"« À la monarchie industrielle et administrative, il faut substituer des structures démocratiques à base d’autogestion. »
Cette phrase du communiqué confédéral de la CFDT du 16 mai 1968 va résonner plus de dix années durant. Lorsqu’elle apparaît, comme clef de voûte d’un communiqué qui marquera l’engagement de la CFDT aux côtés du « mouvement de mai », l’autogestion n’est pas encore tout à fait un point de ralliement dans la centrale.
Mais elle n’est pas non plus une inconnue. Deux fédérations importantes ont déjà adopté cet objectif : la Chimie – dirigée par Edmond Maire, futur secrétaire général ; et HaCuiTex (pour Habillement, Cuir, Textile) – dont la figure de proue est le syndicaliste alsacien Frédo Krumnow, particulièrement combatif.
Déconfessionnalisée en 1964, la toute jeune CFDT (1) sort de plusieurs années de mobilisation contre la Guerre d’Algérie. Dans ce contexte, elle n’a pu que s’opposer aux « socialistes de gouvernement », qui, à l’instar de Guy Mollet ou François Mitterand, ont affronté le camp de la paix et de l’indépendance algérienne.
Une partie de ses principaux et principales militant·es se sont formé·es au sein de la Jeunesse ouvrière chrétienne, la JOC et suivent de près l’émergence du Parti socialiste unifié, le PSU, si ce n’est y participent. Désireuse de s’ancrer à gauche, la CFDT cherche aussi à trouver une voie distincte du « socialisme de caserne » à l’Est, comme du couple repoussoir que représentent pour elle la CGT et le PCF, l’une apparaissant comme inféodée à l’autre.
Il lui faut trouver un « autre socialisme » et l’autogestion peut alors apparaître comme une idée neuve. En Yougoslavie, mais aussi dans la jeune Algérie indépendante, dans l’industrie et l’agriculture, des expériences sont menées s’en revendiquant. Dans toute une gauche, libertaire et marxiste hétérodoxe, on parle d’autogestion (2).
Les grèves de mai-juin 1968 comme les mouvements des lycéen·nes et étudiant·es (3) vont être pour la centrale cédétiste l’occasion de s’approprier le mot comme progressivement l’idée et le principe. D’abord parce que la CFDT aura été sans nul doute, et bien plus que la CGT, au diapason de la radicalité des mois de mai et juin. Aussi parce qu’elle a reconnu qu’une remise en cause en profondeur de la société bourgeoise s’y était exprimée.
Pour Albert Détraz, alors responsable du « secteur politique » de la CFDT, « à travers les journées de mai s’est dégagée une volonté commune de refus, le refus de l’école-caserne, de l’université féodale, de l’entreprise pénitentiaire, d’une administration sclérosée dans un formalisme inhumain ; c’est en cela que l’élan révolutionnaire de ces événements peut-être qualifié de libertaire. » (4)
La CFDT ouvre alors grandes ses portes à celles et ceux qui se reconnaissent dans « l’esprit de mai ». Concrètement, elle gagne presque 115 000 adhérent·es supplémentaires, ce qui correspond à une progression de 20 % de ses effectifs pour atteindre les 665 000 membres. Et nombre de ces équipes militantes nouvelles promeuvent activement les pratiques héritées de 68, notamment le recours à l’assemblée générale afin que travailleuses et travailleurs s’approprient leurs luttes. La CFDT devient très nettement une organisation intervenant activement dans la lutte de classe.
Cortège de la CFDT en 1970
Cortège de la CFDT en 1970
1970 : trois piliers pour le socialisme autogestionnaire
Le 35ème congrès confédéral (5) qui s’ouvre le 6 mai 1970 à Issy-les-Moulineaux va acter cette radicalisation. La CFDT va y poser les fondations d’un corpus nouveau, celui du socialisme autogestionnaire.
