"L'Amérique du début du siècle qui s'interroge et se demande ce qu'il est advenu du Rêve américain s'exprime en particulier par le biais du roman et de l'image. La frontière est d'ailleurs parfois floue entre ceux qui prennent la plume ou fabriquent des images et ceux qui rédigent les tracts ou donnent dans ce journalisme d'investigation qu'est au départ le yellow journalism, entre ceux qui militent au sein de mouvements politiques ou syndicaux et ceux qui écrivent ou fixent le monde tel qu'ils le voient à travers l'objectif de l'appareil photo ou de la caméra. Ce sont, de fait, parfois les mêmes hommes et les mêmes femmes qui s'expriment dans la presse, à la tribune, ou à travers l'écriture romanesque, photographique ou cinématographique.
1. De l'écriture journalistique à l'écriture artistique
En ce début de XXème siècle, l'heure est au muckraking [1], selon l'expression utilisée par le Président Theodore Roosevelt en 1906 pour décrire l'ardeur par trop intempestive à ses yeux avec laquelle sont mis ici et là au grand jour les excès du capitalisme et la corruption du monde politique. Les muckrakers ou « remueurs de boue » du début du siècle, n'en finissent pas de dévoiler au grand public les aspects les plus sordides d'un système économique et politique qui s'avère aux antipodes des valeurs dont il prétend être le garant.
Issu des dernières décennies du XIXème siècle, le mouvement ne prend l'ampleur qu'on lui connaît que dans les années 1900-1910, fort de la conviction d'une Amérique éclairée et de l'intérêt grandissant du public pour les 'histoires vraies'.
L'un des premiers ouvrages à s'inscrire véritablement dans cette veine est The Bitter Cry of the Children, paru en 1906, où l'auteur, John Spargo, dénonce avec force le sort réservé aux enfants dans la société industrielle du début du siècle:
Boys twelve years of age may be legally employed in the mines of West Virginia, by day or by night, and for as many hours as the employers care to make them toil or their bodies will stand the strain. Where the disregard of child life is such that this may be done openly and with legal sanction, it is easy to believe what miners have again and again told me - that there are hundreds of little boys of nine and ten years of age employed in the coal mines of this state (1906, 165).
The Bitter Cry of the Children inaugurera d'ailleurs toute une série de reportages et de rapports divers sur le travail forcé des enfants, sur le travail des femmes et sur l'insalubrité des lieux de production et d'habitation. Les enquêtes sur le terrain se multiplient et les témoignages abondent, qui dépeignent ainsi avec force l'envers du Rêve Américain et les maux d'une société entièrement vouée au profit.
Dans le même temps, les grands capitalistes et les capitaines d'industrie, figures emblématiques de l'époque, sont l'objet de regards et de biographies très critiques qui éclairent sous un nouveau jour la constitution de leur patrimoine et les sources de leur pouvoir. Ainsi, sous la plume d'Ida Tarbell, à travers 'l'histoire' de la Standard Oil Company et de John D.Rockfeller, c'est toute l'Amérique des 'affaires' qui est montrée du doigt. Le vol, et non le sens des affaires, comme d'aucuns voudraient le faire croire, voilà ce qui a été, selon l'auteur, le moteur de la réussite insolente de tous ces capitaines d'industrie :
The methods it employs with such acumen, persistency, and secrecy are employed by all sorts of businessmen, from corner grocers up to bankers. If exposed, they are excused on the ground that this is business. If the point is pushed, frequently the defender of the practice falls back on the Christian doctrine of charity, and points that we are erring mortals and must allow for each other's weaknesses ! - an excuse which, if carried to its legitimate conclusion, would leave our businessmen weeping on one another's shoulders over human frailty, while they picked one another's pockets (1904, net edition : http://www.history.rochester.edu/fuels/tarbell/MAIN.HTM)
Les deux premières décennies voient ainsi déferler la vague du muckraking sur le pays tout entier. Ces enquêtes d'un nouveau genre, menées, en particulier, par des travailleurs sociaux et des journalistes, paraissent dans divers magazines et journaux sous forme de feuilletons, notamment dans Mc Clure. L'écriture en est bien souvent assez fruste et tient du compte-rendu clinique, même si parfois l'auteur se laisse aller à l'indignation ou ajoute une petite touche mélodramatique. Epoque et journalisme obligent.
Ce besoin de dire l'Amérique, telle qu'elle est, et cette propension à montrer l'envers du Rêve Américain, inspirent néanmoins, dès la fin du XIXème siècle et dans les décennies suivantes, de véritables écrivains : Jack London, Stephen Crane, Frank Norris, Theodore Dreiser, Sinclair Lewis, Dos Passos, Erskine Caldwell, John Steinbeck et Henry Miller, pour n'en citer que quelques uns. Tous ont en commun qu'ils ont exercé divers métiers, ont bourlingué et ont, de près ou de loin, tâté de l'écriture journalistique. Ils s'inscrivent donc bien dans une tradition américaine de l'écrivain reporter.
C'est notamment le cas d'Upton Sinclair, écrivain engagé, socialiste, qui dans The Jungle (1906) décrit l'enfer des abattoirs de Chicago au début du siècle. Enfer pour ces bêtes que l'on abat dans des conditions effroyables comme pour ces hommes, véritables forçats des chaines d'abattage, que l'on soumet à des cadences infernales, dans un mélange insupportable de bruits et d'odeurs qui les prennent à la gorge. Le destin de la bête et celui de l'homme se rejoignent alors. L'image de ces porcs que l'on suspend par les pattes et que l'on achemine vers une mort inéluctable ne renvoie-t-elle pas l'être humain à sa propre condition dans cette immense machine qu'est la société industrielle et capitaliste, telle qu'elle est dépeinte à travers le livre comme à travers de nombreux autres romans à l'époque? Image réaliste, surréaliste et symbolique tout à la fois qui, d'ailleurs, constitue dans ses différentes versions l'une des métaphores centrales de l'écriture de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle. Le jardin a disparu, sinon sur le mode nostalgique, pour faire place à la roue et aux rouages d'un monstre d'acier, à la fois hydre et vampire qui annonce déjà Modern Times de Charlie Chaplin.
