https://www.babelio.com/auteur/Raphael-Doan/525498
https://www.lepoint.fr/postillon/raphael-doan-sur-l-assimilation-nous-sommes-devenus-hypocrites-09-01-2021-2408833_3961.php
https://fr.1lib.fr/book/5427000/734d35
"Quand Cicéron, à peine élu consul, prononça son discours de politique générale le 1er janvier 63 avant Jésus-Christ, ses idées politiques étaient encore bien floues. Pendant la campagne électorale, suivant les conseils de son frère, il avait pris soin de ne révéler ni ses intentions ni son programme. C’était un homme nouveau, comme on disait alors, c’est-à-dire qu’il ne faisait pas partie de la noblesse ; or depuis des décennies, personne n’avait accédé à la fonction suprême sans être issu de l’aristocratie. Aussi faut-il imaginer l’inquiétude du sénat quand le nouvel élu s’exclama, devant la haute assemblée de l’élite romaine :
"Je serai un consul populiste !" [Sur la loi agraire , 2, 6 : « Popularem me futurum esse consulem »]
Cicéron était provocateur. Orateur chevronné, il savait l’effet qu’une telle déclaration pouvait provoquer dans son auditoire. En réalité, c’était un conservateur modéré, attaché à la prééminence du sénat et non à la cause du peuple, encore moins aux méthodes populistes. Il ne laissa pas le doute planer longtemps, et rassura bientôt ses nouveaux collègues : il disait être populiste, mais sans être vraiment populiste – du moins pas comme les autres :
"Toutefois, j’ai besoin de toute votre sagesse pour vous faire saisir la force et la portée de ce mot. Car une erreur grossière s’est répandue à son sujet à cause des tromperies mensongères de certains, qui, alors qu’ils combattent et compromettent les intérêts et même le salut du peuple, veulent être perçus comme populistes dans leurs discours"."
"« Populistes » traduit ici le mot latin populares, et « élites » le terme optimates. Pendant des décennies, les historiens de la Rome antique, ne trouvant pas de traduction correcte à ces deux termes, se contentaient d’écrire dans leurs textes : « les optimates » et « les populares ». Mais l’actualité politique des dernières années est venue, spontanément, donner la solution à ce problème linguistique. Quand on regarde ces populares romains du I er siècle avant notre ère, l’évidence crève les yeux : ce sont, tout simplement, des populistes. Et leurs opposants, logiquement, ce sont les élites (optimates vient de optimus, le meilleur).
Qu’est-ce que le populisme ? De nombreux auteurs ont, ces dernières années, développé le concept du point de vue des sciences ou de la philosophie politiques. Au sens large, c’est une attitude politique qui se réclame du peuple ; mais, pour être plus précis, on peut dire plutôt, avec l’Académie française, qu’il s’agit du « comportement d’un homme ou d’un parti politique qui, contre les élites dirigeantes, se pose en défenseur du peuple et en porte-parole de ses aspirations, avançant des idées le plus souvent simplistes ». Le dictionnaire précise que le terme est souvent péjoratif ; et de fait, beaucoup de commentateurs l’utilisent à tort et à travers pour critiquer les mouvements politiques qu’ils n’approuvent pas. De la même manière, les opposants des populares à Rome utilisaient le terme en mauvaise part. Pourtant, le concept n’est pas fondamentalement négatif. On a trop souvent tendance à confondre populisme et démagogie. La démagogie est une simple technique politique reposant sur l’émotion, les instincts de court terme, la flatterie ou la tromperie, sans égard pour les conséquences et sans vision d’ensemble des enjeux publics. De ce point de vue, tout homme politique qui souhaite être élu a été, est ou sera un jour quelque peu démagogue : celui qui propose de baisser un impôt décrié, cet autre qui s’affiche auprès d’une vedette du cinéma ou encore ce dernier qui crie à la foule de ses partisans : « Je vous aime ». La démagogie n’a pas de programme politique, encore moins de pensée ou de philosophie politique."
"Pour les populistes, défendre le peuple, c’est défendre les pauvres et les classes moyennes, tout en défendant en même temps la souveraineté du corps civique entier, pris comme un corps homogène."
"Dans les deux cas, nous voyons le pouvoir majoritairement exercé par les membres d’une élite qui se perçoit comme le seul groupe apte à gouverner et se méfie d’un gouvernement trop direct du peuple ; dans les deux cas, on observe des individus issus de cette élite revendiquer la défense des classes populaires, parfois hypocritement, parfois sincèrement, pour le meilleur et pour le pire ; dans les deux cas, ce phénomène se cristallise dans l’apparition d’hommes forts, prêts à des mesures radicales, souvent contre le droit en vigueur, et au péril des équilibres préexistants. À Rome, les choses étaient même plus claires qu’elles ne le sont aujourd’hui, car la division entre les « élites » et le « peuple » était officialisée par les institutions. L’élite, c’était essentiellement les membres du sénat, en particulier les patriciens ; elle était bien distincte de la plèbe, qui avait ses propres assemblées et ses propres magistrats. Le nom que se donnait à lui-même l’État romain : Senatus PopulusQue Romanus (S.P.Q.R.), le sénat et le peuple romain, était une description de cet état de fait. Les premiers siècles de l’histoire de Rome consistent, en dehors des affaires extérieures, en un véritable affrontement de « classes » entre ces deux forces politiques. Et, bien que cet affrontement se soit assoupli à la fin de la République, avec une plus grande mobilité sociale, il représentait néanmoins un terrain fertile pour les mouvements populistes. Étudier le populisme antique, à l’heure où l’on voit réapparaître des idées de lutte des classes, c’est donc se pencher sur les ratés d’un système laissant à son élite le monopole du pouvoir."
"Comme les populistes actuels, ils défendent la souveraineté du peuple (potestas populi ou majestas populi en latin), mais pas vraiment la « démocratie participative » ; rappelons que pour les Romains, la démocratie désignait un système grec de participation directe aux affaires de l’État – et, comme tout ce qui est grec, sujet à caution. Ils préféraient donc une défense indirecte des intérêts du peuple (commoda populi)."
"La rhétorique du juste milieu, du vivre-ensemble et du rassemblement, si présente dans nos démocraties, était utilisée par les optimates comme paravent de leur domination réelle. Le terme de « concordia » (ancêtre de notre « vivre-ensemble » ?) apparut de plus en plus régulièrement dans les débats internes aux élites romaines, à mesure que la société se divisait. Cicéron fut, on le verra, le principal tenant de cette idéologie du consensus, ce qui explique pourquoi il tenta de récupérer le terme de populisme dans un sens politiquement correct. Tous les opposants aux populistes, toutefois, n’étaient pas animés par cet esprit d’apaisement. La plupart des leaders populares finirent assassinés par leurs adversaire [...] Le meurtre et la violence étaient les réponses les plus faciles, mais aussi les plus désespérées, que pouvait apporter la classe dominante aux succès de ces personnages ; par ailleurs, la violence utilisée par les populistes eux-mêmes (particulièrement Clodius) incitait leurs adversaires à les traiter similairement, fût-ce aux dépens des lois de la République qu’ils défendaient si chèrement.."
"Le populisme est-il le dernier bouclier du peuple contre une élite intransigeante, ou le premier glaive des tyrans contre la liberté ? Les populistes sont-ils voués à porter en eux la perte de la République et l’avènement de l’Empire, ou sont-ils le seul recours d’un peuple tenu hors du pouvoir par l’entre-soi d’une aristocratie ?"
"Il y a bien des apparences de démocratie réelle dans la République romaine. Il y a des assemblées, les fameux « comices », et des votes populaires. Mais leur fonctionnement alambiqué donne systématiquement et explicitement l’avantage aux plus riches et aux plus puissants. D’abord, pour ne rien simplifier, il existait deux types d’assemblée : les comices dits « centuriates » et les comices « tributes ». Dans les premiers, le peuple ne vote pas au sein d’une seule grande assemblée, où chaque voix serait égale : il vote par classe de citoyens (ces classes sont appelées « centuries »), des plus riches aux moins riches, qui sont composées d’un nombre inégal d’individus mais ont toutes le même poids dans le décompte des voix. La première centurie, celle des citoyens les plus riches, est aussi la moins nombreuse ; la dernière, celle des plus pauvres (les « prolétaires »), est la plus nombreuse. Chaque centurie est prise comme un tout et chacune a droit au même nombre de voix. Par conséquent, un citoyen a plus de poids politique s’il fait partie des plus riches que des moins riches, car comme sa centurie est composée de moins d’individus, sa voix personnelle est moins diluée. Quand une motion était proposée au peuple, on faisait voter les premières centuries d’abord, et souvent – les riches étant d’accord entre eux – la majorité des suffrages était atteinte avant même que les centuries les plus pauvres aient pu s’exprimer. La volonté populaire était donc captée par un petit nombre d’individus. Il en allait à peu près de même dans l’autre type d’assemblée, les comices tributes : là, la division se faisait non par centurie censitaire, mais par « tribus », une catégorie d’origine géographique."
"Comment un régime en apparence aussi injuste pouvait-il être accepté par l’ensemble de la population ? C’est que les privilèges politiques accordés à l’aristocratie et aux citoyens les plus riches avaient leur contrepartie. Les centuries ne servaient pas seulement à décompter les voix dans les assemblées ; elles servaient aussi pour sélectionner les recrues au service militaire et pour lever les impôts. Et là, il n’était pas forcément enviable de faire partie des premières centuries, les plus aisées. Car de la même manière que chaque centurie disposait du même nombre de voix, on demandait à chaque centurie le même nombre d’hommes pour le service militaire et la même quantité d’impôts. Comme les centuries les plus aisées étaient composées de moins d’individus, mécaniquement, les riches étaient plus souvent mobilisés pour la guerre et devaient apporter une contribution financière beaucoup plus lourde. À Rome, comme dans les cités de la Grèce classique, le cœur des armées était constitué des citoyens les plus privilégiés, ceux qui avaient de quoi s’équiper (et, en particulier, les cavaliers). Dans ce système, chacun pouvait donc croire à une forme de justice sociale : à l’élite revenaient certes le pouvoir et le prestige, mais ils le payaient par l’impôt, y compris celui du sang. À la bataille de Cannes, l’un des plus terribles désastres de l’histoire de l’armée romaine, on sait que plus de quatre-vingts sénateurs (sur trois cents) trouvèrent la mort au combat. C’est, en proportion, comme si deux cent quarante-cinq parlementaires français tombaient aujourd’hui au champ d’honneur en une seule bataille – nul doute qu’on entendrait moins de récriminations sur les indemnités, les frais de bouche ou les retraites des députés français."
"Un élément supplémentaire était venu mettre de l’huile dans les rouages : le développement progressif d’un ascenseur social. La société romaine était une société de castes, mais l’appartenance d’un individu à celles-ci n’était pas irrémédiablement figée. Les plébéiens avaient rapidement obtenu que l’accès à certaines magistratures leur soit ouvert, et de véritables dynasties plébéiennes s’étaient constituées. La noblesse au sens propre étant constituée de tous les descendants de consuls, et l’accès au consulat n’étant pas réservé aux patriciens (c’est-à-dire aux anciennes familles aristocratiques), certains individus issus du peuple ou de la bourgeoisie pouvaient y accéder. Ainsi des hommes politiques comme Caton l’Ancien ou Cicéron, dont aucun ascendant n’avait jamais exercé de magistrature, ont-ils pu accéder à la fonction suprême. Les cas étaient rares, mais pas inexistants ; on les appelait, comme on l’a vu, des « hommes nouveaux ». Tout romain, même plébéien et sans appui, pouvait en théorie espérer gravir tous les échelons de la société sur la base de son mérite (militaire, juridique ou oratoire), ou du moins permettre à ses enfants de le faire. C’était là un puissant facteur de cohésion sociale et d’adhésion au régime en place."
"À partir de la fin du II e siècle avant Jésus-Christ, les tensions commençaient donc à devenir de plus en plus vives, et ce d’autant plus que Rome était à présent à l’abri de toute menace extérieure."
"Le peuple romain ne pouvait plus fermer les yeux sur les inégalités du système social, maintenant que l’existence même de la société n’était plus en jeu. La vie politique prit alors une intensité qu’elle n’avait pas connue depuis longtemps. Les rivalités entre puissants se firent plus fortes, la concurrence entre camps politiques plus âpre."
"Il y a d’abord les mesures qu’on pourrait qualifier de sociales. Rome, on l’imagine bien, n’était pas un État-providence. Chaque citoyen ne pouvait compter que sur ses propres moyens pour survivre – avec, à l’occasion, les solidarités familiales ou patronales qui pouvaient lui apporter de l’assistance. Pendant longtemps, l’autorité publique n’eut aucune part aux questions de redistribution ou de justice sociale. Mais la société romaine était, après les guerres puniques, en plein bouleversement. Comment répartir les terres agricoles qui, depuis le début de l’expansion romaine, avaient progressivement été annexées au domaine public ? Il y avait à Rome et en Italie tout un petit peuple de paysans qui manquaient de terres, en face de grands propriétaires laissant leurs champs en pâturage ou les faisant travailler par des esclaves, qui étaient à l’économie antique ce que les robots sont à la nôtre : un excellent moyen de réaliser les tâches répétitives et fatigantes à la place de travailleurs libres. Or, c’était le sénat qui se chargeait seul de la gestion du domaine public, et qui avait donc le monopole de l’attribution des terres. Les paysans libres étaient contraints à une inaction qui n’est pas sans évoquer le chômage de masse de nos démocraties modernes ; et le sentiment d’injustice était amplifié par les nouveaux territoires conquis par les légions, dans lesquels les terres et le travail ne manquaient pas. Ce dernier était même « volé », comme diraient certains aujourd’hui, par de nouveaux esclaves qui arrivaient en abondance sur le sol italien des quatre coins de l’empire. L’historien Appien écrit : « Les puissants devinrent extrêmement riches, et les esclaves se répandirent partout dans le pays, tandis que les Italiens s’affaiblissaient en nombre et en vigueur, accablés par la pénurie, les impôts et le service militaire 15 . » On comprend que le ressentiment et l’agitation aient été à leur comble dans les classes populaires. D’autant plus que ces terres appartenaient pour la plupart au domaine public, et que leur confiscation par de grands propriétaires était perçue comme une aliénation de la propriété commune du peuple romain. Il en allait de la dignité des citoyens pauvres, qui, pour beaucoup, avaient combattu pour obtenir ces terres, et n’acceptaient pas forcément l’oisiveté à laquelle ils étaient condamnés.