Comme dans tout congrès, plusieurs résolutions vont se confronter. Sans rentrer plus avant dans les détails, deux niveau de clivages se superposent : l’un opposant les syndicalistes attaché·es à l’héritage des congrès précédents et à l’histoire de la CFTC à celles et ceux partisan·es des acquis de mai et de l’autogestion ; l’autre parmi ces mêmes partisan·es de l’autogestion opposant celles et ceux qui estiment qu’elle peut aboutir par réformes successives (comme Edmond Maire et la fédération de la Chimie) à celles et ceux qui souhaitent l’articuler avant toute chose aux luttes dans une logique de rupture.
Le dirigeant de la centrale qui incarne le plus ce dernier courant est Frédo Krumnow, formé à la JOC et secrétaire général d’HaCuiTex (6). Son intervention au congrès confédéral de 1970 est limpide à ce sujet. Pour lui, « être révolutionnaire en France aujourd’hui, c’est s’attaquer au pouvoir patronal, lui opposer un contre-pouvoir ». Et cela ne peut que se traduire par la démarche suivante :
« – Priorité à la contestation sur la négociation ;
– Engagement offensif et volontaire dans la lutte des classes ;
– Priorité à un syndicalisme de masse et de classe avec, comme priorité absolue de toute tâche syndicale, de susciter le maximum de dialogue à la base […] ». (7)
La résolution présentée par HaCuiTex, qui rassemble un gros quart des mandats, va jusqu’à revendiquer que le syndicat « ne s’enferme pas dans le légalisme et mène de façon permanente la lutte révolutionnaire » (.
Malgré les différents sur les moyens à employer (et ils compteront dans la suite des événements), c’est bien l’orientation autogestionnaire qui est validée à l’issue du congrès par une résolution finale de synthèse votée aux deux tiers des mandats. Signe de cet équilibre, c’est le chimiste Edmond Maire qui est élu secrétaire général de la centrale quand Frédo Krumnow devient lui secrétaire confédéral à l’action revendicative.
Quoi qu’il en soit le socialisme autogestionnaire est désormais un objectif largement partagé au sein de la CFDT. Il s’appuie sur trois piliers :
- la propriété sociale des moyens de production (ni privée, ni d’État) ;
- la planification démocratique ;
- l’autogestion, de l’entreprise comme de la société.
Cet aggiornamento stratégique va accompagner dans son entrée en syndicalisme une génération entière de militant·es. Il est jugé tellement important qu’il restera un repère fort dans toute la CFDT pendant près de dix années. L’enjeu est en tout cas double : faire partager et connaître cette orientation, et qu’elle irrigue l’action syndicale quotidienne. Il faut l’expliquer et faire le travail de vulgarisation nécessaire (voir encadré en fin d’article) tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’organisation syndicale.
Parlons d’autogestion
Dans les années qui suivent mai 68, et là encore on a peine à l’imaginer aujourd’hui, les grandes orientations syndicales et politiques sont débattues à plein régime : entre ami·es ou en famille, comme à l’atelier et au bureau. Les canaux habituels des organisations sont mobilisés pour cela : réunions publiques, tracts, journaux et revues. Au congrès confédéral de 1976 par exemple, plus de 40 % des délégué·es sont abonné·es à la revue de réflexion CFDT Aujourd’hui et 90 % à l’hebdomadaire cédétiste Syndicalisme Hebdo.
Les syndicalistes sont considéré·es comme des actrices et des acteurs à part entière du débat public, on les voit et les entend régulièrement à la télévision et sur les ondes radiophoniques.
Et il y a les livres. Entre 1971 et 1979 par exemple, si on prend ceux publiés sous « étiquette » CFDT, il s’en vend entre 35 000 et 45 000 exemplaires selon les années (9). Les dirigeants syndicaux en font paraître à intervalles réguliers (même si les sommaires sont en réalité souvent élaborés de manière plus collective), qui donnent à lire les positions de l’organisation qu’ils représentent.
En 1975, Jacques Julliard (militant du Sgen-CFDT et « intellectuel » de la centrale) et Edmond Maire publient La CFDT d’aujourd’hui aux éditions du Seuil. Son dernier chapitre est intitulé « Vers le socialisme autogestionnaire ».
