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    Marcel Mauss, La nation ou le sens du social

    Johnathan R. Razorback
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    Marcel Mauss, La nation ou le sens du social Empty Marcel Mauss, La nation ou le sens du social

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 12 Déc - 21:28

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Marcel_Mauss

    "Du vivant de Mauss, cet ouvrage ne sera jamais publié, ni même véritablement achevé ; après sa mort [...] seuls des fragments seront mis à la disposition du public.
    L'élection de Mauss au Collège, qui marque une forme de consécration pour le durkheimisme et pour les sciences sociales en général, est difficile [...] Finalement, c'est sur la création d'une chaire de "Sociologie" que l'on s'accorde.
    " (p.2)

    "De retour à la vie civile, Mauss se met au travail pour concrétiser l'ouvrage prévu. L'effort majeur se concentre en 1920." (p.Cool

    "Lorsque le journal [Le Populaire] se transforme en quotidien du matin, Mauss accepte d'être membre de son conseil d'administration et de sa direction. Entre 1921 et 1925, il publie de nombreux articles [...] Mauss lit Keynes et Charles Rist, l'auteur de La Déflation, et discute avec son ami François Simiand, sociologue et économiste." (p.11)

    "L'idée de Mauss est que l'identité de toute entité sociale -un individu, un clan, une classe, une nation, une civilisation- est fonction de ses échanges avec les autres entités sociales." (p.15)

    "Mauss, contre les philosophies humanistes et cosmopolites, met l'accent sur ce qu'on pourrait appeler le "concret" de l'échange." (p.16)

    "Fidèle en ceci à Durkheim, Mauss se méfie des abstractions philosophiques, du cosmopolitisme, des philosophies de l'histoire montrant l'humanité culminer dans un Etat mondial. Il est ainsi hors de question que son internationalisme soit une simple position normative, un simple desideratum." (p.19)

    "La nation constitue [...] selon Mauss, un but vers lequel tendent les sociétés. Ceci trahit chez Mauss une approche au moins en partie téléologique de l'histoire, où nous préférons voir une trace laissée par Marx qu'un évolutionnisme de type comtien ou spencérien." (p.21)

    "Mauss propose une définition politique de la nation comme un ensemble d'individus accédant en commun à la conscience de leur interdépendance économique et sociale, et décidant de traduire cette interdépendance en un contrôle collectif sur l'Etat et sur le système économique. Pour une société, être "nationale" veut dire amener ses citoyens à exercer les prérogatives d'une souveraineté sur eux-mêmes: dans une nation, les individus ne délèguent plus aveuglément aux forces étrangères de la tradition, de la religion ou de la nature le "pouvoir qu'ils se savent" désormais posséder." (p.22)

    "[Une autre] définition exige étrangement, en plus d'une adhésion consciente (élément subjectif), une "race", une "langue", une "morale", un "caractère national" (éléments objectifs)." (pp.23-24)

    "Une nation ne peut exister que si l'allégeance politique est accordée exclusivement à l'Etat au détriment des sous-groupes sociaux. C'est ainsi que Mauss ne qualifie que de nations en devenir les sociétés où les groupes intermédiaires sont encore importants, comme le Japon, marqué par une persistance des clans. [...]
    Parmi les autres facteurs limitant l'accès au rang national, Mauss mentionne la croyance collective en l'origine extra-sociale des normes: c'est ainsi que les pays où les règles sociales sont considérées comme le fruit, non du travail de la société sur elle-même, mais de la tradition, de la nature ou de la religion, ne méritent pas le titre de nations complètes. Le Japon et même -conclusion frappante- l'Allemagne, où les empereurs respectifs conservent une légitimité religieuse, sont selon Mauss dans ce cas. En résumé, une société doit être intégrée socialement et posséder un "pouvoir intrinsèque" (ni traditionnel, ni charismatique, ni religieux) pour pouvoir accéder au titre de nation.
    Suivant la nature exacte de leur organisation (notamment la présence d'une direction politique stable), Mauss appelle les sociétés polysegmentaires, non intégrées, "sociétés à base de clans" ou "sociétés à forme tribale". Quant aux sociétés en voie d'intégration, mais encore insuffisamment compactes ou sécularisées, Mauss propose de les appeler "peuples" ou "empires". Mauss place encore, en 1920, de nombreuses sociétés [dont la Russie] au rang pré-national.
    " (pp.26-27)

    "La position de Mauss est que tous les peuples accéderont à terme au stade national." (p.28)

