bombarder le Japon lors de la Seconde Guerre mondiale."
"En France, la Revue de défense nationale, l’une des principales revues de doctrine de l’armée, a consacré en 2010 un numéro spécial à la « géostratégie du climat » ainsi qu’à la notion de « sécurité naturelle ». Ce dossier, préfacé par Michel Rocard, contient des articles aux titres évocateurs : « Quand la sécurité devient verte » ou « Climat : enjeu de sécurité ou contrôle stratégique ? », ce dernier de la main de David Mascré, un temps membre du bureau politique du Front national. Cette revue est dirigée par des officiers généraux de l’armée. Qu’elle s’intéresse au changement climatique est symptomatique des réflexions en cours sur l’évolution des modalités de la violence collective dans les décennies à venir."
"L’Assemblée nationale a consacré en 2012 un rapport parlementaire à « l’impact du changement climatique sur la sécurité et la défense ». Il émane de la commission des Affaires européennes et s’inscrit dans les débats portant sur l’émergence d’une défense à l’échelle du continent. Présenté par les députés André Schneider (UMP) et Philippe Tourtelier (PS), il avance l’hypothèse qu’à l’avenir l’armée pourrait exercer la fonction de « spécialiste du chaos ». La crise écologique conduira à une aggravation des catastrophes naturelles, qui fragiliseront les institutions en place, en particulier dans les régions en voie de développement. L’armée sera dans certains cas seule à même d’intervenir efficacement dans le chaos qui en résultera. Des évolutions de cet ordre sont en particulier attendues dans les trois zones d’intérêt stratégique de l’Union européenne définie par ce rapport : le bassin méditerranéen, l’Asie du Sud-Ouest et l’Arctique."
"La « multiplication de menaces » concernera notamment l’eau. La plupart des grands fleuves asiatiques – Indus, Gange, Yangzi, Mékong… – trouvent leur source en Himalaya. La fonte des glaciers de cette région, couplée avec la construction de barrages hydroélectriques, menace de susciter d’importantes pénuries d’eau dans la région. Le problème revêt de surcroît une dimension géopolitique. Les glaciers himalayens qui alimentent ces fleuves asiatiques se trouvent pour la plupart en territoire chinois. Les tensions relatives à la répartition des réserves hydriques entre la Chine et ses voisins promettent de s’en trouver accrues, comme c’est déjà le cas avec l’Inde, notamment autour du projet de détournement du fleuve Brahmapoutre par la Chine. Les pénuries accéléreront le rythme de l’urbanisation des pays alentours. Rendant l’irrigation plus aléatoire et donc l’agriculture moins productive, elles encourageront les paysans à quitter leurs terres et à s’installer dans le « bidonville global », c’est-à-dire dans les taudis qui prolifèrent autour des grands centres urbains de la planète. C’est dans ce bidonville global que les guérillas – mais aussi la violence liée au narcotrafic – se livrent de plus en plus, et non plus comme à l’époque de Mao et de Che Guevara en milieu rural. L’urbanisation de la guerre est un phénomène relevé par nombre de théoriciens de la guerre contemporains.
La crise climatique est l’un des facteurs qui y contribuent."
"Le seabasing. Comme son nom l’indique, celui-ci consiste à employer la mer comme base, en comptant le moins possible sur les infrastructures au sol. Les bases terrestres sont à la merci des insurrections, comme l’a encore récemment constaté l’armée américaine en Irak et en Afghanistan. Demeurer en mer met à l’abri des attentats. Cela permet aussi de ne pas apparaître comme une force d’occupation aux yeux de la population. Les opérations d’assistance et de maintien de l’ordre lors du tremblement de terre en Haïti en 2010 furent l’occasion d’expérimenter ce dispositif à grande échelle. La catastrophe avait détruit les ports du pays, alors que les aéroports se sont rapidement trouvés saturés. Projeter les forces armées depuis la mer a permis de contourner ces obstacles."
