"On se souvient de cette apostrophe prémonitoire de Pierre Mauroy, dans son fief socialiste du Nord, quinze jours avant la fin de la campagne du premier tour des élections présidentielles de 2002, rappelant à Lionel Jospin qu’il pouvait employer le mot de « travailleur » dans sa campagne. Cet « oubli » du candidat, qui est aussi celui de son « atelier de campagne », était significatif : le « cœur de cible » du PS, comme disent les spécialistes du marketing, était bel et bien les classes moyennes, celles pour lesquelles avaient été faites les principales réformes de la seconde partie de la législature Jospin, notamment la baisse d’impôts inspirée par Laurent Fabius. À ce titre, il entérinait la disparition des ouvriers dans la tête des hiérarques du PS, qui ont sans doute pensé qu’en dépit de tout, la baisse du chômage, les 35 heures, les emplois jeunes, la prime à l’emploi, etc. leur feraient regagner naturellement « leur camp » et retourner « au bercail », comme si le retour de la croissance et la baisse du chômage devaient se traduire mécaniquement par la fin du désamour entre la gauche et les classes populaires."
"La représentation héroïque et messianique du monde ouvrier (l’image de Sartre haranguant le prolétariat de Billancourt, le temps où l’on disait « Le Parti », « La classe » pour désigner les ouvriers) s’est comme dissoute en l’espace de dix ans (1975-85) qui ont vu se succéder la (re)découverte du Goulag, l’irruption des nouveaux philosophes (qui continuent de sévir dans le champ intellectuel), la rupture de l’union de la gauche, le brutal tournant libéral de 1983. À partir de là, les ouvriers sont apparus progressivement « hors-jeu », simples témoins d’un passé appelé à disparaître.
Cette période de « modernisation conservatrice » qui commence au milieu des années 1980 (qu’on se souvienne de l’émission télévisée Vive la crise en 1984) a fortement contribué au processus d’invisibilisation dans la société française du groupe ouvrier, privé de ses points d’appui dans l’espace public et de ses relais chez les intellectuels. Une méconnaissance profonde des conditions d’existence des classes populaires, voir un réel désintérêt se sont alors développés."
"Cette alliance particulière entre la classe ouvrière et les intellectuels, propre à la France (depuis Jaurès), s’est défaite au cours des vingt dernières années."
"Le choc du premier tour de l’élection présidentielle de 2002 invite à la réflexion et à faire retour sur les vingt années précédentes qui ont préparé le terrain à cette déroute et à cette humiliation collective du « peuple de gauche ». En fait, au cours de cette période, l’écrasement progressif des classes populaires n’a été troublé que par quelques moments de colère : les sidérurgistes de Longwy de 1979 et 1984, les ouvriers de Peugeot de 1989, les cheminots de 1995. Alors qu’à la fin des années 1960 la révolution apparaissait comme un spectre menaçant, trente ans plus tard, le tableau social s’est inversé : la constitution d’une armée de réserve d’intérimaires et de CDD, l’instauration d’une précarité institutionnelle, l’atonie des syndicats ouvriers, le démantèlement progressif de l’État social, la défaite ouvrière et la fragmentation des classes populaires en même temps que la cohésion renforcée et l’enrichissement d’une classe dirigeante de plus en plus sûre d’elle-même."
-Stéphane Beaud & Michel Pialoux, "Pourquoi la gauche a-t-elle perdu les classes populaires ?", 2002, repris in Savoir/Agir, 2015/4 (N° 34), p. 63-70. DOI : 10.3917/sava.034.0063. URL : https://www.cairn.info/revue-savoir-agir-2015-4-page-63.htm
"La représentation héroïque et messianique du monde ouvrier (l’image de Sartre haranguant le prolétariat de Billancourt, le temps où l’on disait « Le Parti », « La classe » pour désigner les ouvriers) s’est comme dissoute en l’espace de dix ans (1975-85) qui ont vu se succéder la (re)découverte du Goulag, l’irruption des nouveaux philosophes (qui continuent de sévir dans le champ intellectuel), la rupture de l’union de la gauche, le brutal tournant libéral de 1983. À partir de là, les ouvriers sont apparus progressivement « hors-jeu », simples témoins d’un passé appelé à disparaître.
Cette période de « modernisation conservatrice » qui commence au milieu des années 1980 (qu’on se souvienne de l’émission télévisée Vive la crise en 1984) a fortement contribué au processus d’invisibilisation dans la société française du groupe ouvrier, privé de ses points d’appui dans l’espace public et de ses relais chez les intellectuels. Une méconnaissance profonde des conditions d’existence des classes populaires, voir un réel désintérêt se sont alors développés."
"Cette alliance particulière entre la classe ouvrière et les intellectuels, propre à la France (depuis Jaurès), s’est défaite au cours des vingt dernières années."
"Le choc du premier tour de l’élection présidentielle de 2002 invite à la réflexion et à faire retour sur les vingt années précédentes qui ont préparé le terrain à cette déroute et à cette humiliation collective du « peuple de gauche ». En fait, au cours de cette période, l’écrasement progressif des classes populaires n’a été troublé que par quelques moments de colère : les sidérurgistes de Longwy de 1979 et 1984, les ouvriers de Peugeot de 1989, les cheminots de 1995. Alors qu’à la fin des années 1960 la révolution apparaissait comme un spectre menaçant, trente ans plus tard, le tableau social s’est inversé : la constitution d’une armée de réserve d’intérimaires et de CDD, l’instauration d’une précarité institutionnelle, l’atonie des syndicats ouvriers, le démantèlement progressif de l’État social, la défaite ouvrière et la fragmentation des classes populaires en même temps que la cohésion renforcée et l’enrichissement d’une classe dirigeante de plus en plus sûre d’elle-même."
-Stéphane Beaud & Michel Pialoux, "Pourquoi la gauche a-t-elle perdu les classes populaires ?", 2002, repris in Savoir/Agir, 2015/4 (N° 34), p. 63-70. DOI : 10.3917/sava.034.0063. URL : https://www.cairn.info/revue-savoir-agir-2015-4-page-63.htm