http://www.parenteau.info/Danic/
"La défaite des fascismes européens en 1945 n’a pas conduit à la fin des idéologies politiques, pas plus que l’effondrement des régimes communistes est-européens dans les années 1990. La pérennité du concept tient au fait que les idéologies politiques constituent toujours de véritables forces au cœur du jeu politique, de même que de véritables outils conceptuels pour penser la sphère politique. Si elles sont toujours vivantes, c’est qu’elles seules peuvent remplir, comme nul autre schème théorique ou outil discursif ni aucune autre force mobilisatrice ne peuvent le faire, les fonctions incontournables et essentielles de donner un sens à la réalité et de servir de guide à l’action politique.
Le présent ouvrage vise à offrir un survol de huit grandes familles idéologiques politiques : le libéralisme, le conservatisme, le socialisme-communisme, l’anarchisme, le libertarianisme, le fascisme, le nationalisme et l’écologisme. On entend par famille idéologique un regroupement d’idéologies partageant toutes un certain nombre d’idées fondamentales communes qui font leur marque distinctive. Les grandes familles idéologiques ne constituent pas des blocs homogènes, car elles sont toutes traversées par plusieurs tendances, mouvances ou variantes, laissant ainsi voir des tensions, des frictions ou quelquefois certains désaccords importants. Mais, malgré cette diversité et les tensions qui lui sont inhérentes, les grandes familles idéologiques se présentent comme des ensembles relativement cohérents d’idées fondamentales, ensembles au contenu doctrinaire suffisamment consistants et particulier pour que l’on puisse reconnaître à chacun une identité propre. Sans vouloir prétendre à l’exhaustivité parfaite, cet inventaire de grandes familles idéologiques se veut le plus complet possible ; aussi notre ouvrage prétend-il couvrir l’ensemble des principales forces idéologiques qui structurent le champ politique des sociétés occidentales depuis les débuts de la modernité. On peut dire que toute idéologie politique, quelle qu’elle soit, peut en définitive ou bien se rattacher de manière particulière à l’une ou l’autre de ces huit grandes familles, ou bien se présenter, sous une version hybride, comme une alliance recoupant deux ou plusieurs de ces grandes familles." (p.5)
"Gauche et droite ne renvoient pas à des idées politiques au contenu arrêté et immuable. Ce contenu évolue et change au fil des époques et des sociétés." (p.20)
"Sur l’aile gauche on trouve ainsi un centre gauche, une gauche et une extrême gauche, alors que sur l’aile droite, se démarquent un centre droit, une droite et une extrême droite. Si l’on inclut le centre, le clivage politique laisse donc voir sept principales coordonnées. Par ailleurs, précisons qu’il est possible de trouver à une même coordonnée plus d’une idéologie, sans que ces idéologies soient nécessairement liées entre elles." (p.21)
"Le caractère radical ou modéré d’une idéologie varie lui-même selon le contexte. Une idéologie peut très bien être radicale à une époque et modérée à une autre et vice-versa." (p.22)
"Les idéologies de gauche partagent toutes une conception du monde qui repose sur un constat, celui du caractère inéquitable de l’ordre établi." (p.23)
"La gauche reconnaît [traditionnellement] l’existence d’un déséquilibre systématique dans la société entre ce dont jouissent les membres des classes dominantes, qui sont toujours minoritaires en nombre dans toute société, et ce qui revient aux classes dominées qui, à l’opposé, forment toujours une majorité en nombre dans toute société. Le caractère inéquitable de l’ordre établi provient d’un tel déséquilibre entre ces deux principaux groupes, soit entre les différentes ressources disponibles dans la société, qu’elles soient financières, culturelles, symboliques, etc., qui reviennent à chacun." (p.24)
"A partir du début des années 1960, on observe également l’apparition à gauche d’un autre schéma afin de rendre compte de la principale cause de l’iniquité qui caractérise l’ordre établi. Ce schéma, qui va principalement s’imposer au centre gauche – l’extrême gauche et la gauche préférant généralement s’en tenir au premier ou au second schéma–, consiste à reconnaître l’iniquité qui frappe dans toute société les «minorités», et cela, face au pouvoir dont jouit sur elles la « majorité ». Il s’agit alors dans cette conception du monde de dresser le constat des injustices sous toutes ses formes dont sont victimes ces groupes minoritaires dans la société, que ce soient les minorités nationales (dans le cas de pays multinationaux), les minorités culturelles (les immigrants ou les groupes culturels marginalisés dans la société), les minorités d’orientation sexuelle (gais, lesbiennes et transsexuels), voire les minorités basées sur des handicaps (les personnes handicapées physiques ou intellectuelles). Ce second schéma est préoccupé par les « exclusions » dont sont victimes les minorités. Là encore, suivant les différents degrés d’insatisfaction qui marquent la gauche, cette situation conduit à différents constats d’iniquité." (p.25)