En voici quelques extraits : « Qu’il soit bien entendu que pour nous (…) il ne saurait y avoir d’autogestion que socialiste. On peut à la rigueur gérer ce qui ne nous appartient pas, mais il est par définition impossible d’autogérer la propriété d’autrui. L’autogestion est une activité sociale qui ne peut s’appliquer qu’à la propriété sociale. C’est donc d’une société différente de la nôtre dont nous parlons – d’une société socialiste. »
Revenant sur « l’idée d’autogestion » un peu plus loin, les deux auteurs vont jusqu’à l’identifier au socialisme lui-même : « pour la CFDT, l’autogestion n’est pas une sorte de tempérament humaniste qui se surajouterait à la tradition du socialisme autoritaire et centralisé, une sorte de codicille de dernière minute au vieux testament collectiviste.
L’autogestion est pour nous la nouvelle dénomination du socialisme qui a pour fonction de retrouver son aspiration originaire, de coïncider avec le vieux rêve des opprimés, c’est à dire l’épanouissement des personnes, dans le travail et dans le loisir. »
À la lutte contre l’exploitation économique et aux revendications étroitement quantitatives, vues comme l’apanage de l’action syndicale « traditionnelle », la CFDT veut ajouter la lutte contre l’aliénation des êtres humains que produit la société capitaliste. Ce qui signifie aussi s’ouvrir aux préoccupations écologiques comme aux combats des femmes ou des travailleuses et travailleurs immigré·es, une des caractéristiques de la CFDT dans la période.
Et l’autogestion des luttes ?
Lorsque l’autogestion s’est imposée dans les débats de la CFDT, c’était à la faveur des grèves de mai-juin 1968. Pour celles et ceux qui ont porté ce débat, c’est une manière de « vivre demain dans nos luttes d’aujourd’hui » (qui va devenir un des slogans phares de la CFDT autogestionnaire).
Et pour une partie d’entre elles et eux, il n’est pas question de marquer le pas. Bien au contraire, l’heure est à la « montée des luttes » et il faut s’y appuyer pour donner corps et chair au socialisme autogestionnaire. On compte un peu plus de 16 millions de jours de grève de 1969 à 1973. Non seulement les grèves augmentent de 70 %, mais elles touchent aussi trois fois plus d’entreprises qu’avant 68. (10)
Elles sont aussi plus dures et plus longues, mettant en œuvre un répertoire d’action collective plus radical (11). S’il y a une grève emblématique de cette séquence, c’est bien sûr celle de l’usine horlogère Lip à Besançon en 1973-1974. C’est est sans doute celle qui témoigne le plus de la volonté de lier orientation autogestionnaire et lutte syndicale quotidienne : menacé·es d’un plan de licenciement massif, les ouvrières et ouvriers de Lip s’organisent en assemblées générales décisionnelles où co-interviennent organisations syndicales CGT et CFDT et comité de lutte. Ce qui était aussi le fruit d’une pratique syndicale antérieure fondée sur la démocratie ouvrière (12). Surtout, les grévistes, après avoir légitimement fait main basse sur le stock de montres de l’usine occupée, décident de relancer la production à leur compte pour financer la grève : « on fabrique, on vend, on se paie ».
D’autres « grèves productives » vont jalonner la première moitié des années 70, et la plupart du temps ce sont des équipes syndicales CFDT qui en sont à l’animation.
Pour autant, une partie de la direction confédérale, et au premier chef Edmond Maire, commence à s’inquiéter de ce qu’elle qualifie de « montée du basisme et du gauchisme » au sein de la centrale, et derrière laquelle elle croit voir une manipulation de groupes d’extrême gauche organisés. Cette même partie de la direction confédérale est en même temps partie prenante d’une opération politique, « les Assises du socialisme », qui se tient à l’automne 1974 et vise à rapprocher la CFDT du Parti socialiste dans une démarche « d’autonomie engagée » pour reprendre les propres termes de la centrale. La CFDT bascule dans le soutien à l’Union de la gauche et les instances dirigeantes misent sur une victoire électorale de cette dernière aux législatives de 1978.
