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    Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement Empty Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 19 Oct - 13:17

    " [Introduction]
    Toutes les pratiques culturelles (fréquentation des musées, des concerts, des expositions, lecture, etc.) et les préférences en matière de littérature, de peinture ou de musique, sont étroitement liées au niveau d’instruction (mesuré au titre scolaire ou au nombre d’années d’études), et secondairement à l’origine sociale1. Le poids relatif de l’éducation familiale et de l’éducation proprement scolaire (dont l’efficacité et la durée dépendent étroitement de l’origine sociale) varie selon le degré auquel les différentes pratiques culturelles sont reconnues et enseignées par le système scolaire, et l’influence de l’origine sociale n’est jamais aussi forte, toutes choses étant égales par ailleurs, qu’en matière de « culture libre » ou de culture d’avant-garde. À la hiérarchie socialement reconnue des arts et, à l’intérieur de chacun d’eux, des genres, des écoles ou des époques, correspond la hiérarchie sociale des consommateurs. Ce qui prédispose les goûts à fonctionner comme des marqueurs privilégiés de la « classe ». Les manières d’acquérir se survivent dans la manière d’utiliser les acquis : l’attention accordée aux manières s’explique si l’on voit que c’est à ces impondérables de la pratique que se reconnaissent les différents modes d’acquisition, hiérarchisés, de la culture, précoce ou tardif, familial ou scolaire, et les classes d’individus qu’elles caractérisent (comme les « pédants » et les « mondains »). La noblesse culturelle a aussi ses titres, que décerne l’école, et ses quartiers, que mesure l’ancienneté de l’accès à la noblesse."

    "L’œuvre d’art ne prend un sens et ne revêt un intérêt que pour celui qui est pourvu du code selon lequel elle est codée. La mise en œuvre consciente ou inconsciente du système de schèmes de perception et d’appréciation plus ou moins explicites qui constitue la culture picturale ou musicale est la condition cachée de cette forme élémentaire de connaissance qu’est la reconnaissance des styles. Le spectateur dépourvu du code spécifique se sent submergé, « noyé », devant ce qui lui apparaît comme un chaos de sons et de rythmes, de couleurs et de lignes sans rime ni raison. Faute d’avoir appris à adopter la disposition adéquate, il s’en tient à ce que Panofsky appelle les « propriétés sensibles », saisissant une peau comme veloutée ou une dentelle comme vaporeuse, ou aux résonances affectives suscitées par ces propriétés, parlant de couleurs ou de mélodies sévères ou joyeuses. On ne peut en effet passer de la « couche primaire du sens que nous pouvons pénétrer sur la base de notre expérience existentielle » à la « couche des sens secondaires », c’est-à-dire à la « région du sens du signifié », que si l’on possède les concepts qui, dépassant les propriétés sensibles, saisissent les caractéristiques proprement stylistiques de l’œuvre2. C’est dire que la rencontre avec l’œuvre d’art n’a rien du coup de foudre que l’on veut y voir d’ordinaire et que l’acte de fusion affective, d’Einfühlung, qui fait le plaisir d’amour de l’art, suppose un acte de connaissance, une opération de déchiffrement, de décodage, qui implique la mise en œuvre d’un patrimoine cognitif, d’une compétence culturelle. Cette théorie typiquement intellectualiste de la perception artistique contredit très directement l’expérience des amateurs les plus conformes à la définition légitime : l’acquisition de la culture légitime par la familiarisation insensible au sein de la famille tend en effet à favoriser une expérience enchantée de la culture qui implique l’oubli de l’acquisition et l’ignorance des instruments de l’appropriation."

    "Le regard « pur » est une invention historique qui est corrélative de l’apparition d’un champ de production artistique autonome, c’est-à-dire capable d’imposer ses propres normes tant dans la production que dans la consommation de ses produits4. Un art qui, comme toute la peinture post-impressionniste par exemple, est le produit d’une intention artistique affirmant le primat du mode de représentation sur l’objet de la représentation, exige catégoriquement une attention exclusive à la forme que l’art antérieur n’exigeait que conditionnellement.

    L’intention pure de l’artiste est celle d’un producteur qui se veut autonome, c’est-à-dire entièrement maître de son produit, qui tend à récuser non seulement les « programmes » imposés a priori par les clercs et les lettrés mais aussi, avec la vieille hiérarchie du faire et du dire, les interprétations surimposées a posteriori sur son œuvre : la production d’une « œuvre ouverte », intrinsèquement et délibérément polysémique, peut être ainsi comprise comme le dernier stade de la conquête de l’autonomie artistique par les poètes et, sans doute à leur image, par les peintres, longtemps tributaires des écrivains et de leur travail de « faire-voir » et de « faire-valoir ». Affirmer l’autonomie de la production, c’est conférer la primauté à ce dont l’artiste est maître, c’est-à-dire la forme, la manière, le style, par rapport au « sujet », référent extérieur, par où s’introduit la subordination à des fonctions – s’agirait-il de la plus élémentaire, celle de représenter, de signifier, de dire quelque chose. C’est du même coup refuser de reconnaître aucune autre nécessité que celle qui se trouve inscrite dans la tradition propre de la discipline artistique considérée ; c’est passer d’un art qui imite la nature, à un art qui imite l’art, trouvant dans son histoire propre le principe exclusif de ses recherches et de ses ruptures mêmes avec la tradition.