    "Premièrement, la nation se structure et s'intègre à la suite de l'accroissement des interactions entre les membres de la société: ainsi s'unifie par exemple la législation (disparition des droits coutumiers), la langue, les standards sociaux en usage (poids, mesures, taxes, monnaie, etc.). Ces processus sont conscients ; l'unification résulte de décisions politiques. Toutefois, il peut arriver à ce stade que les membres de la société -et c'est ce qui s'est passé en Europe au XIXe siècle- oublient en quelque sorte la construction historique de l'unité nationale et commencent à percevoir les spécificités culturelles acquises comme l'expression d'une identité immémoriale. Ainsi se produit une sorte de "naturalisation" du national et émerge un nationalisme spécifique comme culte de l'originalité et de la pureté d'une culture donnée. Dans ce contexte, une nation peut développer une forme de "fétichisme de sa littérature, de sa plastique, de sa science, de sa technique, de sa morale, de sa tradition, de son caractère en un mot." L'usage du terme marxiste de "fétichisme" montre bien l'erreur que recèle cette façon de voir: comme dans le capitalisme la marchandise, la nationalité est faussement perçue par ses membres non pas comme un processus social, mais comme un objet immuable. La nation occulte à ses propres yeux son émergence: elle croit que "la race crée la nation" [...] que la langue crée la nation, alors que ce sont les nationalités qui, dans bien des cas, "se créent [...] des langues". Mauss décrit ce fétichisme comme une "maladie des consciences nationales", où se loge une double erreur: 1) l'oubli du caractère constitué, historique, de la nation comme forme sociale, qui empêche d'envisager une transformation de la société, un progrès mental et moral ; 2) la conception de la nation comme une entité close, absolument séparée des autres nations et en rivalité avec elles, qui alimente les tensions politiques et économiques au niveau international. [...] L'un des objectifs de Mauss avec La nation est de sauver la nation contre le nationalisme." (pp.31-33)

    "Mauss, défenseur de l'auto-organisation et aussi du marché, qui en est l'une des formes, n'interdit pas à l'Etat tout rôle économique, notamment dans le domaine du crédit, et peut-être celui de l'industrie lourde. Dans ses riches réflexions sur le développement de l'économie depuis la fin du XIXe siècle, Mauss identifie trois tendances du capitalisme, qui témoignent toutes d'un progrès du contrôle collectif sur le devenir socio-économique: 1) la diffusion de l'intervention étatique en matière économique (ce que Mauss nomme le "socialisme par en haut") ; 2) l'effort d'auto-organisation de la classe ouvrière pour peser sur la direction politique (le "socialisme par en bas") ; 3) enfin, une tendance à l'anonymisation et à la dilution de la propriété (déclin de la propriété familiale, naissance des sociétés anonymes, etc.) -Mauss perçoit dans ce dernier phénomène un prélude à la socialisation du capital. [...] En définissant le socialisme comme une réalisation ultime du principe national, Mauss, membre de la SFIO, prend position dans les débats en cours au sein de la Deuxième Internationale ouvrière: contre Rosa Luxemburg notamment, il refuse de voir ces deux principes comme antithétiques et se rapproche ainsi [...] de la ligne des socialistes autrichiens, comme Otto Bauer." (p.34)

    "A bien considérer le texte, on verra qu'il n'y a que deux pays auxquels Mauss l'attribue sans qualification: la France et les Etats-Unis. Ceci confirme combien le concept de nation est porteur, dans ce texte, de claires connotations politiques et révolutionnaires: il évoque des images de réveil, d'engagement, de fondation, d'effort collectif. Pour Mauss, la nation est ainsi un phénomène du futur ; le "bon sens", pour ainsi dire, que sont en train de chercher les sociétés." (p.35)

    "Mauss est attentif à la démarche du leader du nouveau Parti socialiste de France [Marcel Déat], mais il ne le suit pas." (p.39)
    -Jean Terrier et Marcel Fournier, Présentation de Marcel Mauss, La nation ou le sens du social, PUF / Humensis, coll. Quadrige, 2018 (2013 pour la première édition), 404 pages.

