https://fr.wikipedia.org/wiki/David_Friedman_(écrivain)
http://ekladata.com/9o9guUUBEHrp2bWt3sHLCgd3qc8/Friedman-Vers-une-societe-sans-Etat.pdf
"L’idée centrale du libertarianisme, c’est qu’on doit laisser les gens mener leur propre vie comme ils l’entendent. Nous rejetons totalement l’idée qu’il faille protéger les gens contre eux-mêmes par la force. Une société libertarienne n’aurait pas de lois contre la drogue, le jeu, la pornographie – et pas de ceinture de sécurité obligatoire. Nous rejetons aussi l’idée que les gens auraient un droit à faire valoir sur les autres, en dehors de celui d’être laissés en paix. Une société libertarienne n’aurait pas de système d’assistance, ni d’assurances « sociales ». Les gens qui souhaiteraient aider les autres le feraient de leur plein gré, au moyen de la charité privée au lieu d’utiliser l’argent arraché par la force aux contribuables. Ceux qui souhaiteraient s’assurer une pension de retraite le feraient au moyen d’une assurance privée.
Les personnes désireuses de vivre dans une société vertueuse, entourées de personnes partageant leur même conception de la vertu, seraient libres d’établir leurs propres communautés, et de passer des contrats les unes avec les autres pour empêcher les « pécheurs » d’acheter ou de louer au sein de leurs groupes. Ceux qui souhaiteraient vivre en « communautés » pourraient fonder leurs propres communautés. Mais personne n’aurait le droit d’imposer à son voisin sa manière de vivre.
Jusqu’à maintenant, nombreux sont ceux qui, sans s’appeler des libertariens, seraient d’accord. La difficulté survient lorsqu’il s’agit de donner une signification à « être laissé tranquille ». Nous vivons dans une société complexe et interdépendante. Chacun de nous est constamment affecté par des événements qui se déroulent à des milliers de kilomètres et concernent des gens dont il n’a jamais entendu parler. Comment pouvons-nous, dans une telle société, dire de façon significative que chacun est libre de faire comme il l’entend ?
La réponse à cette question se trouve dans le concept du droit de propriété. Si l’on considère que chacun est propriétaire de son propre corps, et qu’il peut acquérir la propriété d’autres choses en les créant, ou en obtenant le transfert de cette propriété à son nom par un autre propriétaire, il devient alors possible, au moins de façon formelle, de définir « être laissé en paix » et son contraire « être victime de la violence ». Quelqu’un qui m’empêche par la force de faire usage de mon bien comme je l’entends, alors que je ne l’utilise pas pour violer son droit de faire usage de son bien, me fait subir une violence. Un homme qui m’empêche de prendre de l’héroïne m’impose une contrainte ; un homme qui m’empêche de l’abattre ne me contraint pas." (p.11)
"Le but de ce livre est de vous persuader qu’une société libertarienne serait non seulement libre mais agréable à vivre, et que les institutions de la propriété privée sont les rouages de la liberté, donnant la possibilité à chacun, dans un monde complexe et interdépendant, de mener sa vie comme il l’entend." (p.12)
"Le désir de plusieurs personnes d’utiliser les mêmes ressources à des fins différentes est le problème essentiel qui rend absolument nécessaire l’institution de droits de propriété. La manière la plus simple de résoudre ce conflit, c’est le recours à la force physique. Si je vous assomme, je peux me servir de votre voiture. Cette méthode est très dispendieuse, à moins d’avoir le goût de la bagarre, et d’être couvert par une bonne assurance médicale. Cela rend également difficiles les projets d’avenir : à moins d’être le champion en titre de la catégorie « poids lourds », on ne sait jamais quand on aura accès à une voiture. Le recours direct à la force physique est une solution si médiocre pour résoudre le problème des ressources limitées que seuls les petits enfants et les grands Etats en font communément usage.
La solution habituelle, c’est que l’usage de chaque chose doit être décidé par une personne ou par un groupe de personnes régi par un ensemble de règles. Ces choses portent le nom de propriété. Si chaque chose est sous le contrôle d’un particulier qui a le pouvoir de transférer ce contrôle à tout autre particulier, l’institution s’appelle alors propriété privée." (p.15)
"Une objection courante formulée à l’encontre de la propriété privée, c’est qu’il s’agirait d’un système immoral parce qu’il repose sur l’égoïsme. Or, ceci est faux. La plupart des gens définissent l’égoïsme comme une attitude qui consiste à ne s’occuper que de soi et à considérer le bien-être des autres comme quantité négligeable. L’argument en faveur de la propriété privée est indépendant de ce choix éthique ; il repose simplement sur le fait que des personnes différentes poursuivent des objectifs différents. Chacun est égoïste uniquement dans ce sens qu’il accepte et suit sa propre perception de la réalité, sa propre vision du bien.
Cette objection est également erronée parce qu’elle présente de fausses alternatives. Dans le cadre de quelque institution que ce soit, il n’existe essentiellement que trois moyens de me faire aider d’une autre personne pour atteindre mes objectifs : l’amour, l’échange volontaire et l’emploi de la force.
Par amour, j’entends que mon objectif se confond avec le vôtre. Ceux qui m’aiment souhaitent que j’obtienne ce que je veux (sauf ceux qui pensent que je suis très borné dans le choix de ce qui est bon pour moi). Aussi m’aident-ils volontairement et « de façon désintéressée ». Le mot « amour » est un terme trop limité. Vous pourriez également partager mon objectif non pas parce que c’est le mien, mais parce que, sous un certain rapport, nous percevons le bien de façon identique. Vous pourriez vous porter volontaire pour travailler à ma campagne électorale, non pas parce que vous m’aimez, mais parce que vous pensez qu’il serait bon que je sois élu. Naturellement, nous pourrions partager des objectifs communs pour des raisons totalement différentes. Je pourrais penser que j’étais précisément ce dont le pays avait besoin, et vous, que j’étais précisément ce que le pays méritait. La seconde méthode de coopération, c’est le commerce. Je consens à vous aider à atteindre votre objectif si vous m’aidez à atteindre le mien.
La troisième méthode, c’est la force. Vous faites ce que je veux, ou je vous descends.
L’amour – plus généralement, la participation à un objectif commun – marche bien, mais seulement pour un nombre limité de problèmes. Il est difficile de connaître un très grand nombre de gens suffisamment bien pour les aimer. L’amour peut être source de coopération pour traiter d’affaires compliquées au sein de très petits groupes de personnes, tels que les familles. Cela marche aussi pour permettre à des groupes importants de personnes d’atteindre des objectifs très simples – d’une simplicité telle qu’un grand nombre de personnes différentes peuvent être tout à fait d’accord sur ces objectifs. Mais quand il s’agit d’un objectif complexe où se trouve engagée une multitude de personnes – la production de ce livre, par exemple – ça ne marche pas. Je ne peux attendre de tous les gens dont le concours m’est nécessaire – typographes, rédacteurs, libraires, bûcherons, ouvriers des usines de pâte à papier, et mille autres encore – de me connaître et de m’aimer suffisamment pour accepter de publier ce livre pour mes beaux yeux. Et je ne peux pas non plus attendre d’eux qu’ils adhèrent tous à mes opinions politiques au point d’envisager la publication de ce livre comme un objectif en soi. Et je ne peux pas non plus attendre de tous ces gens qu’ils veuillent lire ce livre et soient, de ce fait, disposés à participer à sa production. J’ai donc recours à la seconde méthode : le commerce.
Je contribue, en temps et en effort, à la production du manuscrit. J’obtiens en échange une chance de diffuser mes opinions, le réconfort d’une satisfaction personnelle, et un peu d’argent. Les personnes qui veulent le lire se procurent le livre. En échange, elles donnent de l’argent. Mon éditeur et ses employés donnent le temps, l’effort et la compétence nécessaires pour assurer la coordination entre nous tous ; ils en retirent de l’argent et une certaine réputation. Bûcherons, imprimeurs, et autres, fournissent leur effort et leur compétence, et reçoivent de l’argent en échange. Des milliers de gens, peut-être des millions, coopèrent à une tâche unique, chacun poursuivant ses propres objectifs. Ainsi, sous le régime de la propriété privée, chaque fois que cela est possible, on emploie la première méthode, celle de l’affection. Là où ce n’est pas possible, on a alors recours au commerce.