It was a great iron wheel, about twenty feet in circumference, with rings here and there along its edge. Upon both sides of this wheel there was a narrow space, into which came the hogs at the end of their journey; in the midst of them stood a great burly Negro, bare-armed and bare-chested. He was resting for the moment, for the wheel had stopped while men were cleaning up. In a minute or two, however, it began slowly to revolve, and then the men upon each side of it sprang to work. They had chains which they fastened about the leg of the nearest hog, and the other end of the chain they hooked into one of the rings upon the wheel. So, as the wheel turned, a hog was suddenly jerked off his feet and borne aloft. At the same instant the car was assailed by a most terrifying shriek; the visitors started in alarm, the women turned pale and shrank back. The shriek was followed by another, louder and yet more agonizing - for once started upon that journey the hog never came back; (Sinclair, 1979, 43-44).
Chez Sinclair Lewis, le destin prend une autre forme. Le monde de Babbitt ou de Main Street est synonyme de mort à petit feu. C'est l'Amérique du début du siècle et des petites bourgades qui y est représentée, l'Amérique profonde où le Rêve Américain s'est certes réalisé sur le plan matériel, mais où l'individu se sent pris au piège, étouffe et a perdu jusqu' à l'envie de vivre. Le temps ne s'écoule plus, le monde est devenu absurde sous le poids des habitudes et des conventions et par crainte du regard de l'autre: « I've never done a single thing I've wanted to in my whole life ! I don't know's I've accomplished anything except just get along. I figure out I've made about a quarter of an inch out of a possible hundred rods » (1961,319), dit Babbitt à son fils à la fin du roman.
Le courant littéraire protestataire, on le voit bien à travers ce dernier exemple, ne se fait plus seulement le porte-parole du mouvement progressiste et de ses revendications en matière d'égalité et d'humanisation du système. Si les Stephen Crane, les Dreiser et plus tard, les Erskine Caldwell ou les Steinbeck, entre autres auteurs, dépeignent les méfaits de « l'exploitation de l'homme par l'homme », la littérature se fait aussi l'écho de ce malaise qu'éprouve une partie des élites face à l'évolution de la civilisation américaine. L'Amérique qui s'enorgueillit d'être à la pointe du progrès sécrète ennui et dégoût au sein de cette Génération Perdue pour laquelle le Rêve Américain n'est qu'une imposture, comme l'est d'ailleurs l'idée de progrès sur laquelle repose essentiellement l'optimisme américain.
Les lumières de la ville, les grands magasins, les automobiles ont toujours pour pendant les recoins sombres, les silhouettes brisées, la misère, la solitude et la lutte désespérée des plus faibles pour leur survie, notamment à travers les romans 'naturalistes' de Dreiser. Ainsi, New York, dans Sister Carrie, s'avère le lieu d'un étrange mouvement de balancier, qui entraîne l'héroïne dans une véritable ascension sociale, tandis que Hurstwood, lui, autrefois au sommet de l'échelle, entame une descente aux enfers pour finalement sombrer dans la folie et se suicider. Deux personnages, deux trajectoires opposées dans deux New York très différents l'un de l'autre. D'un côté, le luxe, la richesse, l'élégance, l'insouciance, le New York de ceux qui ont réussi, de l'autre le New York de la déchéance et de la misère, tel que les connaît Hurstwood :
Hurstwood shifted by curious means through a long summer and fall. A small job as janitor of a dance hall helped him for a month. Begging, sometimes going hungry, sometimes sleeping in the park, carried him over more days. Resorting to those peculiar charities, several of which, in the press of hungry search, he accidentally stumbled upon, did the rest. Toward the dead of winter, Carrie came back, appearing on Broadway in a new play; but he was not aware of it. For weeks he wandered about the city, begging, while the fire sign, announcing her engagement, blazed nightly upon the crowded street of amusements (Dreiser, 1900, 533).
L'on retrouve les mêmes images-clés qui décrivent la ville et la société industrielle moderne comme un monde indéchiffrable et aliénant dans l'œuvre d'Henry Miller. Le Rêve est devenu un véritable « cauchemar climatisé », pour reprendre l'un des titres de l'auteur qui traduit ce sentiment collectif d'un vaste gâchis et d'une supercherie sans nom. Dans Glittering Pie (1938), de retour d'Europe, l'auteur-narrateur retrouve New-York après plusieurs années d'absence et fait de sa ville natale et de l'Amérique un portrait des plus noirs :
The newspapers may lie, the magazines may gloss it over, the politicians may falsify, but the streets howl with truth. I walk the streets and I see men and women talking, but there is no talk. I see wine and beer advertised everywhere, but there is no wine or beer anywhere. On every table I see the same glass of ice water, in every window the same glittering baubles, in every face the same empty story. The sameness of everything is appalling. It's like the proliferation of a cancer germ. The disease spreads, it eats and eats away until there is nothing left but the thing itself (1961, 337-338).
Images d'un monde uniforme, sans âme, gangréné de l'intérieur et qui s'autodétruit petit à petit et images mortifères ponctuent ainsi les écrits de toute une génération qui ne croit plus à rien et qui rejette les valeurs de l'Amérique dominante.