"La zone militaire qui sépare les deux Corées renferme plusieurs dizaines d’espèces rares."
"Longtemps, la guerre a tiré profit des forêts. Le bois servait à fabriquer des armes, l’armement primitif – arcs, flèches et lances – en étant composé. L’apparition des armes métalliques, bronze et fer, il y a 5 000 ans, n’empêche pas le bois de demeurer un élément essentiel de l’armement. Les chariots qui transportent soldats et matériels, les fortifications et les bateaux sont eux aussi constitués de bois. Jusqu’au XIXe siècle, aucun impérialisme, aucune puissance politique n’est concevable sans maîtrise de l’approvisionnement en bois. Dans un genre différent, depuis le Moyen Âge, la construction de cathédrales et d’églises, supports matériels de l’idéologie chrétienne dominante, requiert des volumes de bois colossaux. Ne deviennent impérialistes que les nations qui disposent d’un certain « profil écologique », c’est-à-dire qui contrôlent les forêts. C’est le cas des puissances atlantiques après la découverte des Amériques. Cuba et les Philippines sont des colonies incontournables pour l’Empire espagnol, non seulement parce qu’elles ont un intérêt économique en soi, mais parce que les forêts qui s’y trouvent alimentent l’entreprise coloniale en général. Il en va de même des forêts nord-américaines dans le cas de la France et de l’Angleterre."
"On assiste aujourd’hui à un retour en force du mercenariat. En 2010, ce secteur pèse 200 milliards de dollars à l’échelle globale et emploie un million de salariés. En 2011, on trouvait davantage de mercenaires sous contrat avec le Pentagone en Afghanistan et en Irak que de personnels de l’armée régulière, 155 000 dans le premier cas, 145 000 dans le second."
"Plusieurs facteurs contribuent à l’apparition de réfugiés climatiques : catastrophes naturelles, hausse du niveau des mers, ou encore raréfaction des ressources hydriques. La montée du niveau des mers aura un impact important sur les migrations, si l’on considère que plus des deux tiers de la population mondiale vivent dans une bande de cent kilomètres à proximité des côtes. Les migrants s’installent souvent près du littoral, car c’est là que les opportunités économiques se présentent le plus souvent. L’essentiel des migrations climatiques, comme des migrations tout court, est interne au pays de départ et non international. Les sécheresses et les inondations qui frappent le Nordeste brésilien encouragent par exemple la population de cette région à migrer dans les grandes villes du pays. Elle vient en particulier grossir les favelas de Rio et de São Paolo. Combinées à d’autres facteurs, ces migrations climatiques internes alimentent la pauvreté et la violence qui y font rage. Au Brésil, les armes à feu occasionnent entre 20 000 et 30 000 morts par an. Là encore, la crise traverse successivement différents états : de climatique elle se transforme en économique, sociale, politique – et retour."
"Autre mur inextricablement mêlé à la crise climatique : celui qui sépare les États-Unis du Mexique. Le développement des côtes mexicaines en vue de l’industrialisation et du tourisme suscite le déversement massif de polluants dans les océans. Ceux-ci favorisent la prolifération d’algues toxiques, qui mettent en péril les stocks de poisson. Pêcheurs et paysans sont confrontés à l’alternative de s’endetter pour survivre, ou de migrer vers le nord en direction des États-Unis."
"La fonte des glaces altère la densité de l’eau, ce qui risque de compromettre la stabilité des sous-marins. En 1999, le sous-marin nucléaire USS Hawkbill a rapporté que des changements dans la salinité de l’eau et les modifications correspondantes dans la densité des courants rendaient plus difficile le maintien de sa flottabilité. L’augmentation de l’acidité des mers en raison du surcroît de dioxyde de carbone qu’elle contient aura en outre des effets sur les sonars de détection sous-marine. Les courants marins disposent de propriétés acoustiques, qui font que le son s’y propage de manière prévisible. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les sous-marins sont équipés de systèmes sensoriels fondés sur ces propriétés. Ces systèmes ont notamment joué un rôle crucial dans la guerre sous-marine pendant la guerre froide. Les changements dans la densité de l’eau pourraient compliquer le fonctionnement de ces sonars à l’avenir. Du fait d’une présence humaine se faisant ressentir toujours davantage, mais aussi de la fonte des glaces en Arctique, le bruit sous-marin ambiant augmentera dans certaines régions, rendant plus difficile la détection de signaux.