L’attaque portée contre la propriété privée pour son égoïsme met en opposition la seconde méthode avec la première. Elle laisse entendre que le seul substitut possible au commerce « égoïste », c’est l’amour « désintéressé ». Mais, sous le régime de la propriété privée, l’amour fonctionne déjà là où il peut. On n’empêche personne de faire quelque chose à titre gracieux, s’il le veut. C’est tout simplement ce que font beaucoup de gens – les parents qui
aident leurs enfants, les travailleurs bénévoles dans les hôpitaux, les chefs scouts. Pour ce qui est des choses que les gens ne sont pas disposés à faire gracieusement, s’il faut remplacer le commerce par quelque chose, ce ne peut être que par la force. Au lieu d’être égoïstes et de faire les choses parce qu’ils le veulent, les gens seront désintéressés… et les feront sous la menace d’un fusil.
Cette accusation est-elle injuste ? La seule autre possibilité offerte à ceux qui se plaignent de l’égoïsme, c’est l’Etat. Il est égoïste de faire quelque chose pour de l’argent, si bien que les taudis devraient être nettoyés par un « corps de jeunes », enrôlés de force par l’intermédiaire d’un « service civique universel ». En d’autres termes, cela veut dire que le travail doit être fait par des gens qui seront mis en prison s’ils ne le font pas." (pp.22-24)
"Il n’y a pas moyen de donner à un homme de l’Etat un pouvoir dont on ne peut se servir que pour faire le bien. S’il donne à manger à quelqu’un, il doit prendre la nourriture à quelqu’un d’autre – la nourriture n’apparaît pas comme par enchantement. Au cours de notre histoire contemporaine, en période de paix, je ne connais qu’un seul cas où une multitude de gens sont morts de faim, alors que la nourriture était disponible. Cela s’est produit dans le cadre d’un régime économique où la décision d’attribuer la nourriture était prise par les hommes de l’Etat. Joseph Staline décida de quelle quantité de nourriture avaient besoin les habitants de l’Ukraine. Ce dont ils n’avaient pas « besoin » fut saisi par les hommes de l’Etat soviétique et expédié ailleurs. Au cours des années 1932 et 1933, plusieurs millions d’Ukrainiens sont morts de faim. Selon les chiffres soviétiques, au cours de chacune de ces mêmes deux années, l’Union soviétique a exporté environ 1,8 millions de tonnes de céréales.
Si nous acceptons un chiffre élevé pour ceux qui sont morts de faim – disons : huit millions – il ressort que cette quantité de céréales aurait procuré environ deux mille calories par jour à chacun d’entre eux.
Toutefois, dans l’objection du socialiste à propos de la « mauvaise répartition » capitaliste, il y a bel et bien un fait auquel je m’associe, sinon d’un point de vue économique, du moins d’un point de vue esthétique.
Au fond du cœur, nous croyons, pour la plupart, qu’il n’existe qu’une seule forme du Bien, et que, dans l’idéal, chacun devrait chercher à l’atteindre. Dans un Etat socialiste parfait, à économie dirigée, chacun fait partie d’une hiérarchie à la poursuite du même objectif. Si le seul vrai Bien réside dans cet objectif, cette société sera parfaite dans un sens où ne peut l’être une société capitaliste, dans laquelle chacun recherche le bien selon la perception propre qu’il en a, différente de l’autre et imparfaite. Puisque la plupart des socialistes s’imaginent que l’Etat socialiste sera contrôlé par des gens comme eux, ils se figurent que le gouvernement poursuivra le Vrai Bien – celui qu’ils perçoivent de façon imparfaite. C’est sûrement mieux qu’un système chaotique dans lequel toutes sortes de gens autres que les socialistes perçoivent toutes sortes d’autres formes du bien et gaspillent, à les poursuivre, des ressources précieuses. Les gens qui rêvent d’une société socialiste envisagent rarement la possibilité que, parmi ces autres personnes, quelques-unes puissent parvenir à imposer leurs objectifs à celui qui rêve, au lieu que ce soit l’inverse. George Orwell est la seule exception qui me vienne à l’esprit." (p.24)
"Y a-t-il des tâches qui doivent être faites, mais que, de par leur nature, il est inconcevable de faire à titre privé, et qui, par conséquent, doivent continuer à être réalisées par les hommes de l’Etat ?
Je ne le pense pas. Il existe, il est vrai, certaines tâches importantes qui, pour des raisons particulières, sont difficilement réalisables par des institutions où domine intégralement le système de la propriété privée. Je crois que ces difficultés sont en principe solubles et qu’elles peuvent trouver une solution dans la pratique. Je maintiens qu’il n’existe aucune fonction qui appartienne en propre à l’Etat. En ce sens, je suis anarchiste. Tout ce que font les hommes des Etats peut se diviser en deux catégories : ce dont nous pourrions nous passer aujourd’hui, et ce dont nous espérons pouvoir nous passer demain. La majeure partie des choses que font les hommes de notre Etat relève de la première catégorie.
Le système d’institutions que j’aimerais voir réaliser en définitive serait entièrement privé : on appelle parfois ce système l’anarcho-capitalisme, ou anarchie libertarienne. A certains égards, de telles institutions seraient radicalement différentes de celles que nous avons actuellement : leur fonctionnement éventuel sera examiné assez longuement dans la troisième partie de cet ouvrage." (p.25)
"Les êtres humains et les sociétés humaines sont bien trop compliqués pour que nous ayons confiance dans des prédictions a priori sur le fonctionnement éventuel d’institutions qui n’ont jamais été expérimentées. En ce qui concerne les sociétés capitalistes historiques, nous pouvons et devrions essayer de faire la distinction entre les éléments qui ont été produits par des institutions fondées sur le principe de la propriété privée, et ceux qui sont le fruit de l’intervention des hommes de l’Etat. Après cela, nous devons fonder notre croyance dans le bon fonctionnement des institutions privées de l’avenir sur l’observation du fait que ces institutions, dans la mesure où elles ont existé, ont fonctionné de façon satisfaisante." (p.26)
"Ne demandez pas ce que l’Etat peut faire pour vous. Demandez ce que les hommes de l’Etat sont en train de vous faire." (p.26)
"Il y a des programmes publics qui donnent de l’argent aux pauvres, tels que l’Aide aux Familles avec des Enfants à Charge, par exemple. Mais ces mesures sont largement compensées par d’autres qui ont l’effet contraire – des programmes qui portent préjudice aux pauvres pour le bénéfice des non-pauvres. Il est presque certain que les pauvres seraient plus à leur aise, si l’on abolissait à la fois les versements qu’ils reçoivent maintenant et les impositions, directes et indirectes. Examinons quelques exemples." (p.27)
"On pourrait remplir des pages et des pages à énumérer des formes similaires de redistribution. Les universités d’Etat, par exemple, subventionnent l’éducation des classes supérieures grâce à l’argent provenant en grande partie de contribuables relativement pauvres. La rénovation urbaine s’appuie sur le pouvoir de l’Etat pour empêcher le développement des taudis, processus auquel on se réfère parfois sous le nom de « limitation du fléau urbain ». Pour les gens de la classe moyenne, qui se trouvent à la limite des zones occupées par des gens à bas revenus, il s’agit là d’une précieuse protection. Mais le « fléau urbain », c’est précisément le processus par lequel un plus grand nombre de logements deviennent disponibles pour les gens à bas revenus. Les partisans de la rénovation urbaine prétendent qu’ils améliorent le logement des pauvres. Dans le quartier de Hyde Park, à Chicago, où j’ai passé une grande partie de ma vie, on a démoli de vieux immeubles composés d’appartements à bas loyers, et on les a remplacés par des maisons à 30 000 ou 40 000 dollars. Une grande amélioration, pour les pauvres qui possèdent 30 000 dollars ! Et il s’agit là de la règle, et non de l’exception, comme l’a montré Martin Anderson il y a quelques années dans The Federal Bulldozer.
Il n’est pas question de nier que les pauvres reçoivent parfois des avantages de certains programmes d’Etat. Tout le monde en retire quelque avantage. Le système politique est lui-même une sorte de marché. Quiconque a quelque chose à offrir : des voix, de l’argent, du travail, peut obtenir une faveur spéciale, mais la différence est que celle-ci est obtenue aux dépens de quelqu’un d’autre. J’affirme par ailleurs que, tout compte fait, presque tout le monde est perdant. Que cela soit ou non le cas pour tout le monde, c’est sûrement le cas pour les pauvres, qui ont moins que les autres à offrir sur le marché." (p.28)
"La loi sur le salaire minimum a pour principal effet de priver de leur emploi les ouvriers non spécialisés qui souvent, aux yeux d’un employeur, ne valent pas le salaire minimum. (Cet effet se voit dans l’augmentation spectaculaire du taux de chômage chez les adolescents de couleur, variation qui suit exactement les augmentations du salaire minimum.)" (p.30)
"Marx ne se bornait pas à prédire la paupérisation des classes ouvrières, il affirmait aussi que cette paupérisation était déjà en cours. Comme beaucoup de ses contemporains, il estimait que le développement des institutions capitalistes et des méthodes industrielles de production avaient accru la misère, dès le début du XIXe siècle. C’est une conviction encore générale, qui se fonde sur une histoire contestable, et une logique encore plus contestable. A la lecture des textes où l’on parle des longues journées de travail et des bas salaires dans l’Angleterre et l’Amérique du XIXe siècle, nombre de gens considèrent qu’ils constituent autant de preuves contre le capitalisme et l’industrialisation. Ils oublient que ces conditions ne nous semblent intolérables que parce que nous vivons dans une société considérablement plus riche, et que, si notre société est devenue si productive, cela est dû en grande partie au progrès économique réalisé au XIXe siècle dans le cadre des institutions d’un capitalisme de « laissez faire » relativement sans contrainte.