Là où les écrivains du début du siècle s'efforçaient de montrer que la pauvreté et la misère engendraient le vice chez des individus qui, au départ, n'étaient pas plus corrompus que les 'honnêtes gens', ceux de la Génération Perdue dénient toute légitimité à la morale bourgeoise et puritaine. La famille, l'éthique du travail, la consommation, le mariage, les valeurs religieuses sont autant de subterfuges à leurs yeux qui empêchent l'individu de s'exprimer pleinement et visent à l'enrégimenter. D'où cette fuite éperdue sous d'autres cieux, en Europe en particulier, où l'on s'abandonne aux plaisirs coupables du farniente, du sexe à outrance et de l'alcool.
Dans Tropic of Cancer (1934), ouvrage longtemps interdit aux Etats-Unis, Henry Miller évoque plus particulièrement l'existence qu'il mène à Paris en compagnie d'autres Américains, venus, comme lui, pour échapper à une Amérique puritaine et castratrice. L'ironie veut que cet itinéraire à contre-courant et en marge croise en sens inverse le chemin de tous ceux qui aspirent en Europe à tenter leur chance de l'autre côté de l'Atlantique. Logements à la sauvette, troquets et bordels sont les lieux privilégiés de cette redécouverte de soi et des vertus de la vieille Europe. « Go East, Young Man ! », tel semble être la devise de cette génération d'écrivains bourlingueurs, qui fait un pied de nez à l'Amérique bien pensante et bien propre sur elle. Les premières pages de Tropic of Cancer sont, à cet égard, très éloquentes:
This is not a book. This is libel, slander, defamation of character. This is not a book, in the ordinary sense of the word. No, this is a prolonged insult, a gob of spit in the face of Art, a kick in the pants to God, Man, Destiny, Time, Love, Beauty... what you will. I am going to sing for you, a little off key perhaps, but I will sing. I will sing while you croak. I will dance over your dirty corpse... (2001,2)
La littérature produite par cette génération d'écrivains se veut ainsi irrespectueuse des conventions littéraires et sociales. Le bon goût n'est plus de mise, pas plus que les termes du consensus. La volonté de choquer et l'ironie parfois cinglante caractérisent avant tout cette écriture. Mais, sous la bravade, se cache une angoisse existentielle profonde. Une angoisse du vide et de l'absurde, déjà perceptible dans le premier roman de Dos Passos, One Man's Initiation : 1917, roman de guerre publié en 1918. « All my life I've struggled for my own liberty in my small way. Now I hardly know if the thing exists » (1969, 158) déclare Martin, l'Américain, résumant bien l'état d'esprit de toute une génération d'intellectuels. Aucun discours, quel qu'il soit, n'est plus recevable, pas même celui qui se veut aux couleurs de la liberté :
« I used to think », went on Martin, « that it was my family I must escape from to be free ; I mean all the conventional ties, the worship of success and the respectabilities that is drummed into you when you're young »
« I suppose everyone has thought that ...»
« How stupid we were before the war, how we prated of small revolts, how we sniggered over little jokes at religion and government. And all the while, in the infinite greed, in the infinite stupidity of men, this was being prepared » (1969, 159).
La guerre, les tranchées, les obus, voilà ce qui se préparait en silence. L'Amérique, le Rêve Américain et les grands principes que l'on assène sans cesse à une population crédule ne sont, eux, somme toute, guère que des pièges et des subterfuges pour mieux asservir l'individu et préserver les intérêts des marchands de canon. Roman sur la Grande Guerre, One Man's Initiation, (1917) est, avant tout, comme l'indique le titre de l'ouvrage, un roman d'initiation. Mais d'initiation à quoi ? A la guerre et au spectacle effroyable d'un conflit qui a fait plusieurs millions de victimes, sans doute, mais pas seulement. Si le personnage principal grandit et mûrit sur les champs de bataille, le parcours initiatique qu'il accomplit l'amène à percevoir, à travers les horreurs de la guerre, ce que d'autres, avant lui, avaient cru percevoir en d'autres lieux et dans d'autres circonstances de la fragilité de la civilisation. Les images de tueries et de maisons pillées et brûlées renvoient chacun d'entre nous à la barbarie qui caractérise l'être humain et évoquent des temps que l'on croyait révolus. Pourquoi ? Question que se posent les personnages de Dos Passos et qui reste sans réponse :
« Oh, God, it's too damned absurd ! An arrangement for mutual suicide and no damned other thing, » said Randolph, raising his head.
« A certain jolly asinine grotesqueness, though. I mean, if you were God and could look at it like that .... Oh, Randy, why do they enjoy hatred so? » (1969, 72).
Ces soldats qui rampent à même la boue ne sont-ils pas les symboles d'une Humanité incapable de se dresser et de progresser vers l'Olympe ?
La frontière est ténue, en effet, qui sépare la civilisation de la barbarie, comme le montre cette autre scène du livre, où les soldats, tels une meute à la curée, dépouillent sans vergogne les cadavres de leurs bottes. L'Homme reste un loup pour l'Homme. Tout le reste n'est que discours vide de sens, tout le reste n'est que vaine spéculation.
2. Les apports de l'image fixe et de l'image en mouvement
L'image, elle aussi, contribue, à sa façon et à la même époque, à faire prendre conscience à l'Amérique de l'envers du Rêve.
