"Dans l’expression God bless America ou Make America great again, la partie est prise pour le tout. L’Amérique latine parle plus justement des Amériques, Las Americas. « America » est le nom de baptême donné en 1507, à Saint-Dié-des-Vosges, par le cartographe allemand Martin Waldseemüller, d’après la relation de voyage de l’Italien Amerigo Vespucci, à la seule moitié sud de l’hémisphère, les Indes occidentales. Outre que l’accaparement symbolique du continent par l’Amérique anglo-saxonne, anglophone et protestante, négligeant celle de langue romane et de tradition catholique, traduit un certain rapport de forces, le mot désigne ici moins un État et un territoire qu’une certaine forme de civilisation."
"La preuve des civilisations [c'est] qu’elles ne digèrent pas n’importe quoi. [...] L’Inde actuelle, après deux siècles d’occupation anglicane, ne compte que 2 % de chrétiens. Sauf au Kerala, avec les Syro-Malabars, l’hindouisme a tenu bon et l’Évangile n’a pas mordu sur le socle des Veda. L’hindi n’a pas été défait par l’anglais, et l’Inde restera singulière tant qu’elle restera plurielle, avec ses vingt-trois langues officielles et ses quelque cinq cents dialectes. L’American way of life a beau couvrir le corps de Mother India d’un tapis de malls et d’écrans, de pubs et de clips, de rocades et de fast-foods, il aura du mal à anéantir ce qui fait l’âme de ce môle d’humanité : l’émerveillement devant le cosmos, le rire devant la blague qu’est la vie, et qui fait de sa mort, pour chaque individu, une virgule, non un point. Malgré le global market et le consumérisme, l’Inde a quelque chance de rester une civilisation, au lieu d’une culture folklorique parmi d’autres."
"Si elle ne transfigurait pas son histoire en légende avec de beaux mensonges et des héros fondateurs controuvés, improbables ou farfelus — la déesse japonaise Amaterasu, Énée ou Vercingétorix —, une civilisation ne ferait pas un foyer d’appartenance, mais une académie des sciences."
"Un trait de civilisation, c’est un fond de sauce qu’aucune volonté, bonne ou mauvaise, ne peut empêcher de remonter à la surface. Sans doute les chromos de Staline ne s’annonçaient-ils pas comme des icônes, ni les statues de Mao comme un culte des ancêtres nouvelle manière, ni nos Mariannes comme des Vierges Maries privées d’auréole. Ce serait tuer l’effet que d’en indiquer la source, mais sans le paléo, pas de néo. Une futurologie sans généalogie n’est qu’une vaguelette au bassin des enfants."
"Par quoi se distingue « la première et la plus complexe des permanences » d’autres formes de regroupement plus visibles, à première vue, comme la tribu, la nation, l’État ? D’abord dans l’espace, par l’aire de diffusion — l’islam avec un petit « i » va de Dakar à Djakarta. Les fondations sont plus larges que le bâti. Ensuite, dans le temps, par la longévité : Rome a duré mille ans et la Chine aborde son troisième millénaire."