Le « programme » populiste, dans ces conditions, allait être de proposer la redistribution des terres du domaine public, pour en faire bénéficier les plus pauvres et leur permettre d’accéder à la propriété ou, du moins, d’échapper au chômage grâce à un emploi comme travailleur agricole. Puis, de plus en plus, les lois agraires visèrent non seulement les pauvres, mais les anciens militaires, vétérans des campagnes des leaders populistes. Ce fut au point que les vétérans finirent, à la fin de la République, par se montrer particulièrement exigeants dans la qualité des terres qui leur étaient attribuées, et dans la rapidité de cette attribution. Une version particulière de la redistribution agraire, inventée par les Gracques et perpétuée par presque tous les leaders populistes, était de fonder de nouvelles colonies. Il ne s’agissait pas de colonies au sens moderne du terme, mais de villes nouvelles : elles s’organisaient comme des Rome en miniature, avec leurs assemblées et leurs magistrats municipaux."
"L’autre versant de la politique sociale des populistes romains était celui des subventions. Car il est évident que la redistribution des terres ne pouvait concerner l’ensemble du corps civique, et que les chanceux qui se voyaient attribuer un lopin laissaient derrière eux des masses de miséreux dans l’agglomération romaine. Pour ceux-là, les populistes inventèrent et perfectionnèrent le premier système de subventions publiques. Cela commença par des distributions de blé à prix réduit ; puis le prix fut de plus en plus réduit, et enfin, au I er siècle avant notre ère, on finit par instaurer des distributions gratuites. Cette politique permettait aux nécessiteux de manger, mais c’était moins une forme antique de soupe populaire qu’une véritable aide sociale d’État, puisqu’elle concernait l’ensemble des citoyens et leur était d’ailleurs exclusivement réservée. On imagine les fraudes à la citoyenneté et au ticket de rationnement, mais aussi la machinerie administrative qu’il fallut inventer pour organiser ces distributions. [...] Entre la politique sociale et la mesure démagogique facile, la frontière était ténue, mais cette pratique était faite pour durer jusqu’à l’époque impériale (Juvénal inventa alors la fameuse expression « du pain et des jeux »). Nul besoin de rappeler en quoi ce débat a survécu jusqu’à nos jours – même si à la disette ont succédé les crises pétrolières et à la hausse du prix du blé, celle du prix de l’essence. Par ailleurs, l’introduction d’une assistance d’État permettait aussi aux populistes de faire concurrence aux générosités des nobles ; ces derniers avaient en effet la coutume, pendant les campagnes électorales, de multiplier les cadeaux à leurs électeurs. En créant un système public, c’est l’argent du peuple lui-même qui lui était redistribué, sans qu’il ait besoin de se placer sous le patronage de l’aristocratie."
"L’idée de renverser la table, de fonder une nouvelle République leur aurait paru parfaitement incongrue ; même l’organisation censitaire du corps électoral n’était pas remise en cause, sauf peut-être par quelques iconoclastes comme Salluste. En revanche, ils essayèrent de donner au peuple plus de poids dans les mécanismes républicains. Un meilleur équilibre devait être trouvé entre la majestas populi, souveraineté du peuple, et l’autorité du sénat. Cela impliquait tant de rabaisser cette dernière que d’accroître les pouvoirs des représentants populaires, et en premier lieu, des tribuns de la plèbe. L’étendue de leurs fonctions, et en particulier leur droit de veto, fut l’objet d’une lutte constante entre les deux camps. Inversement, les pouvoirs du sénat – qui, officiellement, n’avait de rôle que consultatif – étaient sujets à des interprétations divergentes ; certains populistes, parfois, forcèrent sans vergogne la main de l’assemblée patricienne, indépendamment de toute considération juridique. Par ailleurs, la composition des tribunaux était également objet de débats : les uns souhaitaient que les jurys soient exclusivement composés de sénateurs, les autres qu’ils soient ouverts à d’autres membres du corps social. Les pouvoirs religieux étaient aussi bien en cause, puisque chacun savait qu’ils jouaient un rôle politique. Par exemple, la capacité de certains magistrats à annuler des assemblées populaires en cas de mauvais augures était regardée avec méfiance par les populistes, qui y voyaient une manière bien pratique de contourner ces assemblées sous couvert de religion… Enfin, les populistes furent souvent les auteurs de lois anticorruption – qui parfois se retournèrent contre eux. Le ressentiment envers les magistrats qui s’enrichissaient sans scrupule dans le cadre de leurs fonctions était un puissant moteur de mobilisation populaire, comme il l’est encore aujourd’hui."
"On aurait pu penser que les citoyens romains, particulièrement les plus pauvres pour qui la citoyenneté était le seul bien, auraient rechigné à ce qu’on accorde cette même citoyenneté à un corps plus large d’individus ; car c’était un privilège que la citoyenneté romaine, et ce privilège perdait de sa valeur à mesure que le nombre de citoyens augmentait. Sans compter la fierté de faire partie du véritable peuple romain, et le mépris qui frappait peut-être les provinciaux italiens. Certains populistes se firent pourtant les défenseurs de l’extension du droit de vote aux Italiens. Caius Gracchus le fit sans doute trop tôt, et y perdit une partie de ses soutiens. Par la suite, cependant, l’idée sembla devenir plus populaire. La raison est sans doute à trouver dans le fonctionnement tortueux et oligarchique de la République romaine. Comme on l’a vu au chapitre précédent, en réalité, le privilège du droit de vote était déjà inégalement réparti dans le corps civique, puisque la voix des citoyens pauvres comptait pour moins que celle des riches, et parfois comptait pour rien du tout lorsqu’on ne prenait même pas la peine de faire voter les dernières centuries. Aussi accorder le droit de vote à d’autres n’était-il pas un sacrifice aussi grand qu’on aurait pu le penser au premier abord. Surtout, cette extension de la citoyenneté pouvait permettre de noyer les aristocrates au sein des assemblées populaires, car le peuple italien était beaucoup plus nombreux que le peuple romain. Pour les populistes, les Italiens étaient une réserve de voix immense à mobiliser contre l’aristocratie, et le peuple romain y trouvait donc peut-être son intérêt bien compris. D’ailleurs, les Romains voyaient sans doute déjà les Italiens comme leurs compatriotes de fait. C’était une évolution vers le suffrage universel – hormis les femmes et les esclaves, mais cela allait de soi. Ce n’était certainement pas, en revanche, une forme ancienne de « droit de vote des étrangers », qui était absolument inenvisageable : à preuve, un tribun de la plèbe, Caius Papius, proposa en 65 avant Jésus-Christ une loi qui expulsait les étrangers de Rome et durcissait les sanctions contre les usurpations de citoyenneté."
"Il n’y a pas de doute que l’ensemble des Romains étaient patriotes, et ce dans les deux camps ; on ne pouvait reprocher aux optimates ce que les populistes d’Europe reprochent aujourd’hui aux élites dirigeantes, c’est-à-dire d’avoir abandonné leurs propres pays. Encore qu’un élément rappelle les critiques que nous entendons actuellement : les populistes romains critiquaient la tendance hellénisante des élites. Trop grecs, comme on dirait aujourd’hui trop « mondialisés » !"
"A la fin de la République, certains parmi eux, comme Cicéron, professaient un respect réel ou feint pour l’œuvre des Gracques ; c’étaient les populistes actuels qu’ils détestaient. Ils pouvaient accepter leurs incarnations anciennes, puisqu’elles faisaient maintenant partie de la tradition ; mais l’idée de poursuivre et d’amplifier leurs réformes faisait horreur. Leur problème était qu’ils n’avaient aucune solution à proposer aux malheurs du temps : on le voit clairement dans les discours de Cicéron Sur la loi agraire , où il conteste minutieusement toutes les dispositions d’une loi populiste sans jamais s’avancer sur ce qu’il aurait fallu faire à la place. C’était le parti du status quo.
Ce dont les élites avaient le plus peur, dans les réformes populistes, c’était la redistribution des terres. Rappelons que le sénat et l’aristocratie tout entière tiraient leur richesse et leur pouvoir de leurs propriétés terriennes. La plupart d’entre eux possédaient de grands domaines qu’ils faisaient exploiter, parfois en y attachant un véritable souci agronomique. Or, pour redistribuer les terres, il fallait forcément exproprier leurs propriétaires. Aussi dénonçaient-ils les atteintes à la propriété et à la liberté que ces méthodes représentaient."
"Les élites ne se privaient pas, comme aujourd’hui, de qualifier les populistes de personnages corrompus, violents et haineux. À vrai dire, la corruption était permanente à Rome, et partagée des deux côtés. Le reproche fusait des deux parties de l’échiquier, et seul un Caton semble avoir sincèrement cherché à combattre ce fléau en poursuivant en justice ses propres alliés moins vertueux. Le reproche de violence (les populistes étaient qualifiés de turbulenti) était plus fondé, quoique, là encore, le parti aristocratique ne fût pas en reste. C’était même lui qui avait le premier fait couler le sang de citoyens romains en assassinant les Gracques."
"Nous sommes en 133 avant Jésus-Christ. Cela fait un peu plus de dix ans que Carthage a été rasée, et avec elle, toute cité capable de résister à la domination romaine. En Orient, les successeurs d’Alexandre ne sont plus de taille à lutter, et leurs royaumes s’effondrent progressivement. Ce qui est maintenant bel et bien un empire colonial s’étend d’un bout à l’autre de la Méditerranée et, pour la première fois, les Romains font face aux conséquences de la superpuissance.
C’est alors qu’un jeune aristocrate, lié à la grande famille des Scipions, décide de se porter candidat au tribunat de la plèbe, et se fait élire : c’est Tiberius Sempronius Gracchus, le premier des Gracques. Il a compris, contrairement à beaucoup d’autres, que la question sociale ne peut plus être évitée ; et dans la Rome de cette époque, on l’a vu, la question sociale, c’est la question agraire. Conscient de ce problème, Tiberius entreprend d’y trouver une solution. On peut spéculer sur ses motivations : était-ce une réelle sollicitude pour ses compatriotes désœuvrés, un sentiment de justice sociale, ou une manière efficace de nourrir son ambition personnelle ? Le respect que son personnage inspira à la plupart des écrivains et historiens de l’Antiquité, même chez les adversaires des populistes comme Cicéron, tend à faire penser qu’il était animé de convictions véritables."
"Fort de sa fonction de tribun de la plèbe, il fit la proposition de loi suivante. Les possessions agricoles seraient désormais limitées en surface, à hauteur de 125 hectares par individu au maximum, et de 250 hectares par famille, avec des incitations pour les familles nombreuses : chaque enfant supplémentaire donnerait droit à une superficie légèrement supérieure. Une commission extraordinaire serait chargée de récupérer les terres excédentaires, et, par la même occasion, de vérifier la régularité de l’occupation du domaine public par chacun des possesseurs qui se l’étaient approprié. Les terres ainsi récupérées seraient ensuite réparties entre les citoyens pauvres. On notera qu’en 2018, le gouvernement de coalition entre le Mouvement Cinq Étoiles et la Ligue, en Italie, annonçait une mesure d’inspiration similaire pour relancer la natalité : les familles faisant un troisième enfant devaient recevoir un lot de terres du domaine public…
À dire vrai, Tiberius Gracchus n’était pas tout à fait le premier à s’opposer au sénat pour attribuer des terres aux citoyens pauvres. Un siècle auparavant, à l’époque des guerres d’Hannibal, le tribun de la plèbe Flaminius avait obtenu la faveur du peuple en proposant de distribuer des terres récemment conquises aux Gaulois en Italie du Nord. Sanguin de tempérament, il avait irrité la noblesse par ses entorses répétées aux traditions politiques et religieuses, et les historiens anciens le qualifiaient de démagogue. Mais ce type de personnage n’était jusqu’ici apparu que sporadiquement au cours de l’histoire romaine, sans que ces idées s’ancrent véritablement dans le débat public ; avec les Gracques commençait au contraire une véritable tradition populiste, durable et charpentée."
"La gestion du domaine public était la chasse gardée des sénateurs ; qu’un tribun de la plèbe propose de confier l’intégralité de son redécoupage à une commission extérieure au sénat, c’était une atteinte à la constitution. Ce ne fut pas la seule. La loi allait être votée par le conseil de la plèbe quand l’autre tribun, un certain Marcus Octavius, plus conservateur, fit usage de son droit de veto. Il se produisit alors un événement jusque-là inouï : Tiberius proposa à la plèbe de déposer Octavius, et la motion fut adoptée. C’était la première fois qu’un tribun de la plèbe, normalement inviolable et sacro-saint, voyait son pouvoir de veto ainsi écarté – sur instigation d’un autre tribun de la plèbe. Cette innovation était une quasi révolution [...] Cela signifiait que la plèbe pouvait à présent adopter à peu près n’importe quelle loi sans contre-pouvoir. Poussant la provocation, Tiberius se fit élire à la commission extraordinaire chargée de répartir les terres, avec son beau-père et son frère, puis il se porta candidat à sa propre succession comme tribun de la plèbe, ce qui n’avait, là encore, jamais eu lieu. On saisit, à l’audace et à la réussite de Tiberius, quelle devait être sa popularité auprès de la plèbe, et à quel point sa réforme devait susciter d’espoirs. On imagine aussi l’effroi et l’indignation des oligarques conservateurs. Le premier d’entre eux était le grand pontife Scipion Nasica, qui lança toutes ses forces politiques contre Tiberius. Dans l’été de la même année, le jeune tribun de la plèbe fut assassiné et jeté dans le Tibre. C’en était fini du premier grand populiste romain.