Les photographes des années 1930, en particulier, fixent sur la pellicule des milliers de visages et de silhouettes qui, tous, témoignent de l'existence d'une Amérique des pauvres et des petites gens. Familles déplacées, visages hagards, corps meurtris ou prostrés et regards perdus hantent les pages consacrées à l'inventaire d'une nation touchée au plus profond d'elle-même par la Grande Crise. La photographie a quitté les salons et les maisons bourgeoises pour parcourir les villes et les campagnes et répertorier les maux du système. Des noms célèbres reviennent sans cesse à l'esprit, qui ont marqué cette période. Les Walker Evans ou Dorothea Lange, entre autres, ont parcouru le pays tout entier pour recenser la misère humaine et réveiller les consciences. Pauvres Blancs de l'Alabama, chômeurs du Mississipi, fermiers sans ressources à la recherche de terres en Californie, tous font l'objet de reportages minutieux à la façon des entomologistes et dont les clichés apparaîtront par la suite dans des ouvrages tels que Let Us Now Praise Famous Men ou The Family of Man. Mais bien avant Walker Evans ou Dorothea Lange, la photographie joue un rôle important en ce qu'elle permet d'illustrer les thèses progressistes. La straight photography - ou l'art de prendre des clichés sur le vif, sans pose du sujet-, qui est née avec le siècle, permet aux journalistes et aux travailleurs sociaux de mieux faire connaître au grand public les causes qu'ils défendent. Des ouvrages tels que How the Other Half Lives de Jacob Riis, illustrés par de nombreux clichés des taudis urbains pris par l'auteur, les photographies de Lewis Hine au début du XXème siècle qui évoquent la vie des immigrants et le travail des enfants à la mine, dans les filatures ou les ateliers clandestins parlent autant, sinon davantage, que les mots.
Le cinéma, lui aussi, loin d'être un simple divertissement, porte un regard parfois très critique sur la société capitaliste de la fin du XIXème siècle et du début du siècle suivant.
Les premiers Griffith, en particulier, dénoncent les maux d'une société où l'argent règne en maître. A Corner in Wheat, notamment, qui est réalisé en 1909 et s'inspire de l'œuvre de l'écrivain Frank Norris, met en scène deux Amériques à l'opposé l'une de l'autre : une Amérique de la finance et de la richesse insolente, et une Amérique des fermiers et du peuple, spoliés du fruit de leur labeur et victimes de la spéculation. Le montage en parallèle souligne à la fois le fossé qui sépare ces deux mondes et les déséquilibres et les souffrances qui résultent du système capitaliste. Pour autant, Griffith ne va pas jusqu'à prôner la révolution. Seule la justice divine - ou la justice poétique - veut que le spéculateur meure étouffé sous les tonnes de grain qui avaient cruellement manqué au peuple affamé. Mais les vélléités de révolte contre le système sont vite réprimées, comme si Griffith se refusait à considérer que le peuple était à même de briser ses chaînes ou ne voulait pas envisager cette solution.
Au contraire, les films militants produits un peu plus tard, notamment par le FFC (Federation Film Corporation) et le LFS (Labor Film Services), deux studios nés de la volonté du mouvement ouvrier, s'attachent non seulement à faire connaître au public les méfaits du capitalisme, mais s'avèrent plus offensifs en ce qu'ils appellent à l'action et mettent souvent en scène, à des fins pédagogiques, des ouvriers et des syndicalistes dont l'action permet de mettre en échec le patron. Ils dénoncent ouvertement l'exploitation des plus faibles par une société injuste et représentent à travers de savants mélanges de fiction et d'actualités les souffrances du sous-prolétariat américain, comme dans The Contrast (1921) où sont décrits l'enfer des mineurs du County de Mingo (West Virginia) et les luttes que mènent ces véritables forçats des entrailles de la terre. Le public y découvre une réalité insoupçonnée que la presse locale à la solde du patronat travestit à l'époque, quand elle ne l'occulte pas totalement. Ces mineurs en grève que la propagande décrit volontiers comme de dangereux hors-la-loi qui mettent la région à sac, apparaissent à l'écran sous un jour nouveau et tels qu'ils sont dans les faits : ce sont les nouveaux esclaves d'un système qui n'hésite pas à les faire travailler au péril de leur vie et dans des conditions d'un autre âge en échange d'un salaire de misère, et a recours à des milices patronales et des voyous pour faire taire, au besoin, les plus récalcitrants.
Critique sans concession d'une société qui se veut à la pointe du progrès, le film appelle à la lutte contre un système inique dont il souligne les insupportables disparités par le biais de plans alternés, tantôt représentant la misère, tantôt représentant le luxe et la richesse insolente. Au-delà, il aborde - en filigrane - la question de la légitimité même des pouvoirs en place à travers un certain nombre de plans qui représentent les autorités et le patronat en cheville avec des individus à la mine patibulaire.
Des dizaines de films dépeignent ainsi sans concession l'envers du Rêve Américain, les conditions de vie plus que difficiles de toute une fraction de la population, et la façon dont certaines revendications ont abouti malgré tout. Les titres parlent d'eux-mêmes : The Passaic Textile Strike (1926), Prisoners for Progress (1925), Breaking Chains (1927). Il s'agit d'abord de répondre à l'offensive du patronat et des autorités du pays qui vise à désarmer toute résistance à l'ordre établi et se traduit par la mise en place du fameux Plan Américain et par une campagne systématique de désinformation. Au-delà, et à travers des récits à la croisée du documentaire, du mélodrame, et de l'épopée, c'est tout une mémoire des luttes sociales que cherchent à entretenir les auteurs de ces films pour mieux asseoir ce que Marx appellerait « une conscience de classe » et inciter le public à rejoindre les rangs de ceux qui rêvent d'une autre société, plus juste et plus humaine. Le discours protestataire et révolutionnaire va pourtant avoir des difficultés à se faire entendre. L'offensive du patronat, le réformisme des années 1930 qui coupe l'herbe sous les pieds de ceux qui avaient pour vocation de dénoncer les maux du capitalisme, la censure et la méfiance de l'Amérique vis-à-vis des 'idéologies étrangères' vont peu à peu étouffer les voix de la subversion. L'Amérique telle qu'elle est représentée à l'écran connaît certes un certain nombre de problèmes, mais trouve toujours une façon de les surmonter."