    Un art qui enferme toujours davantage la référence à sa propre histoire appelle un regard historique ; il demande à être référé non à ce référent extérieur qu’est la « réalité » représentée ou désignée mais à l’univers des œuvres d’art du passé et du présent. Comme la production artistique en tant qu’elle s’engendre dans un champ, la perception esthétique, en tant qu’elle est différentielle, relationnelle, attentive aux écarts qui font les styles, est nécessairement historique : comme le peintre dit « naïf » qui, étant extérieur au champ et à ses traditions spécifiques, reste extérieur à l’histoire propre de l’art considéré, le spectateur « naïf » ne peut accéder à une perception spécifique d’œuvres d’art qui n’ont de sens que par référence à l’histoire spécifique d’une tradition artistique. La disposition esthétique qu’appellent les productions d’un champ de production parvenu à un haut degré d’autonomie est indissociable d’une compétence culturelle spécifique : cette culture historique fonctionne comme un principe de pertinence qui permet de repérer, parmi les éléments proposés au regard, tous les traits distinctifs et ceux-là seulement, en les référant, plus ou moins consciemment, à l’univers des possibilités substituables."

    "Le regard pur implique une rupture avec l’attitude ordinaire à l’égard du monde qui, étant donné les conditions de son accomplissement, est une rupture sociale. On peut croire Ortega y Gasset, lorsqu’il attribue à l’art moderne un refus systématique de tout ce qui est « humain », c’est-à-dire générique, commun – par opposition à distinctif, ou distingué –, à savoir les passions, les émotions, les sentiments que les hommes « ordinaires » engagent dans leur existence « ordinaire ». Tout se passe en effet comme si l’« esthétique populaire » (les guillemets étant là pour signifier qu’il s’agit d’une esthétique en soi et non pour soi) était fondée sur l’affirmation de la continuité de l’art et de la vie, qui implique la subordination de la forme à la fonction. Cela se voit bien dans le cas du roman et surtout du théâtre où le public populaire refuse toute espèce de recherche formelle et tous les effets qui, en introduisant une distance par rapport aux conventions admises (en matière de décor, d’intrigue, etc.), tendent à mettre le spectateur à distance, l’empêchant d’entrer dans le jeu et de s’identifier complètement aux personnages (je pense à la distanciation brechtienne ou à la désarticulation de l’intrigue romanesque opérée par le Nouveau Roman). À l’opposé du détachement, du désintéressement, que la théorie esthétique tient pour la seule manière de reconnaître l’œuvre d’art pour ce qu’elle est, c’est-à-dire autonome, selbständig, l’« esthétique » populaire ignore ou refuse le refus de l’adhésion « facile » et des abandons « vulgaires » qui est, au moins indirectement, au principe du goût pour les recherches formelles et, comme le disent les jugements populaires sur la peinture ou la photographie, elle se présente comme l’exact opposé de l’esthétique kantienne : pour appréhender ce qui fait la spécificité du jugement esthétique, Kant s’ingéniait à distinguer ce qui plaît de ce qui fait plaisir et, plus généralement, à discerner le désintéressement, seul garant de la qualité proprement esthétique de la contemplation, de l’intérêt de la raison qui définit le Bon ; à l’inverse, les sujets des classes populaires qui attendent de toute image qu’elle remplisse explicitement une fonction, fût-ce celle de signe, manifestent dans leurs jugements la référence, souvent explicite, aux normes de la morale ou de l’agrément. Qu’ils blâment ou qu’ils louent, leur appréciation se réfère à un système de normes dont le principe est toujours éthique.

    En appliquant aux œuvres légitimes les schèmes de l’ethos, qui valent pour les circonstances ordinaires de la vie, et en opérant ainsi une réduction systématique des choses de l’art ou choses de la vie, le goût populaire et le sérieux (ou la naïveté) même qu’il investit dans les fictions et les représentations indiquent a contrario que le goût pur opère une mise en suspens de l’adhésion « naïve » qui est une dimension d’un rapport quasi ludique avec les nécessités du monde. On pourrait dire que les intellectuels croient à la représentation – littérature, théâtre, peinture – plus qu’aux choses représentées, tandis que le « peuple » demande avant tout aux représentations et aux conventions qui les régissent de lui permettre de croire « naïvement » aux choses représentées. L’esthétique pure s’enracine dans une éthique ou, mieux, un ethos de la distance élective aux nécessités du monde naturel et social qui peut prendre la forme d’un agnosticisme moral (visible lorsque la transgression éthique devient un parti artistique) ou d’un esthétisme qui, en constituant la disposition esthétique en principe d’application universelle, pousse jusqu’à sa limite la dénégation bourgeoise du monde social. On comprend que le détachement du regard pur ne peut être dissocié d’une disposition générale à l’égard du monde qui est le produit paradoxal du conditionnement exercé par des nécessités économiques négatives – ce que l’on appelle les facilités – et propre de ce fait à favoriser la distance active à la nécessité.

    S’il est trop évident que l’art offre à la disposition esthétique son terrain par excellence, il reste qu’il n’est pas de domaine de la pratique où ne puisse s’affirmer l’intention de soumettre au raffinement et à la sublimation les besoins et les pulsions primaires, pas de domaine où la stylisation de la vie, c’est-à-dire le primat conféré à la forme sur la fonction, à la manière sur la matière, ne produise les mêmes effets. Et rien n’est plus classant, plus distinctif, plus distingué, que la capacité de constituer esthétiquement des objets quelconques ou même « vulgaires » (parce qu’appropriés, surtout à des fins esthétiques, par le « vulgaire ») ou l’aptitude à engager les principes d’une esthétique « pure » dans les choix les plus ordinaires de l’existence ordinaire, en matière de cuisine, de vêtement ou de décoration par exemple, par une inversion complète de la disposition populaire qui annexe l’esthétique à l’éthique.

