https://fr.wikipedia.org/wiki/Chris_Hedges#Philosophie
https://fr.1lib.fr/book/2295845/f1cb2c?dsource=recommend
[Chapitre 1] +
[Chapitre 2]
« Pour l’élite du pouvoir, la guerre permanente constitue le moyen le plus efficace de bloquer les réformes et de faire taire la dissidence. Un état de guerre exige un plus grand secret, une vigilance constante et un climat de suspicion. Il engendre la peur et la méfiance, en particulier dans les domaines de la culture et des arts, qu’il contraint souvent au silence ou à la propagation de clichés nationalistes. Il dénature l’éducation, corrompt les médias, détraque l’économie et neutralise l’opinion publique. L’état de guerre contraint aussi les institutions progressistes à renier leurs convictions pour se joindre à la croisade contre le boche, le bolchevique, le fasciste, le communiste ou le terroriste islamiste. Dans cette situation, l’élite progressiste est réduite à l’impuissance. »
« Les budgets militaires, qui représentent plus de la moitié des dépenses discrétionnaires du gouvernement des États-Unis, ont un coût social et politique énorme : ponts et barrages en ruine, écoles délabrées, production de biens délocalisée à l’étranger… L’endettement, qui atteint des milliers de milliards de dollars, menace la viabilité même de la monnaie et de l’économie. Les pauvres, les malades et les chômeurs sont abandonnés à leur sort. La souffrance est le prix à payer pour une victoire dont la nature et la probabilité restent nimbées de mystère.
Les entreprises qui profitent de la guerre permanente ont besoin d’une population qui a peur. Grâce à la peur, les citoyens ne s’opposent pas à ce que l’État surfinance une armée déjà obèse, ne posent pas de questions embarrassantes aux puissants et sont prêts à renoncer à leurs droits et libertés en échange d’un sentiment de sécurité. La peur permet au gouvernement d’agir en secret et assure aux firmes qui ruinent le pays de ne pas être inquiétées. Elle maintient les citoyens parqués comme du bétail. […]
« Par leur propension à donner des leçons de morale, leur élitisme et leur hypocrisie, [les élites progressistes] inspirent le mépris. »
« L’extrême droite américaine ne constitue pas encore un mouvement fasciste à part entière. Elle ne prône pas ouvertement l’extermination de groupes ethniques ou religieux, ni d’ailleurs le recours à la violence. Fritz Stern, universitaire qui a fui le nazisme avant de se spécialiser dans l’étude du fascisme, m’a toutefois raconté qu’il existait en Allemagne « un désir de fascisme avant même que celui-ci ne soit inventé ». C’est ce désir que l’on constate aujourd’hui aux États-Unis, et cela n’a rien de rassurant. Stern, qui voit des ressemblances entre la dégradation du système politique américain et le déclin de la République de Weimar, s’inquiète de l’avènement d’un « processus historique où le ressentiment à l’égard d’un monde séculier désenchanté s’exprime dans l’extase de la déraison ». Une société qui refuse de réintégrer les chômeurs et les démunis dans l’économie, de leur offrir des emplois et de les soulager de leurs dettes étouffantes devient sujette à une quête hystérique de délivrance extatique par la déraison. La violence et le racisme qui germent dans les marges de la société américaine risquent ainsi de prendre de l’ampleur. La promotion par l’élite progressiste de comportements civilisés et du respect de la diversité serait sans effet : la population, se sentant trahie, rejetterait autant ces valeurs que ceux qui les prônent. »
« Les sociétés de capitaux emploient 35 000 lobbyistes à Washington, sans parler de milliers d’autres répartis dans les capitales d’États. Par cet investissement, elles veillent à ce que les législateurs leur taillent des lois sur mesure. Elles disposent de comités d’action politique qui sollicitent leurs employés et leurs actionnaires pour des dons destinés à financer les candidats qu’elles jugent les plus accommodants. Le secteur financier, par exemple, a affecté dans les années 2000 plus de 5 milliards de dollars à des campagnes électorales, au trafic d’influence et au lobbying. Il a ainsi obtenu la déréglementation tous azimuts qu’il souhaitait, ce qui n’a pas été sans conséquence : surexploitation des consommateurs, crise financière et pillage subséquent du Trésor public américain. En 2009, Pharmaceutical Research and Manufacturers of America, association représentant les entreprises du secteur biopharmaceutique, a contribué pour 26 millions de dollars aux deux grands partis politiques, tandis que des sociétés pharmaceutiques comme Pfizer, Amgen et Eli Lilly leur versaient des dizaines de millions de dollars de plus. La prétendue réforme de la santé va forcer les citoyens à acheter un produit coûteux et bancal, alors que l’État verse déjà aux firmes de ce domaine des subventions totalisant des centaines de milliards de dollars. Les industries du pétrole, du gaz, du charbon, de la défense et des télécommunications ont sapé les efforts de développement des énergies renouvelables et ont orchestré l’érosion constante de la réglementation et des libertés civiles. […]
Il n’existe plus la moindre institution nationale qui puisse être qualifiée avec justesse de démocratique. Plutôt que de participer pleinement à la vie politique, les citoyens n’ont que des opinions, le plus souvent virtuelles, sans conséquences. […] Privés de toute influence politique, les citoyens de la Rome antique bénéficiaient d’une liberté de choix d’une vacuité comparable lorsque, au cirque, on les autorisait à voter pour épargner ou condamner un gladiateur. »
« Les citoyens de l’empire apprennent à mépriser la bureaucratie de l’État, mais se laissent volontiers traiter en moutons par les agents de la sécurité intérieure dans les aéroports et ne protestent pas quand le Congrès autorise la surveillance et l’archivage de leurs courriels et de leurs conversations téléphoniques. Jamais la population des États-Unis n’a-t-elle fait l’objet d’un contrôle social d’une telle ampleur. Malgré cela, le langage civique, patriotique et politique par lequel s’exprime l’identité nationale ne change pas. La population prête allégeance aux mêmes symboles nationaux et se reconnaît dans les mêmes mythes qu’auparavant. Elle continue à vénérer les pères fondateurs. Cependant, l’Amérique dont elle chante les louanges est une illusion. Elle n’existe pas. L’élite progressiste contribue activement à ce déclin. Tout en prétendant défendre la classe ouvrière, elle soutient des candidats qui, non sans désinvolture, prennent fait et cause pour l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) et la mondialisation. Tout en disant souhaiter qu’on mette un terme aux guerres en Irak et en Afghanistan, elle persiste à appuyer un parti qui veille à leur financement et à leur extension. Tout en louant les bienfaits des libertés civiles, elle ne conteste pas les politiciens qui leur portent atteinte.