-Morgane JOURDREN, "L’envers du Rêve Américain à travers "La Littérature"", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mars 2010. Consulté le 23/06/2021. URL: http://cle.ens-lyon.fr/anglais/civilisation/domaine-americain/le-reve-americain/l-envers-du-reve-americain-a-travers-la-litterature-
1. De l'écriture journalistique à l'écriture artistique
En ce début de XXème siècle, l'heure est au muckraking [1], selon l'expression utilisée par le Président Theodore Roosevelt en 1906 pour décrire l'ardeur par trop intempestive à ses yeux avec laquelle sont mis ici et là au grand jour les excès du capitalisme et la corruption du monde politique. Les muckrakers ou « remueurs de boue » du début du siècle, n'en finissent pas de dévoiler au grand public les aspects les plus sordides d'un système économique et politique qui s'avère aux antipodes des valeurs dont il prétend être le garant.
Issu des dernières décennies du XIXème siècle, le mouvement ne prend l'ampleur qu'on lui connaît que dans les années 1900-1910, fort de la conviction d'une Amérique éclairée et de l'intérêt grandissant du public pour les 'histoires vraies'.
L'un des premiers ouvrages à s'inscrire véritablement dans cette veine est The Bitter Cry of the Children, paru en 1906, où l'auteur, John Spargo, dénonce avec force le sort réservé aux enfants dans la société industrielle du début du siècle:
Boys twelve years of age may be legally employed in the mines of West Virginia, by day or by night, and for as many hours as the employers care to make them toil or their bodies will stand the strain. Where the disregard of child life is such that this may be done openly and with legal sanction, it is easy to believe what miners have again and again told me - that there are hundreds of little boys of nine and ten years of age employed in the coal mines of this state (1906, 165).
The Bitter Cry of the Children inaugurera d'ailleurs toute une série de reportages et de rapports divers sur le travail forcé des enfants, sur le travail des femmes et sur l'insalubrité des lieux de production et d'habitation. Les enquêtes sur le terrain se multiplient et les témoignages abondent, qui dépeignent ainsi avec force l'envers du Rêve Américain et les maux d'une société entièrement vouée au profit.
Dans le même temps, les grands capitalistes et les capitaines d'industrie, figures emblématiques de l'époque, sont l'objet de regards et de biographies très critiques qui éclairent sous un nouveau jour la constitution de leur patrimoine et les sources de leur pouvoir. Ainsi, sous la plume d'Ida Tarbell, à travers 'l'histoire' de la Standard Oil Company et de John D.Rockfeller, c'est toute l'Amérique des 'affaires' qui est montrée du doigt. Le vol, et non le sens des affaires, comme d'aucuns voudraient le faire croire, voilà ce qui a été, selon l'auteur, le moteur de la réussite insolente de tous ces capitaines d'industrie :
The methods it employs with such acumen, persistency, and secrecy are employed by all sorts of businessmen, from corner grocers up to bankers. If exposed, they are excused on the ground that this is business. If the point is pushed, frequently the defender of the practice falls back on the Christian doctrine of charity, and points that we are erring mortals and must allow for each other's weaknesses ! - an excuse which, if carried to its legitimate conclusion, would leave our businessmen weeping on one another's shoulders over human frailty, while they picked one another's pockets (1904, net edition : http://www.history.rochester.edu/fuels/tarbell/MAIN.HTM)
Les deux premières décennies voient ainsi déferler la vague du muckraking sur le pays tout entier. Ces enquêtes d'un nouveau genre, menées, en particulier, par des travailleurs sociaux et des journalistes, paraissent dans divers magazines et journaux sous forme de feuilletons, notamment dans Mc Clure. L'écriture en est bien souvent assez fruste et tient du compte-rendu clinique, même si parfois l'auteur se laisse aller à l'indignation ou ajoute une petite touche mélodramatique. Epoque et journalisme obligent.
Ce besoin de dire l'Amérique, telle qu'elle est, et cette propension à montrer l'envers du Rêve Américain, inspirent néanmoins, dès la fin du XIXème siècle et dans les décennies suivantes, de véritables écrivains : Jack London, Stephen Crane, Frank Norris, Theodore Dreiser, Sinclair Lewis, Dos Passos, Erskine Caldwell, John Steinbeck et Henry Miller, pour n'en citer que quelques uns. Tous ont en commun qu'ils ont exercé divers métiers, ont bourlingué et ont, de près ou de loin, tâté de l'écriture journalistique. Ils s'inscrivent donc bien dans une tradition américaine de l'écrivain reporter.
C'est notamment le cas d'Upton Sinclair, écrivain engagé, socialiste, qui dans The Jungle (1906) décrit l'enfer des abattoirs de Chicago au début du siècle. Enfer pour ces bêtes que l'on abat dans des conditions effroyables comme pour ces hommes, véritables forçats des chaines d'abattage, que l'on soumet à des cadences infernales, dans un mélange insupportable de bruits et d'odeurs qui les prennent à la gorge. Le destin de la bête et celui de l'homme se rejoignent alors. L'image de ces porcs que l'on suspend par les pattes et que l'on achemine vers une mort inéluctable ne renvoie-t-elle pas l'être humain à sa propre condition dans cette immense machine qu'est la société industrielle et capitaliste, telle qu'elle est dépeinte à travers le livre comme à travers de nombreux autres romans à l'époque? Image réaliste, surréaliste et symbolique tout à la fois qui, d'ailleurs, constitue dans ses différentes versions l'une des métaphores centrales de l'écriture de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle. Le jardin a disparu, sinon sur le mode nostalgique, pour faire place à la roue et aux rouages d'un monstre d'acier, à la fois hydre et vampire qui annonce déjà Modern Times de Charlie Chaplin.