Dans ce court épisode, qui ne dura même pas un an, on trouve déjà en germe tous les éléments constitutifs du populisme. Le mécontentement populaire et les inégalités sociales ; le ressentiment contre une élite politique et économique sourde aux revendications du peuple ; l’ascension d’un homme issu de cette élite mais dévoué à la cause populaire. Surtout, on observe un phénomène qui se répétera tout au long de l’histoire romaine, et qu’on retrouve encore aujourd’hui : le leader populiste bataille contre des obstacles juridiques ou constitutionnels. Les mesures radicales demandent souvent de rompre avec les conceptions traditionnelles du droit."
"Avec Tiberius, les tribuns de la plèbe acquéraient une nouvelle importance, plus proche de leur rôle originel de défenseurs du peuple. Dans les décennies précédentes, et tout particulièrement pendant les guerres puniques, les tribuns avaient majoritairement accordé leur soutien au sénat. À partir des Gracques, ils prirent progressivement l’apparence d’une menace dangereuse pour le régime oligarchique. En attendant, ainsi que l’écrit Plutarque, ces événements avaient instauré un état de compromis, « où les nobles faisaient des concessions par peur de la multitude, et le peuple par respect du sénat ».
Tiberius Sempronius Gracchus n’était pas mort pour rien. Dix ans après, en l’an 123, c’est son jeune frère Caius Sempronius Gracchus qui releva le gant. C’était un caractère différent de celui de son aîné : plus emporté, plus colérique, plus fougueux, y compris dans ses discours. Il se fit élire tribun de la plèbe « contre le sénat », ainsi que le dit un historien ancien, par une assemblée toute dévouée ; Plutarque a décrit la foule immense rassemblée au Champ de Mars pour l’acclamer. On voit, à ces détails, la dimension symbolique que la figure de son frère défunt avait acquise, et la ferveur populaire qui l’entourait. Caius ne se contenta pas de reprendre le programme abandonné de Tiberius : il fit dix fois pire, ce qui lui valut sans doute la réputation de « démagogue sans bornes » que Plutarque rapporte sans la cautionner 20 . Non seulement il proposait de redistribuer les terres, mais il y ajoutait le premier embryon d’allocation sociale : tout citoyen résidant dans la ville de Rome recevrait chaque mois une ration de blé par subvention publique à prix réduit. Il souhaitait également que l’État fournisse leur équipement aux soldats citoyens, qui étaient jusqu’ici obligés de s’armer à leurs frais. Du côté constitutionnel, il voulut casser la prééminence des sénateurs en introduisant à leurs côtés dans les tribunaux un nombre égal de chevaliers. Les chevaliers étaient des citoyens romains riches (à l’origine, ceux qui avaient les moyens de posséder un cheval), mais qui n’avaient pas le privilège de faire partie de la noblesse. De ce fait, ils avaient pu se livrer aux activités commerciales et maritimes interdites aux sénateurs, dont la richesse devait obligatoirement provenir de l’agriculture, et formaient à présent une sorte de bourgeoisie d’affaires. Les intérêts des chevaliers n’étaient a priori pas en rapport avec ceux des prolétaires, mais ce fut l’habileté de Caius de les utiliser comme un contrepoids face à la noblesse. Outre la fin du monopole sénatorial dans les tribunaux, il leur donna des places d’honneur dans les théâtres (privilège jusqu’ici réservé aux sénateurs) et leur confia l’exploitation de la nouvelle province d’Asie mineure. Dans un premier temps, la stratégie radicale de Caius parut fonctionner : ravi des distributions de blé, le peuple le fit de nouveau tribun l’année suivante, manœuvre qui avait causé l’assassinat de Tiberius dix ans auparavant. En 122, toutefois, l’opposition aristocratique se réveilla. Elle parvint à prendre des décrets qui contrecarraient les réformes de Caius. Ce dernier tenta de faire appel à la force pour appliquer son programme, et le sénat le déclara ennemi de la République. En 121, Caius et 3 000 de ses partisans furent massacrés.
Là encore, l’un des principaux reproches faits par l’aristocratie à Caius Gracchus était d’aspirer à une forme de tribunat permanent, ce qui en aurait fait, pour ainsi dire, un tribun-roi. De fait, par son propre comportement et par ses réformes, Caius poussait les innovations plus loin que son frère aîné. Ce que sa chevauchée réformatrice avait montré, c’est que la ferveur populaire donnait aux tribuns de la plèbe un pouvoir incomparable. Bien utilisée par un homme charismatique, cette fonction pouvait représenter une voie royale vers le pouvoir absolu et permanent. C’était donc, plus que leurs réformes, les méthodes utilisées par les Gracques qui inquiétaient le parti oligarchique. Le jusqu’au-boutisme des conservateurs eut, d’ailleurs, de lourdes conséquences. En refusant toute réforme par la voie traditionnelle, ils entérinaient l’idée que les réformes ne pourraient advenir que par des voies extraordinaires."
"[Caius Gracchus] eut aussi l’intuition de quitter sa résidence aristocratique du Palatin (la colline la plus huppée de Rome) pour aller s’installer près du forum, dans un quartier pauvre et proche du cœur politique de la ville.
Bien qu’elles aient représenté une rupture fracassante dans l’histoire de Rome, les tentatives populistes des Gracques n’en avaient pas moins rapidement été réduites à néant, ce qui prouve la vigueur du parti sénatorial. Non seulement les élites avaient à leur disposition l’appui de leurs richesses et de leurs clientèles, mais encore elles pouvaient compter sur le soutien d’une partie importante du peuple. Habilement, les sénateurs avaient fait élire à côté de Caius Gracchus un autre tribun de la plèbe, Marcus Livius Drusus, dans le but de saper l’influence du premier. Face aux projets de Caius, Drusus opposa des contre-réformes encore plus radicales, qui devaient détourner l’attention du peuple. Elles ne furent jamais mises en œuvre, mais elles lui donnèrent la légitimité suffisante pour opposer son veto aux réformes de Caius."
"Toute sa carrière, Caius Marius représenta le prototype de l’homme fort issu du peuple. C’était un militaire ; Cicéron le qualifiait avec un mépris mêlé d’admiration d’homme « inculte, mais vraiment un homme ». D’après Salluste, qui reprend peut-être un argument propagé par les partisans de Marius lui-même, « dès qu’il eut l’âge d’être soldat, il se donna à l’armée plutôt qu’à la rhétorique grecque et aux élégances mondaines », sous-entendu : contrairement à d’autres privilégiés plus amollis. Dès ses premières magistratures, il n’hésita pas à attaquer personnellement les représentants du parti sénatorial, et à sous-entendre qu’il pourrait bien être un successeur des Gracques. Il fut traîné en justice par les optimates pour corruption électorale, avant d’être innocenté. Tout le monde corrompait plus ou moins tout le monde, mais, comme aujourd’hui, les procès étaient une arme utile dans le jeu politique, dont personne ne se privait.
Quand le dernier des Gracques fut assassiné, Marius avait 36 ans. C’était un « homme nouveau », un chevalier qui avait fait ses preuves dans la carrière des armes. Il devint ami de la grande famille aristocratique des Metelli, qui virent en lui un futur soutien précieux. Grâce à eux, il gravit les échelons des magistratures civiles : questeur, tribun, préteur, proconsul, il ne lui manqua bientôt plus que la magistrature suprême, celle du consulat. Là, son protecteur Metellus lui conseilla de mesurer ses ambitions : jamais jusqu’ici un plébéien n’avait été consul. Mais il refusa de suivre son avis, rompit avec les Metelli, présenta sa candidature [...] Il fut élu consul [...] Aussitôt élu, Marius demanda à remplacer Metellus lui-même comme général dans la guerre que Rome menait alors en Afrique contre le roi numide Jugurtha, sorte de Kadhafi des temps antiques. Le sénat refusa, mais la plèbe passa outre, et on envoya Marius. Il faut dire qu’un climat de suspicion régnait alors à Rome : des sénateurs étaient accusés d’avoir été achetés par Jugurtha, et de faire durer la guerre exprès. D’autres étaient clairement accusés d’incompétence. Le sénat était dans l’expectative face à cette nouvelle incarnation du mouvement populiste. Il ne pouvait pousser ses pions trop loin, de peur que la plèbe se révolte ; aussi laissa-t-il faire Marius, dans l’espoir que ses projets échouent et qu’il finisse par s’autodétruire. Marius, lui, attaquait vigoureusement les aristocrates dans ses discours, et affirmait clairement que son élection au consulat était une victoire des populistes sur l’élite. Il promit de partir en Afrique mettre un terme à la guerre contre Jugurtha et demanda à lever de nouvelles troupes. Le sénat crut jouer habilement en lui accordant cette nouvelle levée : il pensait que la plèbe qui avait acclamé Marius au forum ne serait pas aussi enthousiaste à l’idée de partir elle-même sur le champ de bataille. Il avait tort."
"Même dans le recrutement, Marius procéda à des innovations radicales : plutôt qu’au tirage au sort par centurie, il préféra recourir au volontariat. Par conséquent, ses armées étaient essentiellement composées de prolétaires à qui on versait une solde et qu’on fournissait en armes. C’était le début de l’armée romaine professionnelle, mais aussi une véritable mesure sociale et populaire, qui aurait – on le verra – des conséquences importantes pour le mouvement populiste. Il prit le commandement en Afrique, remplaçant son ancien patron Metellus qui ne lui adressa pas la parole ; et, en deux ans, il mit un terme à la guerre qui, il est vrai, était déjà bien engagée pour les Romains. Marius reçut à Rome un triomphe où il fit exécuter le roi Jugurtha devant la foule. Au même moment, d’autres armées romaines se faisaient écraser par des troupes germaines qui, venues du nord de l’Europe, envahissaient la Provence. Rome connut une véritable panique, en se rappelant le sac de la ville par les Gaulois trois siècles plus tôt. Pour Marius, c’était l’occasion idéale de confirmer son prestige politique. Il prit la tête des armées romaines en Gaule, et repoussa par deux fois les barbares, à Aix et à Verceil. Rarement un général romain avait atteint un tel niveau de gloire.
Rarement aussi un homme politique avait bénéficié d’une telle ferveur, et d’une telle carrière. Pendant ses campagnes africaine et gauloise, il fut réélu consul six fois d’affilée, y compris en son absence, ce qui était à la fois inouï et illégal. Il poussa la provocation jusqu’à conserver les insignes du triomphe – notamment le manteau pourpre – pour siéger au sénat le lendemain de la cérémonie, ce qui était contraire à l’usage. Rupture avec les codes de modération et de bienséance politique et volonté d’afficher brutalement son pouvoir sur les élites traditionnelles : Marius jouait son rôle de popularis jusqu’au bout. Comme Caius Gracchus, d’ailleurs, il s’était fait construire une maison proche du forum."
"Marius était toutefois plus militaire qu’homme politique, et ne chercha jamais à transformer l’essai. Il n’utilisa pas son armée pour accéder au pouvoir absolu. En 88 avant Jésus-Christ, il fut renversé par un de ses anciens légats, Lucius Cornelius Sylla. Sylla était l’exact opposé de Marius, et l’incarnation parfaite du camp aristocratique : aimant les plaisirs, grand connaisseur des lettres grecques, des arts et de la poésie, il était aussi et surtout un défenseur du régime traditionnel et du sénat. Marius avait souhaité obtenir le commandement de l’armée d’Orient envoyée contre le roi du Pont, Mithridate ; mais, jugé trop vieux (il avait alors 72 ans), ce fut Sylla qui fut choisi à sa place. Marius tenta alors un dernier coup, en s’appuyant sur le tribun de la plèbe Sulpicius. Ce dernier était un populiste forcené : il disposait d’une multitude d’hommes de main qu’il appelait, expression significative, son « anti-sénat », et il avait fait passer des lois que nous qualifierions de « moralisation de la vie politique », en interdisant par exemple aux sénateurs d’emprunter plus de deux mille drachmes. Il profita de l’absence de Sylla, parti en Asie mineure, pour nommer Marius à sa place. S’ensuivit une période de grande violence et de grande confusion. Face à l’hostilité des hommes en place, les populares commencèrent à assassiner des partisans de Sylla ; puis ce dernier revint en force et marcha sur Rome avec son armée pour « libérer » le sénat, jusque-là impuissant. Il parvint à faire bannir Marius, qui partit se réfugier en Afrique. Mais le vieux général populiste n’avait pas dit son dernier mot : il organisa un débarquement en Étrurie, retrouva ses alliés et rentra dans Rome où, à force de massacres, il contraignit le sénat à lever son propre exil et à déclarer Sylla ennemi public. Sa victoire fut de courte durée : il mourut l’année suivante d’une pleurésie. Sylla, qui pendant ce temps était parvenu à vaincre Mithridate en Orient, revint en Italie et dut affronter les armées des chefs populares qui avaient conservé le pouvoir. Les pertes s’élevèrent à plus de 50 000 morts des deux côtés. Vainqueur, Sylla réunit les prisonniers sur le Champ de Mars à Rome et en fit exécuter 3 000. C’était une décennie agitée pour la politique romaine.
