https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Construction_sociale_de_la_r%C3%A9alit%C3%A9
"La Construction sociale de la réalité est l’œuvre de deux auteurs nés en Europe qui se rencontreront, pendant quelques années, à New York. Leur préoccupation commune pour la religion, leur référence partagée à la phénoménologie d’Alfred Schütz, leur insatisfaction de l’état de la théorie sociale dans les années 1960, situeront le livre à l’articulation d’une complicité intellectuelle, d’une influence majeure et créatrice, et d’un formidable effort d’intégration théorique.
Peter L. Berger et Thomas Luckmann sont nés dans les années 1920 ; Luckmann en 1927, en Slovénie, et Berger, en 1929, à Vienne. Ils feront tous les deux leurs études secondaires à Vienne – dans une ville encore sous l’influence de la fin de l’Empire austro-hongrois, et du bouillonnement intellectuel qui marque la dernière phase de la modernité viennoise. Ils émigreront vers les États-Unis après la Seconde Guerre mondiale – immédiatement après pour Berger (qui n’a alors que 17 ans), un peu plus tard pour Luckmann. Tous les deux seront étudiants dans la New School for Social Research. Le lieu et la période sont déterminants. Dans les années 1950, le centre de la sociologie américaine s’est définitivement déplacé de Chicago à Harvard, avec le primat indiscutable de Talcott Parsons et du fonctionnalisme. Dans ce contexte, à New York, la New School est un monde à part. L’influence de plusieurs intellectuels européens ayant fui le nazisme marque alors les discussions, et permet ainsi à une branche de la tradition sociologique européenne de se développer sur le sol américain au travers d’une forte articulation entre la philosophie et les sciences sociales. C’est là que nos deux auteurs se rencontrent pour la première fois dans un séminaire donné par Karl Löwith.
Mais c’est sans aucun doute l’œuvre d’Alfred Schütz qui sera déterminante dans leur trajectoire, une rencontre à la fois humaine et intellectuelle. L’expérience d’amitié partagée qui se noue entre trois couples, Alfred et Ilse Schütz, Thomas et Benita Luckmann, Peter et Brigitte Berger est d’ailleurs inséparable de la vie intellectuelle des deux hommes. En 1960, après la mort de son mari, Ilse Schütz demandera d’ailleurs à Thomas Luckmann, qui vient alors de réintégrer la New School comme enseignant, de devenir l’éditeur posthume des œuvres d’Alfred Schütz – une tâche à laquelle Luckmann consacrera plusieurs années de sa vie. Surtout, le fait que Berger autant que Luckmann aient épousé des sociologues est moins anodin qu’il n’en a l’air. Même si les chemins de l’élaboration théorique ne sont jamais transparents ni directs, ces circonstances biographiques sont à souligner chez des auteurs qui accordent une importance décisive à la conversation quotidienne dans la récréation des mondes vécus partagés. Et d’ailleurs, Berger n’a-t-il pas écrit avec son beau-frère, Hansfried Kellner (1988 [1964]), un célèbre article portant sur le rôle de la communication dans la construction de la réalité du mariage ?
Après un séjour dans les Universités de Georgia et de Caroline du Nord, Berger rejoint également, en 1963, la New School, et sa collaboration avec Luckmann sera étroite et fructueuse jusqu’au départ de ce dernier pour l’Europe en 1966. Dans un très bref laps de temps, elle donne lieu, outre à des ouvrages personnels importants, à trois articles (Berger et Luckmann, 1963 ; 1964 ; 1966) et surtout à La Construction sociale de la réalité publié pour la première fois en 1966. Mais un peu avant et juste après cette période, tous les deux publient des livres significatifs de sociologie de la religion (Berger, 1961a ; 1961b ; 1967 ; Luckmann, 1967). Comme le lecteur le constatera tout au long de sa lecture de La Construction sociale de la réalité, il s’agit là d’un élément fondamental. Pour Berger et Luckmann, sous l’influence notamment de Durkheim et de Weber, la religion n’est pas un domaine particulier, mais se place au cœur de la réalité sociale. Si depuis quelques décennies, les sociologues ont quelque peu oublié – ou négligé – cette centralité théorique (la sociologie de la religion étant progressivement devenue un domaine de spécialisation), il faut se rappeler qu’elle fut à l’origine la principale entrée d’une théorie sociale générale."