    "Les fondateurs de la science sociale, de Machiavel à Rousseau jusqu'à Comte." (p.51)

    "[Les nations ne sont éternelles ni dans le présent ni dans l'avenir." (p.52)

    "
    (p.55)

    "
    (pp.56-57)

    "La démocratie parlementaire n'est pas la meilleure forme possible de gouvernement. On en convient ; et cherchons-en de meilleures. Mais elle est la meilleure actuellement connue. Partons donc d'elle et ne cherchons pas à la remplacer de toutes pièces." (p.59)

    "Les deux seules nations qu'ait créées le monde antique sont mortes d'épuisement de leur race, et de l'esprit de cette race. Si les nôtres ne veulent pas mourir, il leur faut un travail." (p.60)

    "Le mot "nation" est d'un emploi récent, relativement, dans le langage technique des juristes et philosophes, et encore plus dans celui des peuples eux-mêmes. Les concepts de cité, ou société, de souveraineté, de droit, de loi, de politique, sont depuis longtemps fixés ; celui d'Etat l'est depuis le mouvement d'idées qui va des grands juristes français du XVIe siècle aux grands juristes hollandais et allemands du XVIIe et XVIII [Grotius, Pufendorf, Christian Wolff). Celui de la nation a été infiniment plus lent à naître ; dans un bon nombre de langues, il n'est pas encore très usuel ; dans le langage technique, il n'est pas encore fixé, et la plupart du temps se confond avec celui d'Etat. Un peu d'histoire des idées et de philologie comparée est ici nécessaire." (p.65)

    "Ce sont les philosophes du XVIIIe siècle français qui l'ont élaboré [le concept de nation], sinon de façon claire et adéquate, du moins distinctement. Les Encyclopédistes et Rousseau, ce dernier surtout, l'adoptèrent définitivement. [...]
    Ce sont ensuite les théoriciens et les hommes politiques de la Révolution française. La révolution américaine, où se fonde une nation, sur une pleine crise nationale, opposant une jeune démocratie à un vieux royaume, et à une bureaucratie coloniale, fut, elle aussi, à demi-inconsciente de son caractère fondamental. Les peuples anglo-saxons ont en effet un génie pratique qui leur fait inventer des formes de droit capitales, mais ils ont en même temps une sorte de timidité, du langage surtout, qui fait perdre conscience du caractère révolutionnaire de leurs inventions politiques
    ." (p.68)

    "La nation, telle que la conçoivent les grands révolutionnaires d'Amérique et de France, fut le milieu idéal où fleurit définitivement le patriotisme. "Républicain" et "patriote" forment dès l'origine des termes joints. Les peuples qui avaient le[s] premier[s] posé des droits coururent aux frontières pour les défendre, et défirent les armées des tyrans conjurés." (p.69)

    "Les Français parlent assez clairement et font un usage assez constant du mot de nation. Mais ils sont encore les seuls.
    La plupart des autres langages leur ont emprunté ce mot. Signe déjà que l'idée n'a pas été élaborée partout en même temps et de façon naturelle. Les Anglais disent bien nation, mais ce ne sont pas tous les Anglais [mais seulement les radicaux et les socialistes].
    " (p.72)

    "
    (pp.77-80)

