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    Stéphane Beaud & Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Stéphane Beaud & Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière Empty Stéphane Beaud & Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 6 Jan - 20:35


    "Dans les principaux quartiers d'habitat HLM de la région, la plupart des conflits entre "Français" et "immigrés" se nouent autour du mode d'éducation des enfants et des adolescents. Tout d'abord, l'accusation la plus fréquente tourne autour du nombre d'enfants qu'ont les immigrés: ils en font "trop", n'ont pas appris à "se limiter". Ils compromettent ainsi l'avenir de leurs enfants en refusant de concentrer l'investissement éducatif sur une descendance restreinte. L'accusation d'imprévoyance se nourrit aussi du soupçon, croissant au fur et à mesure que la crise de l'emploi s'intensifie, d'un détournement des fonds publics au détriment des "Français". Ce sont ces pratiques de fécondité qui heurtent le plus la sensibilité d'ouvriers français pour la plupart convertis au malthusianisme. Les anecdotes ne manquent pas où des enquêtés nous citent, avec effarement, le cas de ces familles maghrébines dans lesquelles l'écart d'âge entre conjoints est grand (le mari a 50 ou 60 ans, la femme, moins de 30) et où l'agrandissement de la taille de la famille apparaît sans limites. Lors d'un des derniers séjours sur le terrain (juillet 1997), on nous cite le cas d'un Marocain d'environ 55 ans comme de l' "irresponsabilité" de certains immigrés: il est déjà père d'une famille nombreuse, est atteint d'un cancer incurable, il vient de faire un nouvel enfant à sa femme: "Y a quand même un moment où il faut arrêter !" nous confie, ulcéré, l'ouvrier (français) rencontré.
    En second lieu, les familles nombreuses, par la liberté accordée aux enfants, l'absence d'une stricte "surveillance", par le flou des horaires, incarnent le mode ancien d'éducation populaire avec lequel une fraction croissante des familles populaires françaises a voulu rompre pour maximiser les chances de promotion de leur descendance. Les enfants d'immigrés sont accusés pêle-mêle de "traîner" tard la nuit, de faire du bruit, de parler "mal" aux adultes, d'être "mal nourris", "mal habillés" et ainsi "de faire pauvre". Une grande part du commérage se fait autour de l' "argent": ce qui importe, c'est moins le niveau de revenus des "immigrés" -la faiblesse des salaires des pères est compensée par les prestations sociales (les "allocs" qui sont au coeur des conversations et de la rivalité Français/ "immigrés")- que le mode de répartition des dépenses et les priorités budgétaires qu'il exprime. Les parents immigrés qui restent le plus attachés au pays d'origine (notamment les Marocains et les Turcs) ont des comportements d'épargne forcée pour financer les retours fréquents et coûteux au pays, ce qui les amène à comprimer systématiquement les dépenses affectées aux enfants. Les dépenses d'éducation sont traitées comme des coûts variables qui fluctuent selon les priorités du moment, tandis que les dépenses liées au pays d'origine et à l'entretien de la sociabilité dans la famille élargie -perçues comme accessoires par les non-immigrés- constituent, elles, des coûts fixes. Ce comportement de consommation est l'inverse de celui des ouvriers de la région français et étrangers, qui mettent au premier plan les dépenses "pour" les enfants.