Barack Obama ment aussi impudemment, voire aussi outrageusement, que son prédécesseur George W. Bush. Dans la foulée de la crise financière, il avait promis que l’attribution de 12 800 milliards de dollars en fonds publics à Wall Street sous forme de plans de relance et de garanties de prêts faciliterait l’accès au crédit pour le consommateur moyen. Rien de tel ne s’est produit : la Federal Deposit Insurance Corporation a reconnu que les banques n’ont jamais consenti si peu de prêts depuis 1942. Lorsqu’il était sénateur, Obama s’était engagé à empêcher que des amendements soient apportés à un projet de loi modifiant le FISA Amendments Act (loi sur la surveillance et les renseignements étrangers), destiné à accorder l’immunité aux entreprises de télécommunications qui avaient pris part aux activités illégales de surveillance menées par l’Agence de sécurité nationale (NSA). Il a plutôt soutenu son adoption. Il avait aussi promis qu’il ordonnerait le retrait des troupes américaines d’Irak, fermerait la prison de Guantánamo Bay, interdirait la torture, rétablirait les libertés civiles comme l’habeas corpus, adopterait une réforme de la santé comprenant un solide volet public et créerait de l’emploi. Des troupes se sont bien retirées d’Irak, mais lentement et de manière parcellaire. Pour le reste, Obama n’a tenu aucune de ses promesses. »
« Chomsky est un des rares intellectuels qui contestent la structure et l’iniquité du capitalisme avancé ainsi que l’état de guerre permanente dans lequel le pays est enlisé. Bien qu’il soit probablement le plus grand intellectuel américain, il fait l’objet d’un profond mépris de la part de l’élite progressiste. Son œuvre imposante, qui comprend près de 100 livres publiés sur plusieurs décennies, met au jour les mensonges de l’élite du pouvoir et les mythes qu’elle perpétue, de même que la complicité de l’élite progressiste à cet égard. Chomsky parvient à accomplir tout ce travail même si la plupart des grands médias l’ont banni et que le monde universitaire en a fait un paria. Son indépendance d’esprit et sa rigueur intellectuelle se combinent à un grand souci du détail et à une intelligence remarquable. Il rejette sans ménagement le bipartisme américain en le qualifiant de mirage mis en scène par l’État-entreprise, condamne l’élite progressiste en l’assimilant à une caste de courtisans et compare le radotage des médias à une forme de « lavage de cerveau ». »
« La privatisation de fonctions de l’État renforce la prédominance des milieux d’affaires tout en affaiblissant le gouvernement dans son rôle traditionnel. Il existe 18 agences militaires et civiles de renseignement, dont 70 % du budget total est affecté aux sous-traitants. Ceux-ci acquièrent ainsi une expérience et une expertise qui leur permettent d’offrir leurs services à d’autres entreprises ou à des gouvernements étrangers. Le Pentagone, lui, a confié 69 % de ses tâches au secteur privé. Scahill souligne aussi l’impressionnante privatisation de l’effort de guerre en Afghanistan : au moment où j’écris ces lignes, 104 000 personnes travaillent pour des sous traitants du département de la Défense, alors que 68 000 soldats sont sur le terrain. Cela représente 1,5 employé du secteur privé pour chaque membre de l’armée. Et je ne tiens pas compte ici des 14 000 sous-traitants du département d’État. »
« Le cinéma et la photographie donnent généralement de la guerre une image débarrassée de la peur intense, de la puanteur insupportable, du bruit assourdissant, des hurlements de douleur et de l’épuisement qui règnent sur les champs de bataille. Ils transforment la confusion et le chaos, des caractéristiques essentielles de la guerre, en scénarios bien ficelés. Bref, ils transforment la guerre en pornographie. Les soldats et les marines, en particulier ceux qui ne sont jamais allés au front, visionnent des films comme Platoon, censés dénoncer la guerre, autour d’une caisse de bière en savourant la puissance destructrice de l’armement. La réalité de la violence, elle, est tout autre. Tout ce qu’elle engendre est vain, insensé. Sans égard pour l’avenir, elle ne sème que la mort, la peine, la destruction.
Les reportages qui évitent de montrer des scènes de combat sont loin de rendre compte de la réalité de la guerre, que l’État et les médias, au service des fauteurs de guerre, font tout pour masquer. Si le grand public était pleinement conscient des conséquences de la guerre sur le corps et l’esprit des jeunes qui y vont, il se laisserait moins facilement séduire par son mythe. S’il devait voir les corps déchiquetés d’écoliers afghans et entendre les gémissements de leurs parents, il ne pourrait plus perpétuer les clichés véhiculés pour justifier la guerre. C’est pourquoi on prend soin d’en donner une image bien aseptisée. C’est aussi pourquoi on abreuve le public de sa sombre et malsaine intensité tout en dissimulant ses conséquences réelles. Cette mythologie entretient l’image héroïque et le caractère divertissant de la guerre. À ce chapitre, la responsabilité des médias est aussi grande que celle de Hollywood. Au moment du déclenchement de la guerre en Irak, les journaux télévisés étaient obnubilés par ce déferlement de puissance, n’ayant cure des effets concrets des balles, des obus, des bombes à fragmentation et des tirs d’artillerie. Le public a pu goûter à l’exaltation propre à la guerre, mais a été préservé des conséquences réelles de l’attaque sur les corps des victimes.
Dans cette vaste imposture, les blessés, les estropiés et les morts sont promptement relégués aux coulisses, tels des déchets de guerre. Nul ne les voit. Nul ne les entend. Comme des esprits vagabonds, ils sont condamnés à errer dans les marges, ignorés, voire méprisés. Leur message est trop difficile à supporter. On préfère bomber le torse, célébrer la nation en entretenant le mythe de la gloire, de l’honneur, du patriotisme, de l’héroïsme, des notions qui, sur la ligne de front, perdent tout leur sens. »
« On estime que les vétérans qui se sont enlevé la vie après la guerre du Vietnam sont aussi nombreux que les soldats morts pendant le conflit. Une fois la paix revenue, les soldats et les marines sont vaincus par les valeurs inhumaines qu’on leur a inculquées en temps de guerre. C’est là l’enseignement transmis par Homère dans L’Iliade, épopée de la guerre, et dans L’Odyssée, épopée du long et difficile retour à la vie civile d’un tueur professionnel. Nombreux sont les soldats qui ne s’en remettent jamais. Incapables de rétablir les liens avec leurs conjoints, leurs enfants, leurs parents ou leurs amis, ils s’enfoncent dans l’abîme de l’angoisse et de la colère autodestructrices. »
[Chapitre 3]
« [La Première Guerre mondiale] a détruit l’identité et les valeurs américaines traditionnelles, leur substituant la peur, la méfiance et l’hédonisme propres à la société de consommation. Conçue pour faire appel à l’émotion plutôt que pour rapporter des faits, la nouvelle propagande s’est révélée très efficace pour reléguer dans la marge les idées et les valeurs portées par des voix dissidentes. Elle a su dénigrer quiconque n’employait pas le langage inculqué au grand public par l’État et la grande entreprise. C’est pour ces raisons qu’elle augurait un changement culturel et politique profond. Elle a mis un terme à une brève mais dynamique ère progressiste pendant laquelle des mouvements de masse révoltés par les abus de l’oligarchie américaine avaient balayé le pays en revendiquant des réformes. L’avènement de la propagande, rendu possible par l’industrialisation de la guerre, a tué le mouvement populiste américain. Les troubles politiques qui avaient secoué le pays dans les années d’avant-guerre avaient permis à de nombreux populistes et réformistes d’accéder à des postes de pouvoir, comme en fait foi l’élection de maires socialistes dans des villes comme Milwaukee ou Schenectady. Certains d’entre eux sont certes restés en place jusqu’aux années 1950, mais la guerre a tout de même entraîné un important changement de cap aux États-Unis. La propagande a non seulement consolidé l’appui à la guerre (entre autres chez les progressistes et les intellectuels), mais elle a aussi discrédité les dissidents et les réformistes en les ravalant au rang de traîtres. »
« Le 22 mars 1917, 12 000 personnes, outrées par les attaques allemandes contre des cargos américains et aiguillonnées par les vives dénonciations qu’elles ont suscitées dans la presse, se réunissent au Madison Square Garden lors d’une assemblée publique organisée par l’American Rights Committee pour réclamer l’entrée du pays en guerre. Le lendemain, renonçant à leurs objections, William English Walling, Charles Edward Russell, Upton Sinclair et presque tous les autres penseurs du Parti socialiste lancent un appel à la guerre. Le mouvement antiguerre s’effrite. Les défections se multiplient, touchant même les plus farouches opposants, tel le gouverneur du Kansas Arthur Capper. »
« Wilson fait voter sans difficulté des lois draconiennes pour museler la dissidence, mais c’est à peine si elles sont nécessaires. En 1917, le Congrès adopte l’Espionage Act, qui criminalise non seulement les activités d’espionnage, mais aussi tout discours jugé critique envers le gouvernement. Wilson aurait souhaité y inclure une disposition autorisant la censure directe des journaux, mais le Congrès refuse. L’année suivante, le Congrès adopte un amendement, connu sous le nom de Sedition Act, qui criminalise tout propos « déloyal » ou « sacrilège » encourageant l’outrage à la Constitution ou au drapeau. Ces lois sont les armes juridiques peu subtiles de l’administration Wilson pour faire taire les progressistes et les forces populistes en déclin qui osent contester l’effort de guerre. Au nom de l’Espionage Act, le secrétaire aux Postes Albert Burleson retire aux journaux qu’il juge antipatriotiques leur admissibilité au tarif postal réduit, augmentant immédiatement leurs frais d’expédition et menant une centaine d’entre eux à la faillite. Des milliers de personnes, dont l’homme politique socialiste Eugene Debs, sont arrêtées pour avoir persisté à dénoncer la guerre et lancé des appels à l’objection de conscience et à la grève. En juin 1918, Debs est emprisonné après avoir donné un discours contre la guerre à Canton (Ohio). Le Washington Post commente sa condamnation en ces mots : « Debs est un danger public, et le pays ne s’en portera que mieux s’il croupit derrière les barreaux. » Debs passera plus de deux ans au pénitencier fédéral d’Atlanta, jusqu’à ce que le président Warren Harding commue sa sentence à Noël en 1921. Des milices, excitées par la propagande de guerre et les appels aux armes nationalistes, s’en prennent physiquement aux opposants, allant parfois même jusqu’à les lyncher.
