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    Heike Delitz, « L'impact de Bergson sur la sociologie et l'ethnologie françaises

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Heike Delitz, « L'impact de Bergson sur la sociologie et l'ethnologie françaises Empty Heike Delitz, « L'impact de Bergson sur la sociologie et l'ethnologie françaises

    Message par Johnathan R. Razorback Mer 23 Juin 2021 - 16:46

    "Georges Sorel attribue aussi à Bergson, à la place de la théorie de la vie, une théorie du mouvement prolétaire : cette récupération « effrayait » Bergson."

    "Bergson, tout comme Tarde et Worms ont donné à la sociologie durkheimienne son impulsion méthodologique vers l’antipsychologisme et le positivisme. Cette sociologie reste cependant proche de Bergson en ce qui concerne ses thèmes de prédilection. Car au moins là où il s’agit de la mémoire et du temps, de questions épistémologiques et des techniques humaines, les durkheimiens abordent bien ses thèmes – mais de façon contraire. Ici et là, ils vont même jusqu’à reprendre la pensée bergsonienne, quoique la plupart du temps de manière implicite. Ce refus démonstratif de tenir compte de Bergson, qui avait alors une position en vue au Collège de France, donne à penser que ce dernier a pu pousser Durkheim (du moins d’une certaine façon) à « devenir-Durkheim », surtout après la mort de Tarde en 1904, dont la prise en compte du caractère indéterminé des inventions sociales semblait très proche de Bergson. C’est d’ailleurs d’un Durkheim « anti-Bergson », adversaire du psychologisme et du mysticisme, que parlaient ses contemporains (Rolland, 1971, 136). Les reproches formulés atteignirent Bergson. Lui voyait en Durkheim un « adversaire de la liberté »."

    "Toute une partie des Formes élémentaires de la vie religieuse, celle que Durkheim consacre à la sociologie de la connaissance, est dirigée contre Bergson. Au début de l’ouvrage, c’est le concept de temps bergsonien que Durkheim critique, à l’aide d’Hubert. Celui-ci, quoique inspiré par Bergson, lui oppose une doctrine sociologique du temps. Durkheim affirme cette théorie du temps :

    « Ce n’est pas mon temps qui est ainsi organisé ; c’est le temps tel qu’il est objectivement pensé par tous les hommes d’une même civilisation ».
    (Durkheim, 1968 [1912], 14)

    Et à la fin du célèbre ouvrage, ce n’est rien moins que l’idée fondamentale de Bergson que Durkheim rejette. Il ne serait possible que de penser « sub specie aeternitatis », ordonnant « le variable sous le permanent, l’individuel sous le social ». Les phrases de conclusion aussi sont révélatrices, dans la mesure où Durkheim place la société au-dessus de la « puissance créatrice » de l’individu. Étant donné le primat du social, seule la sociologie serait capable d’« expliquer l’homme »."

    "Maurice Halbwachs, surtout, a continué de prendre Bergson pour repère, lui qui essayait sans cesse de s’en libérer (Friedmann, 1964, 12). C’est en s’opposant à la théorie bergsonienne de la perception de l’image que Halbwachs aboutit à son interprétation sociologique des « images » de la mémoire – celle qui fit fureur sous le concept de mémoire collective et soulignait le primat constant du social et du matériel – au terme d’« une bataille politique » et « épistémologique… contre Bergson » (Namer, 1997, 239) qu’il mena « avec hostilité voilée » (Namer, 1997, 307) toute sa vie durant. C’est que l’enjeu était important : il s’agissait notamment de sauvegarder l’héritage de Durkheim, le rationalisme."

    "Marcel Mauss se réfère lui aussi de façon ambivalente à Bergson, par proximité et par éloignement. En effet, les techniques du corps ainsi que l’homme total semblent marquer un rapprochement avec ce dernier (Schlanger, 2006, 15 sq.) ; il le félicite même explicitement du fait qu’il « avait, depuis longtemps, fait justice de l’atomisme psychologique » (Mauss, 1950 [1924], 294). Cependant, et Mauss passe ici ce détail sous silence, Bergson n’a pas seulement fait justice de l’atomisme psychologique, il développa aussi une thèse non cartésienne, reliant cognition, affection, perception et action, que Mauss revendiqua comme sienne. En fin de compte, Mauss qualifiera la sociologie bergsonienne, en particulier la théorie de l’innovation, d’antitechniciste et d’anti-intellectualiste (Mauss, 1969 [1933], 436). En 1938, dans une lettre à Roger Caillois (1990), il rapproche même Bergson de Hitler."