Les divergences du congrès de 1970 entre « autogestionnaires » s’aiguisent. Faut il placer ses espoirs dans les réformes d’un gouvernement de gauche et imaginer une possible autogestion par en haut, une « autogestion d’État » en quelque sorte, ce qui peut paraître pour le moins incongru ?
Ou bien considérer que l’autonomie ouvrière doit prévaloir et que c’est bien dans les luttes sociales que se dessineront les contours d’un authentique pouvoir populaire ?
Dans la première hypothèse, les luttes sociales les plus remuantes peuvent représenter des obstacles dans la marche au pouvoir d’État. C’est en partie ce qui peut expliquer la prise de distance progressive de la direction confédérale envers les comités de soldats entre 1974 et 1976 , mais aussi vis-à-vis des équipes syndicales CFDT engagées dans leur soutien (13). Les premières suspensions et exclusions (14) tombent dès après le congrès confédéral d’Annecy de 1976, congrès où la « gauche CFDT » a pesé jusqu’à 45 % des mandats face à la direction mairiste. Pour le secrétaire général, c’est « le danger numéro un » et « il y va de l’avenir de la CFDT » (15).
L’avenir de l’autogestion n’est plus dans la CFDT
La défaite de la gauche aux législatives de 1978 et l’accentuation de la crise économique ne font qu’accélérer le processus qui va voir la CFDT s’éloigner tant de la lutte de classe que de la perspective socialiste autogestionnaire (16). C’est la politique du « recentrage » sur l’action syndicale, validée par le congrès de Brest en 1979, désormais entendue comme priorité à la négociation sur la contestation pour avoir des « résultats »… soit l’exact inverse de ce qui était pratiqué dans la première moitié des années 70. Cette prime à ce qu’on n’appelle pas encore le « dialogue social » implique de reconnaître la légitimité de son « partenaire ».
Dès lors l’autogestion cédétiste, référence de plus en plus lointaine dans les textes de congrès, se vide de son contenu de classe. L’orientation autogestionnaire devenant de plus en plus désincarnée ne justifie plus, pour la direction de la CFDT, qu’elle s’articule à l’autogestion des luttes.
La « victoire » de la gauche aux présidentielles de 1981, bien vite tempérée par le tournant de la rigueur deux ans plus tard, ne change rien à l’affaire. Au milieu des années 1980, Edmond Maire peut s’exclamer dans la presse que « le plus grand acquis syndical depuis 1981 (et peut-être même depuis 1968), c’est d’avoir imposé l’économie de la grève » (17). Et en mars 1986, la revue CFDT Aujourd’hui, publie un article d’Edmond Maire et d’Alexandre Bilous (son rédacteur en chef) vantant le caractère irremplaçable du Chef d’entreprise (18). On est à des années-lumière du socialisme autogestionnaire des années 70 et de ses trois piliers.
Le 41ème congrès de Strasbourg, fin novembre 1988, sera celui de l’abandon définitif de la référence socialiste, l’autogestion est confondue avec une vague démarche participative des salarié·es dans l’entreprise. Et ce n’est pas un hasard si, dans le même temps, la CFDT exclut précisément celles et ceux qui continuent de faire vivre l’autogestion des luttes, celles et ceux qui ont fait le choix, contre la direction confédérale, de soutenir et même d’animer entre 1986 et 1988 les coordinations de grévistes et les assemblées générales souveraines.
Avec la création de CRC dans la santé et de SUD aux PTT (et avant que d’autres équipes CFDT oppositionnelles ne les rejoignent après les grèves de novembre décembre 1995 en créant des syndicats SUD), les exclu·es n’abandonneront pas (19). Leur combat syndical, résolument anticapitaliste et autogestionnaire, ils et elles se doteront d’outils nouveaux pour continuer de le faire vivre."