"Steppes, massifs et hauts plateaux encouragent la résilience particulariste. La géographie, pour l’une, est un port d’attache, pour l’autre, un tremplin. Une culture est célibataire, une civilisation fait des petits. Elle est à la seconde ce que le royaume est à l’empire. Ou un retranchement à une propagation. Il y a, par exemple, une culture basque, réunissant sept provinces à cheval sur la frontière des Pyrénées, mais elle s’arrête au nord de l’Adour et au sud de l’Èbre. Elle ne s’occupe pas de mordre sur la Gascogne ni sur l’Aragón. Beaucoup de Basques ont émigré, leurs descendants ont peuplé l’Amérique latine, Ignace de Loyola et saint François Xavier n’étaient pas des sédentaires, mais le pelotari, le chistera, le trinquet, le makila (bâton de berger), la pastorale (théâtre psalmodié), la contrebande, le béret, la piperade et, surtout et d’abord, l’énigmatique langue basque, le vrai critère d’appartenance, ont un royaume et un seul : le Pays basque. Cette culture, comme la yezidi, ou mieux la kabyle ou l’aymara, ne veut pas qu’on lui marche sur les espadrilles, mais n’empiète pas sur les autres. La basquitude colle aux Basques, pas au-delà. On ne lui connaît pas de projet d’établissement d’une sphère de « coprospérité ». Point besoin, en revanche, d’être né en Italie ni d’être partisan de la Pax romana pour parler le latin et penser en Romain — comme saint Augustin le Berbère et Thomas d’Aquin ; point besoin d’avoir un passeport américain ni même de parler couramment l’anglais pour adopter les us et coutumes étatsuniens. De même qu’une langue mère irradie en dialectes régionaux, une civilisation décloisonne la culture dont elle provient — le monde sinisé englobe Chine, Japon, Mongolie, Tibet, Corée, Vietnam, Singapour. Elle se contracte lorsque ses forces viennent à décliner. Cette rétraction ou crispation, qui signale une retraite, s’appelle une culture. L’hellénique est allée jusqu’à l’Indus, la chrétienne jusqu’en Patagonie à l’ouest et au Kerala à l’est, la foi du Hedjaz, après Byzance et la Perse, jusqu’en Inde du Nord. Bouddha, né en Inde, a franchi l’Himalaya pour se répandre en Chine, mais la Méditerranée lui fut interdite, la Perse zoroastrienne ayant fait barrage à ses missionnaires vers l’ouest, par incompatibilité tissulaire. Une civilisation ne procède pas par génération spontanée. Une culture construit des lieux, une civilisation des routes. Elle suppose et requiert une politique extérieure. Une civilisation agit, elle est offensive. Une culture réagit, elle est défensive."
"Il n’y a pas de civilisation qui ne s’enracine dans une culture, mais celle-ci ne devient pas civilisation sans une flotte et une ambition, un grand rêve et une force mobile. Périclès, en ce sens, ce fut le moment culture, et Alexandre, le moment civilisation du monde grec."
"Les cultures locales aussi doivent parfois prendre les armes, pour survivre ou renaître, mais ce sont des guerres de nécessité, de défense ou de libération. Une civilisation pratique la guerre de choix, invasion ou colonisation. Pas d’hellénisme sans hoplites. Pas d’islam sans cavaliers. Pas de chrétienté sans templiers, pas d’ottomanité sans janissaires. Drôle de paradoxe : l’antonyme de Barbarie a toujours des mares de sang dans ses fonts baptismaux."
"« Civilisations impériales » est une redondance. De même qu’un empire est multiethnique, une civilisation dans la force de l’âge a besoin de tous les talents disponibles et se doit de satelliser plusieurs cultures à titre d’enclaves, d’avant-postes ou de relais : le Népal et l’Indonésie ne sont pas l’Inde, pas plus que le Vietnam ou la Mongolie ne sont la Chine, ni l’Italie, la France ou le Mexique l’Amérique avec un grand « A »."
"La force militaire, condition nécessaire, mais non suffisante, doit s’augmenter impérativement d’un imaginaire pour enflammer les cœurs, d’un entrepôt pour remplir les ventres et d’un magistère pour occuper l’esprit. L’imposition par la force, armée ou financière, ou les deux, resterait impuissante sans le rayonnement d’un code symbolique, seul à même de faire un ensemble avec des morceaux. L’équation « empire », c’est Aristote plus Alexandre, Thomas d’Aquin plus Louis IX, Descartes plus Louis XIV, Adam Smith plus l’amiral Nelson, Kissinger plus le général Westmoreland. Une forme de pensée, plus une force de frappe."
"Une civilisation a gagné quand l’empire dont elle procède n’a plus besoin d’être impérialiste pour imprimer sa marque. Ni d’une gendarmerie aéroportée pour peser sur le cours des choses. Ni d’un coup de poing sur la table pour aimanter les regards. Elle peut se dire victorieuse quand ce n’est plus une, mais la civilisation, que sa langue est devenue lingua franca, et sa monnaie, l’aune commune. Quand elle peut se retirer sur ses terres sans cesser d’irradier."
"Quand l’Europe a-t-elle cessé de faire civilisation ?
Dans la courte période que l’on peut voir symboliquement commencer en 1919 et se conclure en 1996, soit entre deux publications majeures, qui sont des bornes-témoins : La Crise de l’esprit, du Français Paul Valéry, et Le Choc des civilisations, de l’Américain Samuel Huntington."
-Régis Debray, Civilisation. Comment nous sommes devenus Américains, Éditions Gallimard, 2017.