"Dans tout programme de la gauche, répartir le pouvoir consiste à redonner du pouvoir à ceux que le système désavantage dans sa configuration présente et, au contraire, à restreindre le pouvoir dont jouissent ceux à qui profite le système en place." (pp.25-26)
"Par son action visant à changer le monde, la gauche s’offre comme une idéologie «progressiste », d’où l’autre nom par lequel on désigne également ce camp idéologique. Son travail ou ses victoires sont perçus par ses tenants comme contribuant, à long terme, à un progrès du genre humain, de la société en général ou de l’ordre mondial dans son ensemble, et cela, par rapport aux sociétés antérieures ou aux précédentes configurations du système international. Pour la gauche, si l’histoire peut être la scène d’un progrès pour le genre humain, cela est attribuable au travail accompli par ceux qui, portés par les idéaux progressistes, nous ont précédés ou nous suivront. Toute pensée de gauche est toujours explicitement ou implicitement tributaire d’une certaine conception historique et progressiste du monde, dont l’importance et la place dans les différentes idéologies de gauche peuvent grandement varier. Dans sa forme la plus poussée, et peut-être la plus emblématique, cette tendance est illustrée par l’une des idées centrales du communisme marxiste, à savoir le « déterminisme historique », c’est-à-dire l’idée que l’histoire est conditionnée par un schéma progressif par lequel la classe prolétarienne (le grand nombre) sera inéluctablement conduite à sa libération totale, et cela, par un renversement révolutionnaire de l’ordre établi dans lequel domine la bourgeoisie (le petit nombre). Pour cette tradition idéologique, toute l’histoire du monde se résume à un lent, mais inévitable, progrès du genre humain. Même sous une forme plus modérée, cette idée d’un progrès à accomplir, ou déjà en partie accompli, occupe une place fondamentale dans toutes les conceptions du monde et les programmes politiques de ce camp idéologique." (pp.26-27)
"Saisir la nature de toute action politique en vue d’en comprendre la filiation idéologique – savoir si telle action appartient à une idéologie de droite ou de gauche – exige d’élever son regard au-dessus de l’action en tant que telle, de son caractère immédiatement conservateur ou progressiste, afin d’apercevoir l’orientation générale vers laquelle tendent ces actions, c’est-à-dire l’objectif dernier à l’atteinte duquel celles-ci contribuent et les justifications fournies en vue de les soutenir." (p.27)
"Toute conception du monde de la droite repose toujours sur l’idée qu’il existe une menace à l’ordre du monde, soit un danger mettant en péril la pérennité de cet ordre légitime. Cette idée de menace trouve le plus souvent son expression dans une conception largement répandue dans les discours de droite, suivant laquelle nos sociétés sont actuellement affligées d’une «décadence », soit d’un état de dépérissement généralisé, d’un mouvement plus ou moins marqué qui, à terme, risque de les mener à leur perte. Cette décadence, dont l’ampleur et la gravité sont inégalement appréciées par les divers représentants de ce camp idéologique, est bien visible dans différents domaines de la vie, suivant les différentes tendances : décadence morale pour les droites religieuses (généralisation de comportements déviants, non-respect de certaines règles morales, désobéissance à l’endroit des autorités morales, etc.), décadences culturelles pour les droites traditionalistes (perte de repères identitaires, abandon de pratiques culturelles traditionnelles, importation de pratiques et de comportements venant de l’extérieur), etc. Ce constat d’une menace et l’idée de décadence par laquelle celle-ci se manifeste jouent effectivement un rôle fondamental dans toutes les idéologies de droite. Au sentiment de satisfaction manifesté par ce camp idéologique à l’égard de l’ordre du monde se mêle toujours immanquablement un sentiment de crainte, celui de voir précisément cet ordre légitime perdre de sa force, dépérir, voire disparaître. Ce sentiment de satisfaction/crainte tient lieu de conjoncture élémentaire pour toute pensée de droite, conjoncture sur laquelle vient se greffer un programme politique." (p.31)
"Le principe de légitimation de la droite, c’est-à-dire ce qui justifie tant sa manière de concevoir le monde que son programme d’action politique, est celui d’une résignation devant l’ordre du monde. Toutes les idéologies conservatrices se fondent sur la reconnaissance que l’être humain est soumis à l’autorité d’un processus qui le dépasse et qui assure à la réalité son organisation harmonieuse et stable." (p.32)