Marquée par un essor du progressisme, la période d’avant-guerre correspond à l’âge d’or du journalisme et des réformes sociales aux États-Unis. En 1918, cette époque était révolue. Le progressisme redonnerait bien quelques signes de vie dans les années 1930, pendant la Grande Dépression, mais serait anéanti au cours de la Seconde Guerre mondiale. Pendant la Première Guerre mondiale, les progressistes ont renoncé à leur critique de la société pour se faire propagandistes. La transition s’est faite en douceur. Les luttes en faveur des travailleurs miséreux des villes industrielles et des bas quartiers se sont muées en une croisade abstraite pour refaire le monde par la violence, pour une guerre qui mettra fin à toutes les guerres. »
« Lippmann (en particulier dans son ouvrage intitulé Public Opinion, paru en 1922) se démarque comme l’un des plus sombres personnages de l’époque. En tant qu’intellectuel, il joue le rôle d’un Grand Inquisiteur : craignant le pouvoir populaire, il est assez intelligent pour savoir manipuler l’opinion publique. La guerre révélera sa grande clairvoyance, et Public Opinion deviendra le livre de chevet de la nouvelle élite du pouvoir. Wilson comprend le message. Il accepte de mettre sur pied l’agence proposée par Lippmann et Bullard et d’en confier les rênes à des progressistes et à des artistes. « Ce n’est pas une armée que nous devons former et entraîner à la guerre : c’est une nation », déclare-t-il. Une semaine après la déclaration de guerre, le président institue le Committee for Public Information (CPI). Dirigé par l’ancien journaliste d’enquête George Creel, celui-ci prend vite le surnom de « commission Creel » et devient la première machine de propagande moderne. Le CPI n’a pas pour unique objectif de faire passer des messages favorables à la guerre : il vise aussi à discréditer ceux qui tentent de contester la participation des États-Unis au conflit, admet Creel. Ce dernier, qui connaît bien le monde du journalisme, entreprend d’anéantir les réseaux d’information, alors décentralisés et diversifiés. »
« Les efforts de Creel, dont l’agence comptera des milliers d’employés à la fin de la guerre, auront deux conséquences : la saturation du pays par la propagande et le démantèlement de la presse locale et indépendante. Une fois la guerre terminée, le secrétaire d’État Robert Lansing portera le président aux nues en le qualifiant de « plus grand propagandiste de l’ère moderne ». Aucun président américain n’aura autant porté atteinte à l’indépendance et à la liberté de la presse ni autant nui à l’avancée des réformes sociales que Wilson. »
« Dans les années 1909-1910, 58 % des villes américaines possédaient une presse variée, tant en termes de montages financiers que de contenus », explique Stewart Ewen dans son classique, Consciences sous influence. « Dès 1920, ce même pourcentage représentait celles des villes où l’information était contrôlée par un seul organe […]. On voit nettement quel rôle joua la publicité dans cette évolution. Pendant les 30 premières années du siècle, la dépense publicitaire s’était multipliée par 13 au plan national (passant de 200 à 2 600 millions de dollars), et les principaux supports de cette croissance avaient été les périodiques, quotidiens et revues. »
« Les Industrial Workers of the World (IWW), syndicat comptant 100 000 membres surnommés les wobblies, auxquels s’ajoutent sans doute 200 000 sympathisants actifs, dénoncent la guerre en la qualifiant d’entreprise d’exploitation capitaliste, encouragent le refus de la conscription et lancent des appels à la grève. Les inquiétudes de Wilson quant au manque d’enthousiasme de la population envers son projet s’avèrent fondées. Les taux d’enrôlement sont dérisoires : d’avril à la mi-mai, seuls 73 000 jeunes hommes se portent volontaires. Le gouvernement se voit contraint d’imposer la conscription. »
« Le comité de Creel entretient des relations directes avec 18 000 journaux, 11 000 agences de publicité et annonceurs nationaux, 10 000 chambres de commerce, 30 000 associations de fabricants, 22 000 syndicats, 10 000 bibliothèques publiques, 32 000 banques, 58 000 magasins généraux, 3 500 succursales du YMCA, 10 000 membres du Council of National Defense, 1 000 clubs de publicitaires, 56 000 bureaux de poste, 55 000 chefs de gare, 5 000 centres de recrutement, 100 000 sections de la Croix-Rouge et 12 000 agents commerciaux[74]. Tous ces établissements sont abreuvés quotidiennement de propagande de guerre créée sur mesure selon leurs champs d’intérêt. »
« Le comité publie aussi des « livres rouge, blanc et bleu », essais soutenant l’effort de guerre écrits par des universitaires et des historiens de renom, dont John Dewey. »
« En 1902, Appeal to Reason, journal socialiste qui, depuis 1897, offrait une tribune à des écrivains comme Jack London, Upton Sinclair, Mary « Mother » Jones et Debs, tirait à 150 000 exemplaires, ce qui en faisait le quatrième hebdomadaire en importance au pays. En raison de son opposition à la guerre, qui n’a pourtant rien de bien marginal au début du conflit, il est bientôt soumis à une énorme pression. En appliquant l’Espionage Act, qui interdit la publication de matériel pouvant nuire à l’effort de guerre, l’État parvient à censurer son contenu. »
« L’usage de l’allemand est banni des écoles publiques de 14 États. Les Américains d’origine allemande deviennent des boucs émissaires très commodes (comme le seront leurs compatriotes d’origine japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale). À Van Houten (Nouveau-Mexique), une foule hargneuse accuse un mineur immigré d’appuyer l’Allemagne : elle le force à s’agenouiller, à embrasser le drapeau et à crier « Que le kaiser aille au diable ». En avril 1918, Robert Prager, un mineur de charbon né en Allemagne qui a tenté de s’enrôler dans la marine, mais qu’on a réformé pour des raisons médicales, est accusé par une meute de 500 personnes de stocker des explosifs en banlieue de Saint-Louis. Après l’avoir déshabillé et drapé dans la bannière étoilée, la foule traîne l’homme, qui titube, pieds nus, dans les rues de la ville, puis le lynche en poussant des hourras. Les meneurs du lynchage se présentent à leur procès arborant des rubans tricolores. Leurs avocats qualifient l’assassinat de « meurtre patriotique » justifié. Au bout de 25 minutes de délibérations, le jury rend un verdict d’acquittement. Un des jurés s’écrie : « Aujourd’hui, personne ne pourra nous accuser de manquer de loyauté. » À propos du procès, le Washington Post écrit : « Malgré quelques excès comme le lynchage, voilà un réveil salutaire de l’Amérique profonde. » Jamais on ne trouvera les explosifs que Prager était soupçonné de stocker. »
« L’affaiblissement considérable des forces populistes pendant la guerre ouvre la voie à leur anéantissement une fois le conflit terminé. La propagande de guerre, qui a la peur pour moteur et la haine pour message, change alors immédiatement de cible, passant des Allemands aux communistes. Le jour du deuxième anniversaire de la révolution russe, soit le 7 novembre 1919, les premières rafles de Palmer ont lieu : plus de 10 000 présumés communistes et anarchistes sont arrêtés, dont bon nombre seront détenus sans procès pendant de longues périodes. Une fois sortis de prison, des émigrés russes comme Emma Goldman, Alexander Berkman, Mollie Steimer et 245 autres sont déportés en Russie. En novembre 1922, Appeal to Reason est réduit au silence. »
« Avec ses pulsions suicidaires et ses massacres à grande échelle, la Première Guerre mondiale fait paraître bien dérisoire l’utopie d’un paradis sur Terre et de l’inéluctabilité du progrès véhiculée par l’Évangile social. En 1918, dans L’Épître aux Romains, le théologien suisse Karl Barth a taillé en pièces la conception naïve des tenants de l’Évangile social selon laquelle les humains pourraient associer la volonté de Dieu à leurs efforts. Les chrétiens, affirmait-il, ne peuvent instaurer le Royaume des cieux sur Terre et ne doivent même pas en rêver. L’Église progressiste n’a jamais trouvé de réponse suffisante aux critiques de Barth. Elle s’est réfugiée dans un humanisme tiède et une spiritualité introvertie. »