    En fait, par l’intermédiaire des conditions économiques et sociales qu’elles supposent, les différentes manières, plus ou moins détachées ou distantes, d’entrer en relation avec les réalités et les fictions, de croire aux fictions ou au réalités qu’elles simulent, sont très étroitement liées aux différentes positions possibles dans l’espace social et par là, étroitement insérées dans les systèmes de dispositions (habitus) caractéristiques des différentes classes et fractions de classe. Le goût classe, et classe celui qui classe : les sujets sociaux se distinguent par les distinctions qu’ils opèrent, entre le beau et le laid, le distingué et le vulgaire, et où s’exprime ou se traduit leur position dans les classements objectifs. Et de ce fait, l’analyse statistique montre par exemple que des oppositions de même structure que celles qui s’observent en matière de consommations culturelles se retrouvent aussi en matière de consommations alimentaires : l’antithèse entre la quantité et la qualité, la grande bouffe et les petits plats, la substance et la forme ou les formes, recouvre l’opposition, liée à des distances inégales à la nécessité, entre le goût de nécessité, qui porte vers les nourritures à la fois les plus nourrissantes et les plus économiques, et le goût de liberté – ou de luxe – qui, par opposition au franc-manger populaire, porte à déplacer l’accent de la matière vers la manière (de présenter, de servir, de manger, etc.) par un parti de stylisation qui demande à la forme et aux formes d’opérer une dénégation de la fonction."

    "L’art et la consommation artistique sont prédisposés à remplir, qu’on le veuille ou non, qu’on le sache ou non, une fonction sociale de légitimation des différences sociales."

    " [Première partie: Critique sociale du jugement de goût]

    [1. Titres et quartiers de noblesse culturelle]

    L’essentiel, c’est-à-dire la structure des positions objectives qui est au principe, entre autres choses, de la vision que les occupants de chaque position peuvent avoir des occupants des autres positions."

    "En visant à déterminer comment la disposition cultivée et la compétence culturelle appréhendées au travers de la nature des biens consommés et de la manière de les consommer varient selon les catégories d’agents et selon les terrains auxquels elles s’appliquent, depuis les domaines les plus légitimes comme la peinture ou la musique jusqu’aux plus libres comme le vêtement, le mobilier ou la cuisine et, à l’intérieur des domaines légitimes, selon les « marchés », « scolaire » ou « extra-scolaire », sur lesquels elles sont offertes, on établit deux faits fondamentaux : d’une part la relation très étroite qui unit les pratiques culturelles (ou les opinions afférentes) au capital scolaire (mesuré aux diplômes obtenus) et, secondairement, à l’origine sociale (saisie au travers de la profession du père) et d’autre part le fait que, à capital scolaire équivalent, le poids de l’origine sociale dans le système explicatif des pratiques ou des préférences s’accroît quand on s’éloigne des domaines les plus légitimes.

    [...] 67 % des titulaires d’un CEP ou d’un CAP ne peuvent identifier plus de deux compositeurs (parmi seize œuvres), contre 45 % des titulaires du BEPC, 19 % des bacheliers, 17 % de ceux qui sont passés par une petite école ou ont commencé des études supérieures et enfin 7 % seulement des détenteurs d’un diplôme égal ou supérieur à la licence. Alors qu’aucun des ouvriers ou des employés interrogés n’est capable d’identifier douze au moins des compositeurs des seize œuvres proposées, 52 % des producteurs artistiques et des professeurs (et 78 % pour les seuls professeurs d’enseignement supérieur) atteignent ce score.

    Le taux de non-réponses à la question sur les peintres ou sur les œuvres de musique préférés dépend aussi étroitement du niveau d’instruction, opposant fortement à la classe dominante les classes populaires, les artisans et les petits commerçants. (Toutefois, comme dans ce cas le fait de répondre ou non dépend sans doute autant des dispositions que de la pure compétence, la prétention culturelle caractéristique de la petite bourgeoisie nouvelle – cadres moyens du commerce, membres des services médico-sociaux, secrétaires, intermédiaires culturels – trouve une occasion de s’exprimer). De même, l’écoute des chaînes de radio les plus « savantes », France-Musique et France-Culture, et des émissions musicales ou culturelles, la possession d’un électrophone, l’audition de disques (sans précision de genre, ce qui minimise les écarts), la fréquentation des musées et le niveau de compétence en peinture, autant de traits qui sont tous fortement corrélés entre eux, obéissent à la même logique et, étroitement liés au capital scolaire, hiérarchisent brutalement les différentes classes et fractions de classe (l’écoute des variétés variant en sens inverse). [...]

    Plus on va vers les domaines les plus légitimes, comme la musique et la peinture, et, à l’intérieur de ces univers, hiérarchisés selon leur degré modal de légitimité, vers certains genres ou certaines œuvres, plus les différences de capital scolaire sont associées à des différences importantes tant dans les connaissances que dans les préférences : les différences entre la musique classique et la chanson se doublent de différences qui, produites selon les mêmes principes, séparent à l’intérieur de chacune d’elles, des genres, comme l’opéra et l’opérette, le quatuor et la symphonie, des époques, comme la musique contemporaine et la musique ancienne, des auteurs et enfin des œuvres ; ainsi parmi les œuvres musicales, Le Clavecin bien tempéré et le Concerto pour la main gauche (dont on verra qu’ils se distinguent par les modes d’acquisition et de consommation qu’ils supposent) s’opposent aux valses de Strauss et à la Danse du sabre, musiques dévaluées soit par leur appartenance à un genre inférieur (« la musique légère »), soit du fait de leur divulgation (la dialectique de la distinction et de la prétention renvoyant à l’« art moyen » dévalué les œuvres d’art légitimes qui se « vulgarisent ») comme, en matière de chanson, Brassens ou Ferré s’opposent à Guétary et à Petula Clark, ces différences correspondant, dans les deux cas, à des différences de capital scolaire."