"Ce que critique la droite est principalement l’idée qu’il soit possible de faire usage de la raison comme d’un instrument en vue de transformer le monde." (p.33)
"Le conservatisme occupe l’aile droite du clivage politique. L’influence de cette famille idéologique se fait sentir sur une portion étendue du clivage politique, celle qui va du centre droit, occupé par le libéralisme de droite, jusqu’à l’extrême droite, où loge le fascisme. Le terme « conservatisme » revêt dans le présent ouvrage une double signification. Il nomme à la fois, dans un sens restreint, une famille d’idéologies particulières et, d’une manière étendue, l’ensemble des idéologies politiques qui occupent l’aile droite du clivage politique, parmi lesquelles on trouve le libertarianisme, le fascisme, de même que le conservatisme comme tel. Dans ce second sens, le terme « conservatisme » est alors l’équivalent à la droite de ce que le terme «progressisme » est à la gauche. Le présent chapitre entend décrire à grands traits la famille conservatrice, entendue ici dans son sens restrictif." (p.66)
"Juste après le libéralisme, le conservatisme représente, historiquement, la seconde grande famille idéologique. C’est en vue de contrecarrer l’influence du libéralisme qui va s’imposer presque partout en Occident à partir de la fin du XVIIe siècle, à l’occasion notamment des grandes révolutions politiques modernes (la Glorieuse Révolution de 1688-1689 en Angleterre, la Révolution américaine de 1776 ou la Révolution française de 1789, etc.), que le conservatisme a vu le jour au tournant de ce siècle. Cet ensemble d’idéologies est à l’origine foncièrement « réactionnaire », puisque son action en est précisément une de réaction face au libéralisme. Cette relation initiale autour de laquelle va se constituer le conservatisme comme force idéologique va grandement évoluer au fil du temps. En effet, si au départ le libéralisme représente le principal rival du conservatisme, c’est plutôt contre les idéologies de gauche qui vont apparaître sous la forme d’un prolongement plus radical de l’aile gauche du libéralisme que le conservatisme va perdurer et évoluer jusqu’à aujourd’hui. Si bien qu’à partir du XXe siècle le principal « adversaire » politique du conservatisme n’est plus tellement le libéralisme, mais les idéologies de gauche, soit celles qui se rassemblent sous les grandes familles socialiste-communiste et anarchiste." (p.66)
"Comme grande famille idéologique siégeant à droite, ce que cherche à préserver le conservatisme, ce sont essentiellement les grands principes caractéristiques de l’ordre politique qui prévalait partout en Occident avant son renversement par les grandes révolutions politiques de la modernité, à savoir l’ « Ancien Régime ». Au fondement du conservatisme, on trouve une très grande influence des idéaux appartenant au passé, à l’ordre ancien, à la tradition. Or, bien que ses idées maîtresses pointent en direction d’une époque révolue, la première manifestation du conservatisme n’est toutefois pas antérieure à ces grandes révolutions. Ce n’est en effet qu’à leur suite que le conservatisme a émergé en tant que véritable ensemble d’idéologies politiques, soit en tant que conception du monde cohérente et autonome donnant corps à un programme politique distinct. L’apparition de cette famille idéologique est en ce sens un événement appartenant pleinement à la modernité." (p.66)
"Il existe en effet bien peu d’ouvrages théoriques exposant les grands principes ou les idées maîtresses de cet ensemble idéologique. De plus, à la manière de l’ouvrage fondateur
de Burke, bon nombre d’écrits conservateurs empruntent généralement la simple forme pamphlétaire, étant rédigés à l’occasion d’événements politiques au cours desquels le conservatisme tient un rôle de premier plan. Ajoutons que cette relative pauvreté théorique est probablement attribuable au fait que, différemment des idéologies de gauche, comme nous aurons l’occasion de le voir au prochain chapitre, les idéologies conservatrices reposent sur une grande méfiance à l’égard de la raison." (p.67)
"Les idées maîtresses du conservatisme sont au nombre de quatre : i) respect de la tradition, ii) hiérarchie sociale, iii) moralisme, iv) cohésion sociale." (p.69)
"Toute pensée conservatrice exprime une méfiance, plus ou moins marquée, à l’égard de la nature humaine : l’être humain est fondamentalement mauvais." (p.75)
"Le conservatisme voit généralement dans ces idéologies la principale cause de ce mouvement de décadence morale dans lequel sont actuellement plongées nos sociétés." (p.76)
"Dans la conjoncture particulière de notre époque, marquée par la décadence morale, maintenir la cohésion sociale signifie essentiellement déployer des efforts en vue de contrer l’influence qu’exercent certains mouvements ou certaines idées responsables de cette décadence et des différents désordres et troubles affligeant la société." (p.77)