Dans les conditions économiques du XIXe siècle, aucune institution, fût-elle socialiste, capitaliste ou anarcho-capitaliste, n’aurait pu produire du jour au lendemain ce qui, à nos yeux, serait un niveau de vie décent. Tout simplement la richesse n’était pas là. Si un socialiste avait confisqué le revenu de tous les capitalistes millionnaires pour le donner aux ouvriers, il aurait constaté que ceux-ci n’étaient guère plus riches qu’avant. Les millionnaires gagnaient bien davantage que les ouvriers, mais il y avait tellement plus d’ouvriers que de millionnaires ! Il a fallu une longue période de progrès pour aboutir à une société assez riche pour qu’on considère les conditions de vie du XIXe siècle comme celles d’une pauvreté misérable.
Des gens plus sérieux allèguent que les conditions qui prévalaient pendant la Révolution Industrielle, en particulier en Angleterre, devraient être condamnées, par comparaison non pas avec notre niveau de vie actuel, mais avec des conditions de vie antérieures. C’était là la conviction de nombreux écrivains anglais de l’époque. Malheureusement, il y en avait peu parmi eux qui aient eu une vraie connaissance de la vie en Angleterre au siècle précédent: on peut déduire leur ignorance d’après la description idyllique que donne Engels de la classe ouvrière anglaise au XVIIIe siècle. […]
Les faits historiques, tout imparfaits qu’ils fussent, semblent indiquer que la condition des classes ouvrières s’est améliorée au cours du XIXe siècle : le taux de mortalité s’est réduit ; les économies des ouvriers se sont accrues ; la consommation par les ouvriers de « denrées de luxe » comme le thé ou le sucre a augmenté, le nombre d’heures de travail diminué. Ceux qui sont intéressés par un examen plus long de ce témoignage souhaiteront peut-être lire The Industrial Revolution de T.S. Ashton ou bien Capitalism and the Historians, publié par F. A. Hayek.
Alors que la Révolution Industrielle était effectivement en train de commencer, c’est l’aristocratie terrienne conservatrice qui manifesta le plus d’opposition, faisant valoir que les produits de luxe et l’indépendance allaient corrompre les classes ouvrières. Par une curieuse ironie, le temps a fait de ces messieurs les alliés intellectuels – souvent cités directement comme des autorités en la matière – des socialistes modernes qui attaquent le capitalisme du XIXe siècle pour des raisons plutôt différentes. Le socialiste moderne prétend que c’est la législation de l’Etat qui, en limitant les heures de travail, en empêchant le travail des enfants, en imposant des règles de sécurité, et en violant de toutes sortes d’autres manières la liberté des contrats du « laissez-faire », est la cause du progrès. Mais l’examen des faits révèle que la législation, tout à fait logiquement, n’a fait que suivre le progrès, plutôt que de le précéder. C’est seulement lorsque la plupart des ouvriers étaient déjà descendus à la journée de dix heures qu’il devint politiquement possible de légiférer à ce sujet." (pp.31-32)
"Selon l’affirmation de Marx, les marchandises sont produites par des ouvriers au moyen d’outils (machines, usines, etc.). Les outils eux-mêmes ont été fabriqués par des ouvriers avant eux. Toute la production est faite par des ouvriers : les ouvriers d’aujourd’hui, et ceux d’hier. Mais le capitaliste revendique une partie du bénéfice de la production. Pour se justifier, il dit qu’il a fourni les outils ; ceci n’est pas valable, étant donné que les outils ont été produits en réalité par les ouvriers d’avant. Le capitaliste qui, n’ayant participé en rien à la production, prend une partie de son produit, est manifestement en train de voler – d’exploiter – les véritables producteurs, les ouvriers.
L’ennui avec cet argument, c’est qu’il ne reconnaît pas que le fait de payer des outils aujourd’hui en attendant des années pour récupérer l’argent est en soi une activité productive, et que l’intérêt gagné par le capital en est le paiement correspondant. Examinons une situation précise. Une usine construite en 1849 produit de 1850 à 1900. Son prix de revient était d’un million de dollars, et elle rapporte à son propriétaire un revenu de 100 000 dollars par an. Selon Marx, il s’agit, soit d’une richesse produite par les ouvriers qui ont construit l’usine, et qui devrait leur revenir, soit d’une richesse volée aux ouvriers qui travaillent dans l’usine, et qui alors sont payés moins que ce qu’ils produisent réellement. Supposons que les ouvriers qui ont construit l’usine aient été payés 1 000 000 de dollars, soit le prix de revient total de sa construction. (Par souci de simplifier, je ne tiendrai pas compte des autres coûts de la construction. D’après Marx, on peut faire remonter ces coûts en tout dernier lieu au coût de la main-d’oeuvre d’autres ouvriers à une époque antérieure). L’argent fourni par le capitaliste lui sera rendu au cours des dix premières années. Après cela, d’un point de vue marxiste, le revenu découle d’une exploitation pure et simple.
Cet argument revient à considérer le million de dollars déboursé en 1849, lors de la construction de l’usine, comme étant « égal » au million de dollars reçu au cours de la décennie suivante. Les ouvriers eux-mêmes ne seraient pas d’accord. Ils n’auraient guère fait le travail s’ils avaient dû patienter dix ans pour toucher leur salaire. S’ils y avaient été disposés et qu’ils aient eu la possibilité de travailler dans ces conditions, le capitaliste aurait été vraiment superflu ; les ouvriers auraient pu construire l’usine eux-mêmes en travaillant gratuitement, ils auraient reçu leur salaire au cours des dix années suivantes, et auraient continué à le percevoir pendant quarante ans encore. C’est le rôle du capitaliste que de leur payer leur salaire à l’avance. S’il n’était pas là pour les payer, il n’y aurait ni usine, ni marchandises. Il en supporte lui-même le coût, puisque lui aussi préférerait disposer de l’argent à sa guise en 1850, au lieu de le tenir immobilisé et de le récupérer ensuite progressivement, au cours d’un certain temps. Il est donc raisonnable qu’il reçoive quelque chose pour sa contribution.
Une autre façon de présenter le problème, c’est de dire que l’argent offre un grand choix. Si je dispose aujourd’hui de 10 dollars, je peux les dépenser soit en emmenant ma petite amie au restaurant, soit en achetant un ticket de bus pour aller quelque part, soit… Il est toujours souhaitable d’avoir d’autres choix, puisque j’ai alors la possibilité de choisir la solution la plus séduisante. Il est facile de mettre de l’argent de côté, je ne suis donc pas forcé de le dépenser au moment où je le reçois ; si j’ai dix dollars aujourd’hui, je peux soit les économiser jusqu’à demain, pour les dépenser dans l’un des choix qui me sera alors offert, soit les dépenser aujourd’hui, si je trouve un choix plus attirant que ce que je peux espérer plus tard. C’est ainsi que 10 dollars aujourd’hui valent davantage que 10 dollars demain. C’est la raison d’être des taux d’intérêt ; c’est pourquoi, si je vous emprunte 10 dollars aujourd’hui, je dois vous rendre demain un peu plus de 10 dollars.
L’avantage que représente l’argent d’aujourd’hui sur l’argent de demain est infime, de même que l’intérêt amassé par 10 dollars en une journée. Lorsque la durée en question représente une partie importante de la vie d’un homme, la différence de valeur est également importante. Décider d’acheter une maison pour ma famille aujourd’hui même, ou dans dix ans, n’est pas pour moi un choix indifférent. Dix ans ne sont pas non plus sans importance pour celui qui me prête de l’argent maintenant, et espère recevoir quelque chose en échange. Le marxiste a tort de considérer l’intérêt reçu par un capitaliste, ou payé par un débiteur à son créancier, comme de l’argent volé. Il s’agit en réalité d’un paiement pour une valeur reçue. C’est par suite de la même erreur que beaucoup de gens considèrent l’héritage comme une chose injuste. Ils présument que, si un père gagne de l’argent pour le laisser à son fils qui vivra des intérêts, le fils vit véritablement aux dépens des gens qui l’entourent. Pour citer une personne avec laquelle j’argumentais à ce propos : le marché financier, c’est-à-dire actions, obligations, comptes bancaires et le reste, tout cela représente simplement des symboles et des façades. C’est à travers eux qu’il faut voir ce qui arrive réellement aux objets réels. La réalité, c’est qu’il y a quelqu’un qui ne produit rien et consomme quelque chose, tandis que quelqu’un d’autre doit payer pour cela.