« Dans les années 1920 et 1930, un théâtre américain engagé proposait un regard neuf et convaincant sur le monde à un public qui n’avait ni le temps ni l’intérêt de lire des ouvrages de théorie sociologique. Le théâtre est ainsi devenu l’un des derniers bastions où des artistes ont pu sérieusement concurrencer, en faisant appel aux émotions comme aux faits, la culture de la consommation véhiculée par la grande entreprise. Il s’est opposé à la propagande en ayant recours à bon nombre des méthodes propres à celle-ci : ce théâtre réagissait aux bouleversements politiques d’avant la Première Guerre mondiale (mais aussi de la Grande Dépression et, dans un dernier souffle, du paroxysme de la guerre du Vietnam) par des œuvres à forte connotation politique qui, à l’instar de la propagande, cherchaient à susciter des émotions. Dans les années 1920, le théâtre Provincetown Playhouse a créé les premières pièces d’Eugene O’Neil et de Susan Glaspell. Le New Playwrights Theatre, financé par le banquier Otto Kahn, comptait dans ses rangs le communiste Mike Gold, auteur de Juifs sans argent, et des créateurs de gauche comme Francis Edward Faragoh, Emjo Basshe, John Howard Lawson et John Dos Passos. Lawson, qui ferait partie des « Dix d’Hollywood », emprisonnés pendant un an pour avoir refusé de témoigner devant la House Un-American Activities Committee (HUAC), a écrit Processional : A Jazz Symphony of American Life, pièce portant sur les luttes ouvrières, les préjugés et la violence à l’œuvre dans une ville minière du Kentucky. Dans un manifeste du New Playwrights, Basshe plaidait en faveur d’ « un théâtre aussi ivre, barbare et tapageur que notre époque ». Dans Greenwich Village, un drapeau rouge flottait devant le théâtre Cherry Lane, rue du Commerce, que le New Playwrights avait loué pour sa deuxième saison. C’est Dos Passos qui a rédigé le manifeste de cette saison-là, intitulé Towards a Revolutionary Theatre, dans lequel il appelait de ses vœux un art dramatique « s’inspirant des éléments conscients de la classe ouvrière, qui luttent pour s’approprier la masse lourde et flasque de la société capitaliste en vue de la façonner selon leurs besoins ». »
« Dans Exile’s Return, son histoire intellectuelle de la première moitié du XXe siècle, Malcolm Cowley raconte la mutation de l’artiste, qui passe de rebelle à propagandiste. À partir de la fin de la Première Guerre mondiale, constate-t-il, la classe capitaliste et l’élite progressiste (dont font partie les artistes) proviennent des mêmes milieux et des mêmes quartiers, fréquentent les mêmes écoles et fusionnent en une même classe sociale. L’élite progressiste a des opinions politiques « floues, [qui] ne représentent aucune menace pour Ford ou General Motors, la guerre étant venue à bout de sa foi dans l’action politique. Elle souhaite se mettre à l’avant-plan, et tant pis pour le prolétariat. Son modèle économique est celui du petit entrepreneur américain ».
Cowley contredit l’affirmation de Max Weber selon laquelle l’éthique protestante (frugalité, ascétisme, culpabilité, etc.) constitue le principal système de valeurs du capitalisme. Il soutient que cette « éthique de la production », fondée sur « la persévérance, la prévoyance et l’épargne », est en fait celle d’une époque révolue, la révolution industrielle. Le nouveau capitalisme, dont les moteurs sont la grande entreprise et la production de masse, repose sur une éthique inédite, qui valorise les loisirs, l’hédonisme et le gaspillage, ainsi que des traits de personnalité à l’avenant comme le charme, une apparence soignée et l’amabilité. La consommation y occupe une place plus importante que la production. Après la Première Guerre mondiale, note l’homme de lettres, les artistes se lancent eux aussi dans l’expression de soi et cultivent le cynisme politique et l’hédonisme, en s’adonnant entre autres au culte du corps. Ces valeurs, qui seront célébrées par la contre-culture, sont aussi celles que le capitalisme avancé souhaite inculquer à la population. Le culte du soi, écrit Cowley, était au cœur de la bohème de l’entre-deux-guerres et de la Beat Generation des années 1950. Lawrence Lipton, auteur d’un ouvrage sur la Beat Generation intitulé The Holy Barbarians, avance que les beatniks «se sont approprié » les arts, les péchés et le « privilège de transgresser les conventions » des classes supérieures. À l’instar des bohémiens qui peuplaient Greenwich Village dans les années 1920, les beatniks faisaient étalage d’un hédonisme complaisant qui reflétait l’éthique propre à la culture de la consommation. Lipton qualifie ce phénomène de « démocratisation de l’amoralité ». Dans les années 1950, les beatniks ont contribué à l’éparpillement de l’élite intellectuelle en abandonnant les centres urbains, où la génération précédente d’intellectuels, dont faisaient partie Jane Jacobs et Dwight Macdonald, vivait et travaillait. La Beat Generation exprimait une vision romantique de l’automobile et du mouvement.
Dans The Last Intellectuals, Russell Jacoby rappelle que ses figures de proue affichaient un « dévouement » typiquement américain « à l’automobile, à la route et au voyage, qui les poussait, eux et leur petit clan d’imitateurs, à sillonner le continent », et affichaient un « amour du peuple américain » aux accents populistes. Les beatniks ont non seulement conforté l’éthique de la consommation et des loisirs contre celle du travail, mais ont aussi « anticipé la désurbanisation de l’Amérique du Nord, c’est-à-dire l’abandon des grandes villes au profit des plus petites localités, des banlieues, des cités universitaires et des zones isolées ».
La nouvelle éthique de l’élite progressiste, écrit Cowley, cultivait « l’idée du salut par l’enfant », à l’origine d’un nouveau système d’éducation « qui encouragerait les enfants à forger leur propre personnalité et à s’épanouir librement comme des fleurs, afin qu’une nouvelle génération, libre, puisse sauver le monde ». Elle favorisait la libre expression de soi, qui permet à l’individu de « réaliser son plein potentiel par l’entremise d’un travail créatif et d’une belle vie dans un environnement magnifique ». Elle nourrissait un culte d’inspiration païenne selon lequel « le corps est un temple où rien n’est impur, un haut lieu du rituel de l’amour ». Elle invitait l’humain à vivre le moment présent, « intensément, quitte à devoir en payer le prix plus tard ». Elle contestait toute forme de puritanisme et réclamait « l’abolition pure et simple de toute loi, convention ou règle de l’art pouvant nuire à l’expression de soi et à la pleine jouissance du moment présent ». Elle prônait l’égalité des sexes. Elle souscrivait à la culture thérapeutique, cette croyance selon laquelle « quiconque arrive à supprimer ses refoulements (en se confiant à un psychanalyste) peut s’adapter à toute situation et y être heureux ». Ainsi, il n’est plus nécessaire d’agir sur le milieu, « ce qui explique pourquoi la plupart des progressistes qui se sont convertis à la psychanalyse ou à Gurdjieff [figure de l’ésotérisme] ont fini par renoncer au militantisme ». Cowley note cependant que cet engouement pour l’expression de soi et le paganisme n’a fait que susciter une demande pour de nouveaux produits, qu’il s’agisse de meubles ou de vêtements de plage. L’appel à vivre le moment présent, soutient-il, a poussé les gens à acheter plus de biens de consommation comme des voitures ou des radios. L’accession des femmes à l’égalité a quant à elle servi d’opportunité pour doubler la consommation de certains produits, telles les cigarettes. L’irrépressible désir d’exil volontaire manifesté par les bohémiens, les intellectuels et les artistes a conféré un attrait aux objets provenant de contrées lointaines et a transformé des lieux exotiques en destinations touristiques. »
« Cette rébellion stérile s’est traduite en peinture par l’expressionnisme abstrait, prolongement des mouvements apolitiques qu’étaient le dadaïsme ou la littérature et le théâtre absurdes. Cet art, poursuit-il, impliquait la suppression de « toute base psychique commune à l’humanité. Plus aucune émotion n’était partagée par l’ensemble du genre humain ; plus aucune loi n’existait à laquelle tous fussent assujettis ; plus aucun moyen de communication n’assurait à l’humain de pouvoir échanger de manière intelligible avec son prochain ». »
-Chris Hedges, La mort de l'élite progressiste, Montréal (Québec) /Arles, Lux, 2012, 299 pages.