L’exécution des prisonniers politiques fut le début d’une véritable Terreur, où Sylla voulut purger la ville des populistes. Paradoxalement, il utilisa pour ce faire des moyens qui étaient en contradiction absolue avec les idéaux des optimates , ceux de tradition et de préservation de l’ancienne République. Sylla était en quelque sorte le populiste des antipopulistes. Les sénateurs lui refusèrent en effet de sanctionner par la loi les moyens qu’il demandait pour pratiquer l’épuration ; il passa outre. 80 magistrats ou anciens magistrats populares et 440 chevaliers furent inscrits sur une liste de proscription et, comme au Far West, une énorme rançon fut promise à qui se chargerait de les assassiner. Ce fut un massacre systématique, à Rome comme en Italie. Sylla se trouvait le seul maître à Rome, et se fit attribuer la dictature. C’était une magistrature ancienne, qu’on accordait normalement à titre temporaire dans les temps de crise, et qui donnait au dictateur les pleins pouvoirs pour rétablir la situation (l’article 16 de notre Constitution en est un lointain écho). Mais Sylla obtint une dictature sans limite de temps, ce qui avait jusque-là été inconcevable : c’était un clou de plus dans le cercueil du vieux régime républicain. Sur la forme, c’était une hérésie ; mais sur le fond, Sylla restait l’allié des oligarques. Armé de sa dictature, il élargit les pouvoirs du sénat et réduisit ceux des tribuns de la plèbe, dont on a vu qu’ils avaient été cruciaux dans les succès populistes. Leur droit de veto fut limité et leurs propositions de lois devaient maintenant être d’abord approuvées par le sénat. Il affaiblit également le pouvoir des chevaliers en les retirant des tribunaux – c’était, on s’en souvient, une réforme des Gracques. Puis, son travail de restauration accompli, et à la surprise générale, il abdiqua. Peut-être jugeait-il avoir accompli sa mission, ou bien craignait-il de futures violences ; dans tous les cas, il se retira et passa son temps libre à écrire ses mémoires, avant de mourir de maladie à 60 ans.
Le conflit entre Marius et Sylla représente la première guerre civile romaine. Elle s’était conclue, comme sous les Gracques, par la défaite des populistes ; mais la République traditionnelle en sortait encore plus fragilisée. Pour vaincre les populares , la noblesse avait en effet dû recourir à des moyens extraordinaires, et se livrer pieds et poings liés à un personnage autoritaire, à un dictateur qui avait dû en quelque sorte refonder le régime. En d’autres termes, elle avait retourné contre eux les armes des populistes. Dans l’immédiat, cette tactique lui avait permis de remporter une qui avaient conservé le pouvoir. Les pertes s’élevèrent à plus de 50 000 morts des deux côtés. Vainqueur, Sylla réunit les prisonniers sur le Champ de Mars à Rome et en fit exécuter 3 000. C’était une décennie agitée pour la politique romaine.
L’exécution des prisonniers politiques fut le début d’une véritable Terreur, où Sylla voulut purger la ville des populistes. Paradoxalement, il utilisa pour ce faire des moyens qui étaient en contradiction absolue avec les idéaux des optimates , ceux de tradition et de préservation de l’ancienne République. Sylla était en quelque sorte le populiste des antipopulistes. Les sénateurs lui refusèrent en effet de sanctionner par la loi les moyens qu’il demandait pour pratiquer l’épuration ; il passa outre. 80 magistrats ou anciens magistrats populares et 440 chevaliers furent inscrits sur une liste de proscription et, comme au Far West, une énorme rançon fut promise à qui se chargerait de les assassiner. Ce fut un massacre systématique, à Rome comme en Italie. Sylla se trouvait le seul maître à Rome, et se fit attribuer la dictature. C’était une magistrature ancienne, qu’on accordait normalement à titre temporaire dans les temps de crise, et qui donnait au dictateur les pleins pouvoirs pour rétablir la situation (l’article 16 de notre Constitution en est un lointain écho). Mais Sylla obtint une dictature sans limite de temps, ce qui avait jusque-là été inconcevable : c’était un clou de plus dans le cercueil du vieux régime républicain. Sur la forme, c’était une hérésie ; mais sur le fond, Sylla restait l’allié des oligarques. Armé de sa dictature, il élargit les pouvoirs du sénat et réduisit ceux des tribuns de la plèbe, dont on a vu qu’ils avaient été cruciaux dans les succès populistes. Leur droit de veto fut limité et leurs propositions de lois devaient maintenant être d’abord approuvées par le sénat. Il affaiblit également le pouvoir des chevaliers en les retirant des tribunaux – c’était, on s’en souvient, une réforme des Gracques. Puis, son travail de restauration accompli, et à la surprise générale, il abdiqua. Peut-être jugeait-il avoir accompli sa mission, ou bien craignait-il de futures violences ; dans tous les cas, il se retira et passa son temps libre à écrire ses mémoires, avant de mourir de maladie à 60 ans.
Le conflit entre Marius et Sylla représente la première guerre civile romaine. Elle s’était conclue, comme sous les Gracques, par la défaite des populistes ; mais la République traditionnelle en sortait encore plus fragilisée. Pour vaincre les populares , la noblesse avait en effet dû recourir à des moyens extraordinaires, et se livrer pieds et poings liés à un personnage autoritaire, à un dictateur qui avait dû en quelque sorte refonder le régime."
"Deux principaux lieutenants politiques de Marius, Lucius Appuleius Saturninus et Caius Servilius Glaucia. On sait peu de choses sur ces deux personnages, sinon qu’ils semblent avoir agi ensemble pour assister la carrière de Marius et qu’ils sont les auteurs de deux lois d’inspiration populiste, qui furent abrogées par Sylla. La première concernait le prix du blé, qui avait augmenté dans les décennies précédentes et représentait un vif sujet de mécontentement : Saturninus et Glaucia fixaient un prix maximum au boisseau de blé et réorganisaient sa distribution. Une seconde loi visait à punir les crimes de lèse-majesté envers le peuple romain. [...] on mesure le dégoût des sénateurs conservateurs face à la montée des populistes au mot de Cicéron à propos de Saturninus et Glaucia, qu’il qualifiait « d’ordure du sénat. » [...] Le sénat finit par déclarer Saturninus et Glaucia ennemis de la République, et ils furent assassinés par une bande d’aristocrates armés.
Un autre soutien de Marius connut momentanément une période de toute puissance entre 86 et 84 avant Jésus-Christ, c’est-à-dire entre la mort de Marius et la dictature de Sylla : Lucius Cornelius Cinna (dont le petit-fils inspirera à Corneille l’une de ses plus fameuses tragédies). Consul en même temps que Marius, il se retrouva seul au pouvoir à la mort de ce dernier. Pendant cette brève période, il fit passer plusieurs lois d’inspiration populiste : refonte de la répartition des citoyens au sein des tribus pour donner plus de poids aux classes populaires dans les assemblées, réduction partielle de dettes, augmentation des distributions de pain à prix réduit. Il finit assassiné lors d’une révolte de ses propres soldats, apparemment sans aucune raison politique. Les réformes adoptées sous son mandat ont le mérite de montrer la grande continuité de la politique popularis , indépendamment des hommes qui la soutenaient : la mort des Gracques, puis celle de Marius n’enlevaient rien à ce qu’il faut bien appeler un programme politique, fondé sur l’accession des petits paysans à la propriété, le renforcement du pouvoir des classes populaires au sein du régime et des subventions directes aux citoyens pauvres."
"Les populistes trouvèrent une incarnation étrange en la personne de Marcus Livius Drusus, fils du tribun qui s’était opposé à Caius Gracchus. Il imita en tout point la stratégie de son père : proposer des réformes encore plus populistes que les populistes, pour gagner la faveur du peuple, mais ensuite défendre une politique favorable au sénat. Le plan réussit trop bien. À force de promettre des terres, des fondations de colonies et l’extension de la citoyenneté aux alliés latins, il finit par acquérir une popularité telle qu’il fit peur à ses camarades aristocrates et fut assassiné : histoire tragique d’un populiste malgré lui.
Plus sincère fut le combat du tribun de la plèbe Caius Licinius Macer. D’extraction noble, comme beaucoup de leaders populares , c’était une figure cultivée, à la fois avocat et historien. On sait qu’il avait été un soutien de Marius et un adversaire de Sylla et, après le départ de ce dernier, il semble avoir consacré la plus grande part de sa carrière politique à défendre la fonction de tribun de la plèbe. Comme on l’a vu, celle-ci avait été redessinée par Sylla de manière restrictive. Les tribuns populares n’eurent donc de cesse, tout au long de la première moitié du I er siècle, de revendiquer le retour à la pratique ancestrale du tribunat. Macer nous est surtout connu grâce à l’un de ses discours, rapporté par Salluste et prononcé en 73 avant Jésus-Christ. Comme le discours de Marius, c’est, là aussi, un paradigme de la rhétorique populiste romaine. Il a toutefois son originalité. Car là où Marius vantait avant tout sa propre origine modeste et la nécessité d’innover dans la gestion de l’État, dans une logique qu’avec un peu d’anachronisme on pourrait qualifier de progressiste, Macer propose une vision réactionnaire du populisme. L’épisode Sylla est passé par là : à présent, pour le camp popularis , il s’agit de montrer que la plèbe a été privée de droits qu’elle possédait auparavant. Aussi la rhétorique de la tradition, des ancêtres et de l’âge d’or est-elle utilisée par Macer pour défendre ses idées:
Si vous ne voyiez pas de grande différence, Romains, entre les droits que vous ont laissés vos ancêtres, et l’esclavage que vous a laissé Sylla, j’aurais à vous faire de longs discours, et à vous apprendre pour quelles injures et combien de fois le peuple en armes s’est séparé du sénat ; et comment il s’est créé des défenseurs de tous ses droits, les tribuns de la plèbe.
Là où Marius faisait auparavant étalage de sa force et de ses succès, Macer adopte une posture de victime : « Je n’ignore pas quelles sont les forces de la noblesse, que, seul, sans pouvoir, avec une vaine apparence de magistrature, j’entreprends d’écarter du pouvoir. » En fait, Macer semble avoir été plus intéressé par les questions institutionnelles (le sort du tribunat de la plèbe) que par les questions sociales ; il balaye en effet sans s’y attarder les problèmes de subventions et de distributions de blé. Il semble avoir été un homme d’idées et de principes plutôt qu’un meneur d’hommes, comme certains souverainistes procéduriers du début du XXI e siècle. Il est d’ailleurs possible que sa défense du tribunat de la plèbe ait été, au fond, un combat d’arrière-garde ; car dans les décennies qui suivirent, le personnage phare du populisme ne fut plus l’antique tribun de la plèbe, mais le général acclamé par ses soldats sur le champ de bataille : l’imperator."
"L’avis du peuple changea tout aussi rapidement. Quand le détail de l’opération fut découvert, et en particulier quand on apprit que le plan de coup d’État comprenait une véritable dimension terroriste – plusieurs quartiers de Rome devaient être incendiés ! – l’opinion publique fit un demi-tour complet et soutint Cicéron dans sa croisade contre Catilina."
"Cicéron n’était toutefois pas de ceux qui, parmi les élites, se retranchaient derrière leurs privilèges et le mépris de classe. Au contraire, il estimait que les citoyens les plus élevés devaient aspirer à l’estime de ceux d’en bas. Ce n’était pas le défenseur égoïste des intérêts d’une caste, mais un croyant sincère dans le rôle bénéfique des meilleurs citoyens. Aussi croyait-il fermement que le peuple était, au fond, un soutien du régime des élites."
"Cicéron et ses amis s’opposent aux mesures xénophobes au nom de l’humanisme : au sujet de la loi Papia de 65, il écrit qu’« ils font mal, ceux qui interdisent nos villes aux étrangers et les expulsent, comme Pennus au temps de nos pères, et Papius récemment. Car il n’est pas juste de laisser passer pour citoyen quelqu’un qui ne l’est pas, loi qu’ont portée les plus sages des consuls, Crassus et Scaevola ; mais interdire la ville aux étrangers, c’est franchement inhumain. »."
"Ce fut une réussite de Cicéron que d’unir tant de personnages importants, qui auraient pu se laisser tenter par la course au populisme, autour de son programme modérément conservateur. Pourtant, le combat n’était pas gagné d’avance. Il avait d’abord suscité la méfiance des sénateurs les plus aristocrates ; par ailleurs, ses mots d’esprit et ses railleries nombreuses lui avaient fait de nombreux ennemis. Sa défaite initiale dans la guerre qu’il mena contre son rival Clodius est aussi due à la passivité des sénateurs qui auraient dû être ses alliés et qui s’étaient modérément empressés à le défendre. Par la suite, grâce à sa constance et à ses talents oratoires, il devint avec Caton l’un des optimates les plus respectés de Rome. Sa propension au compromis et au consensus le poussa cependant à ravaler certains de ses idéaux lorsque César prit le dessus sur Pompée et le sénat. Lorsque la guerre civile éclata, Cicéron avait naturellement rejoint le camp anticésarien ; mais après la défaite de Pompée, il alla avec son ami Brutus demander le pardon de César. Jusqu’à l’assassinat du dictateur, ce fut alors un déchaînement de flagornerie dans les discours de l’orateur, qui vanta la clémence de César, osa le comparer à un dieu, et imagina même sincèrement que ce dernier allait finalement rétablir le régime traditionnel. C’était se faire des illusions, et bientôt Cicéron s’en rendit compte. Il préféra se retirer de la vie politique et se consacrer à l’écriture."
