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    George Hoare et Nathan Sperber, Introduction à Antonio Gramsci

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    George Hoare et Nathan Sperber, Introduction à Antonio Gramsci Empty George Hoare et Nathan Sperber, Introduction à Antonio Gramsci

    Message par Johnathan R. Razorback Dim 21 Fév - 13:16

    https://www.institut-rousseau.fr/members/nathan-sperber/

    "Antonio Gramsci définit le parti à la fois comme le représentant et le principe organisateur d'une classe sociale. Ainsi, à une classe donnée (aristocratie terrienne, bourgeoisie, prolétariat) doit correspondre un parti unique, dont il n'est pas nécessaire qu'il existe formellement comme tel. [...]
    Selon Gramsci, il faut donc toujours veiller, si l'on souhaite étudier un parti, à déchiffrer derrière lui la société tout entière. En quelque sorte, un parti politique est même une interprétation vivante de l'ordre social, formulée puis mise en pratique du point de vue d'une catégorie sociale donnée. A ce sujet, il se permet de critiquer vertement le sociologue Robert Michels (1876-1936), resté célèbre pour ses études sur la tendance oligarchique des partis sociaux-démocrates. A son avis, Michels est incapable de comprendre son objet d'étude puisqu'il se refuse à examiner le substrat social du parti. [...]
    De plus, Gramsci considère que les partis politiques sont appelés à jouer un rôle croissant à mesure que la société capitaliste se développe et se complexifie. Il note que les Jacobins, en effectifs réduits, pouvaient prendre la tête de la révolution bourgeoise et s'adonner à un volontarisme forcené parce que la société civile en dessous d'eux se trouvait encore à un stade peu avancé, ou dans un état "gélatineux" offrant relativement peu de résistance à leurs initiatives. A partir de la seconde moitié du XIXe siècle, le système social en Occident repose de plus en plus sur une société civile organisée en intérêts constitués, où des formes d'association humaine diverses vont assurer la médiation entre l'individu et le groupe social. Au sein de la vaste constellation de la société civile, dont la réalité est pour Gramsci foncièrement politique, c'est le parti qui va faire figure d'acteur décisif.

    Le Prince moderne: l'incarnation de la révolution

    Parmi les partis politiques en présence, c'est bien sûr le Parti communiste qui intéresse le plus Gramsci, lui qui fut le dirigeant du PCI avant son arrestation. Sous l'appellation "Prince moderne", de nombreux passages des Cahiers de prison lui sont consacrés.
    L'expression "Prince moderne", qui sert aussi à endormir la censure carcérale, est directement dérivée de Machiavel. Ce dernier en appelait à la figure du Prince (en l'occurrence, Laurent de Médicis) pour secourir une Italie en proie aux invasions étrangères et aux dissensions internes. Gramsci note que le Prince, au XXe siècle, ne peut plus être un individu, mais doit prendre la forme d'un organisme social. [...]
    La classe sociale conçue comme réalité socioéconomique est en deçà de l'action historique autonome. Pour que la classe ouvrière se transforme en sujet collectif révolutionnaire, elle doit d'abord prendre conscience d'elle-même (devenir "classe pour soi"), par l'intermédiaire d'un parti animé par des intellectuels organiques [...] Alors la classe sociale, politiquement et culturellement homogénéisée, engendrera une volonté collective. Le Parti lui-même sera un "intellectuel collectif", selon l'expression de Palmiro Togliatti, le successeur de Gramsci à la tête du PCI.
    Insister sur le rôle capital de ce travail d'organisation, conduit par les intellectuels organiques, est une façon pour Gramsci de rejeter l'interprétation mécaniste ou déterministe de l'histoire qui constitue pour lui le "marxisme vulgaire". Chez lui, la classe révolutionnaire n'apparaît pas comme un produit nécessaire du capitalisme, puisqu'elle doit être activement construite en tant qu'acteur collectif dans le cadre du Parti communiste. [...]
    Ce mot d'universalité, pourtant, n'est pas sans poser des problèmes d'interprétations. Nous pouvons y voir deux significations principales. A un premier niveau, on retrouve l'impératif d'être "national-populaire", c'est-à-dire de sacrifier une partie des intérêts particuliers de sa propre classe pour universaliser son projet en se faisant le porte-drapeau de la lutte de tous les éléments populaires de la société. Cela revient à poser la question de l'alliance des classes dans la révolution. [...] Gramsci a consacré beaucoup d'énergie, avant son arrestation, et ensuite de nombreuses pages des Cahiers de prison, à défendre une stratégie d'alliance entre la classe ouvrière italienne, concentrée dans le Nord industrialisé du pays, et les masses rurales du Sud. [...]
    A un second niveau, l'universalité du Parti communiste signifie que celui-ci, dès avant la révolution, doit se penser comme un embryon de l'Etat socialiste à venir. Ainsi, il doit se préparer à hériter de l'Etat, donc d'une forme politique qui est vouée à englober et à discipliner l'ensemble de la société par les instruments de coercition qui sont à sa disposition.