En fait, c’est le père qui paie. Si le fils vivait concrètement sur de la nourriture produite et emmagasinée par son père, cela serait évident, et peu de gens trouveraient à redire. Mais la situation est, en fait, strictement la même lorsque le père choisit d’investir sa richesse au lieu de la consommer ou de la transformer en réserve de nourriture. En achetant une usine au lieu d’un yacht, il accroît la productivité de la société. Cette usine permet aux ouvriers de produire davantage ; et c’est cette production supplémentaire qui nourrit son fils.
Pour le véritable égalitariste, qui considère l’égalité comme un objectif suprême en soi, il ne s’agit pas là d’une justification. L’héritage est inégal, et de ce fait, injuste. Je ne me sens guère en sympathie avec son point de vue. Je ne vois pas de meilleure raison que la cupidité pour prétendre que, au moment de la mort de quelqu’un d’autre, je « mérite » une part de sa richesse que je n’ai pas contribué à produire. Je ne vois pas de raison plus noble que la jalousie pour désapprouver la bonne fortune de celui qui reçoit un héritage « qu’il n’a pas gagné »." (p.44-45)
"La personne qui dit – comme le fait presque tout un chacun – que la vie humaine a une valeur infinie et ne doit pas se mesurer en termes purement matériels, raconte manifestement des inepties, aussi populaires soient-elles. Si elle en était convaincue pour sa propre vie, elle ne traverserait jamais la rue, sauf pour rendre visite à son médecin, ou pour gagner l’argent nécessaire à sa survie physique. Elle mangerait la nourriture la moins chère et la plus nourrissante qu’elle puisse trouver, et vivrait dans une petite pièce, épargnant ses revenus pour aller fréquemment rendre visite aux meilleurs médecins possibles. Elle ne prendrait aucun risque, ne consommerait aucun produit de luxe, et aurait une longue vie. Si vous appelez cela vivre. Si un homme croyait véritablement que la vie des autres est infiniment précieuse, il vivrait en ascète, gagnerait autant d’argent que possible, et, tout ce qui n’est pas absolument nécessaire à sa survie, il le dépenserait dans les ventes de charité, le donnerait à des organismes de recherche pour la guérison de maladies actuellement incurables, et autres œuvres de bienfaisance.
En fait, ceux qui parlent de la valeur infinie de la vie humaine n’adoptent aucun de ces styles de vie. Ils consomment beaucoup plus qu’il n’est nécessaire pour subvenir à leurs besoins vitaux. Ils ont probablement des cigarettes dans leur tiroir, et une voiture de sport dans le garage. Par leurs actions, sinon en paroles, ils reconnaissent que la survie physique n’est qu’une valeur parmi tant d’autres, aussi importante soit-elle.
L’idée de « besoin » est dangereuse, parce qu’elle menace dans son fond même la démonstration pratique en faveur de la liberté. Cette argumentation repose sur la reconnaissance que chacun est le mieux qualifié pour se choisir, parmi une multitude de vies possibles, celle qui est pour lui la meilleure. Si nombre de ces choix impliquent des « besoins » – des choses d’une valeur infinie pour une personne – que quelqu’un d’autre serait plus à même de mieux déterminer, à quoi sert la liberté ? Si je ne suis pas d’accord avec l’expert à propos de mes « besoins », je ne porte pas un jugement de valeur, mais je commets une erreur.
Si l’on accepte le concept de « besoins », il faut aussi accepter, en principe, que des décisions concernant ces besoins soient prises pour nous par quelqu’un d’autre, très vraisemblablement les hommes de l’Etat. C’est précisément cet argument qui est à l’origine des subventions faites par les hommes de l’Etat à la médecine, d’aujourd’hui et de demain. La médecine, comme la nourriture, l’eau ou l’air, contribue à la survie physique. Le genre et la quantité de soins médicaux nécessaires à la réalisation d’un objectif particulier – guérir ou prévenir une maladie par exemple – ne sont pas question de goût individuel, mais avis d’expert. On affirme par conséquent que les soins médicaux dont les gens ont besoin devraient être assurés « gratuitement ». Mais combien cela coûte-t-il, en réalité ? Certains « besoins » peuvent être satisfaits à un prix relativement modique ; pour assurer, à un prix minimum, une alimentation « bien équilibrée » (composée principalement de graines de soja et de lait en poudre, par exemple), le prix de revient s’élève seulement à quelques centaines de dollars par an. Si l’on fait des dépenses supplémentaires en nourriture, cela ne fait qu’améliorer le goût – ce qui, pourrait-on objecter, représente un luxe. Mais si l’on fait des dépenses supplémentaires en soins médicaux, cela contribue à améliorer la santé, jusqu’à atteindre un niveau très élevé de dépenses médicales, peut-être même au point que la médecine absorberait la totalité du revenu national. Qu’est-ce que cela signifie ? Faut-il, pour satisfaire notre « besoin » en soins médicaux, faire en sorte que tout le monde devienne médecin, à l’exception de ceux qui sont absolument indispensables à la production du vivre et du couvert ? Assurément non. Une telle société ne serait guère plus séduisante que la « vie » de l’homme qui considérait vraiment que sa vie était infiniment précieuse.
L’erreur, c’est de penser qu’il vaut la peine d’améliorer la santé à n’importe quel prix, si élevé soit-il, que toute amélioration en vaut la peine, si minime soit elle. Il arrive un moment où, dans l’accroissement des soins médicaux, le prix de revient, en temps et en argent, est plus important que ne le justifie l’amélioration obtenue. Ce moment dépend, d’une part de la valeur subjective que la personne concernée attribue à une bonne santé, d’autre part, des autres choses qu’elle pourrait acheter avec cet argent, ou faire pendant ce temps. Si les soins médicaux sont vendus sur le marché au même titre que d’autres biens et services, les particuliers les consommeront jusqu’à la limite que nous venons de mentionner, et dépenseront le reste de leur argent dans l’achat d’autres produits. Avec Medicare [une des formes de l’assurance-maladie étatique aux Etats-Unis,] L’assurance-maladie des hommes de l’Etat peut aussi imposer des transferts d’argent d’une personne à une autre ; cet effet est souvent cité par ceux qui prétendent que ces programmes permettraient aux pauvres de recevoir des soins de bonne qualité, qu’ils n’auraient pas les moyens de se procurer autrement. S’il en est ainsi, le transfert devrait être évalué indépendamment de la part du programme consacré spécifiquement à la médecine. Dans la mesure où il serait bon de prendre l’argent des riches pour le donner aux pauvres, cela peut se faire en l’absence de tout programme d’assurance médicale obligatoire ; si l’assurance médicale obligatoire est une bonne chose, elle peut se faire sans transfert forcé. Cela n’a pas de sens d’invoquer la redistribution pour justifier l’assurance, ce sont les hommes de l’Etat qui prennent la décision ; ils obligent l’individu à acheter des soins médicaux pour une certaine quantité, que cela vaille la peine de payer ce prix, ou non, de l’avis de ce dernier.