-Théo Roumier, "Quand la CFDT voulait le socialisme et l’autogestion", 25 mars 2019: https://blogs.mediapart.fr/theo-roumier/blog/230319/quand-la-cfdt-voulait-le-socialisme-et-l-autogestion
https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2004-4-page-93.htm
Cette phrase du communiqué confédéral de la CFDT du 16 mai 1968 va résonner plus de dix années durant. Lorsqu’elle apparaît, comme clef de voûte d’un communiqué qui marquera l’engagement de la CFDT aux côtés du « mouvement de mai », l’autogestion n’est pas encore tout à fait un point de ralliement dans la centrale.
Mais elle n’est pas non plus une inconnue. Deux fédérations importantes ont déjà adopté cet objectif : la Chimie – dirigée par Edmond Maire, futur secrétaire général ; et HaCuiTex (pour Habillement, Cuir, Textile) – dont la figure de proue est le syndicaliste alsacien Frédo Krumnow, particulièrement combatif.
Déconfessionnalisée en 1964, la toute jeune CFDT (1) sort de plusieurs années de mobilisation contre la Guerre d’Algérie. Dans ce contexte, elle n’a pu que s’opposer aux « socialistes de gouvernement », qui, à l’instar de Guy Mollet ou François Mitterand, ont affronté le camp de la paix et de l’indépendance algérienne.
Une partie de ses principaux et principales militant·es se sont formé·es au sein de la Jeunesse ouvrière chrétienne, la JOC et suivent de près l’émergence du Parti socialiste unifié, le PSU, si ce n’est y participent. Désireuse de s’ancrer à gauche, la CFDT cherche aussi à trouver une voie distincte du « socialisme de caserne » à l’Est, comme du couple repoussoir que représentent pour elle la CGT et le PCF, l’une apparaissant comme inféodée à l’autre.
Il lui faut trouver un « autre socialisme » et l’autogestion peut alors apparaître comme une idée neuve. En Yougoslavie, mais aussi dans la jeune Algérie indépendante, dans l’industrie et l’agriculture, des expériences sont menées s’en revendiquant. Dans toute une gauche, libertaire et marxiste hétérodoxe, on parle d’autogestion (2).
Les grèves de mai-juin 1968 comme les mouvements des lycéen·nes et étudiant·es (3) vont être pour la centrale cédétiste l’occasion de s’approprier le mot comme progressivement l’idée et le principe. D’abord parce que la CFDT aura été sans nul doute, et bien plus que la CGT, au diapason de la radicalité des mois de mai et juin. Aussi parce qu’elle a reconnu qu’une remise en cause en profondeur de la société bourgeoise s’y était exprimée.
Pour Albert Détraz, alors responsable du « secteur politique » de la CFDT, « à travers les journées de mai s’est dégagée une volonté commune de refus, le refus de l’école-caserne, de l’université féodale, de l’entreprise pénitentiaire, d’une administration sclérosée dans un formalisme inhumain ; c’est en cela que l’élan révolutionnaire de ces événements peut-être qualifié de libertaire. » (4)
La CFDT ouvre alors grandes ses portes à celles et ceux qui se reconnaissent dans « l’esprit de mai ». Concrètement, elle gagne presque 115 000 adhérent·es supplémentaires, ce qui correspond à une progression de 20 % de ses effectifs pour atteindre les 665 000 membres. Et nombre de ces équipes militantes nouvelles promeuvent activement les pratiques héritées de 68, notamment le recours à l’assemblée générale afin que travailleuses et travailleurs s’approprient leurs luttes. La CFDT devient très nettement une organisation intervenant activement dans la lutte de classe.
Cortège de la CFDT en 1970
Cortège de la CFDT en 1970
1970 : trois piliers pour le socialisme autogestionnaire
Le 35ème congrès confédéral (5) qui s’ouvre le 6 mai 1970 à Issy-les-Moulineaux va acter cette radicalisation. La CFDT va y poser les fondations d’un corpus nouveau, celui du socialisme autogestionnaire.
