"Idée que l’instruction morale et civique est historiquement datée. Elle fut mise en œuvre et en gloire par les pères fondateurs de l’école républicaine, à la fin du XIXe siècle, dans un contexte de lutte contre les prétentions cléricales de l’Église catholique, qui en justifie l’existence et en explique la forme, mais ne s’est continuée au XXe siècle qu’en hésitant sur son sens et sur sa place et au prix final de sa fossilisation. Propre au primaire jusqu’à la Libération, ce type d’enseignement est introduit dans le secondaire après la deuxième Guerre mondiale, dans un contexte où la soumission du pays à la botte nazie traduit aux yeux des reconstructeurs de l’époque la faillite morale des élites d’avant-guerre. Ainsi le plan Langevin-Wallon consacre-t-il un chapitre… Mais il devient de plus en plus inadapté aux évolutions contemporaines du statut de la jeunesse et aux conditions de son éducation (dont Mai 68 fut davantage une sorte de témoin radical ou de phase critique qu’une cause) et il ne survivra pas plus à l’école primaire, où il se noie en 1969 dans les « activités d’éveil », qu’au secondaire, où la réforme Haby (1975) le remplace par un « enseignement d’initiation à la vie économique et sociale ». Lorsque les instructions de 1985 pour l’école élémentaire, sous la houlette de Jean-Pierre Chevènement, feront passer l’éveil à la trappe, l’histoire ou les sciences expérimentales retrouveront leur ancien statut de discipline à part entière, mais pas la morale, qui disparaîtra complètement au profit de la seule éducation civique, promue aussi la même année au collège. Est-ce la morale qui renaît à l’école primaire en 2002, sous l’expression de « vivre ensemble » pour le cycle 2 (« apprentissages fondamentaux ») ? On peut en douter puisque le cycle 3 (« approfondissements ») ne garde quant à lui que l’éducation civique, en précisant qu’il s’agit d’un domaine transversal et non disciplinaire. Le retour réel, dans les textes, de la morale à l’école primaire sera l’œuvre de Xavier Darcos, en 2008, retour d’autant plus significatif qu’il prend explicitement le sens d’un ressourcement en utilisant, comme aux temps fondateurs de l’école républicaine, le substantif « instruction » à la place de « éducation », qui s’y était substitué depuis 1945. Quant au lycée, il voit se mettre en place en 1999, une éducation civique, juridique et sociale, dont l’intitulé ne mentionne donc pas la morale mais dans le programme duquel celle-ci est explicitement présente au moins pour le thème « Le citoyen face aux grandes questions éthiques »."
"Empruntant sa solennité à l’éducation morale religieuse exclue de l’école en 1882, lui empruntant même son contenu et ses préceptes en se voulant elle aussi une éducation au Bien (« l’inclination d’une volonté libre vers le Bien » disent les Instructions de 1887). On pourra ici se reporter à de nombreuses déclarations de Jules… et ne s’en distinguant somme toute que par ses justifications, la morale laïque des pères fondateurs, quels que soient le progressisme et l’ouverture d’esprit auxquels elle a pu donner lieu, est pour la sensibilité hyper démocratique contemporaine l’apanage d’une époque révolue qu’aucune nostalgie ne pourra jamais faire renaître."
"Au moment de la Révolution française, le débat est vif entre les tenants de l’éducation nationale (Rabaut Saint-Etienne, Le Pelletier…) et ceux de l’instruction publique (Condorcet, Romme, Lakanal…). Pour Condorcet limiter l’école, autant que possible, à l’instruction tient à des raisons « républicaines » : éviter les catéchismes civiques et les « religions politiques » qui mettent à mal l’égale liberté d’opinion et de jugement des citoyens, lesquels peuvent ainsi éduquer leurs enfants dans la forme de religion ou d’irréligion, ou dans la métaphysique, qu’ils entendent. C’est au nom du respect des droits individuels que les valeurs sont du côté de l’éducation et des familles et les savoirs, qui éclairent la faculté de juger et permettent d’assurer pleinement la fonction de citoyen, du côté de l’école et de l’État. Notons-le au passage : c’est la même raison qui conduit Condorcet à refuser l’obligation scolaire."
"[Ogien défend la thèse épistémologique de l'] impossibilité pour les idées morales d’être des savoirs enseignables produisant des effets sur les conduites."