https://fr.1lib.fr/book/2295845/f1cb2c?dsource=recommend
[Chapitre 1] +
[Chapitre 2]
« Pour l’élite du pouvoir, la guerre permanente constitue le moyen le plus efficace de bloquer les réformes et de faire taire la dissidence. Un état de guerre exige un plus grand secret, une vigilance constante et un climat de suspicion. Il engendre la peur et la méfiance, en particulier dans les domaines de la culture et des arts, qu’il contraint souvent au silence ou à la propagation de clichés nationalistes. Il dénature l’éducation, corrompt les médias, détraque l’économie et neutralise l’opinion publique. L’état de guerre contraint aussi les institutions progressistes à renier leurs convictions pour se joindre à la croisade contre le boche, le bolchevique, le fasciste, le communiste ou le terroriste islamiste. Dans cette situation, l’élite progressiste est réduite à l’impuissance. »
« Les budgets militaires, qui représentent plus de la moitié des dépenses discrétionnaires du gouvernement des États-Unis, ont un coût social et politique énorme : ponts et barrages en ruine, écoles délabrées, production de biens délocalisée à l’étranger… L’endettement, qui atteint des milliers de milliards de dollars, menace la viabilité même de la monnaie et de l’économie. Les pauvres, les malades et les chômeurs sont abandonnés à leur sort. La souffrance est le prix à payer pour une victoire dont la nature et la probabilité restent nimbées de mystère.
Les entreprises qui profitent de la guerre permanente ont besoin d’une population qui a peur. Grâce à la peur, les citoyens ne s’opposent pas à ce que l’État surfinance une armée déjà obèse, ne posent pas de questions embarrassantes aux puissants et sont prêts à renoncer à leurs droits et libertés en échange d’un sentiment de sécurité. La peur permet au gouvernement d’agir en secret et assure aux firmes qui ruinent le pays de ne pas être inquiétées. Elle maintient les citoyens parqués comme du bétail. […]
« Par leur propension à donner des leçons de morale, leur élitisme et leur hypocrisie, [les élites progressistes] inspirent le mépris. »
« L’extrême droite américaine ne constitue pas encore un mouvement fasciste à part entière. Elle ne prône pas ouvertement l’extermination de groupes ethniques ou religieux, ni d’ailleurs le recours à la violence. Fritz Stern, universitaire qui a fui le nazisme avant de se spécialiser dans l’étude du fascisme, m’a toutefois raconté qu’il existait en Allemagne « un désir de fascisme avant même que celui-ci ne soit inventé ». C’est ce désir que l’on constate aujourd’hui aux États-Unis, et cela n’a rien de rassurant. Stern, qui voit des ressemblances entre la dégradation du système politique américain et le déclin de la République de Weimar, s’inquiète de l’avènement d’un « processus historique où le ressentiment à l’égard d’un monde séculier désenchanté s’exprime dans l’extase de la déraison ». Une société qui refuse de réintégrer les chômeurs et les démunis dans l’économie, de leur offrir des emplois et de les soulager de leurs dettes étouffantes devient sujette à une quête hystérique de délivrance extatique par la déraison. La violence et le racisme qui germent dans les marges de la société américaine risquent ainsi de prendre de l’ampleur. La promotion par l’élite progressiste de comportements civilisés et du respect de la diversité serait sans effet : la population, se sentant trahie, rejetterait autant ces valeurs que ceux qui les prônent. »
« Les sociétés de capitaux emploient 35 000 lobbyistes à Washington, sans parler de milliers d’autres répartis dans les capitales d’États. Par cet investissement, elles veillent à ce que les législateurs leur taillent des lois sur mesure. Elles disposent de comités d’action politique qui sollicitent leurs employés et leurs actionnaires pour des dons destinés à financer les candidats qu’elles jugent les plus accommodants. Le secteur financier, par exemple, a affecté dans les années 2000 plus de 5 milliards de dollars à des campagnes électorales, au trafic d’influence et au lobbying. Il a ainsi obtenu la déréglementation tous azimuts qu’il souhaitait, ce qui n’a pas été sans conséquence : surexploitation des consommateurs, crise financière et pillage subséquent du Trésor public américain. En 2009, Pharmaceutical Research and Manufacturers of America, association représentant les entreprises du secteur biopharmaceutique, a contribué pour 26 millions de dollars aux deux grands partis politiques, tandis que des sociétés pharmaceutiques comme Pfizer, Amgen et Eli Lilly leur versaient des dizaines de millions de dollars de plus. La prétendue réforme de la santé va forcer les citoyens à acheter un produit coûteux et bancal, alors que l’État verse déjà aux firmes de ce domaine des subventions totalisant des centaines de milliards de dollars. Les industries du pétrole, du gaz, du charbon, de la défense et des télécommunications ont sapé les efforts de développement des énergies renouvelables et ont orchestré l’érosion constante de la réglementation et des libertés civiles. […]
Il n’existe plus la moindre institution nationale qui puisse être qualifiée avec justesse de démocratique. Plutôt que de participer pleinement à la vie politique, les citoyens n’ont que des opinions, le plus souvent virtuelles, sans conséquences. […] Privés de toute influence politique, les citoyens de la Rome antique bénéficiaient d’une liberté de choix d’une vacuité comparable lorsque, au cirque, on les autorisait à voter pour épargner ou condamner un gladiateur. »
« Les citoyens de l’empire apprennent à mépriser la bureaucratie de l’État, mais se laissent volontiers traiter en moutons par les agents de la sécurité intérieure dans les aéroports et ne protestent pas quand le Congrès autorise la surveillance et l’archivage de leurs courriels et de leurs conversations téléphoniques. Jamais la population des États-Unis n’a-t-elle fait l’objet d’un contrôle social d’une telle ampleur. Malgré cela, le langage civique, patriotique et politique par lequel s’exprime l’identité nationale ne change pas. La population prête allégeance aux mêmes symboles nationaux et se reconnaît dans les mêmes mythes qu’auparavant. Elle continue à vénérer les pères fondateurs. Cependant, l’Amérique dont elle chante les louanges est une illusion. Elle n’existe pas. L’élite progressiste contribue activement à ce déclin. Tout en prétendant défendre la classe ouvrière, elle soutient des candidats qui, non sans désinvolture, prennent fait et cause pour l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) et la mondialisation. Tout en disant souhaiter qu’on mette un terme aux guerres en Irak et en Afghanistan, elle persiste à appuyer un parti qui veille à leur financement et à leur extension. Tout en louant les bienfaits des libertés civiles, elle ne conteste pas les politiciens qui leur portent atteinte.