"En 1965, avant même la publication de l’ouvrage commun, Luckmann, comme tant d’autres exilés européens, finissent par rentrer en Europe et prendre un poste à Francfort (jusqu’à 1970) avant de se déplacer dans d’autres universités européennes. Depuis, l’un et l’autre sont restés fidèles aux intuitions centrales de leur ouvrage de 1966, qu’ils ont approfondies ou développées de maintes manières. Mais leurs centres d’intérêts, et leurs prises de position, ont suivi des chemins spécifiques. Luckmann s’attardera de plus en plus sur les manières dont la communication, à un niveau microsociologique, participe à la construction de la réalité. En revanche, Berger, qui décide de rester aux États-Unis, s’intéressera progressivement aux problèmes de développement économique et de changement socioculturel dans différentes parties du monde. Une distance géographique et une décentration de leurs centres d’intérêt qui expliquent qu’ils ne publieront de nouveau un ouvrage commun qu’en 1995 – Modernité, pluralisme et crise de sens."
"Dans un savant usage du rôle de légitimation dévoué aux classiques dans la sociologie, il peut se réclamer tout à la fois de Marx, de Durkheim et de Weber grâce à la place fondamentale qu’il accorde à la religion. [...] malgré cette présence élargie des classiques, l’ouvrage ne s’en inscrit pas moins, avec une forte personnalité, au sein d’une famille intellectuelle particulière, la tradition de la phénoménologie. Il se place ainsi dans une longue filiation : de Husserl à Heidegger, de Schütz à Garfinkel, et jusqu’à Habermas et sa reprise de la notion de monde vécu. [...]
La tradition marxiste est à maints moments mobilisée dans l’ouvrage, notamment dans ses considérations proprement critiques, mais dans un versant bien particulier de sa tradition. Dans les années 1960, le marxisme occidental s’affirme dans le paysage intellectuel, notamment dans les échanges qu’il instaure avec la phénoménologie et l’existentialisme. La présence de Jean-Paul Sartre, alors au sommet de sa gloire, résume cette double influence. Que le lecteur ne s’y méprenne pas : les quelques références au marxisme font probablement partie de ces rares moments où la sociologie non marxiste est parvenue, avec bonheur, et profit, à entrer en discussion avec cette altérité conceptuelle qu’il a été pendant si longtemps. En insistant sur la nécessaire prise en compte des dimensions historiques de la relation entre la société et l’individu, le livre introduit à une vision critique et dialectique de l’ordre social, même si sa conception du pouvoir reste en retrait par rapport à celle de Marx.
En quatrième lieu, les auteurs insistent sur le besoin de placer George Herbert Mead au cœur des conversations entre la sociologie et la théorie de l’acteur, anticipant une lecture qui deviendra progressivement dominante à la fin du XXe siècle. Au vu de cette postérité, on ne peut qu’en être profondément admiratif. Trois affirmations capitales sont avancées. Tout d’abord, une des difficultés majeures du néo-marxisme (comme l’appellent les auteurs) provient de sa volonté d’établir une discussion – une synthèse – avec l’œuvre de Freud, malgré l’incompatibilité fondamentale de leurs présupposés anthropologiques (notes, p. 61-62 de l’introduction). Les impasses notoires de la plupart de ces tentatives leur ont depuis donné raison. Ensuite, la sociologie doit choisir avec détermination la théorie de l’acteur présente dans les travaux de Mead, qui rend possible de fonder de manière adéquate l’articulation entre la société et l’individu. Bien entendu, Mead n’était pas un inconnu dans les années 1960 et l’interactionnisme symbolique s’en réclamait déjà ouvertement. Mais son rôle comme pivot de l’articulation entre une théorie de l’acteur et une théorie de la structure sociale n’était encore que largement en germe. Enfin, et c’est la ligne développée dans l’ouvrage, ils proposent l’intégration des approches de Mead et de Durkheim : c’est cette rencontre quelque peu improbable qui fonde vraiment la dialectique entre individu et société développée dans La Construction. Reprise et approfondie depuis par bien des auteurs, notamment par Jürgen Habermas (1987 [1981]), cette intégration nous est désormais familière : elle était loin d’être évidente dans les années 1960.
En cinquième lieu, le lecteur ne doit pas oublier la présence constante de Parsons tout au long du livre, y compris dans l’aspect synthétique de l’ouvrage. Mais il est surtout actif comme contrepoint de leur entreprise. À la conception du sujet freudien de mise chez Parsons, Berger et Luckmann préfèrent Mead ; face au primat normatif du fonctionnalisme, ils soulignent les aspects cognitifs de l’ordre social ; face à l’intégration assurée par les valeurs, ils insistent sur les conflits de légitimité ; enfin, face aux médiums impersonnels de l’intégration sociétale, ils choisissent résolument les échanges communicationnels issus du monde vécu. C’est là que résident sans doute la force et la séduction immédiate du livre : à la différence de bien des variantes de la sociologie du conflit qui se développe pendant ces années (John Rex, Ralph Dahrendorf, – et en France, Raymond Aron et Alain Touraine), l’œuvre de Berger et Luckmann, tout en préservant l’économie générale de la vision fonctionnaliste de la société (à savoir, le besoin d’un réservoir commun des significations entre les acteurs), n’en donne pas moins une interprétation alternative.