    "L'amorphisme relatif des sociétés qui ont précédé celles de la Grèce antique et celles de Rome se traduit de milliers de façons. La succession des dynasties, leur indifférence au sein de leurs peuples, la façon dont elles étendent et restreignent leur domaine, voilà la catégorie de symptômes la plus connue. Cet amorphisme se traduit d'ailleurs dans les lois et dans le caractère souvent composite de ces Etats, petits et grands.
    En premier lieu, il n'existe pour ainsi dire pas de lois politiques ; les lois sont surtout des coutumes et soit de droit civil ou pénal, très peu droit public, et celui-ci est presque entièrement religieux, ou simplement spécifiant les droits et les devoirs du roi et ceux des castes ou classes supérieures. Les plus anciennes législations datent de ces sociétés, comme celle de Hammurabi, roi de Babylone ; elles sont bien plus anciennes que les premières législations grecques, ou celles qui devinrent le Pentateuque [...] Celles des Mèdes et des Perses et des Hindous de l'époque classique sont encore du même type. En second lieu, ces lois politiques, quand elles sont formulées, le sont exclusivement du point de vue du pouvoir. Le royaume n'est que la chose du roi, sa justice n'est que la nécessité pour lui d'y faire régner l'ordre et la loi, quand on la conçoit, n'est que l'ordre des castes, sa loi, sinon la loi. Elles sont étrangement machiavéliques: il faut tromper le peuple et tromper l'ennemi ; au fond elles sont extrinsèques à la masse du peuple qui ne reçoit d'en haut qu'une discipline, et nullement une loi, une Constitution à laquelle elle adhère autrement que mécaniquement, soit par contrainte, soit par passivité et indifférence.
    Au fond, dans cet état sont restés tous les pays de droit musulman, de droit chinois, de droit hindou ou malais (adat). C'est dans cet état qu'était la Russie avant les tsars. Ces pays sont au fond intégrés, administrés ; ils ne sont pas administrés directement par les intéressés eux-mêmes. La loi n'y fut pas l'œuvre reconnue de chacun des citoyens, indifférents à ce qui n'était pas leurs coutumes locales et leurs intérêts paroissiaux. Même ces énormes villes de l'Inde ou de l'Assyrie ou de l'Égypte antique, où cependant la population était ordonnée, où sont nés l'hygiène, les arts de l'édilité, ceux de l'architecture civile et religieuse, et leurs héritières donnent encore maintenant, l'impression d'énormités inorganiques, de divisions en classes, castes, tribus, nations mélangées, de conglomérats de peuples, plutôt que de cette chose solide, ferme, organique, uniformisée qu'est déjà la cité antique ou le peuple juif, ces deux prototypes de notre morale et de notre droit public ou religieux.
    D'ailleurs, dans ces sociétés, l'importance des droits locaux, l'indépendance toujours possible, le plus souvent réelle, de[s] provinces, des vice-royautés, très souvent des villes, enfin et surtout le caractère souvent, le plus souvent même, composite de la société, la persistance des clans ou des anciennes tribus, l'isolement des villages sont très souvent des traces persistantes du caractère segmentaire des sociétés qui ont précédé les sociétés qui ont une formation définie. Tandis que l'incertitude des frontières, la vassalité des Marches, souvent la dualité, la multiplicité fréquente des capitales, la totale instabilité des fonctions et des fonctionnaires conçus comme serviteurs du roi ou élus temporaires des villes, tout cela trahit la relativité, l'instabilité des régimes, la propre défiance vis-à-vis d'eux-mêmes, c'est-à-dire celle des gouvernants entre eux et vis-à-vis de leurs administrés -et celle des gouvernés vis-à-vis des gouvernements. Le roi de France dans son Louvre ou son Vincennes, celui de l'Angleterre dans sa Tour de Londres, le tsar dans son Kremlin, sont des héritiers de cette instabilité, de cette séparation du souverain et du citoyen qui, à notre avis, caractérise les Etats non encore parfaitement intégrés, qui ne méritent pas le nom de nation.
    Nous distinguons donc parmi les sociétés non segmentaires celles qui sont à intégration diffuse et à pouvoir central extrinsèque, celles que nous proposons d'appeler peuples ou empires, suivant leur forme d'organisation. [...]
    C'est dans cette situation que vivaient encore au début du siècle dernier les tribus ou sociétés caucasiennes, les sociétés mongoles de la Volga, les Cosaques du Don ou de Crimée. Ces soi-disant républiques sont d'ailleurs les restes d'anciens royaumes détruits, isolés, réfugiés dans les montagnes. Le pouvoir central en général n'est pas d'origine démocratique. Seule les cités grecques, et à leur imitation, les latines, l'ont élaboré, et c'est ce qui a fait d'elles des nations." (pp.81-84)

    "Nous entendons par nation une société matériellement et moralement intégrée, à pouvoir central stable, permanent, à frontières déterminées, à relative unité morale, mentale et culturelle des habitants qui adhèrent consciemment à l'Etat et à ses lois. [...]
    Le titre de nation ainsi défini ne s'applique qu'à un petit nombre de sociétés connues historiquement et, pour un certain nombre d'entre elles, ne s'y applique que depuis des dates récentes. Les sociétés humaines actuellement vivantes sont loin d'être toutes de la même nature et du même rang dans l'évolution. Les considérer comme égales est une injustice à l'égard de celles d'entre elles où la civilisation et le sens du droit sont plus pleinement développés
    ." (pp.84-85)

    "Ont été des nations, ou ont disparu, ou subsistent comme telles en 1914: Rome, qui disparaît au VIe siècle, la France et l'Angleterre qui se constituent à peu près au XIe, la Suisse les Pays-Bas, les royaumes scandinaves au XIIIe et au XIVe, la Castille et l'Aragon au XIVe ; la Hongrie, la Bohême s'unissent vers cette époque pour disparaître, la première au début de la guerre de Trente Ans, la deuxième sous Marie-Thérèse ; la Pologne au XVe pour disparaitre au XVIIIe. La Russie, aux XVIIe et XVIIIe siècles, avec Pierre le Grand, s'étend de la Moscovie jusqu'à englober la masse russe. Au XVIIIe siècle, les Etats-Unis ; au XIXe, la Belgique, la Grèce, l'Italie ; puis au Congrès de Berlin se forme le petit noyau des unités serbe, bulgare, roumaine, que seules les guerres balkaniques et la Grande Guerre constituent en nations." (p.88)