En fait, il est très douteux que les programmes médicaux des hommes de l’Etat volent l’argent des riches pour le donner aux pauvres. La preuve en est que la médecine socialisée en Grande-Bretagne a eu l’effet contraire. Les classes aux revenus supérieurs paient des cotisations plus élevées mais, pour diverses raisons, elles tirent aussi beaucoup plus de profit des services. En Amérique, Medicare a été rattaché au système de retraite, qui est un régime existant d’ « assurance » obligatoire, et qui, comme je l’ai montré dans un chapitre précédent, transfère selon toute vraisemblance des revenus des pauvres aux non pauvres. Si l’expérience du passé peut servir de guide, il est peu vraisemblable que les pauvres obtiennent beaucoup de choses qu’ils n’ont pas payées, et il est probable qu’ils paient pour des choses qu’ils n’obtiendront pas." (pp.46-47)
-David Friedman, Vers une société sans Etat, Les Belles Lettres, 1992, 2e éd. (1973 pour la première édition états-unienne), 193 pages.
http://ekladata.com/9o9guUUBEHrp2bWt3sHLCgd3qc8/Friedman-Vers-une-societe-sans-Etat.pdf
"L’idée centrale du libertarianisme, c’est qu’on doit laisser les gens mener leur propre vie comme ils l’entendent. Nous rejetons totalement l’idée qu’il faille protéger les gens contre eux-mêmes par la force. Une société libertarienne n’aurait pas de lois contre la drogue, le jeu, la pornographie – et pas de ceinture de sécurité obligatoire. Nous rejetons aussi l’idée que les gens auraient un droit à faire valoir sur les autres, en dehors de celui d’être laissés en paix. Une société libertarienne n’aurait pas de système d’assistance, ni d’assurances « sociales ». Les gens qui souhaiteraient aider les autres le feraient de leur plein gré, au moyen de la charité privée au lieu d’utiliser l’argent arraché par la force aux contribuables. Ceux qui souhaiteraient s’assurer une pension de retraite le feraient au moyen d’une assurance privée.
Les personnes désireuses de vivre dans une société vertueuse, entourées de personnes partageant leur même conception de la vertu, seraient libres d’établir leurs propres communautés, et de passer des contrats les unes avec les autres pour empêcher les « pécheurs » d’acheter ou de louer au sein de leurs groupes. Ceux qui souhaiteraient vivre en « communautés » pourraient fonder leurs propres communautés. Mais personne n’aurait le droit d’imposer à son voisin sa manière de vivre.
Jusqu’à maintenant, nombreux sont ceux qui, sans s’appeler des libertariens, seraient d’accord. La difficulté survient lorsqu’il s’agit de donner une signification à « être laissé tranquille ». Nous vivons dans une société complexe et interdépendante. Chacun de nous est constamment affecté par des événements qui se déroulent à des milliers de kilomètres et concernent des gens dont il n’a jamais entendu parler. Comment pouvons-nous, dans une telle société, dire de façon significative que chacun est libre de faire comme il l’entend ?
La réponse à cette question se trouve dans le concept du droit de propriété. Si l’on considère que chacun est propriétaire de son propre corps, et qu’il peut acquérir la propriété d’autres choses en les créant, ou en obtenant le transfert de cette propriété à son nom par un autre propriétaire, il devient alors possible, au moins de façon formelle, de définir « être laissé en paix » et son contraire « être victime de la violence ». Quelqu’un qui m’empêche par la force de faire usage de mon bien comme je l’entends, alors que je ne l’utilise pas pour violer son droit de faire usage de son bien, me fait subir une violence. Un homme qui m’empêche de prendre de l’héroïne m’impose une contrainte ; un homme qui m’empêche de l’abattre ne me contraint pas." (p.11)
"Le but de ce livre est de vous persuader qu’une société libertarienne serait non seulement libre mais agréable à vivre, et que les institutions de la propriété privée sont les rouages de la liberté, donnant la possibilité à chacun, dans un monde complexe et interdépendant, de mener sa vie comme il l’entend." (p.12)
"Le désir de plusieurs personnes d’utiliser les mêmes ressources à des fins différentes est le problème essentiel qui rend absolument nécessaire l’institution de droits de propriété. La manière la plus simple de résoudre ce conflit, c’est le recours à la force physique. Si je vous assomme, je peux me servir de votre voiture. Cette méthode est très dispendieuse, à moins d’avoir le goût de la bagarre, et d’être couvert par une bonne assurance médicale. Cela rend également difficiles les projets d’avenir : à moins d’être le champion en titre de la catégorie « poids lourds », on ne sait jamais quand on aura accès à une voiture. Le recours direct à la force physique est une solution si médiocre pour résoudre le problème des ressources limitées que seuls les petits enfants et les grands Etats en font communément usage.
La solution habituelle, c’est que l’usage de chaque chose doit être décidé par une personne ou par un groupe de personnes régi par un ensemble de règles. Ces choses portent le nom de propriété. Si chaque chose est sous le contrôle d’un particulier qui a le pouvoir de transférer ce contrôle à tout autre particulier, l’institution s’appelle alors propriété privée." (p.15)
"Une objection courante formulée à l’encontre de la propriété privée, c’est qu’il s’agirait d’un système immoral parce qu’il repose sur l’égoïsme. Or, ceci est faux. La plupart des gens définissent l’égoïsme comme une attitude qui consiste à ne s’occuper que de soi et à considérer le bien-être des autres comme quantité négligeable. L’argument en faveur de la propriété privée est indépendant de ce choix éthique ; il repose simplement sur le fait que des personnes différentes poursuivent des objectifs différents. Chacun est égoïste uniquement dans ce sens qu’il accepte et suit sa propre perception de la réalité, sa propre vision du bien.
Cette objection est également erronée parce qu’elle présente de fausses alternatives. Dans le cadre de quelque institution que ce soit, il n’existe essentiellement que trois moyens de me faire aider d’une autre personne pour atteindre mes objectifs : l’amour, l’échange volontaire et l’emploi de la force.
Par amour, j’entends que mon objectif se confond avec le vôtre. Ceux qui m’aiment souhaitent que j’obtienne ce que je veux (sauf ceux qui pensent que je suis très borné dans le choix de ce qui est bon pour moi). Aussi m’aident-ils volontairement et « de façon désintéressée ». Le mot « amour » est un terme trop limité. Vous pourriez également partager mon objectif non pas parce que c’est le mien, mais parce que, sous un certain rapport, nous percevons le bien de façon identique. Vous pourriez vous porter volontaire pour travailler à ma campagne électorale, non pas parce que vous m’aimez, mais parce que vous pensez qu’il serait bon que je sois élu. Naturellement, nous pourrions partager des objectifs communs pour des raisons totalement différentes. Je pourrais penser que j’étais précisément ce dont le pays avait besoin, et vous, que j’étais précisément ce que le pays méritait. La seconde méthode de coopération, c’est le commerce. Je consens à vous aider à atteindre votre objectif si vous m’aidez à atteindre le mien.
La troisième méthode, c’est la force. Vous faites ce que je veux, ou je vous descends.
L’amour – plus généralement, la participation à un objectif commun – marche bien, mais seulement pour un nombre limité de problèmes. Il est difficile de connaître un très grand nombre de gens suffisamment bien pour les aimer. L’amour peut être source de coopération pour traiter d’affaires compliquées au sein de très petits groupes de personnes, tels que les familles. Cela marche aussi pour permettre à des groupes importants de personnes d’atteindre des objectifs très simples – d’une simplicité telle qu’un grand nombre de personnes différentes peuvent être tout à fait d’accord sur ces objectifs. Mais quand il s’agit d’un objectif complexe où se trouve engagée une multitude de personnes – la production de ce livre, par exemple – ça ne marche pas. Je ne peux attendre de tous les gens dont le concours m’est nécessaire – typographes, rédacteurs, libraires, bûcherons, ouvriers des usines de pâte à papier, et mille autres encore – de me connaître et de m’aimer suffisamment pour accepter de publier ce livre pour mes beaux yeux. Et je ne peux pas non plus attendre d’eux qu’ils adhèrent tous à mes opinions politiques au point d’envisager la publication de ce livre comme un objectif en soi. Et je ne peux pas non plus attendre de tous ces gens qu’ils veuillent lire ce livre et soient, de ce fait, disposés à participer à sa production. J’ai donc recours à la seconde méthode : le commerce.
Je contribue, en temps et en effort, à la production du manuscrit. J’obtiens en échange une chance de diffuser mes opinions, le réconfort d’une satisfaction personnelle, et un peu d’argent. Les personnes qui veulent le lire se procurent le livre. En échange, elles donnent de l’argent. Mon éditeur et ses employés donnent le temps, l’effort et la compétence nécessaires pour assurer la coordination entre nous tous ; ils en retirent de l’argent et une certaine réputation. Bûcherons, imprimeurs, et autres, fournissent leur effort et leur compétence, et reçoivent de l’argent en échange. Des milliers de gens, peut-être des millions, coopèrent à une tâche unique, chacun poursuivant ses propres objectifs. Ainsi, sous le régime de la propriété privée, chaque fois que cela est possible, on emploie la première méthode, celle de l’affection. Là où ce n’est pas possible, on a alors recours au commerce.
