"Durant la Seconde Guerre mondiale, le régime de Franco – une dictature issue de la victoire militaire des forces nationalistes insurgées contre la République (1931-1936), et par ailleurs connue pour les diatribes antisémites de ses dirigeants – a facilité le sauvetage de quelque 30 000 Juifs menacés d’extermination dans l’Europe occupée par les nazis. Ces faits, historiquement établis, viennent brouiller les représentations simplistes du franquisme. Comprendre l’action salvatrice de l’Espagne, ses enjeux et sa portée suppose de la restituer dans le contexte intérieur et international des années 1939-1945."
"Le positionnement international de l’Espagne franquiste au début de la Seconde Guerre mondiale puise sa source dans la guerre civile (1936-1939) qui vient de s’achever quelques mois auparavant. Le pays, ravagé, doit faire face à une pénurie continue de produits énergétiques et de denrées alimentaires. Une partie importante des fournitures provient du continent américain par voie maritime. Par ailleurs, l’aide apportée par l’Italie mussolinienne et l’Allemagne nazie à la victoire du camp national s’est concrétisée par des accords entre les trois puissances, qui resteront longtemps secrets, et qui placent l’Espagne aux côtés de ces pays. Sur cette base, une collaboration étroite s’établit entre les services militaires italien, allemand et espagnol. En particulier, l’Allemagne développe sur le territoire espagnol un vaste réseau de renseignement qui agit sous couverture diplomatique et restera en place jusqu’à l’automne 1944.
La neutralité de l’Espagne lui permet de commercer avec les deux camps adverses, notamment en important du blé et du pétrole et en exportant des minerais, dont le fameux wolfram indispensable au blindage des avions de combat. Afin de préserver ce statut privilégié, Franco s’efforce durant toute la durée du conflit de ménager chacun des belligérants. En témoignent son entrevue avec Hitler à Hendaye le 23 octobre 1940, au cours de laquelle le Caudillo offre une entrée en guerre de son pays aux côtés de l’Allemagne assortie d’exigences exorbitantes (la construction d’un « empire africain »), ou encore l’envoi en juin 1941 d’un corps de 18 000 volontaires (la División Azul) en appui aux troupes allemandes engagées sur le front oriental. Toutefois, après le débarquement allié en Afrique du Nord, des facilités de passage sur le territoire espagnol sont accordées à diverses catégories de population en transit, dont des réfugiés du nazisme, et des combattants des forces libres. À partir de l’été 1943, la victoire alliée annoncée incitera le dictateur aux abois à un maximum de concessions à l’égard des Anglo-Américains.
Dans la construction du nouvel État franquiste, la période 1939-1945, dite du national-catholicisme, correspond à la phase la plus totalitaire du régime. La contribution de l’Église catholique, de l’armée et de la Phalange à la victoire de Franco se voit logiquement récompensée à travers les orientations du nouveau régime et la distribution des pouvoirs au sein de l’appareil d’État. Le parti unique – qui a vu le jour le 19 avril 1937 sous le nom de Phalange espagnole traditionaliste et des Juntes offensives nationales syndicalistes (FET-JONS) – jouit du monopole politique et syndical. Mais cette structure phalangiste dans son inspiration et ses principes s’investit d’un contenu clérical et religieux qui en limite la portée. Ces années de « pseudo fascisme » sont les plus germanophiles du franquisme, incarnées par le tout puissant « beau-frèrissime » Ramón Serrano Suñer, qui cumule à partir d’octobre 1940, les charges de président de la Junte politique de la FET-JONS, de ministre de l’Intérieur et de ministre des Affaires étrangères."
"Les classiques de la production antisémite contemporaine que sont les Protocoles des Sages de Sion et Le Juif international de Henry Ford connaissent de multiples rééditions sous le franquisme. Ces deux ouvrages, mais aussi l’actualité, inspirent une série de publications émanant des secteurs phalangistes ou de la mouvance catholique. De façon générale, la presse ne ménage pas les Juifs, pressant la population d’engager une nouvelle croisade, comme au temps de l’Inquisition. Elle rend ceux-ci tout à la fois responsables de l’invention du communisme, du déclenchement de la guerre et… du marché noir qui sévit dans la Péninsule.
Toutefois, ce qui caractérise la diffusion des idées antisémites à cette époque, c’est l’intrusion d’une propagande allemande parfaitement organisée sur le territoire ibérique. Dès le début de la Guerre civile, l’ambassade du Reich dans l’Espagne nationaliste s’est trouvée dotée d’un département de presse chargé de resserrer les liens avec la Phalange, de l’approvisionner en matériel de propagande et même d’organiser des séjours de formation de cadres espagnols en Allemagne. À partir d’août 1939, le conseiller d’ambassade Hans Lazar dispose de fonds réservés destinés à rallier les journalistes espagnols à la cause allemande, à constituer des réseaux de collaborateurs, à diffuser des tracts et brochures à la gloire du Fürher. Une large part de cette propagande nazie se réfère à la « Question juive », et notamment à la domination des Juifs en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en Russie.
