"Mon hypothèse principale est la suivante : le concept d’émancipation, initialement étranger ou mineur dans les traditions républicaine, socialiste et ouvrière, a constitué dans la première partie du XIXe siècle un opérateur de leur rapprochement. Le concept d’émancipation a ainsi joué un rôle historique majeur, en ce qu’il a été au cœur du processus de construction, à partir de traditions différentes, d’une idéologie nouvelle, à la fois socialiste, ouvrière et républicaine, que l’on voit se cristalliser au moment de la révolution de 1848 sous l’expression de « République démocratique et sociale »."
"La première réflexion républicaine sur l’émancipation a lieu à partir d’un événement, l’insurrection polonaise de 1830-1831, dont le déclenchement est lié à la Révolution de 1830. La Pologne s’est soulevée en novembre 1830, un pouvoir insurrectionnel domine pendant quelques mois, puis la Russie réprime l’insurrection et réassure sa domination en octobre 1831. La passivité du régime de Juillet face aux événements amène les républicains à se faire les défenseurs de l’intervention armée en faveur de la liberté des peuples dominés. En octobre 1831, la Société des Amis du Peuple publie un texte de l’homme de lettres Pierre-Stanislas Gaussuron-Despréaux, intitulé « La Pologne est morte, à notre tour », où il fait valoir que « seconder l’émancipation des peuples contre les efforts des tyrans est un devoir sacré pour une nation libre. Ce texte donne lieu à un procès, le 22 mai 1832, et, comme c’est l’usage alors, Gaussuron-Despréaux utilise la barre comme une tribune politique."
"Le républicain aux sympathies néo-babouvistes Guillaume Desjardins."
"Le socialisme, pour ses inventeurs, les saint-simoniens puis les fouriéristes, est d’abord une méthode d’analyse de la société, qui emprunte les mêmes voies que d’autres écoles de science sociale au même moment. Dans l’article séminal de Pierre Leroux, où apparaît pour la première fois, en 1834, le mot de socialisme, l’auteur l’explique bien."
"Contrairement à ce que pourrait laisser penser l’interprétation marxiste, cette apparition d’une identité de classe n’est pas directement due à l’industrialisation de l’appareil productif. C’est d’abord chez des artisans, des ouvriers de métier, que l’on voit apparaître des discours au nom de la classe ouvrière, notamment dans des journaux dirigés et écrits exclusivement par des ouvriers (L’Artisan, journal de la classe ouvrière ; Le Journal des ouvriers ; Le Peuple, journal général des ouvriers, rédigé par eux-mêmes)."
"La solution proposée par Jules Leroux est l’association et la propriété collective des machines. Mais, ce qui importe ici, est de bien saisir cette volonté, très générale, de penser l’émancipation au ras du processus de travail, comme moyen de retrouver un contrôle collectif sur la détermination des conditions de travail, et d’abord sur le tarif. La « liberté d’agir en ses affaires », pour reprendre la définition initiale, est interprétée par ces ouvriers comme liberté d’agir collectivement, de s’organiser en tant que métiers, puis en tant que classe, pour le contrôle de la production."
"L’insurrection des canuts lyonnais en novembre 1831 change la donne et, en décembre 1831, les Amis du Peuple publient dans une brochure, la Voix du Peuple, un article de Napoléon Lebon, étudiant néo-babouviste alors trésorier de la Société, intitulé « La guerre civile » :
« L’ordre va régner à Lyon. […] On veut châtier de faim les malheureux ouvriers. […] On voit dans cette insurrection d’une cité la manifestation partielle d’un mal généralement senti. Les citoyens, qui devraient être unis dans un intérêt commun de liberté et de bonheur, sont divisés par des intérêts contraires de classes et d’individus. La société, par l’action de ses lois, a fait tomber en bloc aux mains de quelques-uns les richesses qu’elle devait incessamment morceler, pour qu’une parcelle en arrivât à chacun. Les uns possèdent ; les autres se résignent à servir ou bien se révoltent. C’est alors une guerre civile. […] Le profit du travail doit retourner au travailleur. Plus d’hommes qui servent d’instruments à un autre homme ! » [Lebon, 1831, p. 2-4].
On reconnaît ici le discours républicain des masses opprimées par les tyrans, mais ce discours prend un tour social : les masses, ce sont bien les travailleurs, et les tyrans, plus seulement les rois, mais les possédants. À partir de la fin de l’année 1831, sous l’influence du publiciste robespierriste Auguste Caunes, suivi notamment par Lebon et Gaussuron-Despréaux, le recrutement spécifique d’ouvriers devient un but d’une partie de la Société des Amis du Peuple, plus radicale, qui grossit jusqu’à devenir, en 1832, la Société des Droits de l’homme, clairement ouvriériste."