En sixième lieu, nous venons d’y faire référence, l’ouvrage, et c’est son identité fondamentale, est une étude de sociologie de la connaissance (c’est même le sous-titre de la version anglaise originale). Dès l’introduction, il se place ainsi en continuité et rupture avec certains éléments du marxisme, mais également avec l’œuvre de Max Scheler et de Karl Mannheim. Il souligne aussi la notion de cadrage, alors seulement en germe, dans les travaux d’Erving Goffman. Même si cet aspect est seulement évoqué dans l’ouvrage, les auteurs ont manifestement déjà conscience de son importance. Et ici, comme dans les points précédents, les auteurs innovent profondément : pour eux, la sociologie de la connaissance n’est pas une branche spécialisée de la sociologie, mais le fondement indispensable d’une théorie sociale générale. C’est bien à son déploiement qu’est consacré l’ouvrage.
Enfin, l’étude de Berger et Luckmann a une vocation interdisciplinaire qui fait aujourd’hui cruellement défaut à la sociologie. Leur livre est une discussion constante avec la philosophie (notons d’ailleurs sur ce point, l’absence de la philosophie analytique), mais manifeste également un effort pour prendre acte des caractéristiques et spécificités biologiques de l’anthropologie humaine (notamment dans le sillage des travaux de Arnold Gehlen) et de ses conséquences sous forme de routines pratiques et d’habitudes."
"[L'ouvrage] défend une série de thèses à forte personnalité théorique qui sont tout sauf consensuelles.
À l’origine se trouve la conscience subjective.
L’objectif explicite de l’ouvrage est de proposer une articulation entre l’individu et la société à travers une perspective capable de rendre compte du « caractère duel de la société en termes de facticité objective et de signification subjective » (p. 64). Pour réaliser cette tâche, les auteurs partent d’un élargissement de la notion de sociologie de la connaissance. Jusque-là essentiellement cantonnée à l’histoire intellectuelle des idées, Berger et Luckmann l’orientent vers la construction quotidienne de la réalité au travers des connaissances ordinaires dont chaque individu fait usage dans une société.
C’est le principe d’Archimède du livre : les individus saisissent des processus sociaux comme de réalités objectives. La vie sociale est toujours déjà là, et elle est toujours appréhendée comme une réalité ordonnée et significative8. L’individu ne peut pas ne pas rencontrer cette réalité objective, déployé à travers une série d’objectivations, à commencer par le langage et l’ensemble des significations qu’il véhicule, qui constituent ainsi à proprement parler l’univers symbolique dans lequel se déroule sa vie. La perception du monde social est un produit culturel, dont la raison ultime est à trouver dans les processus conscients. « La vie quotidienne se présente elle-même comme une réalité interprétée par les hommes et possédant pour ces derniers un sens de manière subjective en tant que monde cohérent » (p. 66). Un univers symbolique qui prend sa source dans la constitution même de l’homme (p. 171).
C’est parce que les acteurs baignent dans cet univers partagé de significations qu’ils peuvent entrer en relation avec les autres – que ce soit lors des échanges de co-présence ou à distance. S’établit alors un continuum allant des relations de face-à-face avec des proches, moins typifiées et plus personnalisées, jusqu’à des relations avec des anonymes où les recettes et les schémas de typification (même lors du face-à-face) laissent moins d’espace à la négociation lors de l’échange. En tout cas, c’est bien cette réalité subjective qui est première et qui ouvre vers la dimension intersubjective. « Je sais », écrivent les auteurs à l’unisson s’identifiant à la voix d’un acteur possible, « que je vis avec eux dans un monde commun. Plus important encore, je sais qu’il existe une correspondance continue entre mes significations et leurs significations dans ce monde, que nous partageons le sens commun de sa réalité » (p. 71 – ce sont les auteurs qui soulignent). Et c’est encore cette réalité subjective qui se trouve à la base de la caractérisation que Berger et Luckmann donnent des structures sociales objectives : « la structure sociale est la somme totale de ces typifications et des modèles récurrents d’interaction établis au moyen de celles-ci » (p. 83).