Des problèmes de cet ordre se poseront également en surface. Lors de la seconde guerre du Golfe, les chaleurs extrêmes ont empêché le personnel opérant sur les ponts des porte-avions américains de rester trop longtemps exposé au soleil. Le rythme de décollage des avions de combat s’en est trouvé ralenti. En accentuant les climats extrêmes, le changement environnemental rendra plus difficile – physiquement et psychologiquement – la tâche des soldats. Il aura également un impact sur les matériels et infrastructures militaires, soumis à des températures et des vents eux aussi importants. Lors des guerres en Irak, les tempêtes de sable dans le désert ont augmenté les coûts de la maintenance des équipements militaires."
"D’ici quinze à vingt ans, lorsque les voies maritimes arctiques seront durablement accessibles, le temps de voyage entre les continents sera fortement raccourci. Cela réduira d’autant les quantités de carburant employées, le prix des marchandises acheminées, et accélérera d’autant –toutes choses égales par ailleurs– la mondialisation. Le voyage de Rotterdam à Yokohama, deux ports commerciaux de première importance au plan mondial, qui s’effectue à l’heure actuelle via le canal de Suez, sera raccourci de 40 % s’il emprunte le passage du Nord-Est. Naviguer de Seattle à Rotterdam en traversant le passage du Nord-Ouest, plutôt que le canal de Panama, accélérera le voyage de 25 % . Les expressions de « nouvelle mer Baltique », « nouvelle Méditerranée » ou « nouveau golfe du Mexique » reviennent fréquemment dans la littérature consacrée à l’Arctique."
-Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille. Essai d'écologie politique, La Découverte, 2018 (2014 pour la première édition).
https://mouvements.info/un-realisme-intransigeant-a-loccasion-du-cinquantenaire-de-la-new-left-review/
https://journals.openedition.org/chrhc/4978
"Au cours du « long » XIXe siècle, l’intersection de la classe, de la race et de l’environnement doit principalement être conçue en lien avec deux processus. D’abord, la consolidation de la propriété privée, et la généralisation de ce que Crawford B. Macpherson a appelé un « individualisme possessif ». Cet individualisme a pour condition l’appropriation par les classes dominantes de portions croissantes de nature, et par-là même l’exclusion des classes subalternes de la jouissance « coutumière » (droit d’usage) de cette dernière (cette jouissance coutumière n’était elle-même pas exempte de luttes et de rapports de force, mais c’est un autre problème). La lutte des classes prend place dans la nature, elle a notamment pour enjeu les ressources que celle-ci renferme. L’environnement joue donc un rôle important dans la construction historique des classes sociales et de leur antagonisme."
"L’exploitation du charbon rend plus facile la constitution d’une identité de classe chez les mineurs, car elle s’effectue sous terre, hors du contrôle de l’encadrement, et parce que les modalités de transport de cette ressource rendent les grèves efficaces. Avec le pétrole, ces deux facteurs de mobilisation disparaissent, ce qui implique l’invention par les groupes subalternes de nouveaux « répertoires d’action ». En somme, comme l’avait déjà vu Marx, la lutte des classes a des conditions matérielles de possibilités, et l’évolution de ces conditions fait évoluer également les paramètres qui influent sur la construction des groupes sociaux."