"Le conservatisme accorde en effet une grande importance à l’obéissance et à l’autorité comme valeurs contribuant à contrer la dégénérescence morale de nos sociétés." (p.79)
"Toute politique conservatrice présente ainsi toujours un certain penchant pour « l’autoritarisme » [...] Elle prend par exemple la forme d’un fort accent mis sur les forces de l’ordre, la police ou l’armée et celle d’une valorisation du sens du devoir qu’incarnent les représentants de ces diverses forces. Sur le plan de l’administration de la justice, l’approche conservatrice consistera à adopter une ligne dure, avec le recours à des peines plus sévères, un durcissement des conditions de détention des prisonniers ou une criminalisation plus étendue de certains comportements." (p.79)
"Le terme « communiste », qui provient du latin « communis » et désigne « ce qui est commun», est apparu pour la première fois dans les écrits du militant français Gracchus Babeuf durant la Révolution française en 1789." (p.88)
"Ce que visent les idéologies de gauche et d’extrême gauche par ce programme égalitariste est plus que la simple promulgation de lois, de chartes ou de déclarations, qui protègent « sur papier » l’égalité de tous les citoyens, telle que celle dont précisément bénéficient tous les individus dans les sociétés de régime libéral. Le socialisme-communisme considère
comme nettement insuffisante cette simple reconnaissance « formelle » (ou « abstraite ») de l’égalité et estime que ce vers quoi il faut tendre est une véritable égalité « concrète » (ou « réelle ») parmi les individus, soit une forme d’égalité dont on puisse mesurer la teneur concrète dans la réalité, et cela, avant tout, dans les conditions économiques des citoyens." (p.89-90)
"Être libre signifie d’abord et avant tout pour un sujet une capacité réelle de pouvoir exercer des choix afin d’agir sur la réalité qui l’entoure. [...]
Être libre signifie d’abord et avant tout pour un sujet une capacité réelle de pouvoir exercer des choix afin d’agir sur la réalité qui l’entoure." (pp.91-92)
"Le capitalisme se définit de manière très sommaire comme un système économique fondé sur trois dispositifs principaux. Premièrement, ce système repose sur la propriété privée, c’est-à-dire le droit pour tout individu ou toute organisation de s’approprier de manière exclusive et restrictive des biens, des ressources naturelles ou des moyens de production. Deuxièmement, au cœur du capitalisme, on trouve le principe du salariat, c’est-à-dire l’organisation de la production sur la base d’une rétribution sous forme de salaire aux travailleurs en échange de leur travail. Troisièmement, le capitalisme reconnaît le droit pour tous de rechercher le profit, autrement le droit à la liberté d’entreprise. [...] tout effort en vue d’en arriver à une société égalitaire – aussi bien dans sa version plus radicale communiste que dans sa version plus modérée socialiste –, libérée de toute domination de classe, impérialiste ou colonialiste, autrement dit une société «sans classe», à laquelle aspirent les idéologies de gauche, exige de s’attaquer directement à ces deux dispositifs."
(pp.94-95)
"Les idéologies anarchistes occupent l’aile gauche du clivage politique, plus précisément l’extrémité de cette aile. Elles partagent en cela des affinités incontestables avec les idéologies communistes qui logent au même endroit. Comme nous aurons l’occasion de le voir dans les pages qui suivent, l’idéal de société auquel aspire la famille anarchiste partage de nombreuses similitudes avec le modèle communiste. C’est d’ailleurs ce qui explique que cette tendance soit également connue sous les noms d’ « anarcho-communisme », de « communisme anarchiste » ou de « communisme libertaire »." (p.103)
"L’anarchisme [rejette] catégoriquement toute forme de pouvoir politique." (p.106)
"Comme pour le libéralisme, mais suivant encore une fois une saisie plus radicale, ce rejet de tout pouvoir politique repose essentiellement sur l’argument de la préservation de la liberté individuelle." (p.107)
"La liberté représente l’unité de mesure de l’égalité. En effet, l’égalité est définie dans l’anarchisme comme le fait pour tout individu de pouvoir jouir d’un même degré d’autonomie par rapport à l’ensemble de tous les autres individus. L’égalité signifie pour tout individu qu’il peut se tenir dans une relation d’indépendance par rapport à son prochain. Est l’égal de son prochain, celui dont l’existence n’est point dépendante de ce dernier et vice versa. Autrement dit, être l’égal de son prochain, c’est précisément jouir d’un même degré de liberté que lui." (p.112)
"Constat de domination (et de l’idéal de libération qui en découle), qui est au cœur de la conception du monde et du programme d’action politique du socialisme et du communisme."
(p.166)
-Danic Parenteau et Ian Parenteau, Les idéologies politiques. Le clivage gauche-droite, Presse de l'Université du Québec, 2008, 194 pages.