    "Il ne peut y avoir nation sans qu'il y ait une certaine intégration de la société, c'est-à-dire qu'elle doit avoir aboli toute segmentation par clans, cité, tribus, royaumes, domaines féodaux. [...] Remarquable histoire des rois de Prusse et celle de leur victoire, à leur profit et à celui du peuple prussien, contre les nobles réduits à la hiérarchie militaire et bureaucratique. Cette intégration est telle, dans les nations d'un type naturellement achevé, qu'il n'existe pour ainsi dire pas d'intermédiaire entre la nation et le citoyen, que toute espèce de sous-groupe a pour ainsi dire disparu, que la toute-puissance de l'individu dans la société et de la société sur l'individu s'exerçant sans frein et sans rouage, a quelque chose de déréglé, et que la question se pose de la reconstitution des sous-groupes, sous une autre forme que le clan ou gouvernement local souverain, mais enfin celle d'un sectionnement." (p.89-90)

    "Seules les classes représentantes des formes antérieures de l'Etat poussent à ce qu'on nomme [...] l'impérialisme. Les grands démocraties ou Etats ont toujours été pacifiques et même le traité de Versailles exprime leur volonté de rester dans leurs frontières. Les appétits de conquête, de domination violente sur d'autres peuples, sont au contraire actuellement l'apanage de toutes les jeunes sociétés mal assises et qui s'essaient à la vie nationale." (p.90)

    "La forme nationale de la vie économique est un phénomène récent. Il a commencé à être entrevu en France par l'admirable Bodin dès le XVIe siècle. Mais il n'y fut un fait que lors de la disparition avec Turgot des douanes intérieures [...] L'Angleterre, et surtout l'Écosse, avait précédé la France dans ce mouvement, et c'est même à ce fait que l'on doit sans doute l'apparition des doctrines d'Adam Smith. De même, ce ne sont pas seulement les lointaines conséquences politiques de la Réforme, c'est le développement économique des Etats allemands qui fit l'unité allemande ; ce n'est pas un hasard si la notion de l'économie nationale [...] apparaît avec von Liszt peu après que la notion de la nation allemande se fut clarifiée dans l'esprit de Fichte et dès 1813. Ce fut moins un hasard encore si l'unité allemande débute par un Zollverein [union douanière]. Ici tout s'accorde ; le développement du droit public est en effet fonction de l'état économique de la société, et inversement : le processus qui a formé les nations était à la fois économique d'une part, de l'autre moral et juridique. Il fallait que l'idée de nation fût présente à la masse française et allemande pour qu'elles se donnassent une unité économique ; il fallait réciproquement que l'unité économique fût une nécessité matérielle pour prévaloir sur les intérêts établis dans les économies fermées des villes, des petits Etats et des provinces..." (pp.91-93)

    "Unité politique, c'est-à-dire militaire, administrative et juridique, d'une part, économique de l'autre, et surtout cette volonté générale, consciente, constante, de la créer et de la transmettre à tous [...] Une nation digne de ce nom a sa civilisation, esthétique, morale et matérielle, et presque toujours sa langue. Elle a sa mentalité, sa sensibilité, sa moralité, sa volonté, sa forme de progrès, et tous les citoyens qui la composent participent en somme à l'Idée qui la mène." (p.94)

    "La notion de patrie symbolise le total des devoirs qu'ont les citoyens vis-à-vis de la nation et de son sol. La notion de citoyen symbolise le total des droits qu'à le membre de cette nation (civils et politiques, s'entend) en corrélation avec les devoirs qu'il doit y accomplir. [...] Déjà les cités antiques, même non démocratiques, reconnaissaient qu'il n'y avait pas cité là où il n'y avait pas de citoyen. Déjà, si Rome fut la terre du patriotisme, elle fut aussi celle du civisme, et la fondatrice des droits du citoyen [...] Cependant, c'est aux Etats de l'Europe de la fin du Moyen Age qu'était réservé de fonder la doctrine que le citoyen était non plus celui d'une cité mais celui d'une nation, et qu'il n'y avait nation que là où le citoyen participait par délégation parlementaire à l'administration de l'Etat. Et ce furent les deux premières grandes républiques du monde occidental, celle des Etats-Unis et celle de la France révolutionnaire, qui firent passer la doctrine, de complémentaire, de pratique, ou d'idéale qu'elle était en Angleterre depuis Cromwell, à la dignité de doctrine fondamentale et exclusive de la vie politique -car ces deux notions de patrie et de citoyen ne sont, au fond, qu'une seule et même institution, une seule et même règle de morale pratique et idéale, et, en réalité, un seul et même fait capital et qui donne à la république moderne toute son originalité et toute sa nouveauté et sa dignité morale incomparable. Celle-ci est devenue consciente, réfléchie. L'individu -tout individu- est né à la vie politique. Le citoyen participe à l'élaboration des lois, aux progrès de la religion, des sciences, des beaux-arts. Il n'est plus un conscrit du roi, mais un volontaire ou un soldat de la République et d'un libre pays. Et la société tout entière est devenue à quelque degré l'Etat, le corps politique souverain ; c'est la totalité des citoyens. C'est précisément ce qu'on appelle la nation, cette chose que l'Anglais s'imagine avoir été créée par la Grande Charte, et qui fut réellement créée aux Etats-Unis en 1777 par le Congrès de Richmond, et au Champ-de-Mars lors de la journée de la Fédération." (pp.95-97)