    Les discussions autour des "immigrés" évoquent de manière récurrente le mode d'affection de l'argent public: une partie de "leur" argent est "notre" argent, fruit de la redistribution. C'est l'argument que les familles françaises se donnent pour justifier un "droit" de regard et un droit de commentaire sur les choix budgétaires de ces familles immigrées. Ces choix sont finement repérés et disséqués par les "voisins" qui, habitant la même cage d'escalier ou le même "bloc", connaissent dans le détail les composantes principales de leur mode de vie. Ainsi, les dépenses jugées inutiles ou ostentatoire des immigrés, selon la norme de consommation "française" -celle des familles ouvrières sert de norme locale de référence-, sont toujours vivement dénoncées comme expression de pratiques archaïques ("Ils ne sont plus chez eux, depuis le temps qu'ils sont ici, ils pourraient faire un effort"). [...] Comme on l'entend souvent dire: "Pendant ce temps-là, les gosses se serrent la ceinture", "Vous verrez jamais des enfants d'immigrés avec des vélos, tout est consacré à l'achat de la voiture pour le retour", etc. Ces arbitrages budgétaires font système: toujours selon les mêmes dires, les dépenses des "immigrés" ont lieu systématiquement au détriment des enfants et en faveur du pays d'origine, et, si l'on suit la logique du raisonnement implicite d'ouvriers locaux, en défaveur du pays d'accueil, si ce n'est "contre" lui. En ce sens, ils ne cessent d'alimenter la chronique des "commérages" du quartier. La "jalousie" est au cœur de ce processus. Au centre des petits actes d'accusation instruits contre ce type d'immigrés par leurs "voisins", on trouve l'idée qu'ils sacrifient le bien-être et l'avenir de leurs enfants pour leur propre vanité d'immigrés qui font mine d'avoir réussi lorsqu'ils rentrent au pays. Ce faisant, ils ne se conduisent pas comme de "bons parents" soucieux de leur progéniture. [...]
    La présence des familles immigrées et de leurs enfants dans les cités -leur poids dans les écoles primaires et les collèges de ZEP, la forte visibilité des enfants dans l'espace public (aux alentours des blocs, dans les cafés, au marché et dans les grandes surfaces, sur les places, etc.) -évoque l'ancien mode d'éducation populaire et vient rappeler aux familles françaises (qui ont cherché à se détacher de cet ancien mode d'éducation) ce avec quoi elles ont rompu pour assurer la promotion scolaire et professionnelle de leurs enfants. L' "investissement" scolaire suppose, outre un certain nombre de conditions matérielles de travail (par exemple du calme et de l'espace pour travailler), la clôture du groupe familial sur lui-même et la coupure par rapport à l'extérieur. Ce sont autant de conditions favorables à la construction d'un intérêt familial autour de la réussite scolaire des enfants. Dans les familles immigrées venues plus récemment en France et commençant plus tardivement leur cycle d'assimilation (les familles sont nombreuses, la répartition des rôles dans le couple reste traditionnelle), le mode d'éducation se caractérise par une forte différenciation des statuts entre filles et garçons et par une plus grande liberté accordée à ces derniers.
    Ce mode d'éducation fait ressortir, par contraste, le rigorisme dont font preuve aujourd'hui certaines familles populaires (aussi bien françaises qu'étrangères). L'observation régulière que ces dernières font des pratiques éducatives des familles nombreuses du quartier et le repérage de ce qui est devenu à leurs yeux de "mauvaises manières" leur font mieux mesurer le coût social et psychologique de cet effort pour adopter un nouveau modèle éducatif: effectuer une surveillance constante, lutter contre la facilité et le laisser-aller, apprendre à faire respecter des interdits qu'eux-mêmes n'ont jamais connus, sans certitude aucune que cette nouvelle attitude éducative produise des avantages directement perceptibles. La négligence éducative des "autres" risque toujours, par ricochet (leurs enfants pouvant "se laisser entraîner"), d'annuler la somme des efforts et des privations qu'ils se sont imposés pour éviter de reproduire les schèmes éducatifs transmis par leurs propres parents. Parce qu'il s'agit de phénomènes profondément intériorisés -ce qu'on appelle l'ethos de classe-, les prises de position relatives à l'éducation des enfants prennent toujours un caractère éminemment réactif. Comment accepter que cette discipline que l'on cherche à s'imposer à soi-même et à ses enfants soit remise en cause par le "laxisme" des autres ?
    " (p.372-377)
    -Stéphane Beaud & Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, La Découverte/Paris, 2012 (1999 pour la première édition), 492 pages.




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