-Raphaël Doan, Quand Rome inventait le populisme, Les Éditions du Cerf, octobre 2019, 180 pages.
https://www.lepoint.fr/postillon/raphael-doan-sur-l-assimilation-nous-sommes-devenus-hypocrites-09-01-2021-2408833_3961.php
https://fr.1lib.fr/book/5427000/734d35
"Quand Cicéron, à peine élu consul, prononça son discours de politique générale le 1er janvier 63 avant Jésus-Christ, ses idées politiques étaient encore bien floues. Pendant la campagne électorale, suivant les conseils de son frère, il avait pris soin de ne révéler ni ses intentions ni son programme. C’était un homme nouveau, comme on disait alors, c’est-à-dire qu’il ne faisait pas partie de la noblesse ; or depuis des décennies, personne n’avait accédé à la fonction suprême sans être issu de l’aristocratie. Aussi faut-il imaginer l’inquiétude du sénat quand le nouvel élu s’exclama, devant la haute assemblée de l’élite romaine :
"Je serai un consul populiste !" [Sur la loi agraire , 2, 6 : « Popularem me futurum esse consulem »]
Cicéron était provocateur. Orateur chevronné, il savait l’effet qu’une telle déclaration pouvait provoquer dans son auditoire. En réalité, c’était un conservateur modéré, attaché à la prééminence du sénat et non à la cause du peuple, encore moins aux méthodes populistes. Il ne laissa pas le doute planer longtemps, et rassura bientôt ses nouveaux collègues : il disait être populiste, mais sans être vraiment populiste – du moins pas comme les autres :
"Toutefois, j’ai besoin de toute votre sagesse pour vous faire saisir la force et la portée de ce mot. Car une erreur grossière s’est répandue à son sujet à cause des tromperies mensongères de certains, qui, alors qu’ils combattent et compromettent les intérêts et même le salut du peuple, veulent être perçus comme populistes dans leurs discours"."
"« Populistes » traduit ici le mot latin populares, et « élites » le terme optimates. Pendant des décennies, les historiens de la Rome antique, ne trouvant pas de traduction correcte à ces deux termes, se contentaient d’écrire dans leurs textes : « les optimates » et « les populares ». Mais l’actualité politique des dernières années est venue, spontanément, donner la solution à ce problème linguistique. Quand on regarde ces populares romains du I er siècle avant notre ère, l’évidence crève les yeux : ce sont, tout simplement, des populistes. Et leurs opposants, logiquement, ce sont les élites (optimates vient de optimus, le meilleur).
Qu’est-ce que le populisme ? De nombreux auteurs ont, ces dernières années, développé le concept du point de vue des sciences ou de la philosophie politiques. Au sens large, c’est une attitude politique qui se réclame du peuple ; mais, pour être plus précis, on peut dire plutôt, avec l’Académie française, qu’il s’agit du « comportement d’un homme ou d’un parti politique qui, contre les élites dirigeantes, se pose en défenseur du peuple et en porte-parole de ses aspirations, avançant des idées le plus souvent simplistes ». Le dictionnaire précise que le terme est souvent péjoratif ; et de fait, beaucoup de commentateurs l’utilisent à tort et à travers pour critiquer les mouvements politiques qu’ils n’approuvent pas. De la même manière, les opposants des populares à Rome utilisaient le terme en mauvaise part. Pourtant, le concept n’est pas fondamentalement négatif. On a trop souvent tendance à confondre populisme et démagogie. La démagogie est une simple technique politique reposant sur l’émotion, les instincts de court terme, la flatterie ou la tromperie, sans égard pour les conséquences et sans vision d’ensemble des enjeux publics. De ce point de vue, tout homme politique qui souhaite être élu a été, est ou sera un jour quelque peu démagogue : celui qui propose de baisser un impôt décrié, cet autre qui s’affiche auprès d’une vedette du cinéma ou encore ce dernier qui crie à la foule de ses partisans : « Je vous aime ». La démagogie n’a pas de programme politique, encore moins de pensée ou de philosophie politique."
"Pour les populistes, défendre le peuple, c’est défendre les pauvres et les classes moyennes, tout en défendant en même temps la souveraineté du corps civique entier, pris comme un corps homogène."
"Dans les deux cas, nous voyons le pouvoir majoritairement exercé par les membres d’une élite qui se perçoit comme le seul groupe apte à gouverner et se méfie d’un gouvernement trop direct du peuple ; dans les deux cas, on observe des individus issus de cette élite revendiquer la défense des classes populaires, parfois hypocritement, parfois sincèrement, pour le meilleur et pour le pire ; dans les deux cas, ce phénomène se cristallise dans l’apparition d’hommes forts, prêts à des mesures radicales, souvent contre le droit en vigueur, et au péril des équilibres préexistants. À Rome, les choses étaient même plus claires qu’elles ne le sont aujourd’hui, car la division entre les « élites » et le « peuple » était officialisée par les institutions. L’élite, c’était essentiellement les membres du sénat, en particulier les patriciens ; elle était bien distincte de la plèbe, qui avait ses propres assemblées et ses propres magistrats. Le nom que se donnait à lui-même l’État romain : Senatus PopulusQue Romanus (S.P.Q.R.), le sénat et le peuple romain, était une description de cet état de fait. Les premiers siècles de l’histoire de Rome consistent, en dehors des affaires extérieures, en un véritable affrontement de « classes » entre ces deux forces politiques. Et, bien que cet affrontement se soit assoupli à la fin de la République, avec une plus grande mobilité sociale, il représentait néanmoins un terrain fertile pour les mouvements populistes. Étudier le populisme antique, à l’heure où l’on voit réapparaître des idées de lutte des classes, c’est donc se pencher sur les ratés d’un système laissant à son élite le monopole du pouvoir."
"Comme les populistes actuels, ils défendent la souveraineté du peuple (potestas populi ou majestas populi en latin), mais pas vraiment la « démocratie participative » ; rappelons que pour les Romains, la démocratie désignait un système grec de participation directe aux affaires de l’État – et, comme tout ce qui est grec, sujet à caution. Ils préféraient donc une défense indirecte des intérêts du peuple (commoda populi)."
"La rhétorique du juste milieu, du vivre-ensemble et du rassemblement, si présente dans nos démocraties, était utilisée par les optimates comme paravent de leur domination réelle. Le terme de « concordia » (ancêtre de notre « vivre-ensemble » ?) apparut de plus en plus régulièrement dans les débats internes aux élites romaines, à mesure que la société se divisait. Cicéron fut, on le verra, le principal tenant de cette idéologie du consensus, ce qui explique pourquoi il tenta de récupérer le terme de populisme dans un sens politiquement correct. Tous les opposants aux populistes, toutefois, n’étaient pas animés par cet esprit d’apaisement. La plupart des leaders populares finirent assassinés par leurs adversaire [...] Le meurtre et la violence étaient les réponses les plus faciles, mais aussi les plus désespérées, que pouvait apporter la classe dominante aux succès de ces personnages ; par ailleurs, la violence utilisée par les populistes eux-mêmes (particulièrement Clodius) incitait leurs adversaires à les traiter similairement, fût-ce aux dépens des lois de la République qu’ils défendaient si chèrement.."
"Le populisme est-il le dernier bouclier du peuple contre une élite intransigeante, ou le premier glaive des tyrans contre la liberté ? Les populistes sont-ils voués à porter en eux la perte de la République et l’avènement de l’Empire, ou sont-ils le seul recours d’un peuple tenu hors du pouvoir par l’entre-soi d’une aristocratie ?"
"Il y a bien des apparences de démocratie réelle dans la République romaine. Il y a des assemblées, les fameux « comices », et des votes populaires. Mais leur fonctionnement alambiqué donne systématiquement et explicitement l’avantage aux plus riches et aux plus puissants. D’abord, pour ne rien simplifier, il existait deux types d’assemblée : les comices dits « centuriates » et les comices « tributes ». Dans les premiers, le peuple ne vote pas au sein d’une seule grande assemblée, où chaque voix serait égale : il vote par classe de citoyens (ces classes sont appelées « centuries »), des plus riches aux moins riches, qui sont composées d’un nombre inégal d’individus mais ont toutes le même poids dans le décompte des voix. La première centurie, celle des citoyens les plus riches, est aussi la moins nombreuse ; la dernière, celle des plus pauvres (les « prolétaires »), est la plus nombreuse. Chaque centurie est prise comme un tout et chacune a droit au même nombre de voix. Par conséquent, un citoyen a plus de poids politique s’il fait partie des plus riches que des moins riches, car comme sa centurie est composée de moins d’individus, sa voix personnelle est moins diluée. Quand une motion était proposée au peuple, on faisait voter les premières centuries d’abord, et souvent – les riches étant d’accord entre eux – la majorité des suffrages était atteinte avant même que les centuries les plus pauvres aient pu s’exprimer. La volonté populaire était donc captée par un petit nombre d’individus. Il en allait à peu près de même dans l’autre type d’assemblée, les comices tributes : là, la division se faisait non par centurie censitaire, mais par « tribus », une catégorie d’origine géographique."
"Comment un régime en apparence aussi injuste pouvait-il être accepté par l’ensemble de la population ? C’est que les privilèges politiques accordés à l’aristocratie et aux citoyens les plus riches avaient leur contrepartie. Les centuries ne servaient pas seulement à décompter les voix dans les assemblées ; elles servaient aussi pour sélectionner les recrues au service militaire et pour lever les impôts. Et là, il n’était pas forcément enviable de faire partie des premières centuries, les plus aisées. Car de la même manière que chaque centurie disposait du même nombre de voix, on demandait à chaque centurie le même nombre d’hommes pour le service militaire et la même quantité d’impôts. Comme les centuries les plus aisées étaient composées de moins d’individus, mécaniquement, les riches étaient plus souvent mobilisés pour la guerre et devaient apporter une contribution financière beaucoup plus lourde. À Rome, comme dans les cités de la Grèce classique, le cœur des armées était constitué des citoyens les plus privilégiés, ceux qui avaient de quoi s’équiper (et, en particulier, les cavaliers). Dans ce système, chacun pouvait donc croire à une forme de justice sociale : à l’élite revenaient certes le pouvoir et le prestige, mais ils le payaient par l’impôt, y compris celui du sang. À la bataille de Cannes, l’un des plus terribles désastres de l’histoire de l’armée romaine, on sait que plus de quatre-vingts sénateurs (sur trois cents) trouvèrent la mort au combat. C’est, en proportion, comme si deux cent quarante-cinq parlementaires français tombaient aujourd’hui au champ d’honneur en une seule bataille – nul doute qu’on entendrait moins de récriminations sur les indemnités, les frais de bouche ou les retraites des députés français."
"Un élément supplémentaire était venu mettre de l’huile dans les rouages : le développement progressif d’un ascenseur social. La société romaine était une société de castes, mais l’appartenance d’un individu à celles-ci n’était pas irrémédiablement figée. Les plébéiens avaient rapidement obtenu que l’accès à certaines magistratures leur soit ouvert, et de véritables dynasties plébéiennes s’étaient constituées. La noblesse au sens propre étant constituée de tous les descendants de consuls, et l’accès au consulat n’étant pas réservé aux patriciens (c’est-à-dire aux anciennes familles aristocratiques), certains individus issus du peuple ou de la bourgeoisie pouvaient y accéder. Ainsi des hommes politiques comme Caton l’Ancien ou Cicéron, dont aucun ascendant n’avait jamais exercé de magistrature, ont-ils pu accéder à la fonction suprême. Les cas étaient rares, mais pas inexistants ; on les appelait, comme on l’a vu, des « hommes nouveaux ». Tout romain, même plébéien et sans appui, pouvait en théorie espérer gravir tous les échelons de la société sur la base de son mérite (militaire, juridique ou oratoire), ou du moins permettre à ses enfants de le faire. C’était là un puissant facteur de cohésion sociale et d’adhésion au régime en place."
"À partir de la fin du II e siècle avant Jésus-Christ, les tensions commençaient donc à devenir de plus en plus vives, et ce d’autant plus que Rome était à présent à l’abri de toute menace extérieure."
"Le peuple romain ne pouvait plus fermer les yeux sur les inégalités du système social, maintenant que l’existence même de la société n’était plus en jeu. La vie politique prit alors une intensité qu’elle n’avait pas connue depuis longtemps. Les rivalités entre puissants se firent plus fortes, la concurrence entre camps politiques plus âpre."
"Il y a d’abord les mesures qu’on pourrait qualifier de sociales. Rome, on l’imagine bien, n’était pas un État-providence. Chaque citoyen ne pouvait compter que sur ses propres moyens pour survivre – avec, à l’occasion, les solidarités familiales ou patronales qui pouvaient lui apporter de l’assistance. Pendant longtemps, l’autorité publique n’eut aucune part aux questions de redistribution ou de justice sociale. Mais la société romaine était, après les guerres puniques, en plein bouleversement. Comment répartir les terres agricoles qui, depuis le début de l’expansion romaine, avaient progressivement été annexées au domaine public ? Il y avait à Rome et en Italie tout un petit peuple de paysans qui manquaient de terres, en face de grands propriétaires laissant leurs champs en pâturage ou les faisant travailler par des esclaves, qui étaient à l’économie antique ce que les robots sont à la nôtre : un excellent moyen de réaliser les tâches répétitives et fatigantes à la place de travailleurs libres. Or, c’était le sénat qui se chargeait seul de la gestion du domaine public, et qui avait donc le monopole de l’attribution des terres. Les paysans libres étaient contraints à une inaction qui n’est pas sans évoquer le chômage de masse de nos démocraties modernes ; et le sentiment d’injustice était amplifié par les nouveaux territoires conquis par les légions, dans lesquels les terres et le travail ne manquaient pas. Ce dernier était même « volé », comme diraient certains aujourd’hui, par de nouveaux esclaves qui arrivaient en abondance sur le sol italien des quatre coins de l’empire. L’historien Appien écrit : « Les puissants devinrent extrêmement riches, et les esclaves se répandirent partout dans le pays, tandis que les Italiens s’affaiblissaient en nombre et en vigueur, accablés par la pénurie, les impôts et le service militaire 15 . » On comprend que le ressentiment et l’agitation aient été à leur comble dans les classes populaires. D’autant plus que ces terres appartenaient pour la plupart au domaine public, et que leur confiscation par de grands propriétaires était perçue comme une aliénation de la propriété commune du peuple romain. Il en allait de la dignité des citoyens pauvres, qui, pour beaucoup, avaient combattu pour obtenir ces terres, et n’acceptaient pas forcément l’oisiveté à laquelle ils étaient condamnés.