L’attaque portée contre la propriété privée pour son égoïsme met en opposition la seconde méthode avec la première. Elle laisse entendre que le seul substitut possible au commerce « égoïste », c’est l’amour « désintéressé ». Mais, sous le régime de la propriété privée, l’amour fonctionne déjà là où il peut. On n’empêche personne de faire quelque chose à titre gracieux, s’il le veut. C’est tout simplement ce que font beaucoup de gens – les parents qui
aident leurs enfants, les travailleurs bénévoles dans les hôpitaux, les chefs scouts. Pour ce qui est des choses que les gens ne sont pas disposés à faire gracieusement, s’il faut remplacer le commerce par quelque chose, ce ne peut être que par la force. Au lieu d’être égoïstes et de faire les choses parce qu’ils le veulent, les gens seront désintéressés… et les feront sous la menace d’un fusil.
Cette accusation est-elle injuste ? La seule autre possibilité offerte à ceux qui se plaignent de l’égoïsme, c’est l’Etat. Il est égoïste de faire quelque chose pour de l’argent, si bien que les taudis devraient être nettoyés par un « corps de jeunes », enrôlés de force par l’intermédiaire d’un « service civique universel ». En d’autres termes, cela veut dire que le travail doit être fait par des gens qui seront mis en prison s’ils ne le font pas." (pp.22-24)
"Il n’y a pas moyen de donner à un homme de l’Etat un pouvoir dont on ne peut se servir que pour faire le bien. S’il donne à manger à quelqu’un, il doit prendre la nourriture à quelqu’un d’autre – la nourriture n’apparaît pas comme par enchantement. Au cours de notre histoire contemporaine, en période de paix, je ne connais qu’un seul cas où une multitude de gens sont morts de faim, alors que la nourriture était disponible. Cela s’est produit dans le cadre d’un régime économique où la décision d’attribuer la nourriture était prise par les hommes de l’Etat. Joseph Staline décida de quelle quantité de nourriture avaient besoin les habitants de l’Ukraine. Ce dont ils n’avaient pas « besoin » fut saisi par les hommes de l’Etat soviétique et expédié ailleurs. Au cours des années 1932 et 1933, plusieurs millions d’Ukrainiens sont morts de faim. Selon les chiffres soviétiques, au cours de chacune de ces mêmes deux années, l’Union soviétique a exporté environ 1,8 millions de tonnes de céréales.
Si nous acceptons un chiffre élevé pour ceux qui sont morts de faim – disons : huit millions – il ressort que cette quantité de céréales aurait procuré environ deux mille calories par jour à chacun d’entre eux.
Toutefois, dans l’objection du socialiste à propos de la « mauvaise répartition » capitaliste, il y a bel et bien un fait auquel je m’associe, sinon d’un point de vue économique, du moins d’un point de vue esthétique.
Au fond du cœur, nous croyons, pour la plupart, qu’il n’existe qu’une seule forme du Bien, et que, dans l’idéal, chacun devrait chercher à l’atteindre. Dans un Etat socialiste parfait, à économie dirigée, chacun fait partie d’une hiérarchie à la poursuite du même objectif. Si le seul vrai Bien réside dans cet objectif, cette société sera parfaite dans un sens où ne peut l’être une société capitaliste, dans laquelle chacun recherche le bien selon la perception propre qu’il en a, différente de l’autre et imparfaite. Puisque la plupart des socialistes s’imaginent que l’Etat socialiste sera contrôlé par des gens comme eux, ils se figurent que le gouvernement poursuivra le Vrai Bien – celui qu’ils perçoivent de façon imparfaite. C’est sûrement mieux qu’un système chaotique dans lequel toutes sortes de gens autres que les socialistes perçoivent toutes sortes d’autres formes du bien et gaspillent, à les poursuivre, des ressources précieuses. Les gens qui rêvent d’une société socialiste envisagent rarement la possibilité que, parmi ces autres personnes, quelques-unes puissent parvenir à imposer leurs objectifs à celui qui rêve, au lieu que ce soit l’inverse. George Orwell est la seule exception qui me vienne à l’esprit." (p.24)
"Y a-t-il des tâches qui doivent être faites, mais que, de par leur nature, il est inconcevable de faire à titre privé, et qui, par conséquent, doivent continuer à être réalisées par les hommes de l’Etat ?
Je ne le pense pas. Il existe, il est vrai, certaines tâches importantes qui, pour des raisons particulières, sont difficilement réalisables par des institutions où domine intégralement le système de la propriété privée. Je crois que ces difficultés sont en principe solubles et qu’elles peuvent trouver une solution dans la pratique. Je maintiens qu’il n’existe aucune fonction qui appartienne en propre à l’Etat. En ce sens, je suis anarchiste. Tout ce que font les hommes des Etats peut se diviser en deux catégories : ce dont nous pourrions nous passer aujourd’hui, et ce dont nous espérons pouvoir nous passer demain. La majeure partie des choses que font les hommes de notre Etat relève de la première catégorie.
Le système d’institutions que j’aimerais voir réaliser en définitive serait entièrement privé : on appelle parfois ce système l’anarcho-capitalisme, ou anarchie libertarienne. A certains égards, de telles institutions seraient radicalement différentes de celles que nous avons actuellement : leur fonctionnement éventuel sera examiné assez longuement dans la troisième partie de cet ouvrage." (p.25)
"Les êtres humains et les sociétés humaines sont bien trop compliqués pour que nous ayons confiance dans des prédictions a priori sur le fonctionnement éventuel d’institutions qui n’ont jamais été expérimentées. En ce qui concerne les sociétés capitalistes historiques, nous pouvons et devrions essayer de faire la distinction entre les éléments qui ont été produits par des institutions fondées sur le principe de la propriété privée, et ceux qui sont le fruit de l’intervention des hommes de l’Etat. Après cela, nous devons fonder notre croyance dans le bon fonctionnement des institutions privées de l’avenir sur l’observation du fait que ces institutions, dans la mesure où elles ont existé, ont fonctionné de façon satisfaisante." (p.26)
"Ne demandez pas ce que l’Etat peut faire pour vous. Demandez ce que les hommes de l’Etat sont en train de vous faire." (p.26)
"Il y a des programmes publics qui donnent de l’argent aux pauvres, tels que l’Aide aux Familles avec des Enfants à Charge, par exemple. Mais ces mesures sont largement compensées par d’autres qui ont l’effet contraire – des programmes qui portent préjudice aux pauvres pour le bénéfice des non-pauvres. Il est presque certain que les pauvres seraient plus à leur aise, si l’on abolissait à la fois les versements qu’ils reçoivent maintenant et les impositions, directes et indirectes. Examinons quelques exemples." (p.27)
"On pourrait remplir des pages et des pages à énumérer des formes similaires de redistribution. Les universités d’Etat, par exemple, subventionnent l’éducation des classes supérieures grâce à l’argent provenant en grande partie de contribuables relativement pauvres. La rénovation urbaine s’appuie sur le pouvoir de l’Etat pour empêcher le développement des taudis, processus auquel on se réfère parfois sous le nom de « limitation du fléau urbain ». Pour les gens de la classe moyenne, qui se trouvent à la limite des zones occupées par des gens à bas revenus, il s’agit là d’une précieuse protection. Mais le « fléau urbain », c’est précisément le processus par lequel un plus grand nombre de logements deviennent disponibles pour les gens à bas revenus. Les partisans de la rénovation urbaine prétendent qu’ils améliorent le logement des pauvres. Dans le quartier de Hyde Park, à Chicago, où j’ai passé une grande partie de ma vie, on a démoli de vieux immeubles composés d’appartements à bas loyers, et on les a remplacés par des maisons à 30 000 ou 40 000 dollars. Une grande amélioration, pour les pauvres qui possèdent 30 000 dollars ! Et il s’agit là de la règle, et non de l’exception, comme l’a montré Martin Anderson il y a quelques années dans The Federal Bulldozer.
Il n’est pas question de nier que les pauvres reçoivent parfois des avantages de certains programmes d’Etat. Tout le monde en retire quelque avantage. Le système politique est lui-même une sorte de marché. Quiconque a quelque chose à offrir : des voix, de l’argent, du travail, peut obtenir une faveur spéciale, mais la différence est que celle-ci est obtenue aux dépens de quelqu’un d’autre. J’affirme par ailleurs que, tout compte fait, presque tout le monde est perdant. Que cela soit ou non le cas pour tout le monde, c’est sûrement le cas pour les pauvres, qui ont moins que les autres à offrir sur le marché." (p.28)
"La loi sur le salaire minimum a pour principal effet de priver de leur emploi les ouvriers non spécialisés qui souvent, aux yeux d’un employeur, ne valent pas le salaire minimum. (Cet effet se voit dans l’augmentation spectaculaire du taux de chômage chez les adolescents de couleur, variation qui suit exactement les augmentations du salaire minimum.)" (p.30)
"Marx ne se bornait pas à prédire la paupérisation des classes ouvrières, il affirmait aussi que cette paupérisation était déjà en cours. Comme beaucoup de ses contemporains, il estimait que le développement des institutions capitalistes et des méthodes industrielles de production avaient accru la misère, dès le début du XIXe siècle. C’est une conviction encore générale, qui se fonde sur une histoire contestable, et une logique encore plus contestable. A la lecture des textes où l’on parle des longues journées de travail et des bas salaires dans l’Angleterre et l’Amérique du XIXe siècle, nombre de gens considèrent qu’ils constituent autant de preuves contre le capitalisme et l’industrialisation. Ils oublient que ces conditions ne nous semblent intolérables que parce que nous vivons dans une société considérablement plus riche, et que, si notre société est devenue si productive, cela est dû en grande partie au progrès économique réalisé au XIXe siècle dans le cadre des institutions d’un capitalisme de « laissez faire » relativement sans contrainte.