It was a great iron wheel, about twenty feet in circumference, with rings here and there along its edge. Upon both sides of this wheel there was a narrow space, into which came the hogs at the end of their journey; in the midst of them stood a great burly Negro, bare-armed and bare-chested. He was resting for the moment, for the wheel had stopped while men were cleaning up. In a minute or two, however, it began slowly to revolve, and then the men upon each side of it sprang to work. They had chains which they fastened about the leg of the nearest hog, and the other end of the chain they hooked into one of the rings upon the wheel. So, as the wheel turned, a hog was suddenly jerked off his feet and borne aloft. At the same instant the car was assailed by a most terrifying shriek; the visitors started in alarm, the women turned pale and shrank back. The shriek was followed by another, louder and yet more agonizing - for once started upon that journey the hog never came back; (Sinclair, 1979, 43-44).
Chez Sinclair Lewis, le destin prend une autre forme. Le monde de Babbitt ou de Main Street est synonyme de mort à petit feu. C'est l'Amérique du début du siècle et des petites bourgades qui y est représentée, l'Amérique profonde où le Rêve Américain s'est certes réalisé sur le plan matériel, mais où l'individu se sent pris au piège, étouffe et a perdu jusqu' à l'envie de vivre. Le temps ne s'écoule plus, le monde est devenu absurde sous le poids des habitudes et des conventions et par crainte du regard de l'autre: « I've never done a single thing I've wanted to in my whole life ! I don't know's I've accomplished anything except just get along. I figure out I've made about a quarter of an inch out of a possible hundred rods » (1961,319), dit Babbitt à son fils à la fin du roman.
Le courant littéraire protestataire, on le voit bien à travers ce dernier exemple, ne se fait plus seulement le porte-parole du mouvement progressiste et de ses revendications en matière d'égalité et d'humanisation du système. Si les Stephen Crane, les Dreiser et plus tard, les Erskine Caldwell ou les Steinbeck, entre autres auteurs, dépeignent les méfaits de « l'exploitation de l'homme par l'homme », la littérature se fait aussi l'écho de ce malaise qu'éprouve une partie des élites face à l'évolution de la civilisation américaine. L'Amérique qui s'enorgueillit d'être à la pointe du progrès sécrète ennui et dégoût au sein de cette Génération Perdue pour laquelle le Rêve Américain n'est qu'une imposture, comme l'est d'ailleurs l'idée de progrès sur laquelle repose essentiellement l'optimisme américain.
Les lumières de la ville, les grands magasins, les automobiles ont toujours pour pendant les recoins sombres, les silhouettes brisées, la misère, la solitude et la lutte désespérée des plus faibles pour leur survie, notamment à travers les romans 'naturalistes' de Dreiser. Ainsi, New York, dans Sister Carrie, s'avère le lieu d'un étrange mouvement de balancier, qui entraîne l'héroïne dans une véritable ascension sociale, tandis que Hurstwood, lui, autrefois au sommet de l'échelle, entame une descente aux enfers pour finalement sombrer dans la folie et se suicider. Deux personnages, deux trajectoires opposées dans deux New York très différents l'un de l'autre. D'un côté, le luxe, la richesse, l'élégance, l'insouciance, le New York de ceux qui ont réussi, de l'autre le New York de la déchéance et de la misère, tel que les connaît Hurstwood :
Hurstwood shifted by curious means through a long summer and fall. A small job as janitor of a dance hall helped him for a month. Begging, sometimes going hungry, sometimes sleeping in the park, carried him over more days. Resorting to those peculiar charities, several of which, in the press of hungry search, he accidentally stumbled upon, did the rest. Toward the dead of winter, Carrie came back, appearing on Broadway in a new play; but he was not aware of it. For weeks he wandered about the city, begging, while the fire sign, announcing her engagement, blazed nightly upon the crowded street of amusements (Dreiser, 1900, 533).
L'on retrouve les mêmes images-clés qui décrivent la ville et la société industrielle moderne comme un monde indéchiffrable et aliénant dans l'œuvre d'Henry Miller. Le Rêve est devenu un véritable « cauchemar climatisé », pour reprendre l'un des titres de l'auteur qui traduit ce sentiment collectif d'un vaste gâchis et d'une supercherie sans nom. Dans Glittering Pie (1938), de retour d'Europe, l'auteur-narrateur retrouve New-York après plusieurs années d'absence et fait de sa ville natale et de l'Amérique un portrait des plus noirs :
The newspapers may lie, the magazines may gloss it over, the politicians may falsify, but the streets howl with truth. I walk the streets and I see men and women talking, but there is no talk. I see wine and beer advertised everywhere, but there is no wine or beer anywhere. On every table I see the same glass of ice water, in every window the same glittering baubles, in every face the same empty story. The sameness of everything is appalling. It's like the proliferation of a cancer germ. The disease spreads, it eats and eats away until there is nothing left but the thing itself (1961, 337-338).
Images d'un monde uniforme, sans âme, gangréné de l'intérieur et qui s'autodétruit petit à petit et images mortifères ponctuent ainsi les écrits de toute une génération qui ne croit plus à rien et qui rejette les valeurs de l'Amérique dominante.
Là où les écrivains du début du siècle s'efforçaient de montrer que la pauvreté et la misère engendraient le vice chez des individus qui, au départ, n'étaient pas plus corrompus que les 'honnêtes gens', ceux de la Génération Perdue dénient toute légitimité à la morale bourgeoise et puritaine. La famille, l'éthique du travail, la consommation, le mariage, les valeurs religieuses sont autant de subterfuges à leurs yeux qui empêchent l'individu de s'exprimer pleinement et visent à l'enrégimenter. D'où cette fuite éperdue sous d'autres cieux, en Europe en particulier, où l'on s'abandonne aux plaisirs coupables du farniente, du sexe à outrance et de l'alcool.