Le « programme » populiste, dans ces conditions, allait être de proposer la redistribution des terres du domaine public, pour en faire bénéficier les plus pauvres et leur permettre d’accéder à la propriété ou, du moins, d’échapper au chômage grâce à un emploi comme travailleur agricole. Puis, de plus en plus, les lois agraires visèrent non seulement les pauvres, mais les anciens militaires, vétérans des campagnes des leaders populistes. Ce fut au point que les vétérans finirent, à la fin de la République, par se montrer particulièrement exigeants dans la qualité des terres qui leur étaient attribuées, et dans la rapidité de cette attribution. Une version particulière de la redistribution agraire, inventée par les Gracques et perpétuée par presque tous les leaders populistes, était de fonder de nouvelles colonies. Il ne s’agissait pas de colonies au sens moderne du terme, mais de villes nouvelles : elles s’organisaient comme des Rome en miniature, avec leurs assemblées et leurs magistrats municipaux."
"L’autre versant de la politique sociale des populistes romains était celui des subventions. Car il est évident que la redistribution des terres ne pouvait concerner l’ensemble du corps civique, et que les chanceux qui se voyaient attribuer un lopin laissaient derrière eux des masses de miséreux dans l’agglomération romaine. Pour ceux-là, les populistes inventèrent et perfectionnèrent le premier système de subventions publiques. Cela commença par des distributions de blé à prix réduit ; puis le prix fut de plus en plus réduit, et enfin, au I er siècle avant notre ère, on finit par instaurer des distributions gratuites. Cette politique permettait aux nécessiteux de manger, mais c’était moins une forme antique de soupe populaire qu’une véritable aide sociale d’État, puisqu’elle concernait l’ensemble des citoyens et leur était d’ailleurs exclusivement réservée. On imagine les fraudes à la citoyenneté et au ticket de rationnement, mais aussi la machinerie administrative qu’il fallut inventer pour organiser ces distributions. [...] Entre la politique sociale et la mesure démagogique facile, la frontière était ténue, mais cette pratique était faite pour durer jusqu’à l’époque impériale (Juvénal inventa alors la fameuse expression « du pain et des jeux »). Nul besoin de rappeler en quoi ce débat a survécu jusqu’à nos jours – même si à la disette ont succédé les crises pétrolières et à la hausse du prix du blé, celle du prix de l’essence. Par ailleurs, l’introduction d’une assistance d’État permettait aussi aux populistes de faire concurrence aux générosités des nobles ; ces derniers avaient en effet la coutume, pendant les campagnes électorales, de multiplier les cadeaux à leurs électeurs. En créant un système public, c’est l’argent du peuple lui-même qui lui était redistribué, sans qu’il ait besoin de se placer sous le patronage de l’aristocratie."
"L’idée de renverser la table, de fonder une nouvelle République leur aurait paru parfaitement incongrue ; même l’organisation censitaire du corps électoral n’était pas remise en cause, sauf peut-être par quelques iconoclastes comme Salluste. En revanche, ils essayèrent de donner au peuple plus de poids dans les mécanismes républicains. Un meilleur équilibre devait être trouvé entre la majestas populi, souveraineté du peuple, et l’autorité du sénat. Cela impliquait tant de rabaisser cette dernière que d’accroître les pouvoirs des représentants populaires, et en premier lieu, des tribuns de la plèbe. L’étendue de leurs fonctions, et en particulier leur droit de veto, fut l’objet d’une lutte constante entre les deux camps. Inversement, les pouvoirs du sénat – qui, officiellement, n’avait de rôle que consultatif – étaient sujets à des interprétations divergentes ; certains populistes, parfois, forcèrent sans vergogne la main de l’assemblée patricienne, indépendamment de toute considération juridique. Par ailleurs, la composition des tribunaux était également objet de débats : les uns souhaitaient que les jurys soient exclusivement composés de sénateurs, les autres qu’ils soient ouverts à d’autres membres du corps social. Les pouvoirs religieux étaient aussi bien en cause, puisque chacun savait qu’ils jouaient un rôle politique. Par exemple, la capacité de certains magistrats à annuler des assemblées populaires en cas de mauvais augures était regardée avec méfiance par les populistes, qui y voyaient une manière bien pratique de contourner ces assemblées sous couvert de religion… Enfin, les populistes furent souvent les auteurs de lois anticorruption – qui parfois se retournèrent contre eux. Le ressentiment envers les magistrats qui s’enrichissaient sans scrupule dans le cadre de leurs fonctions était un puissant moteur de mobilisation populaire, comme il l’est encore aujourd’hui."
"On aurait pu penser que les citoyens romains, particulièrement les plus pauvres pour qui la citoyenneté était le seul bien, auraient rechigné à ce qu’on accorde cette même citoyenneté à un corps plus large d’individus ; car c’était un privilège que la citoyenneté romaine, et ce privilège perdait de sa valeur à mesure que le nombre de citoyens augmentait. Sans compter la fierté de faire partie du véritable peuple romain, et le mépris qui frappait peut-être les provinciaux italiens. Certains populistes se firent pourtant les défenseurs de l’extension du droit de vote aux Italiens. Caius Gracchus le fit sans doute trop tôt, et y perdit une partie de ses soutiens. Par la suite, cependant, l’idée sembla devenir plus populaire. La raison est sans doute à trouver dans le fonctionnement tortueux et oligarchique de la République romaine. Comme on l’a vu au chapitre précédent, en réalité, le privilège du droit de vote était déjà inégalement réparti dans le corps civique, puisque la voix des citoyens pauvres comptait pour moins que celle des riches, et parfois comptait pour rien du tout lorsqu’on ne prenait même pas la peine de faire voter les dernières centuries. Aussi accorder le droit de vote à d’autres n’était-il pas un sacrifice aussi grand qu’on aurait pu le penser au premier abord. Surtout, cette extension de la citoyenneté pouvait permettre de noyer les aristocrates au sein des assemblées populaires, car le peuple italien était beaucoup plus nombreux que le peuple romain. Pour les populistes, les Italiens étaient une réserve de voix immense à mobiliser contre l’aristocratie, et le peuple romain y trouvait donc peut-être son intérêt bien compris. D’ailleurs, les Romains voyaient sans doute déjà les Italiens comme leurs compatriotes de fait. C’était une évolution vers le suffrage universel – hormis les femmes et les esclaves, mais cela allait de soi. Ce n’était certainement pas, en revanche, une forme ancienne de « droit de vote des étrangers », qui était absolument inenvisageable : à preuve, un tribun de la plèbe, Caius Papius, proposa en 65 avant Jésus-Christ une loi qui expulsait les étrangers de Rome et durcissait les sanctions contre les usurpations de citoyenneté."
"Il n’y a pas de doute que l’ensemble des Romains étaient patriotes, et ce dans les deux camps ; on ne pouvait reprocher aux optimates ce que les populistes d’Europe reprochent aujourd’hui aux élites dirigeantes, c’est-à-dire d’avoir abandonné leurs propres pays. Encore qu’un élément rappelle les critiques que nous entendons actuellement : les populistes romains critiquaient la tendance hellénisante des élites. Trop grecs, comme on dirait aujourd’hui trop « mondialisés » !"
"A la fin de la République, certains parmi eux, comme Cicéron, professaient un respect réel ou feint pour l’œuvre des Gracques ; c’étaient les populistes actuels qu’ils détestaient. Ils pouvaient accepter leurs incarnations anciennes, puisqu’elles faisaient maintenant partie de la tradition ; mais l’idée de poursuivre et d’amplifier leurs réformes faisait horreur. Leur problème était qu’ils n’avaient aucune solution à proposer aux malheurs du temps : on le voit clairement dans les discours de Cicéron Sur la loi agraire , où il conteste minutieusement toutes les dispositions d’une loi populiste sans jamais s’avancer sur ce qu’il aurait fallu faire à la place. C’était le parti du status quo.
Ce dont les élites avaient le plus peur, dans les réformes populistes, c’était la redistribution des terres. Rappelons que le sénat et l’aristocratie tout entière tiraient leur richesse et leur pouvoir de leurs propriétés terriennes. La plupart d’entre eux possédaient de grands domaines qu’ils faisaient exploiter, parfois en y attachant un véritable souci agronomique. Or, pour redistribuer les terres, il fallait forcément exproprier leurs propriétaires. Aussi dénonçaient-ils les atteintes à la propriété et à la liberté que ces méthodes représentaient."
"Les élites ne se privaient pas, comme aujourd’hui, de qualifier les populistes de personnages corrompus, violents et haineux. À vrai dire, la corruption était permanente à Rome, et partagée des deux côtés. Le reproche fusait des deux parties de l’échiquier, et seul un Caton semble avoir sincèrement cherché à combattre ce fléau en poursuivant en justice ses propres alliés moins vertueux. Le reproche de violence (les populistes étaient qualifiés de turbulenti) était plus fondé, quoique, là encore, le parti aristocratique ne fût pas en reste. C’était même lui qui avait le premier fait couler le sang de citoyens romains en assassinant les Gracques."
"Nous sommes en 133 avant Jésus-Christ. Cela fait un peu plus de dix ans que Carthage a été rasée, et avec elle, toute cité capable de résister à la domination romaine. En Orient, les successeurs d’Alexandre ne sont plus de taille à lutter, et leurs royaumes s’effondrent progressivement. Ce qui est maintenant bel et bien un empire colonial s’étend d’un bout à l’autre de la Méditerranée et, pour la première fois, les Romains font face aux conséquences de la superpuissance.
C’est alors qu’un jeune aristocrate, lié à la grande famille des Scipions, décide de se porter candidat au tribunat de la plèbe, et se fait élire : c’est Tiberius Sempronius Gracchus, le premier des Gracques. Il a compris, contrairement à beaucoup d’autres, que la question sociale ne peut plus être évitée ; et dans la Rome de cette époque, on l’a vu, la question sociale, c’est la question agraire. Conscient de ce problème, Tiberius entreprend d’y trouver une solution. On peut spéculer sur ses motivations : était-ce une réelle sollicitude pour ses compatriotes désœuvrés, un sentiment de justice sociale, ou une manière efficace de nourrir son ambition personnelle ? Le respect que son personnage inspira à la plupart des écrivains et historiens de l’Antiquité, même chez les adversaires des populistes comme Cicéron, tend à faire penser qu’il était animé de convictions véritables."
"Fort de sa fonction de tribun de la plèbe, il fit la proposition de loi suivante. Les possessions agricoles seraient désormais limitées en surface, à hauteur de 125 hectares par individu au maximum, et de 250 hectares par famille, avec des incitations pour les familles nombreuses : chaque enfant supplémentaire donnerait droit à une superficie légèrement supérieure. Une commission extraordinaire serait chargée de récupérer les terres excédentaires, et, par la même occasion, de vérifier la régularité de l’occupation du domaine public par chacun des possesseurs qui se l’étaient approprié. Les terres ainsi récupérées seraient ensuite réparties entre les citoyens pauvres. On notera qu’en 2018, le gouvernement de coalition entre le Mouvement Cinq Étoiles et la Ligue, en Italie, annonçait une mesure d’inspiration similaire pour relancer la natalité : les familles faisant un troisième enfant devaient recevoir un lot de terres du domaine public…
À dire vrai, Tiberius Gracchus n’était pas tout à fait le premier à s’opposer au sénat pour attribuer des terres aux citoyens pauvres. Un siècle auparavant, à l’époque des guerres d’Hannibal, le tribun de la plèbe Flaminius avait obtenu la faveur du peuple en proposant de distribuer des terres récemment conquises aux Gaulois en Italie du Nord. Sanguin de tempérament, il avait irrité la noblesse par ses entorses répétées aux traditions politiques et religieuses, et les historiens anciens le qualifiaient de démagogue. Mais ce type de personnage n’était jusqu’ici apparu que sporadiquement au cours de l’histoire romaine, sans que ces idées s’ancrent véritablement dans le débat public ; avec les Gracques commençait au contraire une véritable tradition populiste, durable et charpentée."
"La gestion du domaine public était la chasse gardée des sénateurs ; qu’un tribun de la plèbe propose de confier l’intégralité de son redécoupage à une commission extérieure au sénat, c’était une atteinte à la constitution. Ce ne fut pas la seule. La loi allait être votée par le conseil de la plèbe quand l’autre tribun, un certain Marcus Octavius, plus conservateur, fit usage de son droit de veto. Il se produisit alors un événement jusque-là inouï : Tiberius proposa à la plèbe de déposer Octavius, et la motion fut adoptée. C’était la première fois qu’un tribun de la plèbe, normalement inviolable et sacro-saint, voyait son pouvoir de veto ainsi écarté – sur instigation d’un autre tribun de la plèbe. Cette innovation était une quasi révolution [...] Cela signifiait que la plèbe pouvait à présent adopter à peu près n’importe quelle loi sans contre-pouvoir. Poussant la provocation, Tiberius se fit élire à la commission extraordinaire chargée de répartir les terres, avec son beau-père et son frère, puis il se porta candidat à sa propre succession comme tribun de la plèbe, ce qui n’avait, là encore, jamais eu lieu. On saisit, à l’audace et à la réussite de Tiberius, quelle devait être sa popularité auprès de la plèbe, et à quel point sa réforme devait susciter d’espoirs. On imagine aussi l’effroi et l’indignation des oligarques conservateurs. Le premier d’entre eux était le grand pontife Scipion Nasica, qui lança toutes ses forces politiques contre Tiberius. Dans l’été de la même année, le jeune tribun de la plèbe fut assassiné et jeté dans le Tibre. C’en était fini du premier grand populiste romain.