"La défaite des fascismes européens en 1945 n’a pas conduit à la fin des idéologies politiques, pas plus que l’effondrement des régimes communistes est-européens dans les années 1990. La pérennité du concept tient au fait que les idéologies politiques constituent toujours de véritables forces au cœur du jeu politique, de même que de véritables outils conceptuels pour penser la sphère politique. Si elles sont toujours vivantes, c’est qu’elles seules peuvent remplir, comme nul autre schème théorique ou outil discursif ni aucune autre force mobilisatrice ne peuvent le faire, les fonctions incontournables et essentielles de donner un sens à la réalité et de servir de guide à l’action politique.
Le présent ouvrage vise à offrir un survol de huit grandes familles idéologiques politiques : le libéralisme, le conservatisme, le socialisme-communisme, l’anarchisme, le libertarianisme, le fascisme, le nationalisme et l’écologisme. On entend par famille idéologique un regroupement d’idéologies partageant toutes un certain nombre d’idées fondamentales communes qui font leur marque distinctive. Les grandes familles idéologiques ne constituent pas des blocs homogènes, car elles sont toutes traversées par plusieurs tendances, mouvances ou variantes, laissant ainsi voir des tensions, des frictions ou quelquefois certains désaccords importants. Mais, malgré cette diversité et les tensions qui lui sont inhérentes, les grandes familles idéologiques se présentent comme des ensembles relativement cohérents d’idées fondamentales, ensembles au contenu doctrinaire suffisamment consistants et particulier pour que l’on puisse reconnaître à chacun une identité propre. Sans vouloir prétendre à l’exhaustivité parfaite, cet inventaire de grandes familles idéologiques se veut le plus complet possible ; aussi notre ouvrage prétend-il couvrir l’ensemble des principales forces idéologiques qui structurent le champ politique des sociétés occidentales depuis les débuts de la modernité. On peut dire que toute idéologie politique, quelle qu’elle soit, peut en définitive ou bien se rattacher de manière particulière à l’une ou l’autre de ces huit grandes familles, ou bien se présenter, sous une version hybride, comme une alliance recoupant deux ou plusieurs de ces grandes familles." (p.5)
"Gauche et droite ne renvoient pas à des idées politiques au contenu arrêté et immuable. Ce contenu évolue et change au fil des époques et des sociétés." (p.20)
"Sur l’aile gauche on trouve ainsi un centre gauche, une gauche et une extrême gauche, alors que sur l’aile droite, se démarquent un centre droit, une droite et une extrême droite. Si l’on inclut le centre, le clivage politique laisse donc voir sept principales coordonnées. Par ailleurs, précisons qu’il est possible de trouver à une même coordonnée plus d’une idéologie, sans que ces idéologies soient nécessairement liées entre elles." (p.21)
"Le caractère radical ou modéré d’une idéologie varie lui-même selon le contexte. Une idéologie peut très bien être radicale à une époque et modérée à une autre et vice-versa." (p.22)
"Les idéologies de gauche partagent toutes une conception du monde qui repose sur un constat, celui du caractère inéquitable de l’ordre établi." (p.23)
"La gauche reconnaît [traditionnellement] l’existence d’un déséquilibre systématique dans la société entre ce dont jouissent les membres des classes dominantes, qui sont toujours minoritaires en nombre dans toute société, et ce qui revient aux classes dominées qui, à l’opposé, forment toujours une majorité en nombre dans toute société. Le caractère inéquitable de l’ordre établi provient d’un tel déséquilibre entre ces deux principaux groupes, soit entre les différentes ressources disponibles dans la société, qu’elles soient financières, culturelles, symboliques, etc., qui reviennent à chacun." (p.24)
"A partir du début des années 1960, on observe également l’apparition à gauche d’un autre schéma afin de rendre compte de la principale cause de l’iniquité qui caractérise l’ordre établi. Ce schéma, qui va principalement s’imposer au centre gauche – l’extrême gauche et la gauche préférant généralement s’en tenir au premier ou au second schéma–, consiste à reconnaître l’iniquité qui frappe dans toute société les «minorités», et cela, face au pouvoir dont jouit sur elles la « majorité ». Il s’agit alors dans cette conception du monde de dresser le constat des injustices sous toutes ses formes dont sont victimes ces groupes minoritaires dans la société, que ce soient les minorités nationales (dans le cas de pays multinationaux), les minorités culturelles (les immigrants ou les groupes culturels marginalisés dans la société), les minorités d’orientation sexuelle (gais, lesbiennes et transsexuels), voire les minorités basées sur des handicaps (les personnes handicapées physiques ou intellectuelles). Ce second schéma est préoccupé par les « exclusions » dont sont victimes les minorités. Là encore, suivant les différents degrés d’insatisfaction qui marquent la gauche, cette situation conduit à différents constats d’iniquité." (p.25)