Le national-catholicisme au pouvoir nie l’existence des minorités religieuses du pays qui se trouvent acculées à la clandestinité. Le 22 mars 1940, les rites hébraïques : circoncisions, mariages et obsèques sont interdits. En octobre de la même année, toutes les institutions juives sont dissoutes par décret. Un climat de peur pousse vingt des vingt-cinq familles juives allemandes de Madrid à se convertir. Certains réfugiés de Barcelone font de même. Selon divers témoignages recueillis par José Antonio Lisbona (1993), le Gouvernement civil de la cité catalane dispose de deux listes nominatives précises de réfugiés incluant leurs domiciles et professions, la première établie en décembre 1939 et la seconde datée de juin 1940. D’aucuns assurent que la Gestapo – qui selon Antonio Marquina et Gloria Inés Ospina va et vient dans la Péninsule sans interférences gouvernementales – est également en possession de ces informations. Redoutant une possible invasion nazie de la péninsule Ibérique, d’autres Juifs encore partent pour Tanger ou la zone espagnole du Maroc."
"Le régime de Franco a opté pour une attitude libérale envers les réfugiés et s’est abstenu de toute discrimination à l’égard des Juifs. Ceci s’est concrétisé par l’octroi de visas de transit, mais aussi dans les conditions de vie faites aux personnes accueillies sur le territoire ibérique. Cependant, lorsque cette possibilité donnée aux Juifs de fuir l’Europe occupée s’est heurtée aux obstacles érigés par les autorités françaises et allemandes pour l’obtention de visas d’émigration, l’Espagne a choisi de ne pas contrecarrer la politique antijuive du pays frontalier.
En même temps, Madrid a constamment signifié son refus d’une immigration juive permanente en Espagne. Le gouvernement espagnol a protégé ses ressortissants juifs à l’étranger dans la mesure où ceci ne supposait pas un rapatriement dans la Péninsule. Les passeports et visas autorisant un établissement stable en Espagne ont été délivrés avec parcimonie. Selon cette logique, les Juifs, peu nombreux, arrivés dans le pays de façon illégale ou ne remplissant pas les conditions de transit ont été durement traités. Outre les internements de clandestins, voire leur refoulement vers la France, les autorités ont tout fait pour que les réfugiés juifs quittent le sol espagnol le plus rapidement possible."
"Le positionnement international de l’Espagne franquiste au début de la Seconde Guerre mondiale puise sa source dans la guerre civile (1936-1939) qui vient de s’achever quelques mois auparavant. Le pays, ravagé, doit faire face à une pénurie continue de produits énergétiques et de denrées alimentaires. Une partie importante des fournitures provient du continent américain par voie maritime. Par ailleurs, l’aide apportée par l’Italie mussolinienne et l’Allemagne nazie à la victoire du camp national s’est concrétisée par des accords entre les trois puissances, qui resteront longtemps secrets, et qui placent l’Espagne aux côtés de ces pays. Sur cette base, une collaboration étroite s’établit entre les services militaires italien, allemand et espagnol. En particulier, l’Allemagne développe sur le territoire espagnol un vaste réseau de renseignement qui agit sous couverture diplomatique et restera en place jusqu’à l’automne 1944.
La neutralité de l’Espagne lui permet de commercer avec les deux camps adverses, notamment en important du blé et du pétrole et en exportant des minerais, dont le fameux wolfram indispensable au blindage des avions de combat. Afin de préserver ce statut privilégié, Franco s’efforce durant toute la durée du conflit de ménager chacun des belligérants. En témoignent son entrevue avec Hitler à Hendaye le 23 octobre 1940, au cours de laquelle le Caudillo offre une entrée en guerre de son pays aux côtés de l’Allemagne assortie d’exigences exorbitantes (la construction d’un « empire africain »), ou encore l’envoi en juin 1941 d’un corps de 18 000 volontaires (la División Azul) en appui aux troupes allemandes engagées sur le front oriental. Toutefois, après le débarquement allié en Afrique du Nord, des facilités de passage sur le territoire espagnol sont accordées à diverses catégories de population en transit, dont des réfugiés du nazisme, et des combattants des forces libres. À partir de l’été 1943, la victoire alliée annoncée incitera le dictateur aux abois à un maximum de concessions à l’égard des Anglo-Américains.