Dans Tropic of Cancer (1934), ouvrage longtemps interdit aux Etats-Unis, Henry Miller évoque plus particulièrement l'existence qu'il mène à Paris en compagnie d'autres Américains, venus, comme lui, pour échapper à une Amérique puritaine et castratrice. L'ironie veut que cet itinéraire à contre-courant et en marge croise en sens inverse le chemin de tous ceux qui aspirent en Europe à tenter leur chance de l'autre côté de l'Atlantique. Logements à la sauvette, troquets et bordels sont les lieux privilégiés de cette redécouverte de soi et des vertus de la vieille Europe. « Go East, Young Man ! », tel semble être la devise de cette génération d'écrivains bourlingueurs, qui fait un pied de nez à l'Amérique bien pensante et bien propre sur elle. Les premières pages de Tropic of Cancer sont, à cet égard, très éloquentes:
This is not a book. This is libel, slander, defamation of character. This is not a book, in the ordinary sense of the word. No, this is a prolonged insult, a gob of spit in the face of Art, a kick in the pants to God, Man, Destiny, Time, Love, Beauty... what you will. I am going to sing for you, a little off key perhaps, but I will sing. I will sing while you croak. I will dance over your dirty corpse... (2001,2)
La littérature produite par cette génération d'écrivains se veut ainsi irrespectueuse des conventions littéraires et sociales. Le bon goût n'est plus de mise, pas plus que les termes du consensus. La volonté de choquer et l'ironie parfois cinglante caractérisent avant tout cette écriture. Mais, sous la bravade, se cache une angoisse existentielle profonde. Une angoisse du vide et de l'absurde, déjà perceptible dans le premier roman de Dos Passos, One Man's Initiation : 1917, roman de guerre publié en 1918. « All my life I've struggled for my own liberty in my small way. Now I hardly know if the thing exists » (1969, 158) déclare Martin, l'Américain, résumant bien l'état d'esprit de toute une génération d'intellectuels. Aucun discours, quel qu'il soit, n'est plus recevable, pas même celui qui se veut aux couleurs de la liberté :
« I used to think », went on Martin, « that it was my family I must escape from to be free ; I mean all the conventional ties, the worship of success and the respectabilities that is drummed into you when you're young »
« I suppose everyone has thought that ...»
« How stupid we were before the war, how we prated of small revolts, how we sniggered over little jokes at religion and government. And all the while, in the infinite greed, in the infinite stupidity of men, this was being prepared » (1969, 159).
La guerre, les tranchées, les obus, voilà ce qui se préparait en silence. L'Amérique, le Rêve Américain et les grands principes que l'on assène sans cesse à une population crédule ne sont, eux, somme toute, guère que des pièges et des subterfuges pour mieux asservir l'individu et préserver les intérêts des marchands de canon. Roman sur la Grande Guerre, One Man's Initiation, (1917) est, avant tout, comme l'indique le titre de l'ouvrage, un roman d'initiation. Mais d'initiation à quoi ? A la guerre et au spectacle effroyable d'un conflit qui a fait plusieurs millions de victimes, sans doute, mais pas seulement. Si le personnage principal grandit et mûrit sur les champs de bataille, le parcours initiatique qu'il accomplit l'amène à percevoir, à travers les horreurs de la guerre, ce que d'autres, avant lui, avaient cru percevoir en d'autres lieux et dans d'autres circonstances de la fragilité de la civilisation. Les images de tueries et de maisons pillées et brûlées renvoient chacun d'entre nous à la barbarie qui caractérise l'être humain et évoquent des temps que l'on croyait révolus. Pourquoi ? Question que se posent les personnages de Dos Passos et qui reste sans réponse :
« Oh, God, it's too damned absurd ! An arrangement for mutual suicide and no damned other thing, » said Randolph, raising his head.
« A certain jolly asinine grotesqueness, though. I mean, if you were God and could look at it like that .... Oh, Randy, why do they enjoy hatred so? » (1969, 72).
Ces soldats qui rampent à même la boue ne sont-ils pas les symboles d'une Humanité incapable de se dresser et de progresser vers l'Olympe ?
La frontière est ténue, en effet, qui sépare la civilisation de la barbarie, comme le montre cette autre scène du livre, où les soldats, tels une meute à la curée, dépouillent sans vergogne les cadavres de leurs bottes. L'Homme reste un loup pour l'Homme. Tout le reste n'est que discours vide de sens, tout le reste n'est que vaine spéculation.
2. Les apports de l'image fixe et de l'image en mouvement
L'image, elle aussi, contribue, à sa façon et à la même époque, à faire prendre conscience à l'Amérique de l'envers du Rêve.
Les photographes des années 1930, en particulier, fixent sur la pellicule des milliers de visages et de silhouettes qui, tous, témoignent de l'existence d'une Amérique des pauvres et des petites gens. Familles déplacées, visages hagards, corps meurtris ou prostrés et regards perdus hantent les pages consacrées à l'inventaire d'une nation touchée au plus profond d'elle-même par la Grande Crise. La photographie a quitté les salons et les maisons bourgeoises pour parcourir les villes et les campagnes et répertorier les maux du système. Des noms célèbres reviennent sans cesse à l'esprit, qui ont marqué cette période. Les Walker Evans ou Dorothea Lange, entre autres, ont parcouru le pays tout entier pour recenser la misère humaine et réveiller les consciences. Pauvres Blancs de l'Alabama, chômeurs du Mississipi, fermiers sans ressources à la recherche de terres en Californie, tous font l'objet de reportages minutieux à la façon des entomologistes et dont les clichés apparaîtront par la suite dans des ouvrages tels que Let Us Now Praise Famous Men ou The Family of Man. Mais bien avant Walker Evans ou Dorothea Lange, la photographie joue un rôle important en ce qu'elle permet d'illustrer les thèses progressistes. La straight photography - ou l'art de prendre des clichés sur le vif, sans pose du sujet-, qui est née avec le siècle, permet aux journalistes et aux travailleurs sociaux de mieux faire connaître au grand public les causes qu'ils défendent. Des ouvrages tels que How the Other Half Lives de Jacob Riis, illustrés par de nombreux clichés des taudis urbains pris par l'auteur, les photographies de Lewis Hine au début du XXème siècle qui évoquent la vie des immigrants et le travail des enfants à la mine, dans les filatures ou les ateliers clandestins parlent autant, sinon davantage, que les mots.