"Dans tout programme de la gauche, répartir le pouvoir consiste à redonner du pouvoir à ceux que le système désavantage dans sa configuration présente et, au contraire, à restreindre le pouvoir dont jouissent ceux à qui profite le système en place." (pp.25-26)
"Par son action visant à changer le monde, la gauche s’offre comme une idéologie «progressiste », d’où l’autre nom par lequel on désigne également ce camp idéologique. Son travail ou ses victoires sont perçus par ses tenants comme contribuant, à long terme, à un progrès du genre humain, de la société en général ou de l’ordre mondial dans son ensemble, et cela, par rapport aux sociétés antérieures ou aux précédentes configurations du système international. Pour la gauche, si l’histoire peut être la scène d’un progrès pour le genre humain, cela est attribuable au travail accompli par ceux qui, portés par les idéaux progressistes, nous ont précédés ou nous suivront. Toute pensée de gauche est toujours explicitement ou implicitement tributaire d’une certaine conception historique et progressiste du monde, dont l’importance et la place dans les différentes idéologies de gauche peuvent grandement varier. Dans sa forme la plus poussée, et peut-être la plus emblématique, cette tendance est illustrée par l’une des idées centrales du communisme marxiste, à savoir le « déterminisme historique », c’est-à-dire l’idée que l’histoire est conditionnée par un schéma progressif par lequel la classe prolétarienne (le grand nombre) sera inéluctablement conduite à sa libération totale, et cela, par un renversement révolutionnaire de l’ordre établi dans lequel domine la bourgeoisie (le petit nombre). Pour cette tradition idéologique, toute l’histoire du monde se résume à un lent, mais inévitable, progrès du genre humain. Même sous une forme plus modérée, cette idée d’un progrès à accomplir, ou déjà en partie accompli, occupe une place fondamentale dans toutes les conceptions du monde et les programmes politiques de ce camp idéologique." (pp.26-27)
"Saisir la nature de toute action politique en vue d’en comprendre la filiation idéologique – savoir si telle action appartient à une idéologie de droite ou de gauche – exige d’élever son regard au-dessus de l’action en tant que telle, de son caractère immédiatement conservateur ou progressiste, afin d’apercevoir l’orientation générale vers laquelle tendent ces actions, c’est-à-dire l’objectif dernier à l’atteinte duquel celles-ci contribuent et les justifications fournies en vue de les soutenir." (p.27)
"Toute conception du monde de la droite repose toujours sur l’idée qu’il existe une menace à l’ordre du monde, soit un danger mettant en péril la pérennité de cet ordre légitime. Cette idée de menace trouve le plus souvent son expression dans une conception largement répandue dans les discours de droite, suivant laquelle nos sociétés sont actuellement affligées d’une «décadence », soit d’un état de dépérissement généralisé, d’un mouvement plus ou moins marqué qui, à terme, risque de les mener à leur perte. Cette décadence, dont l’ampleur et la gravité sont inégalement appréciées par les divers représentants de ce camp idéologique, est bien visible dans différents domaines de la vie, suivant les différentes tendances : décadence morale pour les droites religieuses (généralisation de comportements déviants, non-respect de certaines règles morales, désobéissance à l’endroit des autorités morales, etc.), décadences culturelles pour les droites traditionalistes (perte de repères identitaires, abandon de pratiques culturelles traditionnelles, importation de pratiques et de comportements venant de l’extérieur), etc. Ce constat d’une menace et l’idée de décadence par laquelle celle-ci se manifeste jouent effectivement un rôle fondamental dans toutes les idéologies de droite. Au sentiment de satisfaction manifesté par ce camp idéologique à l’égard de l’ordre du monde se mêle toujours immanquablement un sentiment de crainte, celui de voir précisément cet ordre légitime perdre de sa force, dépérir, voire disparaître. Ce sentiment de satisfaction/crainte tient lieu de conjoncture élémentaire pour toute pensée de droite, conjoncture sur laquelle vient se greffer un programme politique." (p.31)
"Le principe de légitimation de la droite, c’est-à-dire ce qui justifie tant sa manière de concevoir le monde que son programme d’action politique, est celui d’une résignation devant l’ordre du monde. Toutes les idéologies conservatrices se fondent sur la reconnaissance que l’être humain est soumis à l’autorité d’un processus qui le dépasse et qui assure à la réalité son organisation harmonieuse et stable." (p.32)