L’aspect compréhensif – le fait que les individus s’orientent dans la vie sociale grâce à leur capacité à en déceler les significations – est ainsi déterminant tout au long de l’ouvrage. Dans ce sens, le lecteur ne doit pas se méprendre : si le livre est structuré en deux grandes parties (la société comme réalité objective et la société en tant que réalité subjective), c’est en partant des processus de la conscience subjective qu’est abordée la réalité objective (donc essentiellement saisie dans ses dimensions interprétatives partagées) avant de revenir vers la conscience subjective et les manières dont elle fait sienne les significations sociales communes.
Rien d’étonnant alors que dans ce va-et-vient, le langage – comme toujours dans l’analyse phénoménologique – soit la réalité primordiale de l’étude. Il s’impose comme réalité première puisqu’il est le plus puissant réservoir de significations dans une société et son plus important système de symboles. Il permet de s’affranchir de l’ici et du maintenant, d’entrer en relation avec des personnes distantes (et même, grâce à son mode de transmission dans des œuvres, avec des prédécesseurs et des successeurs), d’avoir accès à des réalités lointaines, bref, il est un puissant facteur de décentration subjective. Cette interprétation du langage, désormais fort répandue dans la sociologie, ne doit pas faire négliger un élément important et quelque peu paradoxal de l’œuvre de Berger et Luckmann. À bien y regarder, ce n’est que par lui que les auteurs soulignent vraiment l’existence d’une réalité objective, externe à l’individu, qui s’impose à lui (disons un fait social durkheimien). L’objectivité de la vie sociale se résume aux frontières coercitives du langage.
Le point est depuis devenu objet de polémiques multiples. Certes, les auteurs prennent garde de rappeler au lecteur que ce qui est perçu existe réellement objectivement, mais le garde-fou introduit est fragile. Comme les auteurs le précisent, « l’expérience subjective de la vie de tous les jours, s’abstient de toute hypothèse causale ou génétique, tout comme d’assertions relatives au statut ontologique des phénomènes analysés » (p. 67). Ce qui anime d’un bout à l’autre l’ouvrage est l’étude des processus cognitifs dynamiques par lesquels se produit et se reproduit la vie sociale en fonction des interprétations et des connaissances socialement distribuées. En 1966, nous sommes très loin des excès ultérieurs du constructivisme radical. Pour Berger et Luckmann, l’expression – non exempte d’ambiguïté – de « construction sociale de la réalité » ne vise pas à nier l’existence d’une réalité objective première (tout au plus, leur arrive-t-il d’affirmer qu’ils mettent cette question entre parenthèses – c’est-à-dire, qu’ils ne l’aborderont pas vraiment dans leur travail), mais à souligner le fait que le regard doit se centrer autour des règles et des schémas par lesquels la société est vécue, institutionnalisée, transmise et transformée.
Depuis, on connaît la fortune, les excès et les fourvoiements de la notion de « construction sociale de… ». Des lectures critiques ont ainsi rétabli de nécessaires frontières entre des faits bruts – objectifs et indépendants des individus – et des faits sociaux, au sens fort du terme, ayant besoin d’un processus d’institutionnalisation pour exister mais n’en ayant pas moins par la suite des régularités objectives (comme c’est le cas de la monnaie)9. Elles se sont efforcées de distinguer entre les significations acceptables de l’affirmation, et parfois banales, ne contestant que le caractère inévitable ou souhaitable d’une réalité, et celles qui ne le sont guère (Hacking, 2001 [1999]). Ces mises en garde ne sont pas foncièrement contraires à ce qu’affirme l’ouvrage ; mais il faut reconnaître que la frontière est parfois ténue entre l’étude de la réalité au travers de processus, cognitives et pratiques, l’instituant comme réalité (ce qui est la position de Berger et Luckmann) et une dérive qui, partant de ce constat, dissout l’objectivité de la réalité dans un constructivisme subjectif.
En fait, la difficulté réside dans le primat analytique accordé au langage et la volonté de concevoir la société en analogie avec lui. D’où la cohérence d’ensemble qui est prêtée à la société ; d’où la crainte permanente de moments de désaccords et de chocs ; d’où une conception cognitive de l’ordre social ; d’où, surtout, une représentation qui a du mal à analyser les dimensions proprement objectives de la vie sociale indépendamment de leur traduction et reprise dans la conscience subjective."
-Danilo Martuccelli, "Une sociologie phénoménologique quarante-cinq après", préface à Peter L. Berger & Thomas Luckmann, La Construction sociale de la réalité, Armand Colin, Paris, 2012 (1966 pour la première édition états-unienne).
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-Peter L. Berger & Thomas Luckmann, La Construction sociale de la réalité, Armand Colin, Paris, 2012 (1966 pour la première édition états-unienne).
