"Paradoxalement, les religions sont aussi des foyers de matérialisme, car si les énoncés matérialistes sont souvent dirigés contre les croyances instituées, ils prennent parfois naissance dans les marges des théologies – Ernst Bloch l’avait compris il y a longtemps. Messianistes, millénaristes, hérétiques de toutes sortes, dans leurs efforts pour élaborer une autre vision de Dieu, de l’être humain, de son salut ou des destinées du monde, fabriquent à leur insu des idées et des arguments dont l’héritage parfois sera repris dans des thèses sur la vitalité de la matière, son dynamisme et sa capacité de penser."
"Il reste à savoir ce qui se trouve déjà, de ces thèses, chez Épicure et Lucrèce, ou chez Hobbes, et ce que l’on en retrouvera plus tard, chez les matérialistes du XIXe et du XXe siècle. Et, réciproquement, ce qui est essentiel chez ceux-ci et ceux-là et dont les Lumières semblent pouvoir se passer."
-Pierre-François Moreau, préface à Charles T. Wolfe, Lire le matérialisme, Lyon, ENS Éditions, 2020, 292 pages: https://books.openedition.org/enseditions/15838
"Au sens le plus général, le matérialisme est la doctrine philosophique selon laquelle tout ce qui existe est matériel, ou le produit de l’interaction entre entités matérielles. Sa variante physicaliste affirmera la « clôture causale » du monde spatio-temporel et considérera que la réalité dépend de ce que la science physique définit comme réel à une date donnée. Dans le même sens, le philosophe matérialiste est connu pour affirmer que tout n’est que corps ; il n’y a que des corps. Par exemple, selon Hobbes puis d’Holbach, tout ce qui est, est un corps6, dans un sens physique qui se réduit au mouvement : notre cerveau produit des mouvements dans l’esprit, tout à fait comme des mouvements externes, donc tout s’explique par le mouvement." (p.5)
"Un projet visant à expliquer ou même, comme le cercle de Vienne, à configurer le monde en termes physiques sera bien différent d’un projet visant à expliquer l’esprit en termes cérébraux (ou corporels, comme chez La Mettrie) – sans que ces deux formes soient entièrement exclusives. C’est encore le cas aujourd’hui dans les débats sur la nature de la conscience et le physicalisme ; ça l’était aussi à l’époque de Diderot, si nous considérons l’affirmation du moine bénédictin et matérialiste (!) dom Deschamps : « La sensation et l’idée que nous avons des objets ne sont que ces mêmes objets, en tant qu’ils nous composent, qu’ils agissent sur nos parties toujours agissantes les unes sur les autres ». Ce que Deschamps décrit ici, c’est à la fois un physicalisme que n’aurait pas renié Hobbes, par exemple, et une analyse des lois d’interaction (ou « rapports », comme aurait dit Diderot) entre des composantes spécifiquement cérébrales.
Nous insistons sur l’existence de ces formes de matérialisme, pour ne pas aboutir à des affirmations massue du type « de Lucrèce à d’Holbach et Ludwig Büchner, le matérialisme refuse les entités spirituelles » : par exemple, une attitude réductionniste fondée sur la biochimie (ou plutôt, sur une certaine appropriation de la biochimie) sera très différente d’une attitude refusant l’autonomie des fonctions cérébrales par rapport à leur support cérébral. Il est donc important pour nous d’insister sur cette diversité."
(pp.7-
"Le matérialisme est un réalisme, et dans sa forme physicaliste contemporaine, il tient pour acquis que la meilleure ontologie dont nous disposons est celle fournie par la physique la plus actuelle. Contrairement au matérialisme des Lumières, le matérialisme contemporain sera, neuf fois sur dix, un physicalisme [...] malgré sa clarté et sa « pureté » théorique, le physicalisme ne met pas le matérialisme à l’abri de tous les dangers, puisqu’il suscite à son tour une nouvelle objection, « quantique » ou « énergétique » : si le matérialisme en tant que physicalisme est la position philosophique qui lie son avenir aux entités théoriques produites par la physique, et si la physique finit par se dispenser de petites entités « dures » telles que les atomes, se « dématérialisant », alors le matérialisme paraît fort compromis ! (Pour le dire autrement, si le matérialisme est obligatoirement reconfiguré comme physicalisme, prenant ainsi comme critère de réalité l’état des connaissances données en physique, comment peut-il continuer dans son monisme d’une substance « solide », quand la théorie quantique a abandonné ce « socle » ontologique ?)." (pp.5-6)
"Hobbes réduit les phénomènes de l’univers matériel au mouvement (c’est un « motionnalisme »). L’esprit, par exemple, « ne sera rien d’autre qu’un mouvement en certaines parties du corps organique » (Hobbes, 4e objection aux Méditations, dans Descartes, Œuvres, AT IX, p. 138 ; texte latin : AT VII, p. 178)."
"Lucrèce et surtout Spinoza ont insisté, avant la période des Lumières, sur l’unité causale de l’univers matériel. Mais, peut-être grâce aux progrès scientifiques du siècle précédent, les matérialistes du XVIIIe siècle ont une vision beaucoup plus nette de la clôture causale de ce même univers." (p.