Barack Obama ment aussi impudemment, voire aussi outrageusement, que son prédécesseur George W. Bush. Dans la foulée de la crise financière, il avait promis que l’attribution de 12 800 milliards de dollars en fonds publics à Wall Street sous forme de plans de relance et de garanties de prêts faciliterait l’accès au crédit pour le consommateur moyen. Rien de tel ne s’est produit : la Federal Deposit Insurance Corporation a reconnu que les banques n’ont jamais consenti si peu de prêts depuis 1942. Lorsqu’il était sénateur, Obama s’était engagé à empêcher que des amendements soient apportés à un projet de loi modifiant le FISA Amendments Act (loi sur la surveillance et les renseignements étrangers), destiné à accorder l’immunité aux entreprises de télécommunications qui avaient pris part aux activités illégales de surveillance menées par l’Agence de sécurité nationale (NSA). Il a plutôt soutenu son adoption. Il avait aussi promis qu’il ordonnerait le retrait des troupes américaines d’Irak, fermerait la prison de Guantánamo Bay, interdirait la torture, rétablirait les libertés civiles comme l’habeas corpus, adopterait une réforme de la santé comprenant un solide volet public et créerait de l’emploi. Des troupes se sont bien retirées d’Irak, mais lentement et de manière parcellaire. Pour le reste, Obama n’a tenu aucune de ses promesses. »
« Chomsky est un des rares intellectuels qui contestent la structure et l’iniquité du capitalisme avancé ainsi que l’état de guerre permanente dans lequel le pays est enlisé. Bien qu’il soit probablement le plus grand intellectuel américain, il fait l’objet d’un profond mépris de la part de l’élite progressiste. Son œuvre imposante, qui comprend près de 100 livres publiés sur plusieurs décennies, met au jour les mensonges de l’élite du pouvoir et les mythes qu’elle perpétue, de même que la complicité de l’élite progressiste à cet égard. Chomsky parvient à accomplir tout ce travail même si la plupart des grands médias l’ont banni et que le monde universitaire en a fait un paria. Son indépendance d’esprit et sa rigueur intellectuelle se combinent à un grand souci du détail et à une intelligence remarquable. Il rejette sans ménagement le bipartisme américain en le qualifiant de mirage mis en scène par l’État-entreprise, condamne l’élite progressiste en l’assimilant à une caste de courtisans et compare le radotage des médias à une forme de « lavage de cerveau ». »
« La privatisation de fonctions de l’État renforce la prédominance des milieux d’affaires tout en affaiblissant le gouvernement dans son rôle traditionnel. Il existe 18 agences militaires et civiles de renseignement, dont 70 % du budget total est affecté aux sous-traitants. Ceux-ci acquièrent ainsi une expérience et une expertise qui leur permettent d’offrir leurs services à d’autres entreprises ou à des gouvernements étrangers. Le Pentagone, lui, a confié 69 % de ses tâches au secteur privé. Scahill souligne aussi l’impressionnante privatisation de l’effort de guerre en Afghanistan : au moment où j’écris ces lignes, 104 000 personnes travaillent pour des sous traitants du département de la Défense, alors que 68 000 soldats sont sur le terrain. Cela représente 1,5 employé du secteur privé pour chaque membre de l’armée. Et je ne tiens pas compte ici des 14 000 sous-traitants du département d’État. »
« Le cinéma et la photographie donnent généralement de la guerre une image débarrassée de la peur intense, de la puanteur insupportable, du bruit assourdissant, des hurlements de douleur et de l’épuisement qui règnent sur les champs de bataille. Ils transforment la confusion et le chaos, des caractéristiques essentielles de la guerre, en scénarios bien ficelés. Bref, ils transforment la guerre en pornographie. Les soldats et les marines, en particulier ceux qui ne sont jamais allés au front, visionnent des films comme Platoon, censés dénoncer la guerre, autour d’une caisse de bière en savourant la puissance destructrice de l’armement. La réalité de la violence, elle, est tout autre. Tout ce qu’elle engendre est vain, insensé. Sans égard pour l’avenir, elle ne sème que la mort, la peine, la destruction.
Les reportages qui évitent de montrer des scènes de combat sont loin de rendre compte de la réalité de la guerre, que l’État et les médias, au service des fauteurs de guerre, font tout pour masquer. Si le grand public était pleinement conscient des conséquences de la guerre sur le corps et l’esprit des jeunes qui y vont, il se laisserait moins facilement séduire par son mythe. S’il devait voir les corps déchiquetés d’écoliers afghans et entendre les gémissements de leurs parents, il ne pourrait plus perpétuer les clichés véhiculés pour justifier la guerre. C’est pourquoi on prend soin d’en donner une image bien aseptisée. C’est aussi pourquoi on abreuve le public de sa sombre et malsaine intensité tout en dissimulant ses conséquences réelles. Cette mythologie entretient l’image héroïque et le caractère divertissant de la guerre. À ce chapitre, la responsabilité des médias est aussi grande que celle de Hollywood. Au moment du déclenchement de la guerre en Irak, les journaux télévisés étaient obnubilés par ce déferlement de puissance, n’ayant cure des effets concrets des balles, des obus, des bombes à fragmentation et des tirs d’artillerie. Le public a pu goûter à l’exaltation propre à la guerre, mais a été préservé des conséquences réelles de l’attaque sur les corps des victimes.
Dans cette vaste imposture, les blessés, les estropiés et les morts sont promptement relégués aux coulisses, tels des déchets de guerre. Nul ne les voit. Nul ne les entend. Comme des esprits vagabonds, ils sont condamnés à errer dans les marges, ignorés, voire méprisés. Leur message est trop difficile à supporter. On préfère bomber le torse, célébrer la nation en entretenant le mythe de la gloire, de l’honneur, du patriotisme, de l’héroïsme, des notions qui, sur la ligne de front, perdent tout leur sens. »
« On estime que les vétérans qui se sont enlevé la vie après la guerre du Vietnam sont aussi nombreux que les soldats morts pendant le conflit. Une fois la paix revenue, les soldats et les marines sont vaincus par les valeurs inhumaines qu’on leur a inculquées en temps de guerre. C’est là l’enseignement transmis par Homère dans L’Iliade, épopée de la guerre, et dans L’Odyssée, épopée du long et difficile retour à la vie civile d’un tueur professionnel. Nombreux sont les soldats qui ne s’en remettent jamais. Incapables de rétablir les liens avec leurs conjoints, leurs enfants, leurs parents ou leurs amis, ils s’enfoncent dans l’abîme de l’angoisse et de la colère autodestructrices. »
[Chapitre 3]
« [La Première Guerre mondiale] a détruit l’identité et les valeurs américaines traditionnelles, leur substituant la peur, la méfiance et l’hédonisme propres à la société de consommation. Conçue pour faire appel à l’émotion plutôt que pour rapporter des faits, la nouvelle propagande s’est révélée très efficace pour reléguer dans la marge les idées et les valeurs portées par des voix dissidentes. Elle a su dénigrer quiconque n’employait pas le langage inculqué au grand public par l’État et la grande entreprise. C’est pour ces raisons qu’elle augurait un changement culturel et politique profond. Elle a mis un terme à une brève mais dynamique ère progressiste pendant laquelle des mouvements de masse révoltés par les abus de l’oligarchie américaine avaient balayé le pays en revendiquant des réformes. L’avènement de la propagande, rendu possible par l’industrialisation de la guerre, a tué le mouvement populiste américain. Les troubles politiques qui avaient secoué le pays dans les années d’avant-guerre avaient permis à de nombreux populistes et réformistes d’accéder à des postes de pouvoir, comme en fait foi l’élection de maires socialistes dans des villes comme Milwaukee ou Schenectady. Certains d’entre eux sont certes restés en place jusqu’aux années 1950, mais la guerre a tout de même entraîné un important changement de cap aux États-Unis. La propagande a non seulement consolidé l’appui à la guerre (entre autres chez les progressistes et les intellectuels), mais elle a aussi discrédité les dissidents et les réformistes en les ravalant au rang de traîtres. »
« Le 22 mars 1917, 12 000 personnes, outrées par les attaques allemandes contre des cargos américains et aiguillonnées par les vives dénonciations qu’elles ont suscitées dans la presse, se réunissent au Madison Square Garden lors d’une assemblée publique organisée par l’American Rights Committee pour réclamer l’entrée du pays en guerre. Le lendemain, renonçant à leurs objections, William English Walling, Charles Edward Russell, Upton Sinclair et presque tous les autres penseurs du Parti socialiste lancent un appel à la guerre. Le mouvement antiguerre s’effrite. Les défections se multiplient, touchant même les plus farouches opposants, tel le gouverneur du Kansas Arthur Capper. »
« Wilson fait voter sans difficulté des lois draconiennes pour museler la dissidence, mais c’est à peine si elles sont nécessaires. En 1917, le Congrès adopte l’Espionage Act, qui criminalise non seulement les activités d’espionnage, mais aussi tout discours jugé critique envers le gouvernement. Wilson aurait souhaité y inclure une disposition autorisant la censure directe des journaux, mais le Congrès refuse. L’année suivante, le Congrès adopte un amendement, connu sous le nom de Sedition Act, qui criminalise tout propos « déloyal » ou « sacrilège » encourageant l’outrage à la Constitution ou au drapeau. Ces lois sont les armes juridiques peu subtiles de l’administration Wilson pour faire taire les progressistes et les forces populistes en déclin qui osent contester l’effort de guerre. Au nom de l’Espionage Act, le secrétaire aux Postes Albert Burleson retire aux journaux qu’il juge antipatriotiques leur admissibilité au tarif postal réduit, augmentant immédiatement leurs frais d’expédition et menant une centaine d’entre eux à la faillite. Des milliers de personnes, dont l’homme politique socialiste Eugene Debs, sont arrêtées pour avoir persisté à dénoncer la guerre et lancé des appels à l’objection de conscience et à la grève. En juin 1918, Debs est emprisonné après avoir donné un discours contre la guerre à Canton (Ohio). Le Washington Post commente sa condamnation en ces mots : « Debs est un danger public, et le pays ne s’en portera que mieux s’il croupit derrière les barreaux. » Debs passera plus de deux ans au pénitencier fédéral d’Atlanta, jusqu’à ce que le président Warren Harding commue sa sentence à Noël en 1921. Des milices, excitées par la propagande de guerre et les appels aux armes nationalistes, s’en prennent physiquement aux opposants, allant parfois même jusqu’à les lyncher.