"Ce que critique la droite est principalement l’idée qu’il soit possible de faire usage de la raison comme d’un instrument en vue de transformer le monde." (p.33)
"Le conservatisme occupe l’aile droite du clivage politique. L’influence de cette famille idéologique se fait sentir sur une portion étendue du clivage politique, celle qui va du centre droit, occupé par le libéralisme de droite, jusqu’à l’extrême droite, où loge le fascisme. Le terme « conservatisme » revêt dans le présent ouvrage une double signification. Il nomme à la fois, dans un sens restreint, une famille d’idéologies particulières et, d’une manière étendue, l’ensemble des idéologies politiques qui occupent l’aile droite du clivage politique, parmi lesquelles on trouve le libertarianisme, le fascisme, de même que le conservatisme comme tel. Dans ce second sens, le terme « conservatisme » est alors l’équivalent à la droite de ce que le terme «progressisme » est à la gauche. Le présent chapitre entend décrire à grands traits la famille conservatrice, entendue ici dans son sens restrictif." (p.66)
"Juste après le libéralisme, le conservatisme représente, historiquement, la seconde grande famille idéologique. C’est en vue de contrecarrer l’influence du libéralisme qui va s’imposer presque partout en Occident à partir de la fin du XVIIe siècle, à l’occasion notamment des grandes révolutions politiques modernes (la Glorieuse Révolution de 1688-1689 en Angleterre, la Révolution américaine de 1776 ou la Révolution française de 1789, etc.), que le conservatisme a vu le jour au tournant de ce siècle. Cet ensemble d’idéologies est à l’origine foncièrement « réactionnaire », puisque son action en est précisément une de réaction face au libéralisme. Cette relation initiale autour de laquelle va se constituer le conservatisme comme force idéologique va grandement évoluer au fil du temps. En effet, si au départ le libéralisme représente le principal rival du conservatisme, c’est plutôt contre les idéologies de gauche qui vont apparaître sous la forme d’un prolongement plus radical de l’aile gauche du libéralisme que le conservatisme va perdurer et évoluer jusqu’à aujourd’hui. Si bien qu’à partir du XXe siècle le principal « adversaire » politique du conservatisme n’est plus tellement le libéralisme, mais les idéologies de gauche, soit celles qui se rassemblent sous les grandes familles socialiste-communiste et anarchiste." (p.66)
"Comme grande famille idéologique siégeant à droite, ce que cherche à préserver le conservatisme, ce sont essentiellement les grands principes caractéristiques de l’ordre politique qui prévalait partout en Occident avant son renversement par les grandes révolutions politiques de la modernité, à savoir l’ « Ancien Régime ». Au fondement du conservatisme, on trouve une très grande influence des idéaux appartenant au passé, à l’ordre ancien, à la tradition. Or, bien que ses idées maîtresses pointent en direction d’une époque révolue, la première manifestation du conservatisme n’est toutefois pas antérieure à ces grandes révolutions. Ce n’est en effet qu’à leur suite que le conservatisme a émergé en tant que véritable ensemble d’idéologies politiques, soit en tant que conception du monde cohérente et autonome donnant corps à un programme politique distinct. L’apparition de cette famille idéologique est en ce sens un événement appartenant pleinement à la modernité." (p.66)
"Il existe en effet bien peu d’ouvrages théoriques exposant les grands principes ou les idées maîtresses de cet ensemble idéologique. De plus, à la manière de l’ouvrage fondateur
de Burke, bon nombre d’écrits conservateurs empruntent généralement la simple forme pamphlétaire, étant rédigés à l’occasion d’événements politiques au cours desquels le conservatisme tient un rôle de premier plan. Ajoutons que cette relative pauvreté théorique est probablement attribuable au fait que, différemment des idéologies de gauche, comme nous aurons l’occasion de le voir au prochain chapitre, les idéologies conservatrices reposent sur une grande méfiance à l’égard de la raison." (p.67)
"Les idées maîtresses du conservatisme sont au nombre de quatre : i) respect de la tradition, ii) hiérarchie sociale, iii) moralisme, iv) cohésion sociale." (p.69)
"Toute pensée conservatrice exprime une méfiance, plus ou moins marquée, à l’égard de la nature humaine : l’être humain est fondamentalement mauvais." (p.75)
"Le conservatisme voit généralement dans ces idéologies la principale cause de ce mouvement de décadence morale dans lequel sont actuellement plongées nos sociétés." (p.76)
"Dans la conjoncture particulière de notre époque, marquée par la décadence morale, maintenir la cohésion sociale signifie essentiellement déployer des efforts en vue de contrer l’influence qu’exercent certains mouvements ou certaines idées responsables de cette décadence et des différents désordres et troubles affligeant la société." (p.77)