Comme dans tout congrès, plusieurs résolutions vont se confronter. Sans rentrer plus avant dans les détails, deux niveau de clivages se superposent : l’un opposant les syndicalistes attaché·es à l’héritage des congrès précédents et à l’histoire de la CFTC à celles et ceux partisan·es des acquis de mai et de l’autogestion ; l’autre parmi ces mêmes partisan·es de l’autogestion opposant celles et ceux qui estiment qu’elle peut aboutir par réformes successives (comme Edmond Maire et la fédération de la Chimie) à celles et ceux qui souhaitent l’articuler avant toute chose aux luttes dans une logique de rupture.
Le dirigeant de la centrale qui incarne le plus ce dernier courant est Frédo Krumnow, formé à la JOC et secrétaire général d’HaCuiTex (6). Son intervention au congrès confédéral de 1970 est limpide à ce sujet. Pour lui, « être révolutionnaire en France aujourd’hui, c’est s’attaquer au pouvoir patronal, lui opposer un contre-pouvoir ». Et cela ne peut que se traduire par la démarche suivante :
« – Priorité à la contestation sur la négociation ;
– Engagement offensif et volontaire dans la lutte des classes ;
– Priorité à un syndicalisme de masse et de classe avec, comme priorité absolue de toute tâche syndicale, de susciter le maximum de dialogue à la base […] ». (7)
La résolution présentée par HaCuiTex, qui rassemble un gros quart des mandats, va jusqu’à revendiquer que le syndicat « ne s’enferme pas dans le légalisme et mène de façon permanente la lutte révolutionnaire » (.
Malgré les différents sur les moyens à employer (et ils compteront dans la suite des événements), c’est bien l’orientation autogestionnaire qui est validée à l’issue du congrès par une résolution finale de synthèse votée aux deux tiers des mandats. Signe de cet équilibre, c’est le chimiste Edmond Maire qui est élu secrétaire général de la centrale quand Frédo Krumnow devient lui secrétaire confédéral à l’action revendicative.
Quoi qu’il en soit le socialisme autogestionnaire est désormais un objectif largement partagé au sein de la CFDT. Il s’appuie sur trois piliers :
- la propriété sociale des moyens de production (ni privée, ni d’État) ;
- la planification démocratique ;
- l’autogestion, de l’entreprise comme de la société.
Cet aggiornamento stratégique va accompagner dans son entrée en syndicalisme une génération entière de militant·es. Il est jugé tellement important qu’il restera un repère fort dans toute la CFDT pendant près de dix années. L’enjeu est en tout cas double : faire partager et connaître cette orientation, et qu’elle irrigue l’action syndicale quotidienne. Il faut l’expliquer et faire le travail de vulgarisation nécessaire (voir encadré en fin d’article) tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’organisation syndicale.
Parlons d’autogestion
Dans les années qui suivent mai 68, et là encore on a peine à l’imaginer aujourd’hui, les grandes orientations syndicales et politiques sont débattues à plein régime : entre ami·es ou en famille, comme à l’atelier et au bureau. Les canaux habituels des organisations sont mobilisés pour cela : réunions publiques, tracts, journaux et revues. Au congrès confédéral de 1976 par exemple, plus de 40 % des délégué·es sont abonné·es à la revue de réflexion CFDT Aujourd’hui et 90 % à l’hebdomadaire cédétiste Syndicalisme Hebdo.
Les syndicalistes sont considéré·es comme des actrices et des acteurs à part entière du débat public, on les voit et les entend régulièrement à la télévision et sur les ondes radiophoniques.
Et il y a les livres. Entre 1971 et 1979 par exemple, si on prend ceux publiés sous « étiquette » CFDT, il s’en vend entre 35 000 et 45 000 exemplaires selon les années (9). Les dirigeants syndicaux en font paraître à intervalles réguliers (même si les sommaires sont en réalité souvent élaborés de manière plus collective), qui donnent à lire les positions de l’organisation qu’ils représentent.
En 1975, Jacques Julliard (militant du Sgen-CFDT et « intellectuel » de la centrale) et Edmond Maire publient La CFDT d’aujourd’hui aux éditions du Seuil. Son dernier chapitre est intitulé « Vers le socialisme autogestionnaire ».