Dans la construction du nouvel État franquiste, la période 1939-1945, dite du national-catholicisme, correspond à la phase la plus totalitaire du régime. La contribution de l’Église catholique, de l’armée et de la Phalange à la victoire de Franco se voit logiquement récompensée à travers les orientations du nouveau régime et la distribution des pouvoirs au sein de l’appareil d’État. Le parti unique – qui a vu le jour le 19 avril 1937 sous le nom de Phalange espagnole traditionaliste et des Juntes offensives nationales syndicalistes (FET-JONS) – jouit du monopole politique et syndical. Mais cette structure phalangiste dans son inspiration et ses principes s’investit d’un contenu clérical et religieux qui en limite la portée. Ces années de « pseudo fascisme » sont les plus germanophiles du franquisme, incarnées par le tout puissant « beau-frèrissime » Ramón Serrano Suñer, qui cumule à partir d’octobre 1940, les charges de président de la Junte politique de la FET-JONS, de ministre de l’Intérieur et de ministre des Affaires étrangères."
"Les classiques de la production antisémite contemporaine que sont les Protocoles des Sages de Sion et Le Juif international de Henry Ford connaissent de multiples rééditions sous le franquisme. Ces deux ouvrages, mais aussi l’actualité, inspirent une série de publications émanant des secteurs phalangistes ou de la mouvance catholique. De façon générale, la presse ne ménage pas les Juifs, pressant la population d’engager une nouvelle croisade, comme au temps de l’Inquisition. Elle rend ceux-ci tout à la fois responsables de l’invention du communisme, du déclenchement de la guerre et… du marché noir qui sévit dans la Péninsule.
Toutefois, ce qui caractérise la diffusion des idées antisémites à cette époque, c’est l’intrusion d’une propagande allemande parfaitement organisée sur le territoire ibérique. Dès le début de la Guerre civile, l’ambassade du Reich dans l’Espagne nationaliste s’est trouvée dotée d’un département de presse chargé de resserrer les liens avec la Phalange, de l’approvisionner en matériel de propagande et même d’organiser des séjours de formation de cadres espagnols en Allemagne. À partir d’août 1939, le conseiller d’ambassade Hans Lazar dispose de fonds réservés destinés à rallier les journalistes espagnols à la cause allemande, à constituer des réseaux de collaborateurs, à diffuser des tracts et brochures à la gloire du Fürher. Une large part de cette propagande nazie se réfère à la « Question juive », et notamment à la domination des Juifs en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en Russie.
Le national-catholicisme au pouvoir nie l’existence des minorités religieuses du pays qui se trouvent acculées à la clandestinité. Le 22 mars 1940, les rites hébraïques : circoncisions, mariages et obsèques sont interdits. En octobre de la même année, toutes les institutions juives sont dissoutes par décret. Un climat de peur pousse vingt des vingt-cinq familles juives allemandes de Madrid à se convertir. Certains réfugiés de Barcelone font de même. Selon divers témoignages recueillis par José Antonio Lisbona (1993), le Gouvernement civil de la cité catalane dispose de deux listes nominatives précises de réfugiés incluant leurs domiciles et professions, la première établie en décembre 1939 et la seconde datée de juin 1940. D’aucuns assurent que la Gestapo – qui selon Antonio Marquina et Gloria Inés Ospina va et vient dans la Péninsule sans interférences gouvernementales – est également en possession de ces informations. Redoutant une possible invasion nazie de la péninsule Ibérique, d’autres Juifs encore partent pour Tanger ou la zone espagnole du Maroc."
"Le régime de Franco a opté pour une attitude libérale envers les réfugiés et s’est abstenu de toute discrimination à l’égard des Juifs. Ceci s’est concrétisé par l’octroi de visas de transit, mais aussi dans les conditions de vie faites aux personnes accueillies sur le territoire ibérique. Cependant, lorsque cette possibilité donnée aux Juifs de fuir l’Europe occupée s’est heurtée aux obstacles érigés par les autorités françaises et allemandes pour l’obtention de visas d’émigration, l’Espagne a choisi de ne pas contrecarrer la politique antijuive du pays frontalier.
En même temps, Madrid a constamment signifié son refus d’une immigration juive permanente en Espagne. Le gouvernement espagnol a protégé ses ressortissants juifs à l’étranger dans la mesure où ceci ne supposait pas un rapatriement dans la Péninsule. Les passeports et visas autorisant un établissement stable en Espagne ont été délivrés avec parcimonie. Selon cette logique, les Juifs, peu nombreux, arrivés dans le pays de façon illégale ou ne remplissant pas les conditions de transit ont été durement traités. Outre les internements de clandestins, voire leur refoulement vers la France, les autorités ont tout fait pour que les réfugiés juifs quittent le sol espagnol le plus rapidement possible."