    "Tout, dans une nation moderne, individualise et uniformise les membres [...] L'individuation fait aussi que les méthodes de pensée et les façons de sentir d'un Italien sont infiniment plus séparées de celles d'un Espagnol -bien que tous deux soient de civilisation unique- que ne les morales et les imaginations populaires dont l'extraordinaire uniformité dans le monde exprime l'unité de la mentalité humaine primitive." (p.99)

    "Une nation moderne croit à sa race. Croyance d'ailleurs fort erronée, surtout en Europe, où toutes les populations connues, sauf peut-être les norroises et quelques slaves, sont évidemment le produit de nombreux et récents croisements. [...] D'autres nations, produites par des migrations récentes où toutes sortes d'éléments ethniques viennent se fondre [...] tels ces Australiens [...] qui mélangeant en eux les qualités physiques et morales des Anglais, des Écossais et des Irlandais." (pp.100-101)

    "Ensuite une nation croit à sa langue. Elle fait effort pour la conserver encore plus que pour la faire vivre ; pour la répandre, même artificiellement, encore plus que pour l'enrichir de nouveaux mots ou de nouveaux parlants ; pour la fixer encore plus que pour la perfectionner. Le conservatisme, le prosélytisme, le fanatisme linguistiques sont des faits tout à fait nouveaux qui expriment cette profonde individuation des langues modernes nationales, et, par là même, celles des nations qui les parlent. Une Académie française, sa récente imitation l'Académie britannique -l'intervention de l'Etat lui-même dans les questions d'orthographe, avec quelle pédanterie et quelle prudence !- [...] et combien d'autres faits importants sont des nouveautés complètes dans l'histoire des langues." (pp.102-103)

    "Le dernier siècle a vu la création de langues nationales par des nationalités qui n'en avaient pas. [...] On voit une volonté du peuple d'intervenir dans des processus qui jusqu'ici étaient laissés aux variations et aux développements inconscients." (pp.104-105)
    -Marcel Mauss, La nation ou le sens du social, PUF / Humensis, coll. Quadrige, 2018 (2013 pour la première édition), 404 pages.




    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Dim 22 Oct - 10:32, édité 1 fois


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

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    Marcel Mauss, La nation ou le sens du social Empty Re: Marcel Mauss, La nation ou le sens du social

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 4 Fév - 22:35

    " [Deuxième partie: Les relations internationales, ou de l'internationalisme]

    "La formation de groupes de plus en plus vastes, absorbant des nombres de plus en plus considérables de grandes et de petites sociétés est une des lois les mieux constatées de l'histoire." (p.120)

    "Nous ne connaissons pas de société si basse et si primitive, ou si ancienne qu'on se la peut figurer, qui ait été isolée des autres au point de ne pas commercer." (p.127)

    "Rien ne nous fera croire que le bouddhisme [...] ne soit pas au fond de la palingénésie des âmes platoniciennes." (p.137)

    "Si les nations tendent à des oppositions et des individualisations de plus en plus fortes, c'est plutôt moralement et mentalement que juridiquement et politiquement." (p.140)

    "C'est vraiment par leurs langues et à cause de leurs langues que les grandes masses qu'on appelle les races, les grandes et les petites nations semblent impénétrables les unes aux autres." (p.141)