"On peut résumer le minimalisme moral de Ogien en quatre propositions principales. 1° Il y a une exigence éthique à considérer autrui comme une personne indépendante et égale à toute autre (principe d’égale considération). 2° Seules, les actions qui entraînent un tort causé à autrui ont une signification morale (principe de non nuisance, hérité de John Stuart Mill). 3° Il en résulte que l’idée de devoirs envers soi-même ou d’accomplissement personnel n’a elle-même aucune validité morale (il est moralement légitime de faire de sa vie ce que l’on veut dès l’instant qu’on ne nuit pas à autrui). 4° D’où une double récusation : celle du « moralisme », c’est-à-dire de la promotion publique d’une conception substantielle du bien, d’un modèle de vertu ou de réalisation de soi ; celle du « paternalisme », c’est-à-dire de l’idée qu’il est légitime d’interférer avec la liberté d’autrui pour son bien."
"Il ne s’agit pas du tout de vouloir renouer avec le perfectionnisme moral « dur » de l’école de Jules Ferry, fondé sur l’idée de « devoirs » (devoirs envers soi-même, envers ses parents, sa patrie, et même jusqu’en 1923 – rappelons-le à ceux qui seraient tentés d’invoquer l’école laïque sans trop connaître son histoire réelle – devoirs envers Dieu) et sur le projet d’une éducation au bien. Le projet insiste au contraire sur la signification morale de la confrontation des idées et de l’échange, qui suppose la pluralité des choix moraux possibles, et sur l’importance des situations dialogiques qui permettent de construire une conscience morale individuelle et critique (dilemmes moraux, débats à visée philosophique…) : bref, sur ce qu’on pourrait appeler (nous reviendrons tout à l’heure sur cette expression) une « culture du jugement ». Pour le dire encore autrement, et d’une formule que nous prenons la liberté d’emprunter à Jürgen Habermas et à Karl O. Appel, il s’est agi de substituer à une éthique de la transmission une éthique de la discussion."
"L’instructionnisme pur est un mythe parce que l’instruction se donne dans une « forme scolaire » qui est en elle-même une forme de socialisation de la jeunesse. Il n’est donc pas exact de dire, comme naguère Jean-Claude Milner dans un pamphlet qui a marqué la querelle actuelle de l’école, que l’instruction est la condition nécessaire et suffisante de l’école. L’école n’est pas ce lieu spécifique où l’on s’instruit, elle est ce lieu spécifique où l’on se socialise en s’instruisant et où l’on s’instruit en se socialisant."
"Il serait inexact de prétendre que celui-ci relève, d’un point de vue philosophique, d’une éthique purement procédurale et ne se propose que de transmettre les règles du juste organisant le rapport à autrui dans une société démocratique. Tel qu’il est prévu, le programme d’EMC comporte aussi une part perfectionniste, en ce qu’il promeut malgré tout un certain modèle de moralité personnelle et civique. Il distingue en effet quatre dimensions de la culture morale : une « culture de la sensibilité », une « culture de la règle et du droit », une « culture du jugement » et une « culture de l’engagement ». Or, si la culture de la règle et du droit et la culture du jugement relèvent d’une approche essentiellement « procéduraliste », il n’en va pas complètement de même de la culture de la sensibilité, qui vise à développer chez des enfants et des adolescents une disposition morale à se soucier d’autrui et un sentiment de solidarité et d’appartenance à une même communauté, disposition et sentiment qui vont au-delà du simple principe d’égale considération des personnes. Il en va encore moins de même de la quatrième dimension, la culture de l’engagement, dont le projet consiste par définition à valoriser certaines conduites individuelles ou collectives. En ce sens, le nouveau programme est perfectionniste : faiblement perfectionniste, si l’on veut, en regard de la tradition de l’instruction morale et civique en France depuis Jules Ferry, et compte tenu de l’importance qu’il accorde à l’apprentissage des règles du juste comme de sa reconnaissance explicite de la diversité des conceptions du bien, mais perfectionniste quand même."
