https://telemme.mmsh.univ-aix.fr/membres/Damien_Boquet
"L'historien, à moins d'avoir lui-même une âme de pierre, ne peut être insensible à la vie ; une vie qui n'est pas faite seulement de hiérarchies, de conditions de production ou de taux de prélèvement mais aussi de désirs, de frissons, de souffles coupés et d'interminables soupirs.
Les sociétés humaines sont impénétrables à l'observateur qui omet d'en ausculter les palpitations émotionnelles, des plus spectaculaires aux plus subtiles. Trop longtemps les historiens ont négligé cette vérité élémentaire, par myopie peut-être, et surtout parce qu'ils sont de leur temps et que l'histoire qui s'est constituée comme discipline au XIXe siècle a eu du mal à prendre les émotions au sérieux, et plus encore à admettre qu'elles ne se cantonnent pas à l'intime mais sont une part essentielle des logiques culturelles et sociales." (p.9)
"Au milieu du XIIIe siècle, le dominicain Humbert de Romans (mort en 1277), auteur d'un manuel de prédication, Le Don de crainte ou l'Abondance des exemples, encourage les prêtres à montrer dans leurs églises, encore et encore, les horribles figures des démons qui infligent toutes sortes de tortures aux damnés." (p.10)
"Dans ces sociétés profondément marquées par les impératifs de l'honneur, la honte est souvent plus redoutée que la douleur physique." (p.11)
"L'honneur désigne [...] moins un bien matériel ou une charge qu'un ensemble de valeurs et de sentiments synonymes de bonne renommée (bona fama)." (p.11)
"En 1941, Lucien Febvre faisait paraître dans les Annales un article, devenu le manifeste de l'histoire des émotions." (p.12)
"Michelet [...] comparait le Moyen Age à un enfant tourmenté qui devait mourir "dans les angoisses du coeur" afin qu'advînt la Modernité et son héraut triomphant, l'esprit rationnel." (p.13)
"Le véritable enjeu n'est pas seulement de reconnaître que les émotions agissent dans l'histoire, mais qu'elles ont une histoire." (p.15)
"Comme l'avait parfaitement compris Marcel Mauss, ce n'est pas parce qu'une émotion est ritualisée, qu'elle s'exprime selon un scénario prédéfini, qu'elle n'est pas ressentie de façon sincère." (p.17)
"S'intéresser à l'histoire des émotions ne veut [...] pas dire promouvoir une histoire de l'individu, du microscopique, une histoire segmentée ; au contraire, c'est une histoire anthropologique, à hauteur d'homme, de l'être humain entier et des singularités partagées." (p.17)
"La littérature épique est une "caisse de résonance" des valeurs et des aspirations sociales des gens de cour: elle ne se contente pas de souligner, elle amplifie les désirs et les craintes. [...] [C'est] aussi une une entreprise d'autoreprésentation des milieux aristocratiques." (p.179)
"[Dans] l'anthropologie médiévale des émotions, la peur est un marqueur de la valeur morale des personnages [...] Le pleutre choisissant la fuite tandis que le preux redouble de courage." (p.180)
"[Les émotions] sont par nature intersubjectives." (p.181)
"Sur le plan de l'esthétique littéraire [courtoise], la jalousie est une offense à la vertu de l'amour." (p.183)
"La honte est une émotion de souffrance liée au fait de subir la réprobation sociale ou à la crainte d'y être exposé. [...] Pour autant, la honte est aussi une émotion qui peut sublimer le héros courtois. C'est le cas bien connu de Lancelot qui, privé de monture, accepte de prendre place dans une charrette -là où, dit Chrétien de Troyes, l'on expose habituellement les voleurs comme au pilori- dans l'espoir d'avoir des nouvelles de la reine Guenièvre. Dans un milieu où l'honneur est le bien le plus précieux, accepter l'humiliation de la honte est l'ultime sacrifice que demande l'amour." (p.184)
-Damien Boquet & Piroska Nagy, Sensible Moyen Âge. Une histoire des émotions dans l'Occident médiéval, Paris, Seuil, 2015, 480 pages.