"La race est susceptible de produire de la différenciation à l’intérieur d’une position de classe, et inversement la classe de produire de la différenciation à l’intérieur d’une même appartenance ethnoraciale25. Il est intéressant de constater à cet égard que les ouvriers blancs ont depuis longtemps quitté les quartiers en question, à savoir le barrio latino et le ghetto noir, pour s’installer dans des endroits moins exposés aux risques industriels. Ceci montre que la classe sociale n’explique pas à elle seule les inégalités environnementales."
-Razmig Keucheyan, « La lutte des classes dans la nature », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 130 | 2016, mis en ligne le 01 janvier 2016, consulté le 09 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/4978 ; DOI : https://doi.org/10.4000/chrhc.4978
"La nature n’échappe pas aux rapports de force sociaux : elle est la plus politique des entités.
Cette approche de la crise écologique prend le contre-pied d’une opinion dominante aujourd’hui. Un consensus bien installé soutient qu’afin de régler le problème du changement environnemental, l’humanité doit « dépasser ses divisions ». Ce consensus est impulsé par les partis écologistes, dont beaucoup –pas tous– sont nés dans les années 1970 de l’idée que l’opposition entre la gauche et la droite est caduque ou secondaire. Il est également promu, en France, par des personnalités de la « société civile » comme Yann Arthus-Bertrand ou Nicolas Hulot, dont il existe des équivalents dans la plupart des pays. Le « pacte écologique » proposé par Nicolas Hulot, signé par un grand nombre de candidats à l’élection présidentielle de 2007, ainsi que par des milliers de citoyens, est typique de cette conception de l’écologie."
"Tout comme il existe des inégalités économiques ou culturelles, on en trouve dans le rapport des individus ou groupes d’individus à la nature, aux ressources qu’elle offre aussi bien qu’à l’exposition aux effets néfastes du développement : pollution, catastrophes naturelles ou industrielles, qualité de l’eau, accès à l’énergie… Dans certains cas, les inégalités environnementales résultent de l’action de l’État, dont les politiques sont loin d’être neutres en la matière [...] Dans d’autres, elles sont le fruit de la logique du marché livrée à elle-même."
[Chapitre 3 : Les guerres vertes, ou la militarisation de l’écologie]
"En 2010, le document de National Security Strategy (NSS) américain, signé de la main de Barack Obama, inclut pour la première fois une section consacrée aux implications militaires du changement climatique. Du fait de son impact sur l’environnement et les populations, celui-ci devra impérativement être intégré au calcul stratégique de l’armée états-unienne.
La NSS est l’objet d’une actualisation tous les cinq à dix ans. Le précédent rapport remonte au premier mandat de George W. Bush, en 2002, juste après les attentats du 11 septembre 2001. Il comprenait la doctrine de la « guerre préventive », qui s’apprêtait à être mise en application en Irak. Le rapport NSS prend périodiquement acte des grandes tendances politico-militaires à l’échelle mondiale : fin de la guerre froide, émergence du « terrorisme », mais aussi renchérissement du prix du pétrole ou risques de pandémies. Il permet aux classes dominantes de déterminer les objectifs stratégiques de moyen et long terme du pays. La publication du rapport NSS est toujours précédée de débats sur ces thèmes à l’intérieur des administrations en place et au sein des think tanks et revues liés à la politique étrangère, qui sont nombreux sur la côte est.
Au cours de la seconde moitié des années 2000, diverses commissions d’experts réunies par ces think tanks ont ainsi produit des rapports concernant le lien entre le changement climatique et la guerre. La plupart de ces commissions incluaient des officiers de haut rang des différents corps de l’armée – Navy, Army, Air Force, gardes-côtes – en activité ou à la retraite. Parmi ces think tanks, on trouve le Center for Naval Analysis, le Center for a New American Security, le Council on Foreign Relations, le Center for American Progress, la Brookings Institution… Les plus anciens de ces rapports remontent à 2007.
