https://journals.openedition.org/gc/4641
"L’école des Annales qui a capté au profit de l’histoire le programme vidalien. Lorsque Marc Bloch et Lucien Febvre fondent la revue Annales d’histoire économique et sociale en 1929, ils prennent Albert Demangeon au comité de la revue. Liant leur sort à celui des nouveaux historiens, les géographes vont se voir capter leur dynamisme propre, qui va tout entier bénéficier aux historiens. Au lendemain de la guerre et dans les années 1960, les grandes monographies régionales sont celles des historiens : Emmanuel Le Roy Ladurie, Pierre Goubert, Georges Duby, Maurice Agulhon, Alain Corbin...
Dans le milieu des années 1970, deux interventions philosophiques vont accompagner le réveil de la discipline géographique qui sort alors de son sommeil épistémologique. Sans concertation, même à la même période, tant Foucault que le duo Deleuze et Guattari vont puiser dans le langage de la spatialisation de quoi nourrir un regard nouveau sur le monde qui traverse une crise de son régime d’historicité [...]
Il est en effet significatif que le premier numéro de la revue de géographie lancée par Yves Lacoste en 1976, Hérodote invite Michel Foucault à répondre aux questions des géographes de la nouvelle équipe rédactionnelle. On comprend l’intérêt stratégique, pour une géographie souvent présentée alors comme le degré zéro de la pensée, de se parer de l’autorité d’un Michel Foucault."
"Après la phase polémique de L’Anti-Œdipe, Deleuze et Guattari publient en 1980 Mille Plateaux. Ce second volet de « Capitalisme et schizophrénie » est, après la phase critique de L’Anti-Œdipe, la part propositionnelle, positive. Dans ce livre qui déploie une philosophie des logiques spatiales, Deleuze et Guattari rompent radicalement avec l’historicisme du XIXe siècle qui a produit une théodicée, une chronosophie téléologique dominante pendant une bonne partie du XXe siècle. Ils substituent à l’hégélianisation du temps une approche spatialisante des forces multiples qui s’y manifestent.
Le champ d’investissement socio-historique fait l’objet de Mille Plateaux à partir d’une géoanalyse, d’une cartographie des micropolitiques qui permettent de restituer les modes d’articulation entre les processus de subjectivation et les appareils institutionnels, en faisant apparaître la productivité potentielle des groupes-sujets. Le titre de l’ouvrage signale une approche géographique, le plateau, comme zone plane, horizon indéfini, sans limites, zone intermédiaire, centrale, zone d’intensité. Deleuze aimait à dire – peut-être comme une boutade – que ce titre correspondait aux paysages de ses terres limousines, le plateau de Millevaches qu’il avait comme vue dans sa propriété de Saint-Léonard-de-Noblat. Mais surtout, cette absence de commencement et de fin du plateau fait écho au conseil souvent répété par Deleuze selon lequel il faut commencer « par le milieu ». Le plateau évoque cet entre-deux. Après avoir brisé les rigidités de l’institution familiale avec L’Anti-Œdipe, Deleuze et Guattari empruntent les chemins non tracés, les lignes de fuite, les parcours nomades pour explorer tout ce qui peut révéler des différences et des connexions inédites. Le titre n’est donc en rien une métaphore, il annonce plutôt une métamorphose : « Plateau a un sens précis en géographie, en mécanique, en scénographie : plateau d’érosion et de sédimentation, plateau du changement de vitesse et de démultiplication, plateau de distribution et de tournage » (Villani, 1985, p. 333).
Le traitement de l’information en termes de logiques spatiales a pour effet un mode tout à fait original d’usage du temps. Chaque plateau a une date précise mise en exergue qui renvoie à un événement historique éponyme du chapitre. C’est une manière de rappeler l’importance de l’événement pour leur philosophie, mais selon une logique qui n’a plus rien de chrono-logique ni d’évolutive.
Deleuze et Guattari se donnent pour objectif de construire une « mécanosphère » qui puisse changer notre rapport au monde, en adoptant une méthode résolument constructiviste et pragmatique qui part de la délimitation d’un plan de consistance ou plateau, se poursuit en inscrivant sur ce plan deux séries de points, pour mettre ensuite en connexion asymétrique certains de ces points de séries différentes. Cette ligne brisée doit fonctionner sur un autre plan, ou plateau connexe, où elle subit l’attraction d’une nouvelle ligne de fuite ; ce réseau d’actions/réactions est indéfini dans le rhizome dont les connexions n’ont pas de finalité prédéterminée. L’affirmation de la productivité de cette diagonale de la pensée, de cette transversalité en acte a pour effet un livre fourmillant, d’une densité rare.
S’il est un concept nodal de Mille Plateaux qui fait système, c’est celui d’agencement. Ce concept irrigue en effet chaque plateau, et par sa capacité à connecter les éléments les plus divers, il ouvre sur une logique générale que Guattari qualifie souvent dans ces années de « diagrammatique ». Le concept d’agencement offre l’avantage par rapport à la notion abandonnée de « machine désirante » de sortir du domaine de la psychanalyse pour mettre en rapport toutes les formes de connexions, y compris celles du domaine du non-humain, et en libérer les forces. Il suffit de mettre ensemble des éléments singuliers et hétérogènes, et l’on dispose d’un agencement particulier. Ce peut être la guêpe et l’orchidée, mais aussi bien le cheval, l’homme et l’étrier, ou encore le cheval-homme-arc… Toutes les combinaisons sont possibles entre machines techniques, animaux et humains. Ce sont toujours des processus de subjectivation, d’individuation qui sont à l’horizon. Mais un tel objectif présuppose non seulement des détours, mais de reconnecter l’homme avec la nature, avec la physis. Il n’y a en effet plus de distinction pertinente au niveau des liaisons d’agencement, entre nature et artifice.