Marquée par un essor du progressisme, la période d’avant-guerre correspond à l’âge d’or du journalisme et des réformes sociales aux États-Unis. En 1918, cette époque était révolue. Le progressisme redonnerait bien quelques signes de vie dans les années 1930, pendant la Grande Dépression, mais serait anéanti au cours de la Seconde Guerre mondiale. Pendant la Première Guerre mondiale, les progressistes ont renoncé à leur critique de la société pour se faire propagandistes. La transition s’est faite en douceur. Les luttes en faveur des travailleurs miséreux des villes industrielles et des bas quartiers se sont muées en une croisade abstraite pour refaire le monde par la violence, pour une guerre qui mettra fin à toutes les guerres. »
« Lippmann (en particulier dans son ouvrage intitulé Public Opinion, paru en 1922) se démarque comme l’un des plus sombres personnages de l’époque. En tant qu’intellectuel, il joue le rôle d’un Grand Inquisiteur : craignant le pouvoir populaire, il est assez intelligent pour savoir manipuler l’opinion publique. La guerre révélera sa grande clairvoyance, et Public Opinion deviendra le livre de chevet de la nouvelle élite du pouvoir. Wilson comprend le message. Il accepte de mettre sur pied l’agence proposée par Lippmann et Bullard et d’en confier les rênes à des progressistes et à des artistes. « Ce n’est pas une armée que nous devons former et entraîner à la guerre : c’est une nation », déclare-t-il. Une semaine après la déclaration de guerre, le président institue le Committee for Public Information (CPI). Dirigé par l’ancien journaliste d’enquête George Creel, celui-ci prend vite le surnom de « commission Creel » et devient la première machine de propagande moderne. Le CPI n’a pas pour unique objectif de faire passer des messages favorables à la guerre : il vise aussi à discréditer ceux qui tentent de contester la participation des États-Unis au conflit, admet Creel. Ce dernier, qui connaît bien le monde du journalisme, entreprend d’anéantir les réseaux d’information, alors décentralisés et diversifiés. »
« Les efforts de Creel, dont l’agence comptera des milliers d’employés à la fin de la guerre, auront deux conséquences : la saturation du pays par la propagande et le démantèlement de la presse locale et indépendante. Une fois la guerre terminée, le secrétaire d’État Robert Lansing portera le président aux nues en le qualifiant de « plus grand propagandiste de l’ère moderne ». Aucun président américain n’aura autant porté atteinte à l’indépendance et à la liberté de la presse ni autant nui à l’avancée des réformes sociales que Wilson. »
« Dans les années 1909-1910, 58 % des villes américaines possédaient une presse variée, tant en termes de montages financiers que de contenus », explique Stewart Ewen dans son classique, Consciences sous influence. « Dès 1920, ce même pourcentage représentait celles des villes où l’information était contrôlée par un seul organe […]. On voit nettement quel rôle joua la publicité dans cette évolution. Pendant les 30 premières années du siècle, la dépense publicitaire s’était multipliée par 13 au plan national (passant de 200 à 2 600 millions de dollars), et les principaux supports de cette croissance avaient été les périodiques, quotidiens et revues. »
« Les Industrial Workers of the World (IWW), syndicat comptant 100 000 membres surnommés les wobblies, auxquels s’ajoutent sans doute 200 000 sympathisants actifs, dénoncent la guerre en la qualifiant d’entreprise d’exploitation capitaliste, encouragent le refus de la conscription et lancent des appels à la grève. Les inquiétudes de Wilson quant au manque d’enthousiasme de la population envers son projet s’avèrent fondées. Les taux d’enrôlement sont dérisoires : d’avril à la mi-mai, seuls 73 000 jeunes hommes se portent volontaires. Le gouvernement se voit contraint d’imposer la conscription. »
« Le comité de Creel entretient des relations directes avec 18 000 journaux, 11 000 agences de publicité et annonceurs nationaux, 10 000 chambres de commerce, 30 000 associations de fabricants, 22 000 syndicats, 10 000 bibliothèques publiques, 32 000 banques, 58 000 magasins généraux, 3 500 succursales du YMCA, 10 000 membres du Council of National Defense, 1 000 clubs de publicitaires, 56 000 bureaux de poste, 55 000 chefs de gare, 5 000 centres de recrutement, 100 000 sections de la Croix-Rouge et 12 000 agents commerciaux[74]. Tous ces établissements sont abreuvés quotidiennement de propagande de guerre créée sur mesure selon leurs champs d’intérêt. »
« Le comité publie aussi des « livres rouge, blanc et bleu », essais soutenant l’effort de guerre écrits par des universitaires et des historiens de renom, dont John Dewey. »
« En 1902, Appeal to Reason, journal socialiste qui, depuis 1897, offrait une tribune à des écrivains comme Jack London, Upton Sinclair, Mary « Mother » Jones et Debs, tirait à 150 000 exemplaires, ce qui en faisait le quatrième hebdomadaire en importance au pays. En raison de son opposition à la guerre, qui n’a pourtant rien de bien marginal au début du conflit, il est bientôt soumis à une énorme pression. En appliquant l’Espionage Act, qui interdit la publication de matériel pouvant nuire à l’effort de guerre, l’État parvient à censurer son contenu. »
« L’usage de l’allemand est banni des écoles publiques de 14 États. Les Américains d’origine allemande deviennent des boucs émissaires très commodes (comme le seront leurs compatriotes d’origine japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale). À Van Houten (Nouveau-Mexique), une foule hargneuse accuse un mineur immigré d’appuyer l’Allemagne : elle le force à s’agenouiller, à embrasser le drapeau et à crier « Que le kaiser aille au diable ». En avril 1918, Robert Prager, un mineur de charbon né en Allemagne qui a tenté de s’enrôler dans la marine, mais qu’on a réformé pour des raisons médicales, est accusé par une meute de 500 personnes de stocker des explosifs en banlieue de Saint-Louis. Après l’avoir déshabillé et drapé dans la bannière étoilée, la foule traîne l’homme, qui titube, pieds nus, dans les rues de la ville, puis le lynche en poussant des hourras. Les meneurs du lynchage se présentent à leur procès arborant des rubans tricolores. Leurs avocats qualifient l’assassinat de « meurtre patriotique » justifié. Au bout de 25 minutes de délibérations, le jury rend un verdict d’acquittement. Un des jurés s’écrie : « Aujourd’hui, personne ne pourra nous accuser de manquer de loyauté. » À propos du procès, le Washington Post écrit : « Malgré quelques excès comme le lynchage, voilà un réveil salutaire de l’Amérique profonde. » Jamais on ne trouvera les explosifs que Prager était soupçonné de stocker. »
« L’affaiblissement considérable des forces populistes pendant la guerre ouvre la voie à leur anéantissement une fois le conflit terminé. La propagande de guerre, qui a la peur pour moteur et la haine pour message, change alors immédiatement de cible, passant des Allemands aux communistes. Le jour du deuxième anniversaire de la révolution russe, soit le 7 novembre 1919, les premières rafles de Palmer ont lieu : plus de 10 000 présumés communistes et anarchistes sont arrêtés, dont bon nombre seront détenus sans procès pendant de longues périodes. Une fois sortis de prison, des émigrés russes comme Emma Goldman, Alexander Berkman, Mollie Steimer et 245 autres sont déportés en Russie. En novembre 1922, Appeal to Reason est réduit au silence. »
« Avec ses pulsions suicidaires et ses massacres à grande échelle, la Première Guerre mondiale fait paraître bien dérisoire l’utopie d’un paradis sur Terre et de l’inéluctabilité du progrès véhiculée par l’Évangile social. En 1918, dans L’Épître aux Romains, le théologien suisse Karl Barth a taillé en pièces la conception naïve des tenants de l’Évangile social selon laquelle les humains pourraient associer la volonté de Dieu à leurs efforts. Les chrétiens, affirmait-il, ne peuvent instaurer le Royaume des cieux sur Terre et ne doivent même pas en rêver. L’Église progressiste n’a jamais trouvé de réponse suffisante aux critiques de Barth. Elle s’est réfugiée dans un humanisme tiède et une spiritualité introvertie. »