La question du lien entre le changement climatique et la guerre apparaît désormais régulièrement dans les colonnes de l’Armed Forces Journal, le mensuel des officiers de l’armée états-unienne, ou de la revue Foreign Affairs, qui exprime le consensus diplomatique en vigueur à Washington. C’est dans les colonnes de cette revue que George Kennan a présenté la doctrine de l’« endiguement » à la fin des années 1940, ou que Samuel Huntington a annoncé le « choc des civilisations » au début des années 1990. En 2009, la CIA a inauguré un Center for Climate Change and National Security. Il a pour vocation de réfléchir aux effets du changement climatique sur la « sécurité nationale », et de pourvoir en informations stratégiques les négociateurs américains qui participent aux réunions internationales sur la question. En 2010, la Quadriennial Defense Review (QDR) publiée par le Pentagone a consacré un chapitre au changement environnemental. Ce rapport est le principal document de doctrine militaire élaboré par le département de la Défense."
"Une trentaine de bases militaires états-uniennes à travers le monde sont déjà sous la menace de la montée du niveau des mers. L’une des principales plaques tournantes – hub – de l’armée américaine dans l’océan Indien est une base située sur l’île de Diego Garcia. C’est un point de passage fréquenté par nombre de navires et avions en transit vers ou de l’Asie. Cette base représentait un nœud stratégique au cours de la guerre froide. Avec la montée en puissance de la Chine, elle revêt une importance déterminante dans le dispositif de l’armée états-unienne. Or Diego Garcia se situe à quelques mètres seulement au-dessus du niveau de la mer et sera engloutie en cas d’augmentation de ce dernier, peut-être vers le milieu du XXIe siècle. Il en va de même de la base de Guam, dans l’océan Pacifique, d’où décollaient les avions pour bombarder le Japon lors de la Seconde Guerre mondiale."
"En France, la Revue de défense nationale, l’une des principales revues de doctrine de l’armée, a consacré en 2010 un numéro spécial à la « géostratégie du climat » ainsi qu’à la notion de « sécurité naturelle ». Ce dossier, préfacé par Michel Rocard, contient des articles aux titres évocateurs : « Quand la sécurité devient verte » ou « Climat : enjeu de sécurité ou contrôle stratégique ? », ce dernier de la main de David Mascré, un temps membre du bureau politique du Front national. Cette revue est dirigée par des officiers généraux de l’armée. Qu’elle s’intéresse au changement climatique est symptomatique des réflexions en cours sur l’évolution des modalités de la violence collective dans les décennies à venir."
"L’Assemblée nationale a consacré en 2012 un rapport parlementaire à « l’impact du changement climatique sur la sécurité et la défense ». Il émane de la commission des Affaires européennes et s’inscrit dans les débats portant sur l’émergence d’une défense à l’échelle du continent. Présenté par les députés André Schneider (UMP) et Philippe Tourtelier (PS), il avance l’hypothèse qu’à l’avenir l’armée pourrait exercer la fonction de « spécialiste du chaos ». La crise écologique conduira à une aggravation des catastrophes naturelles, qui fragiliseront les institutions en place, en particulier dans les régions en voie de développement. L’armée sera dans certains cas seule à même d’intervenir efficacement dans le chaos qui en résultera. Des évolutions de cet ordre sont en particulier attendues dans les trois zones d’intérêt stratégique de l’Union européenne définie par ce rapport : le bassin méditerranéen, l’Asie du Sud-Ouest et l’Arctique."