"La Construction sociale de la réalité est l’œuvre de deux auteurs nés en Europe qui se rencontreront, pendant quelques années, à New York. Leur préoccupation commune pour la religion, leur référence partagée à la phénoménologie d’Alfred Schütz, leur insatisfaction de l’état de la théorie sociale dans les années 1960, situeront le livre à l’articulation d’une complicité intellectuelle, d’une influence majeure et créatrice, et d’un formidable effort d’intégration théorique.
Peter L. Berger et Thomas Luckmann sont nés dans les années 1920 ; Luckmann en 1927, en Slovénie, et Berger, en 1929, à Vienne. Ils feront tous les deux leurs études secondaires à Vienne – dans une ville encore sous l’influence de la fin de l’Empire austro-hongrois, et du bouillonnement intellectuel qui marque la dernière phase de la modernité viennoise. Ils émigreront vers les États-Unis après la Seconde Guerre mondiale – immédiatement après pour Berger (qui n’a alors que 17 ans), un peu plus tard pour Luckmann. Tous les deux seront étudiants dans la New School for Social Research. Le lieu et la période sont déterminants. Dans les années 1950, le centre de la sociologie américaine s’est définitivement déplacé de Chicago à Harvard, avec le primat indiscutable de Talcott Parsons et du fonctionnalisme. Dans ce contexte, à New York, la New School est un monde à part. L’influence de plusieurs intellectuels européens ayant fui le nazisme marque alors les discussions, et permet ainsi à une branche de la tradition sociologique européenne de se développer sur le sol américain au travers d’une forte articulation entre la philosophie et les sciences sociales. C’est là que nos deux auteurs se rencontrent pour la première fois dans un séminaire donné par Karl Löwith.
Mais c’est sans aucun doute l’œuvre d’Alfred Schütz qui sera déterminante dans leur trajectoire, une rencontre à la fois humaine et intellectuelle. L’expérience d’amitié partagée qui se noue entre trois couples, Alfred et Ilse Schütz, Thomas et Benita Luckmann, Peter et Brigitte Berger est d’ailleurs inséparable de la vie intellectuelle des deux hommes. En 1960, après la mort de son mari, Ilse Schütz demandera d’ailleurs à Thomas Luckmann, qui vient alors de réintégrer la New School comme enseignant, de devenir l’éditeur posthume des œuvres d’Alfred Schütz – une tâche à laquelle Luckmann consacrera plusieurs années de sa vie. Surtout, le fait que Berger autant que Luckmann aient épousé des sociologues est moins anodin qu’il n’en a l’air. Même si les chemins de l’élaboration théorique ne sont jamais transparents ni directs, ces circonstances biographiques sont à souligner chez des auteurs qui accordent une importance décisive à la conversation quotidienne dans la récréation des mondes vécus partagés. Et d’ailleurs, Berger n’a-t-il pas écrit avec son beau-frère, Hansfried Kellner (1988 [1964]), un célèbre article portant sur le rôle de la communication dans la construction de la réalité du mariage ?
Après un séjour dans les Universités de Georgia et de Caroline du Nord, Berger rejoint également, en 1963, la New School, et sa collaboration avec Luckmann sera étroite et fructueuse jusqu’au départ de ce dernier pour l’Europe en 1966. Dans un très bref laps de temps, elle donne lieu, outre à des ouvrages personnels importants, à trois articles (Berger et Luckmann, 1963 ; 1964 ; 1966) et surtout à La Construction sociale de la réalité publié pour la première fois en 1966. Mais un peu avant et juste après cette période, tous les deux publient des livres significatifs de sociologie de la religion (Berger, 1961a ; 1961b ; 1967 ; Luckmann, 1967). Comme le lecteur le constatera tout au long de sa lecture de La Construction sociale de la réalité, il s’agit là d’un élément fondamental. Pour Berger et Luckmann, sous l’influence notamment de Durkheim et de Weber, la religion n’est pas un domaine particulier, mais se place au cœur de la réalité sociale. Si depuis quelques décennies, les sociologues ont quelque peu oublié – ou négligé – cette centralité théorique (la sociologie de la religion étant progressivement devenue un domaine de spécialisation), il faut se rappeler qu’elle fut à l’origine la principale entrée d’une théorie sociale générale."