En voici quelques extraits : « Qu’il soit bien entendu que pour nous (…) il ne saurait y avoir d’autogestion que socialiste. On peut à la rigueur gérer ce qui ne nous appartient pas, mais il est par définition impossible d’autogérer la propriété d’autrui. L’autogestion est une activité sociale qui ne peut s’appliquer qu’à la propriété sociale. C’est donc d’une société différente de la nôtre dont nous parlons – d’une société socialiste. »
Revenant sur « l’idée d’autogestion » un peu plus loin, les deux auteurs vont jusqu’à l’identifier au socialisme lui-même : « pour la CFDT, l’autogestion n’est pas une sorte de tempérament humaniste qui se surajouterait à la tradition du socialisme autoritaire et centralisé, une sorte de codicille de dernière minute au vieux testament collectiviste.
L’autogestion est pour nous la nouvelle dénomination du socialisme qui a pour fonction de retrouver son aspiration originaire, de coïncider avec le vieux rêve des opprimés, c’est à dire l’épanouissement des personnes, dans le travail et dans le loisir. »
À la lutte contre l’exploitation économique et aux revendications étroitement quantitatives, vues comme l’apanage de l’action syndicale « traditionnelle », la CFDT veut ajouter la lutte contre l’aliénation des êtres humains que produit la société capitaliste. Ce qui signifie aussi s’ouvrir aux préoccupations écologiques comme aux combats des femmes ou des travailleuses et travailleurs immigré·es, une des caractéristiques de la CFDT dans la période.
Et l’autogestion des luttes ?
Lorsque l’autogestion s’est imposée dans les débats de la CFDT, c’était à la faveur des grèves de mai-juin 1968. Pour celles et ceux qui ont porté ce débat, c’est une manière de « vivre demain dans nos luttes d’aujourd’hui » (qui va devenir un des slogans phares de la CFDT autogestionnaire).
Et pour une partie d’entre elles et eux, il n’est pas question de marquer le pas. Bien au contraire, l’heure est à la « montée des luttes » et il faut s’y appuyer pour donner corps et chair au socialisme autogestionnaire. On compte un peu plus de 16 millions de jours de grève de 1969 à 1973. Non seulement les grèves augmentent de 70 %, mais elles touchent aussi trois fois plus d’entreprises qu’avant 68. (10)
Elles sont aussi plus dures et plus longues, mettant en œuvre un répertoire d’action collective plus radical (11). S’il y a une grève emblématique de cette séquence, c’est bien sûr celle de l’usine horlogère Lip à Besançon en 1973-1974. C’est est sans doute celle qui témoigne le plus de la volonté de lier orientation autogestionnaire et lutte syndicale quotidienne : menacé·es d’un plan de licenciement massif, les ouvrières et ouvriers de Lip s’organisent en assemblées générales décisionnelles où co-interviennent organisations syndicales CGT et CFDT et comité de lutte. Ce qui était aussi le fruit d’une pratique syndicale antérieure fondée sur la démocratie ouvrière (12). Surtout, les grévistes, après avoir légitimement fait main basse sur le stock de montres de l’usine occupée, décident de relancer la production à leur compte pour financer la grève : « on fabrique, on vend, on se paie ».
D’autres « grèves productives » vont jalonner la première moitié des années 70, et la plupart du temps ce sont des équipes syndicales CFDT qui en sont à l’animation.
Pour autant, une partie de la direction confédérale, et au premier chef Edmond Maire, commence à s’inquiéter de ce qu’elle qualifie de « montée du basisme et du gauchisme » au sein de la centrale, et derrière laquelle elle croit voir une manipulation de groupes d’extrême gauche organisés. Cette même partie de la direction confédérale est en même temps partie prenante d’une opération politique, « les Assises du socialisme », qui se tient à l’automne 1974 et vise à rapprocher la CFDT du Parti socialiste dans une démarche « d’autonomie engagée » pour reprendre les propres termes de la centrale. La CFDT bascule dans le soutien à l’Union de la gauche et les instances dirigeantes misent sur une victoire électorale de cette dernière aux législatives de 1978.