"La « multiplication de menaces » concernera notamment l’eau. La plupart des grands fleuves asiatiques – Indus, Gange, Yangzi, Mékong… – trouvent leur source en Himalaya. La fonte des glaciers de cette région, couplée avec la construction de barrages hydroélectriques, menace de susciter d’importantes pénuries d’eau dans la région. Le problème revêt de surcroît une dimension géopolitique. Les glaciers himalayens qui alimentent ces fleuves asiatiques se trouvent pour la plupart en territoire chinois. Les tensions relatives à la répartition des réserves hydriques entre la Chine et ses voisins promettent de s’en trouver accrues, comme c’est déjà le cas avec l’Inde, notamment autour du projet de détournement du fleuve Brahmapoutre par la Chine. Les pénuries accéléreront le rythme de l’urbanisation des pays alentours. Rendant l’irrigation plus aléatoire et donc l’agriculture moins productive, elles encourageront les paysans à quitter leurs terres et à s’installer dans le « bidonville global », c’est-à-dire dans les taudis qui prolifèrent autour des grands centres urbains de la planète. C’est dans ce bidonville global que les guérillas – mais aussi la violence liée au narcotrafic – se livrent de plus en plus, et non plus comme à l’époque de Mao et de Che Guevara en milieu rural. L’urbanisation de la guerre est un phénomène relevé par nombre de théoriciens de la guerre contemporains.
La crise climatique est l’un des facteurs qui y contribuent."
"Le seabasing. Comme son nom l’indique, celui-ci consiste à employer la mer comme base, en comptant le moins possible sur les infrastructures au sol. Les bases terrestres sont à la merci des insurrections, comme l’a encore récemment constaté l’armée américaine en Irak et en Afghanistan. Demeurer en mer met à l’abri des attentats. Cela permet aussi de ne pas apparaître comme une force d’occupation aux yeux de la population. Les opérations d’assistance et de maintien de l’ordre lors du tremblement de terre en Haïti en 2010 furent l’occasion d’expérimenter ce dispositif à grande échelle. La catastrophe avait détruit les ports du pays, alors que les aéroports se sont rapidement trouvés saturés. Projeter les forces armées depuis la mer a permis de contourner ces obstacles."
"La zone militaire qui sépare les deux Corées renferme plusieurs dizaines d’espèces rares."
"Longtemps, la guerre a tiré profit des forêts. Le bois servait à fabriquer des armes, l’armement primitif – arcs, flèches et lances – en étant composé. L’apparition des armes métalliques, bronze et fer, il y a 5 000 ans, n’empêche pas le bois de demeurer un élément essentiel de l’armement. Les chariots qui transportent soldats et matériels, les fortifications et les bateaux sont eux aussi constitués de bois. Jusqu’au XIXe siècle, aucun impérialisme, aucune puissance politique n’est concevable sans maîtrise de l’approvisionnement en bois. Dans un genre différent, depuis le Moyen Âge, la construction de cathédrales et d’églises, supports matériels de l’idéologie chrétienne dominante, requiert des volumes de bois colossaux. Ne deviennent impérialistes que les nations qui disposent d’un certain « profil écologique », c’est-à-dire qui contrôlent les forêts. C’est le cas des puissances atlantiques après la découverte des Amériques. Cuba et les Philippines sont des colonies incontournables pour l’Empire espagnol, non seulement parce qu’elles ont un intérêt économique en soi, mais parce que les forêts qui s’y trouvent alimentent l’entreprise coloniale en général. Il en va de même des forêts nord-américaines dans le cas de la France et de l’Angleterre."
"On assiste aujourd’hui à un retour en force du mercenariat. En 2010, ce secteur pèse 200 milliards de dollars à l’échelle globale et emploie un million de salariés. En 2011, on trouvait davantage de mercenaires sous contrat avec le Pentagone en Afghanistan et en Irak que de personnels de l’armée régulière, 155 000 dans le premier cas, 145 000 dans le second."