"En 1965, avant même la publication de l’ouvrage commun, Luckmann, comme tant d’autres exilés européens, finissent par rentrer en Europe et prendre un poste à Francfort (jusqu’à 1970) avant de se déplacer dans d’autres universités européennes. Depuis, l’un et l’autre sont restés fidèles aux intuitions centrales de leur ouvrage de 1966, qu’ils ont approfondies ou développées de maintes manières. Mais leurs centres d’intérêts, et leurs prises de position, ont suivi des chemins spécifiques. Luckmann s’attardera de plus en plus sur les manières dont la communication, à un niveau microsociologique, participe à la construction de la réalité. En revanche, Berger, qui décide de rester aux États-Unis, s’intéressera progressivement aux problèmes de développement économique et de changement socioculturel dans différentes parties du monde. Une distance géographique et une décentration de leurs centres d’intérêt qui expliquent qu’ils ne publieront de nouveau un ouvrage commun qu’en 1995 – Modernité, pluralisme et crise de sens."
"Dans un savant usage du rôle de légitimation dévoué aux classiques dans la sociologie, il peut se réclamer tout à la fois de Marx, de Durkheim et de Weber grâce à la place fondamentale qu’il accorde à la religion. [...] malgré cette présence élargie des classiques, l’ouvrage ne s’en inscrit pas moins, avec une forte personnalité, au sein d’une famille intellectuelle particulière, la tradition de la phénoménologie. Il se place ainsi dans une longue filiation : de Husserl à Heidegger, de Schütz à Garfinkel, et jusqu’à Habermas et sa reprise de la notion de monde vécu. [...]
La tradition marxiste est à maints moments mobilisée dans l’ouvrage, notamment dans ses considérations proprement critiques, mais dans un versant bien particulier de sa tradition. Dans les années 1960, le marxisme occidental s’affirme dans le paysage intellectuel, notamment dans les échanges qu’il instaure avec la phénoménologie et l’existentialisme. La présence de Jean-Paul Sartre, alors au sommet de sa gloire, résume cette double influence. Que le lecteur ne s’y méprenne pas : les quelques références au marxisme font probablement partie de ces rares moments où la sociologie non marxiste est parvenue, avec bonheur, et profit, à entrer en discussion avec cette altérité conceptuelle qu’il a été pendant si longtemps. En insistant sur la nécessaire prise en compte des dimensions historiques de la relation entre la société et l’individu, le livre introduit à une vision critique et dialectique de l’ordre social, même si sa conception du pouvoir reste en retrait par rapport à celle de Marx.
En quatrième lieu, les auteurs insistent sur le besoin de placer George Herbert Mead au cœur des conversations entre la sociologie et la théorie de l’acteur, anticipant une lecture qui deviendra progressivement dominante à la fin du XXe siècle. Au vu de cette postérité, on ne peut qu’en être profondément admiratif. Trois affirmations capitales sont avancées. Tout d’abord, une des difficultés majeures du néo-marxisme (comme l’appellent les auteurs) provient de sa volonté d’établir une discussion – une synthèse – avec l’œuvre de Freud, malgré l’incompatibilité fondamentale de leurs présupposés anthropologiques (notes, p. 61-62 de l’introduction). Les impasses notoires de la plupart de ces tentatives leur ont depuis donné raison. Ensuite, la sociologie doit choisir avec détermination la théorie de l’acteur présente dans les travaux de Mead, qui rend possible de fonder de manière adéquate l’articulation entre la société et l’individu. Bien entendu, Mead n’était pas un inconnu dans les années 1960 et l’interactionnisme symbolique s’en réclamait déjà ouvertement. Mais son rôle comme pivot de l’articulation entre une théorie de l’acteur et une théorie de la structure sociale n’était encore que largement en germe. Enfin, et c’est la ligne développée dans l’ouvrage, ils proposent l’intégration des approches de Mead et de Durkheim : c’est cette rencontre quelque peu improbable qui fonde vraiment la dialectique entre individu et société développée dans La Construction. Reprise et approfondie depuis par bien des auteurs, notamment par Jürgen Habermas (1987 [1981]), cette intégration nous est désormais familière : elle était loin d’être évidente dans les années 1960.
En cinquième lieu, le lecteur ne doit pas oublier la présence constante de Parsons tout au long du livre, y compris dans l’aspect synthétique de l’ouvrage. Mais il est surtout actif comme contrepoint de leur entreprise. À la conception du sujet freudien de mise chez Parsons, Berger et Luckmann préfèrent Mead ; face au primat normatif du fonctionnalisme, ils soulignent les aspects cognitifs de l’ordre social ; face à l’intégration assurée par les valeurs, ils insistent sur les conflits de légitimité ; enfin, face aux médiums impersonnels de l’intégration sociétale, ils choisissent résolument les échanges communicationnels issus du monde vécu. C’est là que résident sans doute la force et la séduction immédiate du livre : à la différence de bien des variantes de la sociologie du conflit qui se développe pendant ces années (John Rex, Ralph Dahrendorf, – et en France, Raymond Aron et Alain Touraine), l’œuvre de Berger et Luckmann, tout en préservant l’économie générale de la vision fonctionnaliste de la société (à savoir, le besoin d’un réservoir commun des significations entre les acteurs), n’en donne pas moins une interprétation alternative.