    "On peut ainsi distinguer, en s’en tenant aux oppositions majeures, trois univers de goûts qui correspondent en gros à des niveaux scolaires et à des classes sociales : le goût légitime, c’est-à-dire le goût des œuvres légitimes, qui sont représentées ici par Le Clavecin bien tempéré (histogramme no 1), L’Art de la Fugue, le Concerto pour la main gauche, ou, en peinture, Bruegel ou Goya, et auxquelles les esthètes les plus assurés peuvent associer les plus légitimes parmi les œuvres des arts en voie de légitimation, cinéma, jazz ou même chanson (comme ici, Léo Ferré, Jacques Douai), croît avec le niveau scolaire pour atteindre sa fréquence la plus haute dans les fractions de la classe dominante les plus riches en capital scolaire ; le goût « moyen » qui réunit les œuvres mineures des arts majeurs, telles ici la Rhapsody in blue (histogramme no 2), la Rhapsodie hongroise, ou encore, en peinture, Utrillo, Buffet ou même Renoir, et les œuvres majeures des arts mineurs, comme en matière de chanson, Jacques Brel et Gilbert Bécaud, est plus fréquent dans les classes moyennes que dans les classes populaires ou que dans les fractions « intellectuelles » de la classe dominante ; et enfin, le goût « populaire » représenté ici par le choix d’œuvres de musique dite « légère » ou de musique savante dévalorisée par la divulgation comme Le Beau Danube bleu (histogramme no 3), La Traviata, L’Arlésienne et surtout de chansons totalement dépourvues d’ambition ou de prétention artistiques comme celles de Mariano, Guétary ou Petula Clark, trouve sa fréquence maximum dans les classes populaires et varie en raison inverse du capital scolaire (ce qui explique qu’il soit un peu plus fréquent chez les patrons de l’industrie ou du commerce ou même chez les cadres supérieurs que chez les instituteurs et les intermédiaires culturels."

    "Être « insensible à la musique » représente sans doute, pour un monde bourgeois qui pense son rapport avec le peuple sur le mode des rapports entre l’âme et le corps, comme une forme spécialement inavouable de grossièreté matérialiste. Mais ce n’est pas tout. La musique est l’art « pur » par excellence : elle ne dit rien et n’a rien à dire ; n’ayant jamais vraiment de fonction expressive, elle s’oppose au théâtre qui, même dans ses formes les plus épurées, reste porteur d’un message social et qui ne peut « passer » que sur la base d’un accord immédiat et profond avec les valeurs et les attentes du public. Le théâtre divise et se divise : l’opposition entre le théâtre rive droite et le théâtre rive gauche, entre le théâtre bourgeois et le théâtre d’avant-garde, est inséparablement esthétique et politique. Rien de tel en musique (si on laisse de côté quelques rares exceptions récentes) : la musique représente la forme la plus radicale, la plus absolue de la dénégation du monde et spécialement du monde social que l’ethos bourgeois porte à attendre de toutes les formes d’art."

    "L’on voit aussi tout ce qu’exigerait une interprétation adéquate de la prédilection bourgeoise pour « les impressionnistes » que leur adhésion à la fois lyrique et naturaliste à la nature naturelle ou humaine oppose aussi bien à une représentation réaliste ou critique du monde social (c’est là sans doute une des dimensions de l’opposition entre Renoir et Goya, sans parler de Courbet ou de Daumier) qu’à toutes les formes d’abstraction. De même, pour comprendre la distribution de la pratique des différents sports entre les classes, il faudrait prendre en compte la représentation que, en fonction des schèmes de perception et d’appréciation qui leur sont propres, les différentes classes se font des coûts (économique, culturel et « physique ») et des profits attachés aux différents sports, profits « physiques » immédiats ou différés (santé, beauté, force – visible, avec le culturisme, ou invisible, avec l’hygiénisme, etc.), profits économiques et sociaux (promotion sociale, etc.), profits symboliques, immédiats ou différés, liés à la valeur distributionnelle ou positionnelle de chacun des sports considérés (i.e. tout ce qui advient à chacun d’eux par le fait qu’il est plus ou moins rare et plus ou moins clairement associé à une classe, la boxe, le football, le rugby ou le culturisme évoquant les classes populaires, le tennis et le ski la bourgeoisie et le golf la grande bourgeoisie), profits de distinction procurés par les effets exercés sur le corps lui-même (e.g. minceur, hâle, musculature plus ou moins apparente, etc.) ou par l’accès à des groupes hautement sélectifs qu’ouvrent certains d’entre eux (golf, polo, etc.)."