"Dans son livre, Maillard (2014) montre ainsi que le rapport à soi, contrairement à ce que soutient Ogien, comporte une dimension normative que nos intuitions morales confirment (admirer le courage de quelqu’un, se soucier de sa dignité personnelle et de son intégrité, mépriser la servilité…). De sorte que si on peut admettre avec Ogien la thèse d’une asymétrie morale entre le rapport aux autres et le rapport à soi, cela ne signifie pas que le rapport à soi est en dehors du champ de la moralité et est d’une autre nature, mais seulement que sa normativité est moins forte que celle qui nous oblige vis-à-vis d’autrui. Ce sont au fond des considérations du même ordre qui conduisent le projet actuel de programme d’EMC, non certes à la proposition, trop « maximaliste » à ses yeux, qu’il faut enseigner le bien, mais au refus de réduire le programme de l’enseignement moral à ses dimensions – nonobstant réelles et importantes – procédurales ou délibératives : autrement dit à valoriser un certain modèle de vie civique, et également des comportements, des attitudes et des façons d’être individuels (par exemple l’estime de soi, la sensibilité aux autres, la fidélité à ses engagements, le souci de l’intérêt général, voire le respect dû aux règles de la vie collective, non réductible à la simple connaissances de ces règles). On doit au demeurant insister sur le fait qu’il existe une différence importante entre cette façon d’être perfectionniste et l’idée d’une morale scolaire dont le but serait d’éduquer au bien et de le distinguer du mal."
-Pierre Kahn, « « L’enseignement moral et civique » : vain projet ou ambition légitime ? Éléments pour un débat », Carrefours de l'éducation, 2015/1 (n° 39), p. 185-202. DOI : 10.3917/cdle.039.0185. URL : https://www.cairn.info/revue-carrefours-de-l-education-2015-1-page-185.htm
"Empruntant sa solennité à l’éducation morale religieuse exclue de l’école en 1882, lui empruntant même son contenu et ses préceptes en se voulant elle aussi une éducation au Bien (« l’inclination d’une volonté libre vers le Bien » disent les Instructions de 1887). On pourra ici se reporter à de nombreuses déclarations de Jules… et ne s’en distinguant somme toute que par ses justifications, la morale laïque des pères fondateurs, quels que soient le progressisme et l’ouverture d’esprit auxquels elle a pu donner lieu, est pour la sensibilité hyper démocratique contemporaine l’apanage d’une époque révolue qu’aucune nostalgie ne pourra jamais faire renaître."
"Au moment de la Révolution française, le débat est vif entre les tenants de l’éducation nationale (Rabaut Saint-Etienne, Le Pelletier…) et ceux de l’instruction publique (Condorcet, Romme, Lakanal…). Pour Condorcet limiter l’école, autant que possible, à l’instruction tient à des raisons « républicaines » : éviter les catéchismes civiques et les « religions politiques » qui mettent à mal l’égale liberté d’opinion et de jugement des citoyens, lesquels peuvent ainsi éduquer leurs enfants dans la forme de religion ou d’irréligion, ou dans la métaphysique, qu’ils entendent. C’est au nom du respect des droits individuels que les valeurs sont du côté de l’éducation et des familles et les savoirs, qui éclairent la faculté de juger et permettent d’assurer pleinement la fonction de citoyen, du côté de l’école et de l’État. Notons-le au passage : c’est la même raison qui conduit Condorcet à refuser l’obligation scolaire."
"[Ogien défend la thèse épistémologique de l'] impossibilité pour les idées morales d’être des savoirs enseignables produisant des effets sur les conduites."
"On peut résumer le minimalisme moral de Ogien en quatre propositions principales. 1° Il y a une exigence éthique à considérer autrui comme une personne indépendante et égale à toute autre (principe d’égale considération). 2° Seules, les actions qui entraînent un tort causé à autrui ont une signification morale (principe de non nuisance, hérité de John Stuart Mill). 3° Il en résulte que l’idée de devoirs envers soi-même ou d’accomplissement personnel n’a elle-même aucune validité morale (il est moralement légitime de faire de sa vie ce que l’on veut dès l’instant qu’on ne nuit pas à autrui). 4° D’où une double récusation : celle du « moralisme », c’est-à-dire de la promotion publique d’une conception substantielle du bien, d’un modèle de vertu ou de réalisation de soi ; celle du « paternalisme », c’est-à-dire de l’idée qu’il est légitime d’interférer avec la liberté d’autrui pour son bien."