    "Tout indique que le nombre des langues est destiné à se réduire encore. [...] Dans chaque langue cette part qui correspond précisément à ce qui est humain -et non pas national- augmente. [...]
    Les mentalités, même violemment fermées, des nations sont en réalité plus ouvertes que jamais les unes aux autres [...]
    Malgré tous les chocs et les échecs, le progrès -ou si on ne veut pas employer ce terme optimiste-, la suite des événements va dans le sens d'une multiplication croissante des emprunts, des échanges, des identifications, jusque dans le détail de la vie morale et matérielle. [...] La solidarité fera -pour les nations- ce qu'elle a fait pour les hommes à l'intérieur des nations, elle les dispensera d'user leurs vies à des tâches multiples et dont aucune n'est celle où ils peuvent exceller, et leur permettra le développement de plus en plus plein de leur individualité, qui ne peut être réelle [que] dans une communauté de plus en plus pleine des peuples." (pp.148-149)

    "Les rapports dans les sociétés, comme entre groupes de même sociétés, ont de tout temps suivi des chemins déterminés et ne sont concevables qu'ainsi. Terrestres d'abord, ils sont liés au sol, suivant les vallées, passant les cols, et certains points déterminés de la mer, qui doit être considérée en réalité comme une vaste route [...] L'existence de routes préhistoriques est certaine, dès la fin du paléolithique. Elle multiplie, avec le néolithique." (p.153)

    "Mauss cite en marge: Friedrich Ratzel [La mer comme source de la grandeur des peuples. Une étude politico-géographique, 1900]." (note 2 p.154)

    "L'instantanéité et l'exhaustivité des informations a amené une interdépendance de la sensibilité extraordinaire entre les nations. Elles sentent toutes ce qui arrive à chacune, et savent." (p.159)

    "Ce n'est que progressivement que la guerre vendetta, constante et non individuelle, est devenue une guerre, une crise où toute une société affronte toute une autre société, et où, entre elles, la question qui se pose devient une question ou bien de vie et de mort, ou bien une question de liberté et de sujétion tout au moins. Il ne semble pas que les guerres de ce genre aient été connues d'une grande partie du monde antique, et, avant l'arrivée des Européens ou des négriers arabes, d'une grande partie de l'Asie et de l'Afrique. [...] La civilisation a eu là un de ses plus vilains côtés, car le progrès n'est qu'un mot à certains égards." (p.168)

    "Les nations se sont bâties dans, par et pour la guerre. Le moment décisif fut les guerres de la Révolution.
    [C'est la] France révolutionnaire qui inventa l'armée nationale, comme les Grecs inventèrent la phalange, et les Latins la légion. [...] [Les guerres] ont pris un caractère digne, grave, complet, qu'elles n'avaient pas." (pp.172-173)

    "[Avant la guerre] tout le droit international positif aboutissait à l'égalité absolue des droits, et à transformer [...] le métèque en une sorte de citoyens de pleins droits civils." (p.200)

    "La Commune fut patriote avant tout." (p.218)

    "La majorité des socialistes, sous l'influence allemande en particulier, par réaction contre le tsarisme en effet dangereux, inclina vers un internationalisme assez superficiel. Le congrès de Stuttgart de 1911 fut décisif à cet égard. La majorité se refusa [contre l'avis de Gustave Hervé, Jaurès, Lénine et Rosa Luxemburg] d'envisager la grève générale, et tout autre moyen d'action révolutionnaire contre la guerre. Ainsi à Bruxelles, en 1914, à la réunion du bureau de l'Internationale, assista-t-on à l'effondrement, à l'aveu d'impuissance des réalismes politiques. L'attitude des Allemands et des Autrichiens, l'abattement du vénérable [Victor] Adlter furent, je le sais, la dernière grande douleur, la suprême désillusion de Jaurès. Pour moi, je me souviendrai toute ma vie, non sans colère, de ce numéro du 1er avril 1914, de l'Arbeiter Zeitung, le dernier que je vis, où le Parti Socialiste autrichien appelait le peuple à la défense de l' "Idée autrichienne" ; ne se distinguant pas en cela des impérialistes, et des Jésuites, et des nationalistes qui, ici, assassinaient Jaurès." (pp.221-222)

    [Troisième partie: Des nationalisations, ou du socialisme]

    "Un état de paix stable ne se comprend [...] qu'entre nations déjà fortement maîtresses de leurs destinées économiques, et capables de se rendre de mutuelles prestations, par-dessus les intérêts privés, ou après la destruction de ces intérêts privés." (p.242)