Dans les conditions économiques du XIXe siècle, aucune institution, fût-elle socialiste, capitaliste ou anarcho-capitaliste, n’aurait pu produire du jour au lendemain ce qui, à nos yeux, serait un niveau de vie décent. Tout simplement la richesse n’était pas là. Si un socialiste avait confisqué le revenu de tous les capitalistes millionnaires pour le donner aux ouvriers, il aurait constaté que ceux-ci n’étaient guère plus riches qu’avant. Les millionnaires gagnaient bien davantage que les ouvriers, mais il y avait tellement plus d’ouvriers que de millionnaires ! Il a fallu une longue période de progrès pour aboutir à une société assez riche pour qu’on considère les conditions de vie du XIXe siècle comme celles d’une pauvreté misérable.
Des gens plus sérieux allèguent que les conditions qui prévalaient pendant la Révolution Industrielle, en particulier en Angleterre, devraient être condamnées, par comparaison non pas avec notre niveau de vie actuel, mais avec des conditions de vie antérieures. C’était là la conviction de nombreux écrivains anglais de l’époque. Malheureusement, il y en avait peu parmi eux qui aient eu une vraie connaissance de la vie en Angleterre au siècle précédent: on peut déduire leur ignorance d’après la description idyllique que donne Engels de la classe ouvrière anglaise au XVIIIe siècle. […]
Les faits historiques, tout imparfaits qu’ils fussent, semblent indiquer que la condition des classes ouvrières s’est améliorée au cours du XIXe siècle : le taux de mortalité s’est réduit ; les économies des ouvriers se sont accrues ; la consommation par les ouvriers de « denrées de luxe » comme le thé ou le sucre a augmenté, le nombre d’heures de travail diminué. Ceux qui sont intéressés par un examen plus long de ce témoignage souhaiteront peut-être lire The Industrial Revolution de T.S. Ashton ou bien Capitalism and the Historians, publié par F. A. Hayek.
Alors que la Révolution Industrielle était effectivement en train de commencer, c’est l’aristocratie terrienne conservatrice qui manifesta le plus d’opposition, faisant valoir que les produits de luxe et l’indépendance allaient corrompre les classes ouvrières. Par une curieuse ironie, le temps a fait de ces messieurs les alliés intellectuels – souvent cités directement comme des autorités en la matière – des socialistes modernes qui attaquent le capitalisme du XIXe siècle pour des raisons plutôt différentes. Le socialiste moderne prétend que c’est la législation de l’Etat qui, en limitant les heures de travail, en empêchant le travail des enfants, en imposant des règles de sécurité, et en violant de toutes sortes d’autres manières la liberté des contrats du « laissez-faire », est la cause du progrès. Mais l’examen des faits révèle que la législation, tout à fait logiquement, n’a fait que suivre le progrès, plutôt que de le précéder. C’est seulement lorsque la plupart des ouvriers étaient déjà descendus à la journée de dix heures qu’il devint politiquement possible de légiférer à ce sujet." (pp.31-32)
"Selon l’affirmation de Marx, les marchandises sont produites par des ouvriers au moyen d’outils (machines, usines, etc.). Les outils eux-mêmes ont été fabriqués par des ouvriers avant eux. Toute la production est faite par des ouvriers : les ouvriers d’aujourd’hui, et ceux d’hier. Mais le capitaliste revendique une partie du bénéfice de la production. Pour se justifier, il dit qu’il a fourni les outils ; ceci n’est pas valable, étant donné que les outils ont été produits en réalité par les ouvriers d’avant. Le capitaliste qui, n’ayant participé en rien à la production, prend une partie de son produit, est manifestement en train de voler – d’exploiter – les véritables producteurs, les ouvriers.
L’ennui avec cet argument, c’est qu’il ne reconnaît pas que le fait de payer des outils aujourd’hui en attendant des années pour récupérer l’argent est en soi une activité productive, et que l’intérêt gagné par le capital en est le paiement correspondant. Examinons une situation précise. Une usine construite en 1849 produit de 1850 à 1900. Son prix de revient était d’un million de dollars, et elle rapporte à son propriétaire un revenu de 100 000 dollars par an. Selon Marx, il s’agit, soit d’une richesse produite par les ouvriers qui ont construit l’usine, et qui devrait leur revenir, soit d’une richesse volée aux ouvriers qui travaillent dans l’usine, et qui alors sont payés moins que ce qu’ils produisent réellement. Supposons que les ouvriers qui ont construit l’usine aient été payés 1 000 000 de dollars, soit le prix de revient total de sa construction. (Par souci de simplifier, je ne tiendrai pas compte des autres coûts de la construction. D’après Marx, on peut faire remonter ces coûts en tout dernier lieu au coût de la main-d’oeuvre d’autres ouvriers à une époque antérieure). L’argent fourni par le capitaliste lui sera rendu au cours des dix premières années. Après cela, d’un point de vue marxiste, le revenu découle d’une exploitation pure et simple.
Cet argument revient à considérer le million de dollars déboursé en 1849, lors de la construction de l’usine, comme étant « égal » au million de dollars reçu au cours de la décennie suivante. Les ouvriers eux-mêmes ne seraient pas d’accord. Ils n’auraient guère fait le travail s’ils avaient dû patienter dix ans pour toucher leur salaire. S’ils y avaient été disposés et qu’ils aient eu la possibilité de travailler dans ces conditions, le capitaliste aurait été vraiment superflu ; les ouvriers auraient pu construire l’usine eux-mêmes en travaillant gratuitement, ils auraient reçu leur salaire au cours des dix années suivantes, et auraient continué à le percevoir pendant quarante ans encore. C’est le rôle du capitaliste que de leur payer leur salaire à l’avance. S’il n’était pas là pour les payer, il n’y aurait ni usine, ni marchandises. Il en supporte lui-même le coût, puisque lui aussi préférerait disposer de l’argent à sa guise en 1850, au lieu de le tenir immobilisé et de le récupérer ensuite progressivement, au cours d’un certain temps. Il est donc raisonnable qu’il reçoive quelque chose pour sa contribution.
Une autre façon de présenter le problème, c’est de dire que l’argent offre un grand choix. Si je dispose aujourd’hui de 10 dollars, je peux les dépenser soit en emmenant ma petite amie au restaurant, soit en achetant un ticket de bus pour aller quelque part, soit… Il est toujours souhaitable d’avoir d’autres choix, puisque j’ai alors la possibilité de choisir la solution la plus séduisante. Il est facile de mettre de l’argent de côté, je ne suis donc pas forcé de le dépenser au moment où je le reçois ; si j’ai dix dollars aujourd’hui, je peux soit les économiser jusqu’à demain, pour les dépenser dans l’un des choix qui me sera alors offert, soit les dépenser aujourd’hui, si je trouve un choix plus attirant que ce que je peux espérer plus tard. C’est ainsi que 10 dollars aujourd’hui valent davantage que 10 dollars demain. C’est la raison d’être des taux d’intérêt ; c’est pourquoi, si je vous emprunte 10 dollars aujourd’hui, je dois vous rendre demain un peu plus de 10 dollars.
L’avantage que représente l’argent d’aujourd’hui sur l’argent de demain est infime, de même que l’intérêt amassé par 10 dollars en une journée. Lorsque la durée en question représente une partie importante de la vie d’un homme, la différence de valeur est également importante. Décider d’acheter une maison pour ma famille aujourd’hui même, ou dans dix ans, n’est pas pour moi un choix indifférent. Dix ans ne sont pas non plus sans importance pour celui qui me prête de l’argent maintenant, et espère recevoir quelque chose en échange. Le marxiste a tort de considérer l’intérêt reçu par un capitaliste, ou payé par un débiteur à son créancier, comme de l’argent volé. Il s’agit en réalité d’un paiement pour une valeur reçue. C’est par suite de la même erreur que beaucoup de gens considèrent l’héritage comme une chose injuste. Ils présument que, si un père gagne de l’argent pour le laisser à son fils qui vivra des intérêts, le fils vit véritablement aux dépens des gens qui l’entourent. Pour citer une personne avec laquelle j’argumentais à ce propos : le marché financier, c’est-à-dire actions, obligations, comptes bancaires et le reste, tout cela représente simplement des symboles et des façades. C’est à travers eux qu’il faut voir ce qui arrive réellement aux objets réels. La réalité, c’est qu’il y a quelqu’un qui ne produit rien et consomme quelque chose, tandis que quelqu’un d’autre doit payer pour cela.