    "Le seul « riz » cache le « riz au lait » ou le « riz au gras », plutôt populaires, le « riz au curry », plutôt « bourgeois » ou, plus précisément, « intellectuel », sans parler du « riz complet » qui évoque à lui seul tout un style de vie ? S’il n’est évidemment pas de produit « naturel » ou fabriqué qui s’accommode également de tous les usages sociaux possibles, il reste qu’il en est sans doute très peu qui soient parfaitement « univoques » et qu’il est très rare que l’on puisse en quelque sorte déduire l’usage social de la chose elle-même : si l’on excepte des produits spécialement fabriqués en vue d’un usage déterminé (comme le pain dit de régime) ou étroitement liés à une classe, soit par la tradition (comme le thé) soit par le prix (comme le caviar), la plupart des produits ne reçoivent leur valeur sociale que dans l’usage social qui en est fait ; si bien qu’on ne peut, en ces matières, retrouver les variations selon la classe qu’à condition de les introduire d’emblée, en remplaçant les mots ou les choses dont l’univocité apparente n’oppose aucune difficulté aux classements abstraits de l’inconscient scolaire, par les usages sociaux dans lesquels ils trouvent leur détermination complète, les manières de photographier ou les manières de cuisiner, à la cocotte ou à la cocotte-minute, c’est-à-dire sans compter ni le temps ni l’argent ou en vitesse et à l’économie, ou les produits de ces opérations, photographies de famille ou photographies de danses folkloriques, bœuf bourguignon ou riz au curry."

    "Discipline (philosophie ou géographie, mathématiques ou géologie, pour se situer aux extrêmes)."

    "Mesurée au nombre de films vus parmi les vingt films proposés, la fréquentation du cinéma est plus faible chez les moins instruits que chez les plus instruits, mais aussi chez les provinciaux (à Lille) que chez les parisiens, parmi les bas revenus que parmi les hauts, chez les vieux que chez les jeunes. Et les mêmes relations s’observent dans les enquêtes du Centre d’études des supports de publicité : la part de ceux qui disent avoir été au moins une fois au cinéma lors de la semaine précédant l’enquête (indicateur de pratique plus sûr qu’une question mesurant les habitudes de fréquentation pendant l’année où la tendance à la surdéclaration est particulièrement forte) est un peu plus forte chez les hommes que chez les femmes (7,8 % contre 5,3 %), plus forte dans l’agglomération parisienne (10,9 %) que dans les villes de plus de 100 000 habitants (7,7 %) ou dans les communes rurales (3,6 %), plus forte chez les cadres supérieurs et les membres des professions libérales (11,1 %) que chez les cadres moyens (9,5 %), employés (9,7 %), ouvriers qualifiés et contremaîtres (7,3 %), ouvriers spécialisés (6,3 %), petits patrons (5,2 %) ou agriculteurs (2,6 %). [...]
    La connaissance des metteurs en scène est beaucoup plus étroitement liée au capital culturel possédé que la simple fréquentation du cinéma : seuls 5 % des sujets qui ont un diplôme élémentaire peuvent citer au moins le nom de quatre metteurs en scène (dans une liste de vingt films) contre 10 % de ceux qui ont le BEPC ou le baccalauréat et 22 % de ceux qui ont fait des études supérieures, alors que la part de ceux qui, au sein de chacune de ces catégories, ont vu au moins quatre des films proposés est respectivement de 22 %, 33 % et 40 %."

    "Au travers du titre scolaire, ce qui se désigne, ce sont certaines conditions d’existence, celles qui constituent la condition de l’acquisition du titre et aussi de la disposition esthétique, le plus rigoureusement exigé de tous les droits d’entrée qu’impose, toujours tacitement, l’univers de la culture légitime : anticipant sur la démonstration, on peut poser, en simplifiant, que c’est parce qu’ils sont liés soit à une origine bourgeoise soit au mode d’existence quasi bourgeois que suppose l’apprentissage scolaire prolongé soit, cas le plus fréquent, aux deux propriétés réunies, que les titres scolaires apparaissent comme une garantie de l’aptitude à adopter la disposition esthétique."