"Le conservatisme accorde en effet une grande importance à l’obéissance et à l’autorité comme valeurs contribuant à contrer la dégénérescence morale de nos sociétés." (p.79)
"Toute politique conservatrice présente ainsi toujours un certain penchant pour « l’autoritarisme » [...] Elle prend par exemple la forme d’un fort accent mis sur les forces de l’ordre, la police ou l’armée et celle d’une valorisation du sens du devoir qu’incarnent les représentants de ces diverses forces. Sur le plan de l’administration de la justice, l’approche conservatrice consistera à adopter une ligne dure, avec le recours à des peines plus sévères, un durcissement des conditions de détention des prisonniers ou une criminalisation plus étendue de certains comportements." (p.79)
"Le terme « communiste », qui provient du latin « communis » et désigne « ce qui est commun», est apparu pour la première fois dans les écrits du militant français Gracchus Babeuf durant la Révolution française en 1789." (p.88)
"Ce que visent les idéologies de gauche et d’extrême gauche par ce programme égalitariste est plus que la simple promulgation de lois, de chartes ou de déclarations, qui protègent « sur papier » l’égalité de tous les citoyens, telle que celle dont précisément bénéficient tous les individus dans les sociétés de régime libéral. Le socialisme-communisme considère
comme nettement insuffisante cette simple reconnaissance « formelle » (ou « abstraite ») de l’égalité et estime que ce vers quoi il faut tendre est une véritable égalité « concrète » (ou « réelle ») parmi les individus, soit une forme d’égalité dont on puisse mesurer la teneur concrète dans la réalité, et cela, avant tout, dans les conditions économiques des citoyens." (p.89-90)
"Être libre signifie d’abord et avant tout pour un sujet une capacité réelle de pouvoir exercer des choix afin d’agir sur la réalité qui l’entoure. [...]
Être libre signifie d’abord et avant tout pour un sujet une capacité réelle de pouvoir exercer des choix afin d’agir sur la réalité qui l’entoure." (pp.91-92)
"Le capitalisme se définit de manière très sommaire comme un système économique fondé sur trois dispositifs principaux. Premièrement, ce système repose sur la propriété privée, c’est-à-dire le droit pour tout individu ou toute organisation de s’approprier de manière exclusive et restrictive des biens, des ressources naturelles ou des moyens de production. Deuxièmement, au cœur du capitalisme, on trouve le principe du salariat, c’est-à-dire l’organisation de la production sur la base d’une rétribution sous forme de salaire aux travailleurs en échange de leur travail. Troisièmement, le capitalisme reconnaît le droit pour tous de rechercher le profit, autrement le droit à la liberté d’entreprise. [...] tout effort en vue d’en arriver à une société égalitaire – aussi bien dans sa version plus radicale communiste que dans sa version plus modérée socialiste –, libérée de toute domination de classe, impérialiste ou colonialiste, autrement dit une société «sans classe», à laquelle aspirent les idéologies de gauche, exige de s’attaquer directement à ces deux dispositifs."
(pp.94-95)
"Les idéologies anarchistes occupent l’aile gauche du clivage politique, plus précisément l’extrémité de cette aile. Elles partagent en cela des affinités incontestables avec les idéologies communistes qui logent au même endroit. Comme nous aurons l’occasion de le voir dans les pages qui suivent, l’idéal de société auquel aspire la famille anarchiste partage de nombreuses similitudes avec le modèle communiste. C’est d’ailleurs ce qui explique que cette tendance soit également connue sous les noms d’ « anarcho-communisme », de « communisme anarchiste » ou de « communisme libertaire »." (p.103)
"L’anarchisme [rejette] catégoriquement toute forme de pouvoir politique." (p.106)
"Comme pour le libéralisme, mais suivant encore une fois une saisie plus radicale, ce rejet de tout pouvoir politique repose essentiellement sur l’argument de la préservation de la liberté individuelle." (p.107)
"La liberté représente l’unité de mesure de l’égalité. En effet, l’égalité est définie dans l’anarchisme comme le fait pour tout individu de pouvoir jouir d’un même degré d’autonomie par rapport à l’ensemble de tous les autres individus. L’égalité signifie pour tout individu qu’il peut se tenir dans une relation d’indépendance par rapport à son prochain. Est l’égal de son prochain, celui dont l’existence n’est point dépendante de ce dernier et vice versa. Autrement dit, être l’égal de son prochain, c’est précisément jouir d’un même degré de liberté que lui." (p.112)
"Constat de domination (et de l’idéal de libération qui en découle), qui est au cœur de la conception du monde et du programme d’action politique du socialisme et du communisme."
(p.166)
-Danic Parenteau et Ian Parenteau, Les idéologies politiques. Le clivage gauche-droite, Presse de l'Université du Québec, 2008, 194 pages.