Dans ce court épisode, qui ne dura même pas un an, on trouve déjà en germe tous les éléments constitutifs du populisme. Le mécontentement populaire et les inégalités sociales ; le ressentiment contre une élite politique et économique sourde aux revendications du peuple ; l’ascension d’un homme issu de cette élite mais dévoué à la cause populaire. Surtout, on observe un phénomène qui se répétera tout au long de l’histoire romaine, et qu’on retrouve encore aujourd’hui : le leader populiste bataille contre des obstacles juridiques ou constitutionnels. Les mesures radicales demandent souvent de rompre avec les conceptions traditionnelles du droit."
"Avec Tiberius, les tribuns de la plèbe acquéraient une nouvelle importance, plus proche de leur rôle originel de défenseurs du peuple. Dans les décennies précédentes, et tout particulièrement pendant les guerres puniques, les tribuns avaient majoritairement accordé leur soutien au sénat. À partir des Gracques, ils prirent progressivement l’apparence d’une menace dangereuse pour le régime oligarchique. En attendant, ainsi que l’écrit Plutarque, ces événements avaient instauré un état de compromis, « où les nobles faisaient des concessions par peur de la multitude, et le peuple par respect du sénat ».
Tiberius Sempronius Gracchus n’était pas mort pour rien. Dix ans après, en l’an 123, c’est son jeune frère Caius Sempronius Gracchus qui releva le gant. C’était un caractère différent de celui de son aîné : plus emporté, plus colérique, plus fougueux, y compris dans ses discours. Il se fit élire tribun de la plèbe « contre le sénat », ainsi que le dit un historien ancien, par une assemblée toute dévouée ; Plutarque a décrit la foule immense rassemblée au Champ de Mars pour l’acclamer. On voit, à ces détails, la dimension symbolique que la figure de son frère défunt avait acquise, et la ferveur populaire qui l’entourait. Caius ne se contenta pas de reprendre le programme abandonné de Tiberius : il fit dix fois pire, ce qui lui valut sans doute la réputation de « démagogue sans bornes » que Plutarque rapporte sans la cautionner 20 . Non seulement il proposait de redistribuer les terres, mais il y ajoutait le premier embryon d’allocation sociale : tout citoyen résidant dans la ville de Rome recevrait chaque mois une ration de blé par subvention publique à prix réduit. Il souhaitait également que l’État fournisse leur équipement aux soldats citoyens, qui étaient jusqu’ici obligés de s’armer à leurs frais. Du côté constitutionnel, il voulut casser la prééminence des sénateurs en introduisant à leurs côtés dans les tribunaux un nombre égal de chevaliers. Les chevaliers étaient des citoyens romains riches (à l’origine, ceux qui avaient les moyens de posséder un cheval), mais qui n’avaient pas le privilège de faire partie de la noblesse. De ce fait, ils avaient pu se livrer aux activités commerciales et maritimes interdites aux sénateurs, dont la richesse devait obligatoirement provenir de l’agriculture, et formaient à présent une sorte de bourgeoisie d’affaires. Les intérêts des chevaliers n’étaient a priori pas en rapport avec ceux des prolétaires, mais ce fut l’habileté de Caius de les utiliser comme un contrepoids face à la noblesse. Outre la fin du monopole sénatorial dans les tribunaux, il leur donna des places d’honneur dans les théâtres (privilège jusqu’ici réservé aux sénateurs) et leur confia l’exploitation de la nouvelle province d’Asie mineure. Dans un premier temps, la stratégie radicale de Caius parut fonctionner : ravi des distributions de blé, le peuple le fit de nouveau tribun l’année suivante, manœuvre qui avait causé l’assassinat de Tiberius dix ans auparavant. En 122, toutefois, l’opposition aristocratique se réveilla. Elle parvint à prendre des décrets qui contrecarraient les réformes de Caius. Ce dernier tenta de faire appel à la force pour appliquer son programme, et le sénat le déclara ennemi de la République. En 121, Caius et 3 000 de ses partisans furent massacrés.
Là encore, l’un des principaux reproches faits par l’aristocratie à Caius Gracchus était d’aspirer à une forme de tribunat permanent, ce qui en aurait fait, pour ainsi dire, un tribun-roi. De fait, par son propre comportement et par ses réformes, Caius poussait les innovations plus loin que son frère aîné. Ce que sa chevauchée réformatrice avait montré, c’est que la ferveur populaire donnait aux tribuns de la plèbe un pouvoir incomparable. Bien utilisée par un homme charismatique, cette fonction pouvait représenter une voie royale vers le pouvoir absolu et permanent. C’était donc, plus que leurs réformes, les méthodes utilisées par les Gracques qui inquiétaient le parti oligarchique. Le jusqu’au-boutisme des conservateurs eut, d’ailleurs, de lourdes conséquences. En refusant toute réforme par la voie traditionnelle, ils entérinaient l’idée que les réformes ne pourraient advenir que par des voies extraordinaires."
"[Caius Gracchus] eut aussi l’intuition de quitter sa résidence aristocratique du Palatin (la colline la plus huppée de Rome) pour aller s’installer près du forum, dans un quartier pauvre et proche du cœur politique de la ville.
Bien qu’elles aient représenté une rupture fracassante dans l’histoire de Rome, les tentatives populistes des Gracques n’en avaient pas moins rapidement été réduites à néant, ce qui prouve la vigueur du parti sénatorial. Non seulement les élites avaient à leur disposition l’appui de leurs richesses et de leurs clientèles, mais encore elles pouvaient compter sur le soutien d’une partie importante du peuple. Habilement, les sénateurs avaient fait élire à côté de Caius Gracchus un autre tribun de la plèbe, Marcus Livius Drusus, dans le but de saper l’influence du premier. Face aux projets de Caius, Drusus opposa des contre-réformes encore plus radicales, qui devaient détourner l’attention du peuple. Elles ne furent jamais mises en œuvre, mais elles lui donnèrent la légitimité suffisante pour opposer son veto aux réformes de Caius."
"Toute sa carrière, Caius Marius représenta le prototype de l’homme fort issu du peuple. C’était un militaire ; Cicéron le qualifiait avec un mépris mêlé d’admiration d’homme « inculte, mais vraiment un homme ». D’après Salluste, qui reprend peut-être un argument propagé par les partisans de Marius lui-même, « dès qu’il eut l’âge d’être soldat, il se donna à l’armée plutôt qu’à la rhétorique grecque et aux élégances mondaines », sous-entendu : contrairement à d’autres privilégiés plus amollis. Dès ses premières magistratures, il n’hésita pas à attaquer personnellement les représentants du parti sénatorial, et à sous-entendre qu’il pourrait bien être un successeur des Gracques. Il fut traîné en justice par les optimates pour corruption électorale, avant d’être innocenté. Tout le monde corrompait plus ou moins tout le monde, mais, comme aujourd’hui, les procès étaient une arme utile dans le jeu politique, dont personne ne se privait.
Quand le dernier des Gracques fut assassiné, Marius avait 36 ans. C’était un « homme nouveau », un chevalier qui avait fait ses preuves dans la carrière des armes. Il devint ami de la grande famille aristocratique des Metelli, qui virent en lui un futur soutien précieux. Grâce à eux, il gravit les échelons des magistratures civiles : questeur, tribun, préteur, proconsul, il ne lui manqua bientôt plus que la magistrature suprême, celle du consulat. Là, son protecteur Metellus lui conseilla de mesurer ses ambitions : jamais jusqu’ici un plébéien n’avait été consul. Mais il refusa de suivre son avis, rompit avec les Metelli, présenta sa candidature [...] Il fut élu consul [...] Aussitôt élu, Marius demanda à remplacer Metellus lui-même comme général dans la guerre que Rome menait alors en Afrique contre le roi numide Jugurtha, sorte de Kadhafi des temps antiques. Le sénat refusa, mais la plèbe passa outre, et on envoya Marius. Il faut dire qu’un climat de suspicion régnait alors à Rome : des sénateurs étaient accusés d’avoir été achetés par Jugurtha, et de faire durer la guerre exprès. D’autres étaient clairement accusés d’incompétence. Le sénat était dans l’expectative face à cette nouvelle incarnation du mouvement populiste. Il ne pouvait pousser ses pions trop loin, de peur que la plèbe se révolte ; aussi laissa-t-il faire Marius, dans l’espoir que ses projets échouent et qu’il finisse par s’autodétruire. Marius, lui, attaquait vigoureusement les aristocrates dans ses discours, et affirmait clairement que son élection au consulat était une victoire des populistes sur l’élite. Il promit de partir en Afrique mettre un terme à la guerre contre Jugurtha et demanda à lever de nouvelles troupes. Le sénat crut jouer habilement en lui accordant cette nouvelle levée : il pensait que la plèbe qui avait acclamé Marius au forum ne serait pas aussi enthousiaste à l’idée de partir elle-même sur le champ de bataille. Il avait tort."
"Même dans le recrutement, Marius procéda à des innovations radicales : plutôt qu’au tirage au sort par centurie, il préféra recourir au volontariat. Par conséquent, ses armées étaient essentiellement composées de prolétaires à qui on versait une solde et qu’on fournissait en armes. C’était le début de l’armée romaine professionnelle, mais aussi une véritable mesure sociale et populaire, qui aurait – on le verra – des conséquences importantes pour le mouvement populiste. Il prit le commandement en Afrique, remplaçant son ancien patron Metellus qui ne lui adressa pas la parole ; et, en deux ans, il mit un terme à la guerre qui, il est vrai, était déjà bien engagée pour les Romains. Marius reçut à Rome un triomphe où il fit exécuter le roi Jugurtha devant la foule. Au même moment, d’autres armées romaines se faisaient écraser par des troupes germaines qui, venues du nord de l’Europe, envahissaient la Provence. Rome connut une véritable panique, en se rappelant le sac de la ville par les Gaulois trois siècles plus tôt. Pour Marius, c’était l’occasion idéale de confirmer son prestige politique. Il prit la tête des armées romaines en Gaule, et repoussa par deux fois les barbares, à Aix et à Verceil. Rarement un général romain avait atteint un tel niveau de gloire.
Rarement aussi un homme politique avait bénéficié d’une telle ferveur, et d’une telle carrière. Pendant ses campagnes africaine et gauloise, il fut réélu consul six fois d’affilée, y compris en son absence, ce qui était à la fois inouï et illégal. Il poussa la provocation jusqu’à conserver les insignes du triomphe – notamment le manteau pourpre – pour siéger au sénat le lendemain de la cérémonie, ce qui était contraire à l’usage. Rupture avec les codes de modération et de bienséance politique et volonté d’afficher brutalement son pouvoir sur les élites traditionnelles : Marius jouait son rôle de popularis jusqu’au bout. Comme Caius Gracchus, d’ailleurs, il s’était fait construire une maison proche du forum."
"Marius était toutefois plus militaire qu’homme politique, et ne chercha jamais à transformer l’essai. Il n’utilisa pas son armée pour accéder au pouvoir absolu. En 88 avant Jésus-Christ, il fut renversé par un de ses anciens légats, Lucius Cornelius Sylla. Sylla était l’exact opposé de Marius, et l’incarnation parfaite du camp aristocratique : aimant les plaisirs, grand connaisseur des lettres grecques, des arts et de la poésie, il était aussi et surtout un défenseur du régime traditionnel et du sénat. Marius avait souhaité obtenir le commandement de l’armée d’Orient envoyée contre le roi du Pont, Mithridate ; mais, jugé trop vieux (il avait alors 72 ans), ce fut Sylla qui fut choisi à sa place. Marius tenta alors un dernier coup, en s’appuyant sur le tribun de la plèbe Sulpicius. Ce dernier était un populiste forcené : il disposait d’une multitude d’hommes de main qu’il appelait, expression significative, son « anti-sénat », et il avait fait passer des lois que nous qualifierions de « moralisation de la vie politique », en interdisant par exemple aux sénateurs d’emprunter plus de deux mille drachmes. Il profita de l’absence de Sylla, parti en Asie mineure, pour nommer Marius à sa place. S’ensuivit une période de grande violence et de grande confusion. Face à l’hostilité des hommes en place, les populares commencèrent à assassiner des partisans de Sylla ; puis ce dernier revint en force et marcha sur Rome avec son armée pour « libérer » le sénat, jusque-là impuissant. Il parvint à faire bannir Marius, qui partit se réfugier en Afrique. Mais le vieux général populiste n’avait pas dit son dernier mot : il organisa un débarquement en Étrurie, retrouva ses alliés et rentra dans Rome où, à force de massacres, il contraignit le sénat à lever son propre exil et à déclarer Sylla ennemi public. Sa victoire fut de courte durée : il mourut l’année suivante d’une pleurésie. Sylla, qui pendant ce temps était parvenu à vaincre Mithridate en Orient, revint en Italie et dut affronter les armées des chefs populares qui avaient conservé le pouvoir. Les pertes s’élevèrent à plus de 50 000 morts des deux côtés. Vainqueur, Sylla réunit les prisonniers sur le Champ de Mars à Rome et en fit exécuter 3 000. C’était une décennie agitée pour la politique romaine.