"L'historien, à moins d'avoir lui-même une âme de pierre, ne peut être insensible à la vie ; une vie qui n'est pas faite seulement de hiérarchies, de conditions de production ou de taux de prélèvement mais aussi de désirs, de frissons, de souffles coupés et d'interminables soupirs.
Les sociétés humaines sont impénétrables à l'observateur qui omet d'en ausculter les palpitations émotionnelles, des plus spectaculaires aux plus subtiles. Trop longtemps les historiens ont négligé cette vérité élémentaire, par myopie peut-être, et surtout parce qu'ils sont de leur temps et que l'histoire qui s'est constituée comme discipline au XIXe siècle a eu du mal à prendre les émotions au sérieux, et plus encore à admettre qu'elles ne se cantonnent pas à l'intime mais sont une part essentielle des logiques culturelles et sociales." (p.9)
"Au milieu du XIIIe siècle, le dominicain Humbert de Romans (mort en 1277), auteur d'un manuel de prédication, Le Don de crainte ou l'Abondance des exemples, encourage les prêtres à montrer dans leurs églises, encore et encore, les horribles figures des démons qui infligent toutes sortes de tortures aux damnés." (p.10)
"Dans ces sociétés profondément marquées par les impératifs de l'honneur, la honte est souvent plus redoutée que la douleur physique." (p.11)
"L'honneur désigne [...] moins un bien matériel ou une charge qu'un ensemble de valeurs et de sentiments synonymes de bonne renommée (bona fama)." (p.11)
"En 1941, Lucien Febvre faisait paraître dans les Annales un article, devenu le manifeste de l'histoire des émotions." (p.12)
"Michelet [...] comparait le Moyen Age à un enfant tourmenté qui devait mourir "dans les angoisses du coeur" afin qu'advînt la Modernité et son héraut triomphant, l'esprit rationnel." (p.13)
"Le véritable enjeu n'est pas seulement de reconnaître que les émotions agissent dans l'histoire, mais qu'elles ont une histoire." (p.15)
"Comme l'avait parfaitement compris Marcel Mauss, ce n'est pas parce qu'une émotion est ritualisée, qu'elle s'exprime selon un scénario prédéfini, qu'elle n'est pas ressentie de façon sincère." (p.17)
"S'intéresser à l'histoire des émotions ne veut [...] pas dire promouvoir une histoire de l'individu, du microscopique, une histoire segmentée ; au contraire, c'est une histoire anthropologique, à hauteur d'homme, de l'être humain entier et des singularités partagées." (p.17)
"La littérature épique est une "caisse de résonance" des valeurs et des aspirations sociales des gens de cour: elle ne se contente pas de souligner, elle amplifie les désirs et les craintes. [...] [C'est] aussi une une entreprise d'autoreprésentation des milieux aristocratiques." (p.179)
"[Dans] l'anthropologie médiévale des émotions, la peur est un marqueur de la valeur morale des personnages [...] Le pleutre choisissant la fuite tandis que le preux redouble de courage." (p.180)
"[Les émotions] sont par nature intersubjectives." (p.181)
"Sur le plan de l'esthétique littéraire [courtoise], la jalousie est une offense à la vertu de l'amour." (p.183)
"La honte est une émotion de souffrance liée au fait de subir la réprobation sociale ou à la crainte d'y être exposé. [...] Pour autant, la honte est aussi une émotion qui peut sublimer le héros courtois. C'est le cas bien connu de Lancelot qui, privé de monture, accepte de prendre place dans une charrette -là où, dit Chrétien de Troyes, l'on expose habituellement les voleurs comme au pilori- dans l'espoir d'avoir des nouvelles de la reine Guenièvre. Dans un milieu où l'honneur est le bien le plus précieux, accepter l'humiliation de la honte est l'ultime sacrifice que demande l'amour." (p.184)
-Damien Boquet & Piroska Nagy, Sensible Moyen Âge. Une histoire des émotions dans l'Occident médiéval, Paris, Seuil, 2015, 480 pages.