    "Toute analyse d’essence de la disposition esthétique, seule manière socialement tenue pour « convenable » d’aborder les objets socialement désignés comme œuvres d’art, c’est-à-dire comme exigeant et méritant à la fois d’être abordés selon une intention proprement esthétique, capable de les reconnaître et de les constituer en tant qu’œuvres d’art, est nécessairement vouée à l’échec : en effet, en refusant de prendre en compte la genèse collective et individuelle de ce produit de l’histoire qui doit être indéfiniment reproduit par l’éducation, elle s’interdit de lui restituer sa seule raison d’être, c’est-à-dire la raison historique qui fonde la nécessité arbitraire de l’institution. Si l’œuvre d’art est bien, comme l’observe Erwin Panofsky, ce qui demande à être perçu selon une intention esthétique (demands to be experienced esthetically) et si d’autre part tout objet, naturel aussi bien qu’artificiel, peut être perçu selon une intention esthétique, comment échapper à la conclusion que c’est l’intention esthétique qui « fait » l’œuvre d’art ou, en transposant une formule de Saussure, que c’est le point de vue esthétique qui crée l’objet esthétique ? Pour sortir du cercle, Panofsky doit conférer à l’œuvre d’art une « intention » au sens de la scolastique : une perception purement « pratique » contredit cette intention objective, de la même façon qu’une perception esthétique constituerait en quelque sorte une négation pratique de l’intention objective d’un signal, un feu rouge par exemple, qui demande une réponse « pratique », appuyer sur le frein. Ainsi, à l’intérieur de la classe des objets ouvrés, eux-mêmes définis par opposition aux objets naturels, la classe des objets d’art se définirait par le fait qu’elle demande à être perçue selon une intention proprement esthétique, c’est-à-dire dans sa forme plutôt que dans sa fonction. Mais comment rendre opératoire une telle définition ? Panofsky observe lui-même qu’il est à peu près impossible de déterminer scientifiquement à quel moment un objet ouvré devient une œuvre d’art, c’est-à-dire à quel moment la forme l’emporte sur la fonction : « Lorsque j’écris à un ami pour l’inviter à dîner, ma lettre est d’abord un instrument de communication ; mais, plus je porte attention à la forme de mon écriture, plus elle tend à devenir une œuvre de calligraphie ; plus je suis attentif à la forme de mon langage, plus elle tend à devenir une œuvre littéraire ou poétique »20. Est-ce à dire que la ligne de démarcation entre le monde des objets techniques et le monde des objets esthétiques dépend de « l’intention » du producteur de ces objets ? En fait, cette « intention » est elle-même le produit des normes et des conventions sociales qui concourent à définir la frontière toujours incertaine et historiquement changeante entre les simples objets techniques et les objets d’art : « Le goût classique, observe Panofsky, exigeait que les lettres privées, les discours officiels et les boucliers des héros fussent artistiques (...) tandis que le goût moderne exige que l’architecture et les cendriers soient fonctionnels »21. Mais l’appréhension et l’appréciation de l’œuvre dépendent aussi de l’intention du spectateur qui est elle-même fonction des normes conventionnelles régissant le rapport à l’œuvre d’art dans une certaine situation historique et sociale en même temps que de l’aptitude du spectateur à se conformer à ces normes, donc de sa formation artistique. Pour sortir de l’aporie, il suffit d’observer que l’idéal de la perception « pure » de l’œuvre d’art en tant qu’œuvre d’art est le produit de l’explicitation et de la systématisation des principes de la légitimité proprement artistique qui accompagnent la constitution d’un champ artistique relativement autonome. Le mode de perception esthétique dans la forme « pure » qu’il a prise aujourd’hui correspond à un état déterminé du mode de production artistique : un art qui, comme toute la peinture post-impressionniste par exemple, est le produit d’une intention artistique affirmant le primat absolu de la forme sur la fonction, du mode de représentation sur l’objet de la représentation, exige catégoriquement une disposition purement esthétique que l’art antérieur n’exigeait que conditionnellement ; l’ambition démiurgique de l’artiste, capable d’appliquer à un objet quelconque l’intention pure d’une recherche artistique qui est à elle-même sa fin, appelle l’infinie disponibilité de l’esthète capable d’appliquer l’intention proprement esthétique à n’importe quel objet, qu’il ait été ou non produit selon une intention artistique.

    Objectivation de cette exigence, le musée d’art est la disposition esthétique constituée en institution : rien en effet ne manifeste et ne réalise mieux l’autonomisation de l’activité artistique par rapport à des intérêts ou à des fonctions extra-esthétiques que la juxtaposition d’œuvres qui, originellement subordonnées à des fonctions tout à fait différentes, voire incompatibles, crucifix et fétiche, Pietà et nature morte, exigent tacitement l’attention à la forme plutôt qu’à la fonction, à la technique plutôt qu’au thème, et qui, construites selon des styles parfaitement exclusifs et pourtant également nécessaires, mettent pratiquement en question l’attente d’une représentation réaliste telle que la définissent les canons arbitraires d’une esthétique familière, conduisant ainsi naturellement du relativisme stylistique à la neutralisation de la fonction même de représentation. L’accès au statut d’œuvres d’art d’objets jusque là traités comme des curiosités de collectionneurs ou des documents historiques et ethnographiques a matérialisé la toute puissance du regard esthétique tout en rendant difficile d’ignorer que sous peine de n’être qu’une affirmation décisoire, et par là même suspecte, de ce pouvoir absolu, la contemplation artistique devait désormais comporter une composante érudite propre à nuire à l’illusion de l’illumination immédiate qui est un élément indispensable du plaisir pur.