-Charles T. Wolfe, Lire le matérialisme, Lyon, ENS Éditions, 2020, 292 pages: https://books.openedition.org/enseditions/15838
« L’ennemi le plus redoutable de la société, aujourd’hui, n’est-ce pas l’École matérialiste, dont les doctrines, situées d’abord au sommet de la science, descendent ensuite dans les classes inférieures et faussent les idées avec une rapidité fulgurante ? »
-Docteur Desgrange, conférence à la Société de médecine de Lyon, 1873.
"Il reste à savoir ce qui se trouve déjà, de ces thèses, chez Épicure et Lucrèce, ou chez Hobbes, et ce que l’on en retrouvera plus tard, chez les matérialistes du XIXe et du XXe siècle. Et, réciproquement, ce qui est essentiel chez ceux-ci et ceux-là et dont les Lumières semblent pouvoir se passer."
-Pierre-François Moreau, préface à Charles T. Wolfe, Lire le matérialisme, Lyon, ENS Éditions, 2020, 292 pages: https://books.openedition.org/enseditions/15838
"Au sens le plus général, le matérialisme est la doctrine philosophique selon laquelle tout ce qui existe est matériel, ou le produit de l’interaction entre entités matérielles. Sa variante physicaliste affirmera la « clôture causale » du monde spatio-temporel et considérera que la réalité dépend de ce que la science physique définit comme réel à une date donnée. Dans le même sens, le philosophe matérialiste est connu pour affirmer que tout n’est que corps ; il n’y a que des corps. Par exemple, selon Hobbes puis d’Holbach, tout ce qui est, est un corps6, dans un sens physique qui se réduit au mouvement : notre cerveau produit des mouvements dans l’esprit, tout à fait comme des mouvements externes, donc tout s’explique par le mouvement." (p.5)
"Un projet visant à expliquer ou même, comme le cercle de Vienne, à configurer le monde en termes physiques sera bien différent d’un projet visant à expliquer l’esprit en termes cérébraux (ou corporels, comme chez La Mettrie) – sans que ces deux formes soient entièrement exclusives. C’est encore le cas aujourd’hui dans les débats sur la nature de la conscience et le physicalisme ; ça l’était aussi à l’époque de Diderot, si nous considérons l’affirmation du moine bénédictin et matérialiste (!) dom Deschamps : « La sensation et l’idée que nous avons des objets ne sont que ces mêmes objets, en tant qu’ils nous composent, qu’ils agissent sur nos parties toujours agissantes les unes sur les autres ». Ce que Deschamps décrit ici, c’est à la fois un physicalisme que n’aurait pas renié Hobbes, par exemple, et une analyse des lois d’interaction (ou « rapports », comme aurait dit Diderot) entre des composantes spécifiquement cérébrales.
Nous insistons sur l’existence de ces formes de matérialisme, pour ne pas aboutir à des affirmations massue du type « de Lucrèce à d’Holbach et Ludwig Büchner, le matérialisme refuse les entités spirituelles » : par exemple, une attitude réductionniste fondée sur la biochimie (ou plutôt, sur une certaine appropriation de la biochimie) sera très différente d’une attitude refusant l’autonomie des fonctions cérébrales par rapport à leur support cérébral. Il est donc important pour nous d’insister sur cette diversité."
(pp.7-
"Le matérialisme est un réalisme, et dans sa forme physicaliste contemporaine, il tient pour acquis que la meilleure ontologie dont nous disposons est celle fournie par la physique la plus actuelle. Contrairement au matérialisme des Lumières, le matérialisme contemporain sera, neuf fois sur dix, un physicalisme [...] malgré sa clarté et sa « pureté » théorique, le physicalisme ne met pas le matérialisme à l’abri de tous les dangers, puisqu’il suscite à son tour une nouvelle objection, « quantique » ou « énergétique » : si le matérialisme en tant que physicalisme est la position philosophique qui lie son avenir aux entités théoriques produites par la physique, et si la physique finit par se dispenser de petites entités « dures » telles que les atomes, se « dématérialisant », alors le matérialisme paraît fort compromis ! (Pour le dire autrement, si le matérialisme est obligatoirement reconfiguré comme physicalisme, prenant ainsi comme critère de réalité l’état des connaissances données en physique, comment peut-il continuer dans son monisme d’une substance « solide », quand la théorie quantique a abandonné ce « socle » ontologique ?)." (pp.5-6)
"Hobbes réduit les phénomènes de l’univers matériel au mouvement (c’est un « motionnalisme »). L’esprit, par exemple, « ne sera rien d’autre qu’un mouvement en certaines parties du corps organique » (Hobbes, 4e objection aux Méditations, dans Descartes, Œuvres, AT IX, p. 138 ; texte latin : AT VII, p. 178)."
"Lucrèce et surtout Spinoza ont insisté, avant la période des Lumières, sur l’unité causale de l’univers matériel. Mais, peut-être grâce aux progrès scientifiques du siècle précédent, les matérialistes du XVIIIe siècle ont une vision beaucoup plus nette de la clôture causale de ce même univers." (p.
-Charles T. Wolfe, Lire le matérialisme, Lyon, ENS Éditions, 2020, 292 pages: https://books.openedition.org/enseditions/15838
« L’ennemi le plus redoutable de la société, aujourd’hui, n’est-ce pas l’École matérialiste, dont les doctrines, situées d’abord au sommet de la science, descendent ensuite dans les classes inférieures et faussent les idées avec une rapidité fulgurante ? »
-Docteur Desgrange, conférence à la Société de médecine de Lyon, 1873.