En sixième lieu, nous venons d’y faire référence, l’ouvrage, et c’est son identité fondamentale, est une étude de sociologie de la connaissance (c’est même le sous-titre de la version anglaise originale). Dès l’introduction, il se place ainsi en continuité et rupture avec certains éléments du marxisme, mais également avec l’œuvre de Max Scheler et de Karl Mannheim. Il souligne aussi la notion de cadrage, alors seulement en germe, dans les travaux d’Erving Goffman. Même si cet aspect est seulement évoqué dans l’ouvrage, les auteurs ont manifestement déjà conscience de son importance. Et ici, comme dans les points précédents, les auteurs innovent profondément : pour eux, la sociologie de la connaissance n’est pas une branche spécialisée de la sociologie, mais le fondement indispensable d’une théorie sociale générale. C’est bien à son déploiement qu’est consacré l’ouvrage.
Enfin, l’étude de Berger et Luckmann a une vocation interdisciplinaire qui fait aujourd’hui cruellement défaut à la sociologie. Leur livre est une discussion constante avec la philosophie (notons d’ailleurs sur ce point, l’absence de la philosophie analytique), mais manifeste également un effort pour prendre acte des caractéristiques et spécificités biologiques de l’anthropologie humaine (notamment dans le sillage des travaux de Arnold Gehlen) et de ses conséquences sous forme de routines pratiques et d’habitudes."
"[L'ouvrage] défend une série de thèses à forte personnalité théorique qui sont tout sauf consensuelles.
À l’origine se trouve la conscience subjective.
L’objectif explicite de l’ouvrage est de proposer une articulation entre l’individu et la société à travers une perspective capable de rendre compte du « caractère duel de la société en termes de facticité objective et de signification subjective » (p. 64). Pour réaliser cette tâche, les auteurs partent d’un élargissement de la notion de sociologie de la connaissance. Jusque-là essentiellement cantonnée à l’histoire intellectuelle des idées, Berger et Luckmann l’orientent vers la construction quotidienne de la réalité au travers des connaissances ordinaires dont chaque individu fait usage dans une société.
C’est le principe d’Archimède du livre : les individus saisissent des processus sociaux comme de réalités objectives. La vie sociale est toujours déjà là, et elle est toujours appréhendée comme une réalité ordonnée et significative8. L’individu ne peut pas ne pas rencontrer cette réalité objective, déployé à travers une série d’objectivations, à commencer par le langage et l’ensemble des significations qu’il véhicule, qui constituent ainsi à proprement parler l’univers symbolique dans lequel se déroule sa vie. La perception du monde social est un produit culturel, dont la raison ultime est à trouver dans les processus conscients. « La vie quotidienne se présente elle-même comme une réalité interprétée par les hommes et possédant pour ces derniers un sens de manière subjective en tant que monde cohérent » (p. 66). Un univers symbolique qui prend sa source dans la constitution même de l’homme (p. 171).
C’est parce que les acteurs baignent dans cet univers partagé de significations qu’ils peuvent entrer en relation avec les autres – que ce soit lors des échanges de co-présence ou à distance. S’établit alors un continuum allant des relations de face-à-face avec des proches, moins typifiées et plus personnalisées, jusqu’à des relations avec des anonymes où les recettes et les schémas de typification (même lors du face-à-face) laissent moins d’espace à la négociation lors de l’échange. En tout cas, c’est bien cette réalité subjective qui est première et qui ouvre vers la dimension intersubjective. « Je sais », écrivent les auteurs à l’unisson s’identifiant à la voix d’un acteur possible, « que je vis avec eux dans un monde commun. Plus important encore, je sais qu’il existe une correspondance continue entre mes significations et leurs significations dans ce monde, que nous partageons le sens commun de sa réalité » (p. 71 – ce sont les auteurs qui soulignent). Et c’est encore cette réalité subjective qui se trouve à la base de la caractérisation que Berger et Luckmann donnent des structures sociales objectives : « la structure sociale est la somme totale de ces typifications et des modèles récurrents d’interaction établis au moyen de celles-ci » (p. 83).