L’exécution des prisonniers politiques fut le début d’une véritable Terreur, où Sylla voulut purger la ville des populistes. Paradoxalement, il utilisa pour ce faire des moyens qui étaient en contradiction absolue avec les idéaux des optimates , ceux de tradition et de préservation de l’ancienne République. Sylla était en quelque sorte le populiste des antipopulistes. Les sénateurs lui refusèrent en effet de sanctionner par la loi les moyens qu’il demandait pour pratiquer l’épuration ; il passa outre. 80 magistrats ou anciens magistrats populares et 440 chevaliers furent inscrits sur une liste de proscription et, comme au Far West, une énorme rançon fut promise à qui se chargerait de les assassiner. Ce fut un massacre systématique, à Rome comme en Italie. Sylla se trouvait le seul maître à Rome, et se fit attribuer la dictature. C’était une magistrature ancienne, qu’on accordait normalement à titre temporaire dans les temps de crise, et qui donnait au dictateur les pleins pouvoirs pour rétablir la situation (l’article 16 de notre Constitution en est un lointain écho). Mais Sylla obtint une dictature sans limite de temps, ce qui avait jusque-là été inconcevable : c’était un clou de plus dans le cercueil du vieux régime républicain. Sur la forme, c’était une hérésie ; mais sur le fond, Sylla restait l’allié des oligarques. Armé de sa dictature, il élargit les pouvoirs du sénat et réduisit ceux des tribuns de la plèbe, dont on a vu qu’ils avaient été cruciaux dans les succès populistes. Leur droit de veto fut limité et leurs propositions de lois devaient maintenant être d’abord approuvées par le sénat. Il affaiblit également le pouvoir des chevaliers en les retirant des tribunaux – c’était, on s’en souvient, une réforme des Gracques. Puis, son travail de restauration accompli, et à la surprise générale, il abdiqua. Peut-être jugeait-il avoir accompli sa mission, ou bien craignait-il de futures violences ; dans tous les cas, il se retira et passa son temps libre à écrire ses mémoires, avant de mourir de maladie à 60 ans.
Le conflit entre Marius et Sylla représente la première guerre civile romaine. Elle s’était conclue, comme sous les Gracques, par la défaite des populistes ; mais la République traditionnelle en sortait encore plus fragilisée. Pour vaincre les populares , la noblesse avait en effet dû recourir à des moyens extraordinaires, et se livrer pieds et poings liés à un personnage autoritaire, à un dictateur qui avait dû en quelque sorte refonder le régime. En d’autres termes, elle avait retourné contre eux les armes des populistes. Dans l’immédiat, cette tactique lui avait permis de remporter une qui avaient conservé le pouvoir. Les pertes s’élevèrent à plus de 50 000 morts des deux côtés. Vainqueur, Sylla réunit les prisonniers sur le Champ de Mars à Rome et en fit exécuter 3 000. C’était une décennie agitée pour la politique romaine.
L’exécution des prisonniers politiques fut le début d’une véritable Terreur, où Sylla voulut purger la ville des populistes. Paradoxalement, il utilisa pour ce faire des moyens qui étaient en contradiction absolue avec les idéaux des optimates , ceux de tradition et de préservation de l’ancienne République. Sylla était en quelque sorte le populiste des antipopulistes. Les sénateurs lui refusèrent en effet de sanctionner par la loi les moyens qu’il demandait pour pratiquer l’épuration ; il passa outre. 80 magistrats ou anciens magistrats populares et 440 chevaliers furent inscrits sur une liste de proscription et, comme au Far West, une énorme rançon fut promise à qui se chargerait de les assassiner. Ce fut un massacre systématique, à Rome comme en Italie. Sylla se trouvait le seul maître à Rome, et se fit attribuer la dictature. C’était une magistrature ancienne, qu’on accordait normalement à titre temporaire dans les temps de crise, et qui donnait au dictateur les pleins pouvoirs pour rétablir la situation (l’article 16 de notre Constitution en est un lointain écho). Mais Sylla obtint une dictature sans limite de temps, ce qui avait jusque-là été inconcevable : c’était un clou de plus dans le cercueil du vieux régime républicain. Sur la forme, c’était une hérésie ; mais sur le fond, Sylla restait l’allié des oligarques. Armé de sa dictature, il élargit les pouvoirs du sénat et réduisit ceux des tribuns de la plèbe, dont on a vu qu’ils avaient été cruciaux dans les succès populistes. Leur droit de veto fut limité et leurs propositions de lois devaient maintenant être d’abord approuvées par le sénat. Il affaiblit également le pouvoir des chevaliers en les retirant des tribunaux – c’était, on s’en souvient, une réforme des Gracques. Puis, son travail de restauration accompli, et à la surprise générale, il abdiqua. Peut-être jugeait-il avoir accompli sa mission, ou bien craignait-il de futures violences ; dans tous les cas, il se retira et passa son temps libre à écrire ses mémoires, avant de mourir de maladie à 60 ans.
Le conflit entre Marius et Sylla représente la première guerre civile romaine. Elle s’était conclue, comme sous les Gracques, par la défaite des populistes ; mais la République traditionnelle en sortait encore plus fragilisée. Pour vaincre les populares , la noblesse avait en effet dû recourir à des moyens extraordinaires, et se livrer pieds et poings liés à un personnage autoritaire, à un dictateur qui avait dû en quelque sorte refonder le régime."
"Deux principaux lieutenants politiques de Marius, Lucius Appuleius Saturninus et Caius Servilius Glaucia. On sait peu de choses sur ces deux personnages, sinon qu’ils semblent avoir agi ensemble pour assister la carrière de Marius et qu’ils sont les auteurs de deux lois d’inspiration populiste, qui furent abrogées par Sylla. La première concernait le prix du blé, qui avait augmenté dans les décennies précédentes et représentait un vif sujet de mécontentement : Saturninus et Glaucia fixaient un prix maximum au boisseau de blé et réorganisaient sa distribution. Une seconde loi visait à punir les crimes de lèse-majesté envers le peuple romain. [...] on mesure le dégoût des sénateurs conservateurs face à la montée des populistes au mot de Cicéron à propos de Saturninus et Glaucia, qu’il qualifiait « d’ordure du sénat. » [...] Le sénat finit par déclarer Saturninus et Glaucia ennemis de la République, et ils furent assassinés par une bande d’aristocrates armés.
Un autre soutien de Marius connut momentanément une période de toute puissance entre 86 et 84 avant Jésus-Christ, c’est-à-dire entre la mort de Marius et la dictature de Sylla : Lucius Cornelius Cinna (dont le petit-fils inspirera à Corneille l’une de ses plus fameuses tragédies). Consul en même temps que Marius, il se retrouva seul au pouvoir à la mort de ce dernier. Pendant cette brève période, il fit passer plusieurs lois d’inspiration populiste : refonte de la répartition des citoyens au sein des tribus pour donner plus de poids aux classes populaires dans les assemblées, réduction partielle de dettes, augmentation des distributions de pain à prix réduit. Il finit assassiné lors d’une révolte de ses propres soldats, apparemment sans aucune raison politique. Les réformes adoptées sous son mandat ont le mérite de montrer la grande continuité de la politique popularis , indépendamment des hommes qui la soutenaient : la mort des Gracques, puis celle de Marius n’enlevaient rien à ce qu’il faut bien appeler un programme politique, fondé sur l’accession des petits paysans à la propriété, le renforcement du pouvoir des classes populaires au sein du régime et des subventions directes aux citoyens pauvres."
"Les populistes trouvèrent une incarnation étrange en la personne de Marcus Livius Drusus, fils du tribun qui s’était opposé à Caius Gracchus. Il imita en tout point la stratégie de son père : proposer des réformes encore plus populistes que les populistes, pour gagner la faveur du peuple, mais ensuite défendre une politique favorable au sénat. Le plan réussit trop bien. À force de promettre des terres, des fondations de colonies et l’extension de la citoyenneté aux alliés latins, il finit par acquérir une popularité telle qu’il fit peur à ses camarades aristocrates et fut assassiné : histoire tragique d’un populiste malgré lui.
Plus sincère fut le combat du tribun de la plèbe Caius Licinius Macer. D’extraction noble, comme beaucoup de leaders populares , c’était une figure cultivée, à la fois avocat et historien. On sait qu’il avait été un soutien de Marius et un adversaire de Sylla et, après le départ de ce dernier, il semble avoir consacré la plus grande part de sa carrière politique à défendre la fonction de tribun de la plèbe. Comme on l’a vu, celle-ci avait été redessinée par Sylla de manière restrictive. Les tribuns populares n’eurent donc de cesse, tout au long de la première moitié du I er siècle, de revendiquer le retour à la pratique ancestrale du tribunat. Macer nous est surtout connu grâce à l’un de ses discours, rapporté par Salluste et prononcé en 73 avant Jésus-Christ. Comme le discours de Marius, c’est, là aussi, un paradigme de la rhétorique populiste romaine. Il a toutefois son originalité. Car là où Marius vantait avant tout sa propre origine modeste et la nécessité d’innover dans la gestion de l’État, dans une logique qu’avec un peu d’anachronisme on pourrait qualifier de progressiste, Macer propose une vision réactionnaire du populisme. L’épisode Sylla est passé par là : à présent, pour le camp popularis , il s’agit de montrer que la plèbe a été privée de droits qu’elle possédait auparavant. Aussi la rhétorique de la tradition, des ancêtres et de l’âge d’or est-elle utilisée par Macer pour défendre ses idées:
Si vous ne voyiez pas de grande différence, Romains, entre les droits que vous ont laissés vos ancêtres, et l’esclavage que vous a laissé Sylla, j’aurais à vous faire de longs discours, et à vous apprendre pour quelles injures et combien de fois le peuple en armes s’est séparé du sénat ; et comment il s’est créé des défenseurs de tous ses droits, les tribuns de la plèbe.
Là où Marius faisait auparavant étalage de sa force et de ses succès, Macer adopte une posture de victime : « Je n’ignore pas quelles sont les forces de la noblesse, que, seul, sans pouvoir, avec une vaine apparence de magistrature, j’entreprends d’écarter du pouvoir. » En fait, Macer semble avoir été plus intéressé par les questions institutionnelles (le sort du tribunat de la plèbe) que par les questions sociales ; il balaye en effet sans s’y attarder les problèmes de subventions et de distributions de blé. Il semble avoir été un homme d’idées et de principes plutôt qu’un meneur d’hommes, comme certains souverainistes procéduriers du début du XXI e siècle. Il est d’ailleurs possible que sa défense du tribunat de la plèbe ait été, au fond, un combat d’arrière-garde ; car dans les décennies qui suivirent, le personnage phare du populisme ne fut plus l’antique tribun de la plèbe, mais le général acclamé par ses soldats sur le champ de bataille : l’imperator."
"L’avis du peuple changea tout aussi rapidement. Quand le détail de l’opération fut découvert, et en particulier quand on apprit que le plan de coup d’État comprenait une véritable dimension terroriste – plusieurs quartiers de Rome devaient être incendiés ! – l’opinion publique fit un demi-tour complet et soutint Cicéron dans sa croisade contre Catilina."
"Cicéron n’était toutefois pas de ceux qui, parmi les élites, se retranchaient derrière leurs privilèges et le mépris de classe. Au contraire, il estimait que les citoyens les plus élevés devaient aspirer à l’estime de ceux d’en bas. Ce n’était pas le défenseur égoïste des intérêts d’une caste, mais un croyant sincère dans le rôle bénéfique des meilleurs citoyens. Aussi croyait-il fermement que le peuple était, au fond, un soutien du régime des élites."
"Cicéron et ses amis s’opposent aux mesures xénophobes au nom de l’humanisme : au sujet de la loi Papia de 65, il écrit qu’« ils font mal, ceux qui interdisent nos villes aux étrangers et les expulsent, comme Pennus au temps de nos pères, et Papius récemment. Car il n’est pas juste de laisser passer pour citoyen quelqu’un qui ne l’est pas, loi qu’ont portée les plus sages des consuls, Crassus et Scaevola ; mais interdire la ville aux étrangers, c’est franchement inhumain. »."
"Ce fut une réussite de Cicéron que d’unir tant de personnages importants, qui auraient pu se laisser tenter par la course au populisme, autour de son programme modérément conservateur. Pourtant, le combat n’était pas gagné d’avance. Il avait d’abord suscité la méfiance des sénateurs les plus aristocrates ; par ailleurs, ses mots d’esprit et ses railleries nombreuses lui avaient fait de nombreux ennemis. Sa défaite initiale dans la guerre qu’il mena contre son rival Clodius est aussi due à la passivité des sénateurs qui auraient dû être ses alliés et qui s’étaient modérément empressés à le défendre. Par la suite, grâce à sa constance et à ses talents oratoires, il devint avec Caton l’un des optimates les plus respectés de Rome. Sa propension au compromis et au consensus le poussa cependant à ravaler certains de ses idéaux lorsque César prit le dessus sur Pompée et le sénat. Lorsque la guerre civile éclata, Cicéron avait naturellement rejoint le camp anticésarien ; mais après la défaite de Pompée, il alla avec son ami Brutus demander le pardon de César. Jusqu’à l’assassinat du dictateur, ce fut alors un déchaînement de flagornerie dans les discours de l’orateur, qui vanta la clémence de César, osa le comparer à un dieu, et imagina même sincèrement que ce dernier allait finalement rétablir le régime traditionnel. C’était se faire des illusions, et bientôt Cicéron s’en rendit compte. Il préféra se retirer de la vie politique et se consacrer à l’écriture."
-Raphaël Doan, Quand Rome inventait le populisme, Les Éditions du Cerf, octobre 2019, 180 pages.
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Dim 4 Juil - 18:25, édité 1 fois