"Plusieurs facteurs contribuent à l’apparition de réfugiés climatiques : catastrophes naturelles, hausse du niveau des mers, ou encore raréfaction des ressources hydriques. La montée du niveau des mers aura un impact important sur les migrations, si l’on considère que plus des deux tiers de la population mondiale vivent dans une bande de cent kilomètres à proximité des côtes. Les migrants s’installent souvent près du littoral, car c’est là que les opportunités économiques se présentent le plus souvent. L’essentiel des migrations climatiques, comme des migrations tout court, est interne au pays de départ et non international. Les sécheresses et les inondations qui frappent le Nordeste brésilien encouragent par exemple la population de cette région à migrer dans les grandes villes du pays. Elle vient en particulier grossir les favelas de Rio et de São Paolo. Combinées à d’autres facteurs, ces migrations climatiques internes alimentent la pauvreté et la violence qui y font rage. Au Brésil, les armes à feu occasionnent entre 20 000 et 30 000 morts par an. Là encore, la crise traverse successivement différents états : de climatique elle se transforme en économique, sociale, politique – et retour."
"Autre mur inextricablement mêlé à la crise climatique : celui qui sépare les États-Unis du Mexique. Le développement des côtes mexicaines en vue de l’industrialisation et du tourisme suscite le déversement massif de polluants dans les océans. Ceux-ci favorisent la prolifération d’algues toxiques, qui mettent en péril les stocks de poisson. Pêcheurs et paysans sont confrontés à l’alternative de s’endetter pour survivre, ou de migrer vers le nord en direction des États-Unis."
"La fonte des glaces altère la densité de l’eau, ce qui risque de compromettre la stabilité des sous-marins. En 1999, le sous-marin nucléaire USS Hawkbill a rapporté que des changements dans la salinité de l’eau et les modifications correspondantes dans la densité des courants rendaient plus difficile le maintien de sa flottabilité. L’augmentation de l’acidité des mers en raison du surcroît de dioxyde de carbone qu’elle contient aura en outre des effets sur les sonars de détection sous-marine. Les courants marins disposent de propriétés acoustiques, qui font que le son s’y propage de manière prévisible. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les sous-marins sont équipés de systèmes sensoriels fondés sur ces propriétés. Ces systèmes ont notamment joué un rôle crucial dans la guerre sous-marine pendant la guerre froide. Les changements dans la densité de l’eau pourraient compliquer le fonctionnement de ces sonars à l’avenir. Du fait d’une présence humaine se faisant ressentir toujours davantage, mais aussi de la fonte des glaces en Arctique, le bruit sous-marin ambiant augmentera dans certaines régions, rendant plus difficile la détection de signaux.
Des problèmes de cet ordre se poseront également en surface. Lors de la seconde guerre du Golfe, les chaleurs extrêmes ont empêché le personnel opérant sur les ponts des porte-avions américains de rester trop longtemps exposé au soleil. Le rythme de décollage des avions de combat s’en est trouvé ralenti. En accentuant les climats extrêmes, le changement environnemental rendra plus difficile – physiquement et psychologiquement – la tâche des soldats. Il aura également un impact sur les matériels et infrastructures militaires, soumis à des températures et des vents eux aussi importants. Lors des guerres en Irak, les tempêtes de sable dans le désert ont augmenté les coûts de la maintenance des équipements militaires."
"D’ici quinze à vingt ans, lorsque les voies maritimes arctiques seront durablement accessibles, le temps de voyage entre les continents sera fortement raccourci. Cela réduira d’autant les quantités de carburant employées, le prix des marchandises acheminées, et accélérera d’autant –toutes choses égales par ailleurs– la mondialisation. Le voyage de Rotterdam à Yokohama, deux ports commerciaux de première importance au plan mondial, qui s’effectue à l’heure actuelle via le canal de Suez, sera raccourci de 40 % s’il emprunte le passage du Nord-Est. Naviguer de Seattle à Rotterdam en traversant le passage du Nord-Ouest, plutôt que le canal de Panama, accélérera le voyage de 25 % . Les expressions de « nouvelle mer Baltique », « nouvelle Méditerranée » ou « nouveau golfe du Mexique » reviennent fréquemment dans la littérature consacrée à l’Arctique."
-Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille. Essai d'écologie politique, La Découverte, 2018 (2014 pour la première édition).