    " "Des nationalisations, ou Du socialisme" [...] nous préférons le premier terme au second, parce que il marque mieux quel est le groupe naturel d'hommes qui agit en tout ceci, et comment c'est la nation et non l'Etat qui conquiert un nouveau domaine. Et cependant nous nous servons du vieux terme de socialisme, parce qu'il est plus connu, et parce qu'il signifie encore aux yeux de tout le monde une attitude morale concernant les faits économiques, alors que le terme de nationalisation n'est presque pas encore sorti de l'usage technique des théoriciens et des revendications mal précisées de la classe ouvrière. Il est d'ailleurs d'autres groupes collectifs que la nation qui ont droit à intervenir sous sa souveraineté, et le terme de socialisme s'applique mieux aux mouvements de construction, de municipalisation, d'assurances, de mutualité, que le mot de nationalisation, qui a l'inconvénient de ne faire apparaître qu'un groupe intéressé -le plus important, la nation souveraine, il est vrai, mais qui n'est ni le seul, ni le meilleur pourtant." (p.247)

    "Le mot de nationalisation a sur le mot de socialisme trois avantages: d'abord, il fait apparaître que c'est la nation et non l'Etat, c'est-à-dire le corps des hommes politiques et des fonctionnaires dits d'autorité, qui doit s'emparer des choses. Le socialisme des nationalisations est donc complétement différent du socialisme d'Etat. C'est la nation comme groupe naturel d'hommes, d'intérêts, qui arrive, en ce moment, à l'idée, sinon au fait, ou même au droit dans des cas très rares, à se réaliser économiquement comme elle s'est réalisée politiquement dans les grandes démocraties.
    Deuxième avantage, il implique, par évidence, que seules les sociétés qui sont arrivées à la phase nationale de la vie des sociétés, qui sont des nations, peuvent penser logiquement et pratiquement à nationaliser quoi que ce soit. Également, l'emploi du mot montre qu'il faut que la nation soit arrivée à ces formes d'économie où il y a des intérêts nationaux, pour qu'il y ait des choses à nationaliser." (pp.252-253)

    " [Le socialisme] s'opère par voie de nationalisations, c'est-à-dire d'instauration de la propriété industrielle et commerciale sous le contrôle de la nation, par l'instauration d'une forme de propriété collective approprié aux diverses collectivités dont se compose la nation et qui en sont actuellement plus ou moins privées." (pp.254-255)

    "Théories économiques mi-classiques et généralement inexactes du socialisme -théorie de la valeur, en particulier, chez Marx et chez Proudhon." (p.269)

    " [La Révolution bolchevique] a non pas socialisé [...] l'économie russe : n'ont-ils pas plutôt défait toute forme d'économie sociale russe, y compris les plus démocratiques, comme les coopératives de crédit et de consommation [...] Les deux acquis définitifs de la révolution russe -destruction d'un régime politique pourri et instauration de la propriété paysanne- n'ont rien de spécifiquement communiste, bien au contraire. [...]
    [Les bolcheviks] ont été incapables de faire fonctionner l'organe essentiel de leur régime, le seul qui eût pu donner à leur République sociale l'aspect d'une association de producteurs: le Soviet, le Conseil ouvrier d'usine ou d'industrie. Ils ont été obligés de le réduire à un rôle de simple comité de travail, d'établir la dictature personnelle des directeurs d'industrie appointés par le ministère des Commissaires du Peuple, et même d'instaurer un régime d'émulation entre les quelques usines encore en marche, régime qui ressemble comme un frère au régime compétitif qu'il s'agissait de détruire." (p.279)

    "Il a fallu, il faut encore du courage et de l'esprit de bonté pour se syndiquer." (p.340)

    "Conquête finale de la journée de huit heures, accordée pour ainsi dire de force [...] par les législatures affolées de craintes du bolchevisme en France." (p.355)

    "Le syndicat commence par être une simple association pour la défense des salaires et l'amélioration des conditions de travail et ne groupant que les manuels ; il prétend maintenant à participer à la gestion de l'industrie, et maintenant il ambitionne de s'attacher le personnel de direction. Il ambitionne la direction. En attendant, il se contente d'un compromis. C'est ce qu'on a appelé le Contrôle ouvrier [encroaching control], mot qui vient d'Angleterre et semble avoir été inventé par les Socialistes de la Guilde. Il veut dire que le syndicat, toutes catégories comprises, prétend maintenant à avoir une part, sinon la totalité, de l'administration de l'entreprise et la totalité des pouvoirs en matière d'organisation intérieure du travail." (pp.359-360)

    "Les nations sont les dernières et les plus parfaites des formes de la vie en société. Elles sont économiquement, juridiquement, moralement et politiquement les plus élevées des sociétés, et assurent mieux qu'aucune forme précédente le droit, la vie et le bonheur des individus qui les composent." (p.389)
    -Marcel Mauss, La nation ou le sens du social, PUF / Humensis, coll. Quadrige, 2018 (2013 pour la première édition), 404 pages.




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