En fait, c’est le père qui paie. Si le fils vivait concrètement sur de la nourriture produite et emmagasinée par son père, cela serait évident, et peu de gens trouveraient à redire. Mais la situation est, en fait, strictement la même lorsque le père choisit d’investir sa richesse au lieu de la consommer ou de la transformer en réserve de nourriture. En achetant une usine au lieu d’un yacht, il accroît la productivité de la société. Cette usine permet aux ouvriers de produire davantage ; et c’est cette production supplémentaire qui nourrit son fils.
Pour le véritable égalitariste, qui considère l’égalité comme un objectif suprême en soi, il ne s’agit pas là d’une justification. L’héritage est inégal, et de ce fait, injuste. Je ne me sens guère en sympathie avec son point de vue. Je ne vois pas de meilleure raison que la cupidité pour prétendre que, au moment de la mort de quelqu’un d’autre, je « mérite » une part de sa richesse que je n’ai pas contribué à produire. Je ne vois pas de raison plus noble que la jalousie pour désapprouver la bonne fortune de celui qui reçoit un héritage « qu’il n’a pas gagné »." (p.44-45)
"La personne qui dit – comme le fait presque tout un chacun – que la vie humaine a une valeur infinie et ne doit pas se mesurer en termes purement matériels, raconte manifestement des inepties, aussi populaires soient-elles. Si elle en était convaincue pour sa propre vie, elle ne traverserait jamais la rue, sauf pour rendre visite à son médecin, ou pour gagner l’argent nécessaire à sa survie physique. Elle mangerait la nourriture la moins chère et la plus nourrissante qu’elle puisse trouver, et vivrait dans une petite pièce, épargnant ses revenus pour aller fréquemment rendre visite aux meilleurs médecins possibles. Elle ne prendrait aucun risque, ne consommerait aucun produit de luxe, et aurait une longue vie. Si vous appelez cela vivre. Si un homme croyait véritablement que la vie des autres est infiniment précieuse, il vivrait en ascète, gagnerait autant d’argent que possible, et, tout ce qui n’est pas absolument nécessaire à sa survie, il le dépenserait dans les ventes de charité, le donnerait à des organismes de recherche pour la guérison de maladies actuellement incurables, et autres œuvres de bienfaisance.
En fait, ceux qui parlent de la valeur infinie de la vie humaine n’adoptent aucun de ces styles de vie. Ils consomment beaucoup plus qu’il n’est nécessaire pour subvenir à leurs besoins vitaux. Ils ont probablement des cigarettes dans leur tiroir, et une voiture de sport dans le garage. Par leurs actions, sinon en paroles, ils reconnaissent que la survie physique n’est qu’une valeur parmi tant d’autres, aussi importante soit-elle.
L’idée de « besoin » est dangereuse, parce qu’elle menace dans son fond même la démonstration pratique en faveur de la liberté. Cette argumentation repose sur la reconnaissance que chacun est le mieux qualifié pour se choisir, parmi une multitude de vies possibles, celle qui est pour lui la meilleure. Si nombre de ces choix impliquent des « besoins » – des choses d’une valeur infinie pour une personne – que quelqu’un d’autre serait plus à même de mieux déterminer, à quoi sert la liberté ? Si je ne suis pas d’accord avec l’expert à propos de mes « besoins », je ne porte pas un jugement de valeur, mais je commets une erreur.
Si l’on accepte le concept de « besoins », il faut aussi accepter, en principe, que des décisions concernant ces besoins soient prises pour nous par quelqu’un d’autre, très vraisemblablement les hommes de l’Etat. C’est précisément cet argument qui est à l’origine des subventions faites par les hommes de l’Etat à la médecine, d’aujourd’hui et de demain. La médecine, comme la nourriture, l’eau ou l’air, contribue à la survie physique. Le genre et la quantité de soins médicaux nécessaires à la réalisation d’un objectif particulier – guérir ou prévenir une maladie par exemple – ne sont pas question de goût individuel, mais avis d’expert. On affirme par conséquent que les soins médicaux dont les gens ont besoin devraient être assurés « gratuitement ». Mais combien cela coûte-t-il, en réalité ? Certains « besoins » peuvent être satisfaits à un prix relativement modique ; pour assurer, à un prix minimum, une alimentation « bien équilibrée » (composée principalement de graines de soja et de lait en poudre, par exemple), le prix de revient s’élève seulement à quelques centaines de dollars par an. Si l’on fait des dépenses supplémentaires en nourriture, cela ne fait qu’améliorer le goût – ce qui, pourrait-on objecter, représente un luxe. Mais si l’on fait des dépenses supplémentaires en soins médicaux, cela contribue à améliorer la santé, jusqu’à atteindre un niveau très élevé de dépenses médicales, peut-être même au point que la médecine absorberait la totalité du revenu national. Qu’est-ce que cela signifie ? Faut-il, pour satisfaire notre « besoin » en soins médicaux, faire en sorte que tout le monde devienne médecin, à l’exception de ceux qui sont absolument indispensables à la production du vivre et du couvert ? Assurément non. Une telle société ne serait guère plus séduisante que la « vie » de l’homme qui considérait vraiment que sa vie était infiniment précieuse.
L’erreur, c’est de penser qu’il vaut la peine d’améliorer la santé à n’importe quel prix, si élevé soit-il, que toute amélioration en vaut la peine, si minime soit elle. Il arrive un moment où, dans l’accroissement des soins médicaux, le prix de revient, en temps et en argent, est plus important que ne le justifie l’amélioration obtenue. Ce moment dépend, d’une part de la valeur subjective que la personne concernée attribue à une bonne santé, d’autre part, des autres choses qu’elle pourrait acheter avec cet argent, ou faire pendant ce temps. Si les soins médicaux sont vendus sur le marché au même titre que d’autres biens et services, les particuliers les consommeront jusqu’à la limite que nous venons de mentionner, et dépenseront le reste de leur argent dans l’achat d’autres produits. Avec Medicare [une des formes de l’assurance-maladie étatique aux Etats-Unis,] L’assurance-maladie des hommes de l’Etat peut aussi imposer des transferts d’argent d’une personne à une autre ; cet effet est souvent cité par ceux qui prétendent que ces programmes permettraient aux pauvres de recevoir des soins de bonne qualité, qu’ils n’auraient pas les moyens de se procurer autrement. S’il en est ainsi, le transfert devrait être évalué indépendamment de la part du programme consacré spécifiquement à la médecine. Dans la mesure où il serait bon de prendre l’argent des riches pour le donner aux pauvres, cela peut se faire en l’absence de tout programme d’assurance médicale obligatoire ; si l’assurance médicale obligatoire est une bonne chose, elle peut se faire sans transfert forcé. Cela n’a pas de sens d’invoquer la redistribution pour justifier l’assurance, ce sont les hommes de l’Etat qui prennent la décision ; ils obligent l’individu à acheter des soins médicaux pour une certaine quantité, que cela vaille la peine de payer ce prix, ou non, de l’avis de ce dernier.
En fait, il est très douteux que les programmes médicaux des hommes de l’Etat volent l’argent des riches pour le donner aux pauvres. La preuve en est que la médecine socialisée en Grande-Bretagne a eu l’effet contraire. Les classes aux revenus supérieurs paient des cotisations plus élevées mais, pour diverses raisons, elles tirent aussi beaucoup plus de profit des services. En Amérique, Medicare a été rattaché au système de retraite, qui est un régime existant d’ « assurance » obligatoire, et qui, comme je l’ai montré dans un chapitre précédent, transfère selon toute vraisemblance des revenus des pauvres aux non pauvres. Si l’expérience du passé peut servir de guide, il est peu vraisemblable que les pauvres obtiennent beaucoup de choses qu’ils n’ont pas payées, et il est probable qu’ils paient pour des choses qu’ils n’obtiendront pas." (pp.46-47)
-David Friedman, Vers une société sans Etat, Les Belles Lettres, 1992, 2e éd. (1973 pour la première édition états-unienne), 193 pages.
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Sam 16 Nov - 21:29, édité 1 fois