    Le goût pur et le « goût barbare »
    En somme, il n’a sans doute jamais autant été demandé du spectateur, désormais sommé de re-produire l’opération originaire par laquelle l’artiste (avec la complicité du champ intellectuel tout entier) a produit ce nouveau fétiche. Mais il ne lui a sans doute jamais autant été donné en retour : l’exhibitionnisme naïf de la « consommation ostentatoire » qui recherche la distinction dans l’étalage primaire d’un luxe mal dominé, n’est rien auprès de la capacité unique du regard pur, pouvoir quasi créateur qui sépare du commun par une différence radicale, puisqu’inscrite en apparence dans les « personnes ». Et il suffit de lire Ortega y Gasset pour apercevoir tout le renfort que l’idéologie charismatique du don trouve dans cet art « impopulaire par essence, plus, antipopulaire » qu’est selon lui l’art moderne et dans le « curieux effet sociologique » qu’il produit en divisant le public en deux « castes »« antagonistes », « ceux qui le comprennent et ceux qui ne le comprennent pas ». « Ceci, dit Ortega, implique que les uns possèdent un organe de compréhension refusé, du même coup, aux autres ; que ce sont deux variétés distinctes de l’espèce humaine. L’art nouveau n’est pas pour tout le monde, comme l’art romantique, mais il est destiné à une minorité spécialement douée. » Et il impute à l’« humiliation » et à « l’obscur sentiment d’infériorité » qu’inspire cet « art de privilège, de noblesse de nerfs, d’aristocratie instinctive », l’irritation qu’il suscite dans la masse « indigne des sacrements artistiques » : « Pendant un siècle et demi, le “peuple”, la masse a prétendu être toute la société. La musique de Stravinsky ou le drame de Pirandello ont le pouvoir sociologique de l’obliger à s’apercevoir tel qu’il est, comme “simple peuple”, simple ingrédient parmi d’autres de la structure sociale, inerte matériau du processus historique, facteur secondaire du cosmos spirituel. D’autre côté, l’art jeune contribue aussi à ce que les “meilleurs” se connaissent et se reconnaissent dans la grisaille de la multitude et apprennent leur mission, qui est d’être peu nombreux et d’avoir à combattre contre la multitude »23. Et pour convaincre que l’imagination auto-légitimatrice des happy few n’a pas de limites, il faut encore citer ce texte récent de Suzanne Langer que l’on s’accorde pour considérer comme un des « world’s most influential philosophers » : « Autrefois les masses n’avaient pas accès à l’art ; la musique, la peinture, et même les livres, étaient des plaisirs réservés aux gens riches. On pouvait supposer que les pauvres, le “vulgaire” en auraient joui également, si la possibilité leur en avait été donnée. Mais aujourd’hui où chacun peut lire, visiter les musées, écouter de la grande musique, au moins à la radio, le jugement des masses sur ces choses est devenu une réalité, et, à travers lui, il est devenu évident que le grand art n’est pas un plaisir direct des sens (a direct sensuous pleasure). Sans quoi, il flatterait – comme les gâteaux ou les cocktails – aussi bien le goût sans éducation que le goût cultivé ».

    Il ne faudrait pas croire que la relation de distinction (qui peut impliquer ou non l’intention consciente de se distinguer du commun) soit une composante accessoire et auxiliaire de la disposition esthétique. Le regard pur implique une rupture avec l’attitude ordinaire à l’égard du monde qui est par là même une rupture sociale. On peut suivre Ortega y Gasset lorsqu’il attribue à l’art moderne, qui ne fait que pousser jusqu’à ses ultimes conséquences une intention inscrite dans l’art depuis la Renaissance, un refus systématique de tout ce qui est « humain », en entendant par là les passions, les émotions, les sentiments que les hommes ordinaires engagent dans leur existence ordinaire et du même coup tous les thèmes ou les objets capables de les susciter : « Les gens aiment un drame quand ils ont réussi à s’intéresser aux destins humains qui leur sont proposés » et auxquels « ils participent comme s’il s’agissait d’événements réels de la vie ». Rejeter l’« humain », c’est évidemment rejeter ce qui est générique, c’est-à-dire commun, « facile » et immédiatement accessible, et d’abord tout ce qui réduit l’animal esthétique à la pure et simple animalité, au plaisir sensible ou au désir sensuel ; c’est opposer à l’intérêt pour le contenu même de la représentation qui porte à dire belle la représentation de belles choses, et en particulier de celles qui parlent le plus immédiatement aux sens et à la sensibilité, l’indifférence et la distance qui interdisent de subordonner le jugement porté sur la représentation à la nature de l’objet représenté. On voit qu’il n’est pas si facile de décrire le regard « pur » sans décrire du même coup le regard naïf contre lequel il se définit, et réciproquement ; et qu’il n’est pas de description neutre, impartiale, « pure », de l’une ou l’autre de ces visions antagonistes (ce qui ne signifie pas qu’on doive souscrire à un relativisme esthétique, tant il est évident que l’« esthétique populaire » se définit par rapport aux esthétiques savantes et que la référence à l’art légitime et au jugement négatif qu’il porte sur le goût « populaire » ne cesse jamais de hanter l’expérience populaire de la beauté). Refus ou privation ? La tentation de prêter la cohérence d’une esthétique systématique aux prises de position objectivement esthétiques des classes populaires n’est pas moins dangereuse que l’inclination à se laisser imposer, sans même le savoir, la représentation strictement négative de la vision populaire qui est au fondement de toute esthétique savante."

    "Tout se passe comme si l’« esthétique populaire » était fondée sur l’affirmation de la continuité de l’art et de la vie, qui implique la subordination de la forme à la fonction, ou, si l’on veut, sur le refus du refus qui est au principe même de l’esthétique savante, c’est-à-dire la coupure tranchée entre les dispositions ordinaires et la disposition proprement esthétique. L’hostilité des classes populaires et des fractions les moins riches en capital culturel des classes moyennes à l’égard de toute espèce de recherche formelle s’affirme aussi bien en matière de théâtre qu’en matière de peinture ou, plus nettement encore parce que la légitimité en est moindre, en matière de photographie ou de cinéma. Au théâtre comme au cinéma, le public populaire se plaît aux intrigues logiquement et chronologiquement orientées vers une happy end et se « retrouve » mieux dans les situations et les personnages simplement dessinés que dans les figures et les actions ambiguës et symboliques ou les problèmes énigmatiques du théâtre selon Le Théâtre et son double, sans même parler de l’existence inexistante des « héros » pitoyables à la Beckett ou des conversations bizarrement banales ou imperturbablement absurdes à la Pinter. Le principe des réticences ou des refus ne réside pas seulement dans un défaut de familiarité, mais dans une attente profonde de participation, que la recherche formelle déçoit systématiquement, en particulier lorsque, refusant de jouer des séductions « vulgaires » d’un art d’illusion, la fiction théâtrale se dénonce elle-même, comme dans toutes les formes de théâtre dans le théâtre, dont Pirandello donne le paradigme dans les pièces mettant en scène la représentation d’une représentation impossible, Six personnages en quête d’auteur, Comme ci (ou comme ça) et Ce soir on improvise et dont Genet livre la formule dans le prologue des Nègres : « Nous aurons la politesse, apprise par vous, de rendre la communication impossible. La distance qui nous sépare, originelle, nous l’augmenterons par nos fastes, nos manières, notre insolence, car nous sommes aussi des comédiens. » Le désir d’entrer dans le jeu, en s’identifiant aux joies ou aux souffrances des personnages, en s’intéressant à leur destinée, en épousant leurs espérances et leurs causes, leurs bonnes causes, en vivant leur vie, repose sur une forme d’investissement, une sorte de parti-pris de « naïveté », d’ingénuité, de crédulité bon public (« on est là pour s’amuser ») qui tend à n’accepter les recherches formelles et les effets proprement artistiques qu’autant qu’ils se font oublier et qu’ils ne viennent pas faire obstacle à la perception de la substance même de l’œuvre.