    [...] D'un côté, l'ex-dirigeant emprisonné réitère sans ambages, dans les Cahiers de prison, le besoin de discipline et de hiérarchie à l'intérieur du Parti communiste. Sur ce point, il retrouve l'analogie militaire: l'équipe d'intellectuels organiques à la tête du Parti est comme son état-major, les masses des militants les soldats, alors qu'un groupe intermédiaire de petits cadres ou de légués locaux joue le rôle des sous-officiers, opérant une jonction entre les deux premiers éléments. Au même moment, pourtant, il réclame du Parti qu'il soit un organisme vivant, où ait lieu la dynamique suivante: "Une adéquation permanente de l'organisation au mouvement réel, un ajustement entre les poussées d'en bas et les ordres d'en haut, l'insertion permanente des éléments qui surgissent des profondeurs de la masse dans le cadre solide de l'appareil de direction qui assure la continuité et l'accumulation régulière des expériences" [Q13, 36]
    On se rappellera aussi que, pour Antonio Gramsci, l'intellectuel révolutionnaire doit non seulement "savoir", mais aussi "comprendre" et "sentir" [...] Ce qui unit la tête et le corps du Parti est, autant que la raison politique, le sentiment partagé (il va jusqu'à parler de "passion"). A ses yeux, "le consensus ne peut pas être passif et indirect, mais actif et direct: il exige donc la participation des individus, même si cela provoque une apparence de désagrégation et de tumulte." [Q15 II, 13] Gramsci est donc loin d'un acquiescement face au monolithisme bureaucratique, tel qu'on a pu l'observer en Union soviétique sous Staline. [...]
    Quant aux dirigeants du Parti, Gramsci exige d'eux des capacités d'analyse de la situation sociopolitique, combinées à une aptitude à l'empathie pour le "peuple-nation". Dans les Cahiers, il affirme : "L'homme politique en acte est un créateur ; il suscite, mais il ne crée pas à partir de rien et ne se meut pas dans la vie trouble de ses désirs et de ses rêves." [Q13, 16]. Gramsci en appelle de façon répétée à l' "intuition" de l'organisation politique, notion qu'il reprend à Henri Bergson dont il était un lecteur enthousiaste dans sa jeunesse.

    [...] Il identifie deux erreurs symétriques [concernant la stratégie révolutionnaire]. [...] La première erreur n'est autre que le péché de déterminisme historique, qui consiste à poser que la révolution prolétarienne serait inscrite a priori dans la trajectoire historique, puisque les lois du socialisme scientifique la présentent comme l'aboutissement inéluctable des contradictions capitalistes. Ainsi, seuls les facteurs économiques portent à conséquence, dissimulés derrière les événements politiques de l'heure. A propos d'une telle approche, on peut donc parler d'économisme (fétichisation des relations économiques), ainsi que de mécanisme (croyance en un cours de l'histoire réglé comme une machine) et de fatalisme (le socialisme comme destin nécessaire). Gramsci a recours très souvent à ces trois termes, en particulier pour critiquer les positions d'Amadeo Bordiga, premier dirigeant du PCI après le congrès de fondation de Livourne et son rival au sein du Parti, dont l'attitude poussait cette approche jusqu'à la caricature. Chez Bordiga, même, elle produisait l'attentisme, et l'abstentionnisme politique au sens large, c'est-à-dire le refus de s'engager dans les combats du moment pour se bercer de l'illusion d'une révolution inévitable et maintenir une forme de pureté révolutionnaire. Cet abstentionnisme -qui peut correspondre à ce que l'on appelle aujourd'hui la "politique du pire", souci de provoquer la catastrophe par l'inaction- est également une cible privilégiée des attaques de Gramsci.

    Quant à la seconde erreur, image-miroir de la première, elle consiste à mépriser les contraintes structurelles inhérentes à toute configuration sociale, au profit d'une glorification excessive du moment de l'action. En somme, il s'agit d'un spontanéisme de la première que Gramsci réfute notamment en la personne de l'anarcho-syndicaliste français Georges Sorel (1847-1922), qui, dans ses Réflexions sur la violence (1908), élève le "grand soir" de la grève générale au rang de mythe, y voyant un embrassement révolutionnaire soudain qu'aucun parti n'a préparé ou organisé. Le révolutionnaire italien va même jusqu'à qualifier cette position de "bergsonisme", c'est-à-dire foi excessive en l' "élan vital" cher à Henri Bergson. [...]
    D'après lui, mythologiser la conquête de l'Etat, au mépris du combat révolutionnaire dans toutes ses dimensions, revient à une forme d'idolâtrie de l'Etat ou "statolâtrie" (statolatria, néologisme gramscien). Il faut revenir à la conception des deux guerres. On se souvient que, aux yeux de Gramsci, c'est la guerre de position qui doit avoir la priorité à l' "Ouest", car la robustesse des sociétés civiles de l'Europe industrialisée est susceptible de mettre en échec des incursions révolutionnaires de nature purement volontariste. Au mythe du grand soir donc se substituer le travail révolutionnaire du parti dans la société civile, sous la forme d'une lutte de longue haleine par la "persuasion permanente", en vue de la formation d'un bloc "national-populaire"." (pp.60-68)
    -George Hoare et Nathan Sperber, Introduction à Antonio Gramsci, La Découverte, coll. Repères, 2013, 125 pages.




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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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