Le cinéma, lui aussi, loin d'être un simple divertissement, porte un regard parfois très critique sur la société capitaliste de la fin du XIXème siècle et du début du siècle suivant.
Les premiers Griffith, en particulier, dénoncent les maux d'une société où l'argent règne en maître. A Corner in Wheat, notamment, qui est réalisé en 1909 et s'inspire de l'œuvre de l'écrivain Frank Norris, met en scène deux Amériques à l'opposé l'une de l'autre : une Amérique de la finance et de la richesse insolente, et une Amérique des fermiers et du peuple, spoliés du fruit de leur labeur et victimes de la spéculation. Le montage en parallèle souligne à la fois le fossé qui sépare ces deux mondes et les déséquilibres et les souffrances qui résultent du système capitaliste. Pour autant, Griffith ne va pas jusqu'à prôner la révolution. Seule la justice divine - ou la justice poétique - veut que le spéculateur meure étouffé sous les tonnes de grain qui avaient cruellement manqué au peuple affamé. Mais les vélléités de révolte contre le système sont vite réprimées, comme si Griffith se refusait à considérer que le peuple était à même de briser ses chaînes ou ne voulait pas envisager cette solution.
Au contraire, les films militants produits un peu plus tard, notamment par le FFC (Federation Film Corporation) et le LFS (Labor Film Services), deux studios nés de la volonté du mouvement ouvrier, s'attachent non seulement à faire connaître au public les méfaits du capitalisme, mais s'avèrent plus offensifs en ce qu'ils appellent à l'action et mettent souvent en scène, à des fins pédagogiques, des ouvriers et des syndicalistes dont l'action permet de mettre en échec le patron. Ils dénoncent ouvertement l'exploitation des plus faibles par une société injuste et représentent à travers de savants mélanges de fiction et d'actualités les souffrances du sous-prolétariat américain, comme dans The Contrast (1921) où sont décrits l'enfer des mineurs du County de Mingo (West Virginia) et les luttes que mènent ces véritables forçats des entrailles de la terre. Le public y découvre une réalité insoupçonnée que la presse locale à la solde du patronat travestit à l'époque, quand elle ne l'occulte pas totalement. Ces mineurs en grève que la propagande décrit volontiers comme de dangereux hors-la-loi qui mettent la région à sac, apparaissent à l'écran sous un jour nouveau et tels qu'ils sont dans les faits : ce sont les nouveaux esclaves d'un système qui n'hésite pas à les faire travailler au péril de leur vie et dans des conditions d'un autre âge en échange d'un salaire de misère, et a recours à des milices patronales et des voyous pour faire taire, au besoin, les plus récalcitrants.
Critique sans concession d'une société qui se veut à la pointe du progrès, le film appelle à la lutte contre un système inique dont il souligne les insupportables disparités par le biais de plans alternés, tantôt représentant la misère, tantôt représentant le luxe et la richesse insolente. Au-delà, il aborde - en filigrane - la question de la légitimité même des pouvoirs en place à travers un certain nombre de plans qui représentent les autorités et le patronat en cheville avec des individus à la mine patibulaire.
Des dizaines de films dépeignent ainsi sans concession l'envers du Rêve Américain, les conditions de vie plus que difficiles de toute une fraction de la population, et la façon dont certaines revendications ont abouti malgré tout. Les titres parlent d'eux-mêmes : The Passaic Textile Strike (1926), Prisoners for Progress (1925), Breaking Chains (1927). Il s'agit d'abord de répondre à l'offensive du patronat et des autorités du pays qui vise à désarmer toute résistance à l'ordre établi et se traduit par la mise en place du fameux Plan Américain et par une campagne systématique de désinformation. Au-delà, et à travers des récits à la croisée du documentaire, du mélodrame, et de l'épopée, c'est tout une mémoire des luttes sociales que cherchent à entretenir les auteurs de ces films pour mieux asseoir ce que Marx appellerait « une conscience de classe » et inciter le public à rejoindre les rangs de ceux qui rêvent d'une autre société, plus juste et plus humaine. Le discours protestataire et révolutionnaire va pourtant avoir des difficultés à se faire entendre. L'offensive du patronat, le réformisme des années 1930 qui coupe l'herbe sous les pieds de ceux qui avaient pour vocation de dénoncer les maux du capitalisme, la censure et la méfiance de l'Amérique vis-à-vis des 'idéologies étrangères' vont peu à peu étouffer les voix de la subversion. L'Amérique telle qu'elle est représentée à l'écran connaît certes un certain nombre de problèmes, mais trouve toujours une façon de les surmonter."
-Morgane JOURDREN, "L’envers du Rêve Américain à travers "La Littérature"", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mars 2010. Consulté le 23/06/2021. URL: http://cle.ens-lyon.fr/anglais/civilisation/domaine-americain/le-reve-americain/l-envers-du-reve-americain-a-travers-la-litterature-