    Le schisme culturel qui associe chaque classe d’œuvres à son public fait qu’il n’est pas facile d’obtenir un jugement réellement senti des membres des classes populaires sur les recherches de l’art moderne. Il reste que la télévision qui transporte à domicile certains spectacles savants ou certaines expériences culturelles – comme Beaubourg ou les Maisons de la culture – qui placent, l’espace d’un moment, un public populaire en présence d’œuvres savantes, parfois d’avant-garde, créent de véritables situations expérimentales – ni plus ni moins artificielles ou irréelles que celle que produit, qu’on le veuille ou non, toute enquête en milieu populaire sur la culture légitime. On observe ainsi le désarroi, qui peut aller jusqu’à une sorte de panique mêlée de révolte, devant certains objets exposés – je pense au tas de charbon de Ben, exposé à Beaubourg peu après l’ouverture – dont l’intention parodique, entièrement définie par référence à un champ et à l’histoire relativement autonome de ce champ, apparaît comme une sorte d’agression, de défi au bon sens et aux personnes de bon sens. De même, lorsque la recherche formelle vient s’insinuer dans leurs spectacles familiers – comme c’est le cas dans les variétés télévisées avec les effets spéciaux à la Averty –, les spectateurs des classes populaires s’insurgent, non seulement parce qu’ils ne sentent pas la nécessité de ces jeux purs, mais parce qu’ils comprennent parfois qu’ils tiennent leur nécessité de la logique d’un certain champ de production, qui, par ces jeux mêmes, les exclut : « J’aime pas du tout ces trucs tout coupés, on voit une tête, on voit un nez, on voit une jambe (...). On voit un chanteur qui est long, sur trois mètres de long, après il y a des bras sur deux mètres de large, vous trouvez ça marrant ? Ah, j’aime pas, c’est bête, je ne vois pas l’intérêt de déformer les choses » (Boulangère, Grenoble).

    La recherche formelle – qui, en littérature ou au théâtre, conduit à l’obscurité – est, aux yeux du public populaire, un des indices de ce qui est parfois ressenti comme une volonté de tenir à distance le non-initié ou, comme disait un enquêté à propos de certaines émissions culturelles de la télévision, de parler à d’autres initiés « par dessus la tête du public »27. Elle fait partie de cet appareil par lequel s’annonce toujours le caractère sacré, séparé et séparant, de la culture légitime, solennité glacée des grands musées, luxe grandiose des opéras et des grands théâtres, décors et decorum des concerts. Tout se passe comme si le public populaire appréhendait confusément ce qui est impliqué dans le fait de mettre en forme, de mettre des formes, dans l’art comme dans la vie, c’est-à-dire une sorte de censure du contenu expressif, celui qui explose dans l’expressivité du parler populaire et, du même coup, une mise à distance, inhérente à la froideur calculée de toute recherche formelle, un refus de communiquer caché au cœur de la communication même, dans un art qui dérobe et refuse ce qu’il semble livrer aussi bien que dans la politesse bourgeoise dont l’impeccable formalisme est une permanente mise en garde contre la tentation de la familiarité. À l’inverse, le spectacle populaire est celui qui procure, inséparablement, la participation individuelle du spectateur au spectacle et la participation collective à la fête dont le spectacle est l’occasion : en effet, si le cirque ou le mélodrame de boulevard (que réactualisent certains spectacles sportifs comme le catch et, à moindre degré, la boxe et toutes les formes de jeux collectifs tels que ceux que la télévision a diffusés) sont plus « populaires » que des spectacles comme la danse ou le théâtre, ce n’est pas seulement parce que, moins formalisés (comme le montre par exemple la comparaison entre l’acrobatie et la danse) et moins euphémisés, ils offrent des satisfactions plus directes, plus immédiates. C’est aussi que, par les manifestations collectives qu’ils suscitent et par le déploiement de fastes spectaculaires qu’ils offrent (on pense aussi au music-hall, à l’opérette ou au film à grand spectacle), féerie des décors, éclat des costumes, entrain de la musique, vivacité de l’action, ardeur des acteurs, ils donnent satisfaction, comme toutes les formes de comique et notamment celles qui tirent leurs effets de la parodie ou de la satire des « grands » (imitateurs, chansonniers, etc.), au goût et au sens de la fête, du franc-parler et de la franche rigolade, qui libèrent en mettant le monde social cul par-dessus tête, en renversant les conventions et les convenances."
    -Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Les Éditions de Minuit, 2016 (1979 pour la première édition).




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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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