L’aspect compréhensif – le fait que les individus s’orientent dans la vie sociale grâce à leur capacité à en déceler les significations – est ainsi déterminant tout au long de l’ouvrage. Dans ce sens, le lecteur ne doit pas se méprendre : si le livre est structuré en deux grandes parties (la société comme réalité objective et la société en tant que réalité subjective), c’est en partant des processus de la conscience subjective qu’est abordée la réalité objective (donc essentiellement saisie dans ses dimensions interprétatives partagées) avant de revenir vers la conscience subjective et les manières dont elle fait sienne les significations sociales communes.
Rien d’étonnant alors que dans ce va-et-vient, le langage – comme toujours dans l’analyse phénoménologique – soit la réalité primordiale de l’étude. Il s’impose comme réalité première puisqu’il est le plus puissant réservoir de significations dans une société et son plus important système de symboles. Il permet de s’affranchir de l’ici et du maintenant, d’entrer en relation avec des personnes distantes (et même, grâce à son mode de transmission dans des œuvres, avec des prédécesseurs et des successeurs), d’avoir accès à des réalités lointaines, bref, il est un puissant facteur de décentration subjective. Cette interprétation du langage, désormais fort répandue dans la sociologie, ne doit pas faire négliger un élément important et quelque peu paradoxal de l’œuvre de Berger et Luckmann. À bien y regarder, ce n’est que par lui que les auteurs soulignent vraiment l’existence d’une réalité objective, externe à l’individu, qui s’impose à lui (disons un fait social durkheimien). L’objectivité de la vie sociale se résume aux frontières coercitives du langage.
Le point est depuis devenu objet de polémiques multiples. Certes, les auteurs prennent garde de rappeler au lecteur que ce qui est perçu existe réellement objectivement, mais le garde-fou introduit est fragile. Comme les auteurs le précisent, « l’expérience subjective de la vie de tous les jours, s’abstient de toute hypothèse causale ou génétique, tout comme d’assertions relatives au statut ontologique des phénomènes analysés » (p. 67). Ce qui anime d’un bout à l’autre l’ouvrage est l’étude des processus cognitifs dynamiques par lesquels se produit et se reproduit la vie sociale en fonction des interprétations et des connaissances socialement distribuées. En 1966, nous sommes très loin des excès ultérieurs du constructivisme radical. Pour Berger et Luckmann, l’expression – non exempte d’ambiguïté – de « construction sociale de la réalité » ne vise pas à nier l’existence d’une réalité objective première (tout au plus, leur arrive-t-il d’affirmer qu’ils mettent cette question entre parenthèses – c’est-à-dire, qu’ils ne l’aborderont pas vraiment dans leur travail), mais à souligner le fait que le regard doit se centrer autour des règles et des schémas par lesquels la société est vécue, institutionnalisée, transmise et transformée.
Depuis, on connaît la fortune, les excès et les fourvoiements de la notion de « construction sociale de… ». Des lectures critiques ont ainsi rétabli de nécessaires frontières entre des faits bruts – objectifs et indépendants des individus – et des faits sociaux, au sens fort du terme, ayant besoin d’un processus d’institutionnalisation pour exister mais n’en ayant pas moins par la suite des régularités objectives (comme c’est le cas de la monnaie)9. Elles se sont efforcées de distinguer entre les significations acceptables de l’affirmation, et parfois banales, ne contestant que le caractère inévitable ou souhaitable d’une réalité, et celles qui ne le sont guère (Hacking, 2001 [1999]). Ces mises en garde ne sont pas foncièrement contraires à ce qu’affirme l’ouvrage ; mais il faut reconnaître que la frontière est parfois ténue entre l’étude de la réalité au travers de processus, cognitives et pratiques, l’instituant comme réalité (ce qui est la position de Berger et Luckmann) et une dérive qui, partant de ce constat, dissout l’objectivité de la réalité dans un constructivisme subjectif.
En fait, la difficulté réside dans le primat analytique accordé au langage et la volonté de concevoir la société en analogie avec lui. D’où la cohérence d’ensemble qui est prêtée à la société ; d’où la crainte permanente de moments de désaccords et de chocs ; d’où une conception cognitive de l’ordre social ; d’où, surtout, une représentation qui a du mal à analyser les dimensions proprement objectives de la vie sociale indépendamment de leur traduction et reprise dans la conscience subjective."
-Danilo Martuccelli, "Une sociologie phénoménologique quarante-cinq après", préface à Peter L. Berger & Thomas Luckmann, La Construction sociale de la réalité, Armand Colin, Paris, 2012 (1966 pour la première édition états-unienne).
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-Peter L. Berger & Thomas Luckmann, La Construction sociale de la réalité, Armand Colin, Paris, 2012 (1966 pour la première édition états-unienne).