    "Célestin Bouglé, lui, fait une mention de Bergson dans son Bilan de sociologie française contemporaine, et ce, en tant qu’adversaire de Durkheim, au nom du psychologisme (1935, 28 sq.). En même temps, le compte rendu des Deux Sources d’Albert Bayet en 1935 a pour fin de « confronter l’œuvre de Bergson avec l’esprit et les méthodes de la sociologie positive ». Après avoir éreinté le livre de façon systématique (et pointilleuse), il le considère comme une « concession presque incroyable » et une « “victoire” de la sociologie » (Bayet, 1935, 36 ; 51), considérant que même Bergson serait à présent obligé d’accepter le primat du social. Bayet, en ne voulant pas faire sien le sens de la méthode idéal-typique bergsonienne, ne voit pas la couche la plus importante du livre. Lévi-Strauss et peut-être Clastres l’ont aperçue : à savoir la typologie des sociétés dans un sens non évolutionniste (« clos-ouvert », « froid-chaud », « pour l’État-contre l’État »)."

    "G. Friedmann, grand spécialiste de la sociologie industrielle, reliera quant à lui la critique marxiste au reproche de l’antiscientisme et imputera à Bergson la « Crise du Progrès » (1936)."

    "Bergson opère toujours par une pensée en mouvement : s’appropriant des résultats scientifiques, il met au jour les présupposés inadéquats qui sous-tendent leur interprétation, surtout lorsqu’il est question de penser le temps. Dans Données immédiates (1889) et Matière et mémoire (1896), la démonstration concerne la psychologie et les théories philosophiques de la perception ; dans L’Évolution créatrice (1907), la biologie ; dans Durée et Simultanéité (1922), la physique ; et enfin dans Les Deux Sources (1932), la sociologie et l’ethnologie. Il met au jour, en s’attaquant au concept de temps de chacune de ces sciences et donc à leur conception respective de la réalité, une façon de penser qui induit une fragmentation de la réalité. À partir du moment où nous découpons le temps en secondes, nous découpons invariablement la réalité en états. Ainsi, lorsqu’il s’agit de phénomènes de la vie (le social en fait partie), nous ignorons invariablement quelque chose d’essentiel : notamment le devenir permanent."

    "Dans L’Intuition de l’instant (1932) et dans La Dialectique de la durée (1936), Bachelard souligne les problèmes posés par deux idées fondamentales de Bergson : l’idée de la continuité de la perception du réel (dans la notion de durée) ; et la critique des concepts négatifs. Dans les deux cas, c’est « l’excès » de la critique qui frappe – mais aussi le fait que Bachelard reste en un sens proche de Bergson, reprenant les mêmes catégories. Cette rupture s’approfondit à la suite de Bachelard : dès lors la philosophie pose, par l’intermédiaire de la lecture des « trois grands H » (Descombes, 1979), c’est-à-dire Hegel, Husserl et Heidegger, et de l’existentialisme, d’autres questions."
    -Heike Delitz, « L'impact de Bergson sur la sociologie et l'ethnologie françaises », L'Année sociologique, 2012/1 (Vol. 62), p. 41-65. DOI : 10.3917/anso.121.0041. URL : https://www.cairn.info/revue-l-annee-sociologique-2012-1-page-41.htm

    « Bergson a vu, et bien vu, beaucoup de choses. Mais la “création”, pour autant qu’on peut la nommer ainsi, résultat d’un “élan vital”, effort pour se libérer de la matière ; le centrage exclusif sur la “vie” ; l’intuition atteignant des qualités pures et sans mélange, simplement et brutalement opposée à une intelligence… ; la fausse antinomie naïvement absolutisée et ontologisée entre le discret et le contenu : tout cela, et le reste… Il n’y a pas, chez lui, place pour la création la plus importante de toutes : de sens et de significations… méconnaissance radicale de la création sociale-historique – axes convergents de son mode et monde de pensée, sans point de contact avec la mienne. ».
    (Castoriadis, 1986, 9 sq.)



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

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