"Qu’est-ce que la « sociologie critique » ? En quoi et de quoi la sociologie est-elle critique, d’ailleurs ? La réponse la plus banale consiste à dire que ce qui dérange tous les pouvoirs est la remise en question des évidences et des « adhérences » qui font que l’ordre social, avec toutes ses inégalités, ses exclusions, ses oppressions, fonctionne finalement assez bien. En ce sens, la sociologie, lorsqu’elle est fidèle à elle-même, ce qui est loin d’être toujours le cas, reste, en tant que science sociale, la digne héritière du geste critique des Lumières, quand les philosophes s’interrogeaient sur les conditions de la connaissance du monde naturel et du monde social. En un mot, la sociologie est critique quand elle combat avec ses instruments la méconnaissance ou le travestissement des réalités sociales. C’est ainsi qu’on entend généralement le terme. Mais la sociologie est plus profondément critique, elle l’est de façon plus « radicale », au niveau même de son épistémologie, de son corps de concepts, quand elle met en question les fondements anthropologiques sur lesquels repose l’idéologie de la société capitaliste. Depuis le XIXe siècle, comme j’ai essayé de le montrer, après d’autres, dans mon histoire de la sociologie classique, L’Ambition sociologique (Folio, Gallimard, 2012), les « fondateurs » de la discipline se sont attachés à contester la vision libérale et utilitariste du monde social telle qu’elle s’était cristallisée au siècle précédent. La conceptualisation qu’ils inventent alors, et d’abord la construction de la catégorie de « société » comme réalité spécifique, méritant une science spécifique, vient directement percuter les conceptions individualistes qui tendaient alors à l’emporter, que ces conceptions soient juridiques, économiques, morales ou psychologiques. La sociologie classique a ainsi ouvert un vaste chantier critique en assumant un affrontement de très longue durée, et qui est loin d’être clos, avec la conception individualiste et utilitariste de l’être humain et de la société."
-Christian Laval, "Cet étrange air du temps macronien", L'Humanité, 7 décembre 2017: https://www.humanite.fr/pourquoi-les-puissants-et-les-dominants-redoutent-ils-la-sociologie-critique-646842
-Christian Laval, "Cet étrange air du temps macronien", L'Humanité, 7 décembre 2017: https://www.humanite.fr/pourquoi-les-puissants-et-les-dominants-redoutent-ils-la-sociologie-critique-646842