Les divergences du congrès de 1970 entre « autogestionnaires » s’aiguisent. Faut il placer ses espoirs dans les réformes d’un gouvernement de gauche et imaginer une possible autogestion par en haut, une « autogestion d’État » en quelque sorte, ce qui peut paraître pour le moins incongru ?
Ou bien considérer que l’autonomie ouvrière doit prévaloir et que c’est bien dans les luttes sociales que se dessineront les contours d’un authentique pouvoir populaire ?
Dans la première hypothèse, les luttes sociales les plus remuantes peuvent représenter des obstacles dans la marche au pouvoir d’État. C’est en partie ce qui peut expliquer la prise de distance progressive de la direction confédérale envers les comités de soldats entre 1974 et 1976 , mais aussi vis-à-vis des équipes syndicales CFDT engagées dans leur soutien (13). Les premières suspensions et exclusions (14) tombent dès après le congrès confédéral d’Annecy de 1976, congrès où la « gauche CFDT » a pesé jusqu’à 45 % des mandats face à la direction mairiste. Pour le secrétaire général, c’est « le danger numéro un » et « il y va de l’avenir de la CFDT » (15).
L’avenir de l’autogestion n’est plus dans la CFDT
La défaite de la gauche aux législatives de 1978 et l’accentuation de la crise économique ne font qu’accélérer le processus qui va voir la CFDT s’éloigner tant de la lutte de classe que de la perspective socialiste autogestionnaire (16). C’est la politique du « recentrage » sur l’action syndicale, validée par le congrès de Brest en 1979, désormais entendue comme priorité à la négociation sur la contestation pour avoir des « résultats »… soit l’exact inverse de ce qui était pratiqué dans la première moitié des années 70. Cette prime à ce qu’on n’appelle pas encore le « dialogue social » implique de reconnaître la légitimité de son « partenaire ».
Dès lors l’autogestion cédétiste, référence de plus en plus lointaine dans les textes de congrès, se vide de son contenu de classe. L’orientation autogestionnaire devenant de plus en plus désincarnée ne justifie plus, pour la direction de la CFDT, qu’elle s’articule à l’autogestion des luttes.
La « victoire » de la gauche aux présidentielles de 1981, bien vite tempérée par le tournant de la rigueur deux ans plus tard, ne change rien à l’affaire. Au milieu des années 1980, Edmond Maire peut s’exclamer dans la presse que « le plus grand acquis syndical depuis 1981 (et peut-être même depuis 1968), c’est d’avoir imposé l’économie de la grève » (17). Et en mars 1986, la revue CFDT Aujourd’hui, publie un article d’Edmond Maire et d’Alexandre Bilous (son rédacteur en chef) vantant le caractère irremplaçable du Chef d’entreprise (18). On est à des années-lumière du socialisme autogestionnaire des années 70 et de ses trois piliers.
Le 41ème congrès de Strasbourg, fin novembre 1988, sera celui de l’abandon définitif de la référence socialiste, l’autogestion est confondue avec une vague démarche participative des salarié·es dans l’entreprise. Et ce n’est pas un hasard si, dans le même temps, la CFDT exclut précisément celles et ceux qui continuent de faire vivre l’autogestion des luttes, celles et ceux qui ont fait le choix, contre la direction confédérale, de soutenir et même d’animer entre 1986 et 1988 les coordinations de grévistes et les assemblées générales souveraines.
Avec la création de CRC dans la santé et de SUD aux PTT (et avant que d’autres équipes CFDT oppositionnelles ne les rejoignent après les grèves de novembre décembre 1995 en créant des syndicats SUD), les exclu·es n’abandonneront pas (19). Leur combat syndical, résolument anticapitaliste et autogestionnaire, ils et elles se doteront d’outils nouveaux pour continuer de le faire vivre."
-Théo Roumier, "Quand la CFDT voulait le socialisme et l’autogestion", 25 mars 2019: https://blogs.mediapart.fr/theo-roumier/blog/230319/quand-la-cfdt-voulait-le-socialisme-et-l-autogestion
https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2004-4-page-93.htm