"Il ne s’agit pas du tout de vouloir renouer avec le perfectionnisme moral « dur » de l’école de Jules Ferry, fondé sur l’idée de « devoirs » (devoirs envers soi-même, envers ses parents, sa patrie, et même jusqu’en 1923 – rappelons-le à ceux qui seraient tentés d’invoquer l’école laïque sans trop connaître son histoire réelle – devoirs envers Dieu) et sur le projet d’une éducation au bien. Le projet insiste au contraire sur la signification morale de la confrontation des idées et de l’échange, qui suppose la pluralité des choix moraux possibles, et sur l’importance des situations dialogiques qui permettent de construire une conscience morale individuelle et critique (dilemmes moraux, débats à visée philosophique…) : bref, sur ce qu’on pourrait appeler (nous reviendrons tout à l’heure sur cette expression) une « culture du jugement ». Pour le dire encore autrement, et d’une formule que nous prenons la liberté d’emprunter à Jürgen Habermas et à Karl O. Appel, il s’est agi de substituer à une éthique de la transmission une éthique de la discussion."
"L’instructionnisme pur est un mythe parce que l’instruction se donne dans une « forme scolaire » qui est en elle-même une forme de socialisation de la jeunesse. Il n’est donc pas exact de dire, comme naguère Jean-Claude Milner dans un pamphlet qui a marqué la querelle actuelle de l’école, que l’instruction est la condition nécessaire et suffisante de l’école. L’école n’est pas ce lieu spécifique où l’on s’instruit, elle est ce lieu spécifique où l’on se socialise en s’instruisant et où l’on s’instruit en se socialisant."
"Il serait inexact de prétendre que celui-ci relève, d’un point de vue philosophique, d’une éthique purement procédurale et ne se propose que de transmettre les règles du juste organisant le rapport à autrui dans une société démocratique. Tel qu’il est prévu, le programme d’EMC comporte aussi une part perfectionniste, en ce qu’il promeut malgré tout un certain modèle de moralité personnelle et civique. Il distingue en effet quatre dimensions de la culture morale : une « culture de la sensibilité », une « culture de la règle et du droit », une « culture du jugement » et une « culture de l’engagement ». Or, si la culture de la règle et du droit et la culture du jugement relèvent d’une approche essentiellement « procéduraliste », il n’en va pas complètement de même de la culture de la sensibilité, qui vise à développer chez des enfants et des adolescents une disposition morale à se soucier d’autrui et un sentiment de solidarité et d’appartenance à une même communauté, disposition et sentiment qui vont au-delà du simple principe d’égale considération des personnes. Il en va encore moins de même de la quatrième dimension, la culture de l’engagement, dont le projet consiste par définition à valoriser certaines conduites individuelles ou collectives. En ce sens, le nouveau programme est perfectionniste : faiblement perfectionniste, si l’on veut, en regard de la tradition de l’instruction morale et civique en France depuis Jules Ferry, et compte tenu de l’importance qu’il accorde à l’apprentissage des règles du juste comme de sa reconnaissance explicite de la diversité des conceptions du bien, mais perfectionniste quand même."
"Dans son livre, Maillard (2014) montre ainsi que le rapport à soi, contrairement à ce que soutient Ogien, comporte une dimension normative que nos intuitions morales confirment (admirer le courage de quelqu’un, se soucier de sa dignité personnelle et de son intégrité, mépriser la servilité…). De sorte que si on peut admettre avec Ogien la thèse d’une asymétrie morale entre le rapport aux autres et le rapport à soi, cela ne signifie pas que le rapport à soi est en dehors du champ de la moralité et est d’une autre nature, mais seulement que sa normativité est moins forte que celle qui nous oblige vis-à-vis d’autrui. Ce sont au fond des considérations du même ordre qui conduisent le projet actuel de programme d’EMC, non certes à la proposition, trop « maximaliste » à ses yeux, qu’il faut enseigner le bien, mais au refus de réduire le programme de l’enseignement moral à ses dimensions – nonobstant réelles et importantes – procédurales ou délibératives : autrement dit à valoriser un certain modèle de vie civique, et également des comportements, des attitudes et des façons d’être individuels (par exemple l’estime de soi, la sensibilité aux autres, la fidélité à ses engagements, le souci de l’intérêt général, voire le respect dû aux règles de la vie collective, non réductible à la simple connaissances de ces règles). On doit au demeurant insister sur le fait qu’il existe une différence importante entre cette façon d’être perfectionniste et l’idée d’une morale scolaire dont le but serait d’éduquer au bien et de le distinguer du mal."
-Pierre Kahn, « « L’enseignement moral et civique » : vain projet ou ambition légitime ? Éléments pour un débat », Carrefours de l'éducation, 2015/1 (n° 39), p. 185-202. DOI : 10.3917/cdle.039.0185. URL : https://www.cairn.info/revue-carrefours-de-l-education-2015-1-page-185.htm