-Samuel Hayat, « Républicains, socialistes et ouvriers face à l’émancipation des travailleurs (1830-1848) », Revue du MAUSS, 2016/2 (n° 48), p. 135-150. DOI : 10.3917/rdm.048.0135. URL : https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2016-2-page-135.htm
https://fr.book4you.org/book/5237860/21ee44?dsource=recommend
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-Samuel Hayat, Quand la République était révolutionnaire. Citoyenneté et représentation en 1848,
"La première réflexion républicaine sur l’émancipation a lieu à partir d’un événement, l’insurrection polonaise de 1830-1831, dont le déclenchement est lié à la Révolution de 1830. La Pologne s’est soulevée en novembre 1830, un pouvoir insurrectionnel domine pendant quelques mois, puis la Russie réprime l’insurrection et réassure sa domination en octobre 1831. La passivité du régime de Juillet face aux événements amène les républicains à se faire les défenseurs de l’intervention armée en faveur de la liberté des peuples dominés. En octobre 1831, la Société des Amis du Peuple publie un texte de l’homme de lettres Pierre-Stanislas Gaussuron-Despréaux, intitulé « La Pologne est morte, à notre tour », où il fait valoir que « seconder l’émancipation des peuples contre les efforts des tyrans est un devoir sacré pour une nation libre. Ce texte donne lieu à un procès, le 22 mai 1832, et, comme c’est l’usage alors, Gaussuron-Despréaux utilise la barre comme une tribune politique."
"Le républicain aux sympathies néo-babouvistes Guillaume Desjardins."
"Le socialisme, pour ses inventeurs, les saint-simoniens puis les fouriéristes, est d’abord une méthode d’analyse de la société, qui emprunte les mêmes voies que d’autres écoles de science sociale au même moment. Dans l’article séminal de Pierre Leroux, où apparaît pour la première fois, en 1834, le mot de socialisme, l’auteur l’explique bien."
"Contrairement à ce que pourrait laisser penser l’interprétation marxiste, cette apparition d’une identité de classe n’est pas directement due à l’industrialisation de l’appareil productif. C’est d’abord chez des artisans, des ouvriers de métier, que l’on voit apparaître des discours au nom de la classe ouvrière, notamment dans des journaux dirigés et écrits exclusivement par des ouvriers (L’Artisan, journal de la classe ouvrière ; Le Journal des ouvriers ; Le Peuple, journal général des ouvriers, rédigé par eux-mêmes)."
"La solution proposée par Jules Leroux est l’association et la propriété collective des machines. Mais, ce qui importe ici, est de bien saisir cette volonté, très générale, de penser l’émancipation au ras du processus de travail, comme moyen de retrouver un contrôle collectif sur la détermination des conditions de travail, et d’abord sur le tarif. La « liberté d’agir en ses affaires », pour reprendre la définition initiale, est interprétée par ces ouvriers comme liberté d’agir collectivement, de s’organiser en tant que métiers, puis en tant que classe, pour le contrôle de la production."
"L’insurrection des canuts lyonnais en novembre 1831 change la donne et, en décembre 1831, les Amis du Peuple publient dans une brochure, la Voix du Peuple, un article de Napoléon Lebon, étudiant néo-babouviste alors trésorier de la Société, intitulé « La guerre civile » :
« L’ordre va régner à Lyon. […] On veut châtier de faim les malheureux ouvriers. […] On voit dans cette insurrection d’une cité la manifestation partielle d’un mal généralement senti. Les citoyens, qui devraient être unis dans un intérêt commun de liberté et de bonheur, sont divisés par des intérêts contraires de classes et d’individus. La société, par l’action de ses lois, a fait tomber en bloc aux mains de quelques-uns les richesses qu’elle devait incessamment morceler, pour qu’une parcelle en arrivât à chacun. Les uns possèdent ; les autres se résignent à servir ou bien se révoltent. C’est alors une guerre civile. […] Le profit du travail doit retourner au travailleur. Plus d’hommes qui servent d’instruments à un autre homme ! » [Lebon, 1831, p. 2-4].
On reconnaît ici le discours républicain des masses opprimées par les tyrans, mais ce discours prend un tour social : les masses, ce sont bien les travailleurs, et les tyrans, plus seulement les rois, mais les possédants. À partir de la fin de l’année 1831, sous l’influence du publiciste robespierriste Auguste Caunes, suivi notamment par Lebon et Gaussuron-Despréaux, le recrutement spécifique d’ouvriers devient un but d’une partie de la Société des Amis du Peuple, plus radicale, qui grossit jusqu’à devenir, en 1832, la Société des Droits de l’homme, clairement ouvriériste."
-Samuel Hayat, « Républicains, socialistes et ouvriers face à l’émancipation des travailleurs (1830-1848) », Revue du MAUSS, 2016/2 (n° 48), p. 135-150. DOI : 10.3917/rdm.048.0135. URL : https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2016-2-page-135.htm
https://fr.book4you.org/book/5237860/21ee44?dsource=recommend
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-Samuel Hayat, Quand la République était révolutionnaire. Citoyenneté et représentation en 1848,