« Dans les années 1920 et 1930, un théâtre américain engagé proposait un regard neuf et convaincant sur le monde à un public qui n’avait ni le temps ni l’intérêt de lire des ouvrages de théorie sociologique. Le théâtre est ainsi devenu l’un des derniers bastions où des artistes ont pu sérieusement concurrencer, en faisant appel aux émotions comme aux faits, la culture de la consommation véhiculée par la grande entreprise. Il s’est opposé à la propagande en ayant recours à bon nombre des méthodes propres à celle-ci : ce théâtre réagissait aux bouleversements politiques d’avant la Première Guerre mondiale (mais aussi de la Grande Dépression et, dans un dernier souffle, du paroxysme de la guerre du Vietnam) par des œuvres à forte connotation politique qui, à l’instar de la propagande, cherchaient à susciter des émotions. Dans les années 1920, le théâtre Provincetown Playhouse a créé les premières pièces d’Eugene O’Neil et de Susan Glaspell. Le New Playwrights Theatre, financé par le banquier Otto Kahn, comptait dans ses rangs le communiste Mike Gold, auteur de Juifs sans argent, et des créateurs de gauche comme Francis Edward Faragoh, Emjo Basshe, John Howard Lawson et John Dos Passos. Lawson, qui ferait partie des « Dix d’Hollywood », emprisonnés pendant un an pour avoir refusé de témoigner devant la House Un-American Activities Committee (HUAC), a écrit Processional : A Jazz Symphony of American Life, pièce portant sur les luttes ouvrières, les préjugés et la violence à l’œuvre dans une ville minière du Kentucky. Dans un manifeste du New Playwrights, Basshe plaidait en faveur d’ « un théâtre aussi ivre, barbare et tapageur que notre époque ». Dans Greenwich Village, un drapeau rouge flottait devant le théâtre Cherry Lane, rue du Commerce, que le New Playwrights avait loué pour sa deuxième saison. C’est Dos Passos qui a rédigé le manifeste de cette saison-là, intitulé Towards a Revolutionary Theatre, dans lequel il appelait de ses vœux un art dramatique « s’inspirant des éléments conscients de la classe ouvrière, qui luttent pour s’approprier la masse lourde et flasque de la société capitaliste en vue de la façonner selon leurs besoins ». »
« Dans Exile’s Return, son histoire intellectuelle de la première moitié du XXe siècle, Malcolm Cowley raconte la mutation de l’artiste, qui passe de rebelle à propagandiste. À partir de la fin de la Première Guerre mondiale, constate-t-il, la classe capitaliste et l’élite progressiste (dont font partie les artistes) proviennent des mêmes milieux et des mêmes quartiers, fréquentent les mêmes écoles et fusionnent en une même classe sociale. L’élite progressiste a des opinions politiques « floues, [qui] ne représentent aucune menace pour Ford ou General Motors, la guerre étant venue à bout de sa foi dans l’action politique. Elle souhaite se mettre à l’avant-plan, et tant pis pour le prolétariat. Son modèle économique est celui du petit entrepreneur américain ».
Cowley contredit l’affirmation de Max Weber selon laquelle l’éthique protestante (frugalité, ascétisme, culpabilité, etc.) constitue le principal système de valeurs du capitalisme. Il soutient que cette « éthique de la production », fondée sur « la persévérance, la prévoyance et l’épargne », est en fait celle d’une époque révolue, la révolution industrielle. Le nouveau capitalisme, dont les moteurs sont la grande entreprise et la production de masse, repose sur une éthique inédite, qui valorise les loisirs, l’hédonisme et le gaspillage, ainsi que des traits de personnalité à l’avenant comme le charme, une apparence soignée et l’amabilité. La consommation y occupe une place plus importante que la production. Après la Première Guerre mondiale, note l’homme de lettres, les artistes se lancent eux aussi dans l’expression de soi et cultivent le cynisme politique et l’hédonisme, en s’adonnant entre autres au culte du corps. Ces valeurs, qui seront célébrées par la contre-culture, sont aussi celles que le capitalisme avancé souhaite inculquer à la population. Le culte du soi, écrit Cowley, était au cœur de la bohème de l’entre-deux-guerres et de la Beat Generation des années 1950. Lawrence Lipton, auteur d’un ouvrage sur la Beat Generation intitulé The Holy Barbarians, avance que les beatniks «se sont approprié » les arts, les péchés et le « privilège de transgresser les conventions » des classes supérieures. À l’instar des bohémiens qui peuplaient Greenwich Village dans les années 1920, les beatniks faisaient étalage d’un hédonisme complaisant qui reflétait l’éthique propre à la culture de la consommation. Lipton qualifie ce phénomène de « démocratisation de l’amoralité ». Dans les années 1950, les beatniks ont contribué à l’éparpillement de l’élite intellectuelle en abandonnant les centres urbains, où la génération précédente d’intellectuels, dont faisaient partie Jane Jacobs et Dwight Macdonald, vivait et travaillait. La Beat Generation exprimait une vision romantique de l’automobile et du mouvement.
Dans The Last Intellectuals, Russell Jacoby rappelle que ses figures de proue affichaient un « dévouement » typiquement américain « à l’automobile, à la route et au voyage, qui les poussait, eux et leur petit clan d’imitateurs, à sillonner le continent », et affichaient un « amour du peuple américain » aux accents populistes. Les beatniks ont non seulement conforté l’éthique de la consommation et des loisirs contre celle du travail, mais ont aussi « anticipé la désurbanisation de l’Amérique du Nord, c’est-à-dire l’abandon des grandes villes au profit des plus petites localités, des banlieues, des cités universitaires et des zones isolées ».
La nouvelle éthique de l’élite progressiste, écrit Cowley, cultivait « l’idée du salut par l’enfant », à l’origine d’un nouveau système d’éducation « qui encouragerait les enfants à forger leur propre personnalité et à s’épanouir librement comme des fleurs, afin qu’une nouvelle génération, libre, puisse sauver le monde ». Elle favorisait la libre expression de soi, qui permet à l’individu de « réaliser son plein potentiel par l’entremise d’un travail créatif et d’une belle vie dans un environnement magnifique ». Elle nourrissait un culte d’inspiration païenne selon lequel « le corps est un temple où rien n’est impur, un haut lieu du rituel de l’amour ». Elle invitait l’humain à vivre le moment présent, « intensément, quitte à devoir en payer le prix plus tard ». Elle contestait toute forme de puritanisme et réclamait « l’abolition pure et simple de toute loi, convention ou règle de l’art pouvant nuire à l’expression de soi et à la pleine jouissance du moment présent ». Elle prônait l’égalité des sexes. Elle souscrivait à la culture thérapeutique, cette croyance selon laquelle « quiconque arrive à supprimer ses refoulements (en se confiant à un psychanalyste) peut s’adapter à toute situation et y être heureux ». Ainsi, il n’est plus nécessaire d’agir sur le milieu, « ce qui explique pourquoi la plupart des progressistes qui se sont convertis à la psychanalyse ou à Gurdjieff [figure de l’ésotérisme] ont fini par renoncer au militantisme ». Cowley note cependant que cet engouement pour l’expression de soi et le paganisme n’a fait que susciter une demande pour de nouveaux produits, qu’il s’agisse de meubles ou de vêtements de plage. L’appel à vivre le moment présent, soutient-il, a poussé les gens à acheter plus de biens de consommation comme des voitures ou des radios. L’accession des femmes à l’égalité a quant à elle servi d’opportunité pour doubler la consommation de certains produits, telles les cigarettes. L’irrépressible désir d’exil volontaire manifesté par les bohémiens, les intellectuels et les artistes a conféré un attrait aux objets provenant de contrées lointaines et a transformé des lieux exotiques en destinations touristiques. »
« Cette rébellion stérile s’est traduite en peinture par l’expressionnisme abstrait, prolongement des mouvements apolitiques qu’étaient le dadaïsme ou la littérature et le théâtre absurdes. Cet art, poursuit-il, impliquait la suppression de « toute base psychique commune à l’humanité. Plus aucune émotion n’était partagée par l’ensemble du genre humain ; plus aucune loi n’existait à laquelle tous fussent assujettis ; plus aucun moyen de communication n’assurait à l’humain de pouvoir échanger de manière intelligible avec son prochain ». »
-Chris Hedges, La mort de l'élite progressiste, Montréal (Québec) /Arles, Lux, 2012, 299 pages.