"De même que le maintien des traditions culturelles conditionne les capacités d'innovation historique, le sort et l'indépendance d’un peuple ne font qu'un avec le sort et l'indépendance de ses « élites » intellectuelles." (p.
"Il sera donc impossible de renverser la coalition d'intérêts qui spolie et domine la majorité des hommes, dans notre hexagone comme à la surface du globe, sans déposer ou renverser la puissance sociale grâce à laquelle ce désordre de fait s’installe chaque jour dans nos têtes comme fondé en droit et en liberté. Il y a différentes façons d'occuper une nation et de réduire la souveraineté d'un peuple ; la moins flagrante n’est pas la moins performante. La médiocratie régnante constitue en France le pilier principal de la domination bourgeoise." (p.
"En 1975, [l'auteur de ces lignes] s’est même rendu à la télévision, pour papoter avec ses pairs à « Apostrophes ». Arguer qu'il ignorait encore que la télévision est une idéologie, et qu'il n'avait pas évalué la somme d’abdications, d’usurpations et de confiscations qu'opère un travailleur intellectuel qui accepte d’emplir de sa notoriété le petit écran, à l'invitation de ceux qui nous gouvernent, c'est simplement avouer qu'il n'avait pas intérêt à cette prise de conscience, ou encore qu'il a préféré, à la conscience, son intérêt d'auteur en quête de personnage. Compromissions rédhibitoires pour un prétendu parangon de vertu. Notre seule ambition personnelle : sur le terrain des mœurs, transformer une inconscience en expérience. Et la chance de voir se fermer les portes de la légitimité intellectuelle, en volonté de démonter les mécanismes qui font que ces portes s'ouvrent ou non, à qui, sur quoi, sous quelles conditions. « On ne possède, disait Goethe, que ce qu’on renonce. » Connaître c'est refuser ; mais comment refuser ce que l’on n’a pas d’abord pénétré ? Celui qui n'aurait pas fait partie de «la société de pensée » ici décrite, que connaîtrait-il de ses lois de fonctionnement ?" (p.10)
"Je remercie très sincèrement ceux qui ont bien voulu faire bénéficier ce manuscrit de leurs observations : Claude Durand, Clara Malraux, Christian Baudelot, Daniel Lindenberg et Bernard Cassen, Gérard-Humbert Goury et Erik Orsenna ; ainsi que Michel Serres et Pierre Bourdieu, qui ont aussi pris sur leur temps pour soulager mes scrupules scientifiques." (p.10)
"Ce qui a soustrait jusqu'à aujourd'hui la micrographie balzacienne à l'attention des éditeurs n'est sans doute pas son anachronisme mais une bien embarrassante modernité. Pas un spécimen, ou une variété ici décrite (le ténor, le critique blond, le maître-jacques, le prophète, le guerillero, etc.) en regard duquel le lecteur d'aujourd'hui ne puisse épingler un nom propre et un visage." (p.14)
-Régis Debray, Le pouvoir intellectuel en France, Paris, Ramsay, 1979, 280 pages.