Deleuze et Guattari vont ainsi donner la plus grande importance à l’éthologie pour restituer la manière dont les animaux construisent leurs agencements avec la nature et entre eux. Ce concept, d’un usage très large, sans limites, est idéal pour construire un système ouvert. Il désigne la mise en relation d’un ensemble de relations matérielles avec un régime de signes correspondant. Loin de se perpétuer, l’agencement est remis en mouvement : il est toujours affecté d’une dose de déséquilibre dans la mesure où il est affecté à un champ de désir sur lequel il se constitue. En ce sens, l’agencement est bien l’équivalent du rôle que jouait dans L’Anti-Œdipe la notion de machine désirante. C’est aussi une manière d’exprimer que le désir n’est affaire que de rencontres, de coupures de flux.
Les agencements ne relèvent donc pas des binarités classiques comme celle qui oppose individu et collectif ou signifiant et signifié, ou encore signe et sens. Deleuze et Guattari définissent deux grands axes d’agencements qui se subdivisent chacun en deux variantes : un axe horizontal comportant le segment du contenu et celui de l’expression. Selon ce niveau, il est agencement machinique de corps, d’actions et de passions et agencement collectif d’énonciation, d’actes et d’énoncés. Un autre axe, vertical comporte des aspects territorialisés et des pointes de déterritorialisation. On est loin des analyses marxiennes althussérisées, encore dominantes à l’époque, qui assignent à l’économique une valeur d’infrastructure déterminante en dernière instance. Ici, tout se connecte entre séries hétérogènes sans jeu de causalité mécanique, sans déterminisme, selon les diverses lignes de fuite du système macro-politique."
"Les chants d’oiseaux marquent ainsi leur territoire, et on retrouve cette même fonction territorialisante en Grèce antique ou dans les systèmes hindous. Mais « la ritournelle peut prendre d’autres fonctions, amoureuse, professionnelle ou sociale, liturgique ou cosmique : elle emporte toujours de la terre avec soi » (Deleuze & Guattari, 1980, p. 384). Les rythmiques qui scandent la vie des animaux comme celle des humains sont une manière de contrer le chaos et ses menaces d’épuisement. De cet agencement entre un milieu qui riposte au chaos, naît un « rythme-chaos ou chaosmos » (Deleuze & Guattari, 1980, p. 385). Dans le langage commun, une ritournelle est une petite musique qui se répète, un refrain, une rengaine, une forme d’éternel retour qui, en même temps, fabrique du temps, le « temps impliqué » dont parlait le linguiste Gustave Guillaume. Mais elle porte surtout une dynamique contradictoire dans son rapport à la territorialité. Elle est tendue vers un retour au territoire connu pour l’habiter et conjurer ainsi le chaos. C’est le fameux Chant de la terre de Malher avec son final : « La coexistence de deux motifs, l’un mélodique évoquant les agencements de l’oiseau, l’autre rythmique, profonde respiration de la terre, éternellement » (Deleuze & Guattari, 1980, p. 418). La ritournelle est aussi le signal d’un départ pour une déterritorialisation, un dépaysement, un voyage, effectuant ce va-et-vient entre le partir et le revenir, donnant la tonalité de cet entre-deux, de l’entrelacs entre deux territoires. Sa circularité même évoque le fait qu’il n’y a pas de commencement ni de fin, mais seulement des variations infinies : « La ritournelle va vers l’agencement territorial, s’y installe et en sort » (Deleuze & Guattari, 1990, p. 396). Chaque individu, chaque groupe, chaque nation s’équipe ainsi d’une gamme de base de ritournelles conjuratoires."
"La notion de territoire peut cependant être trompeuse, comme toutes les notions de Deleuze et Guattari : « Le territoire est en fait un acte, qui affecte les milieux et les rythmes, qui les “territorialise” » (Deleuze & Guattari, 1980, p. 386). Ce concept est fondamentalement lié à une pragmatique et n’est donc pas passif mais expressif, et c’est en ce sens où il y a bien un rapport endogène entre territoire et rythme : « La ritournelle, c’est le rythme et la mélodie territorialisés, parce que devenus expressifs, – et devenus expressifs parce que territorialisants » (Deleuze & Guattari, 1980, p. 389)."
"Au contraire, la géographie, selon Deleuze et Guattari, « n’est pas seulement physique et humaine, mais mentale, comme le paysage. Elle arrache l’histoire au culte de la nécessité pour faire valoir l’irréductibilité de la contingence. Elle l’arrache au culte des origines pour affirmer la puissance d’un “milieu” » (Deleuze & Guattari, 1980, p. 92). Ils en tirent l’enseignement que si la philosophie est née en Grèce, ce n’est justement pas la résultante d’une nécessité, mais d’une pure contingence."
"Une autre polarisation à l’œuvre dans le dépouillement des logiques spatiales est celle, majeure, entre espaces lisses et espaces striés, entre espace nomade et espace sédentaire. De nature différente, ces espaces n’existent que par leurs relations réciproques de l’un à l’autre. D’un côté, un espace non polarisé, fondamentalement ouvert, non mesurable, peuplé de singularités, et de l’autre un espace surcodé, métrique, hiérarchisé. D’un côté le modèle de la broderie avec son motif central (espace strié) et celui du patchwork (espace lisse) avec ses ajouts successifs de tissu sans limites prédéterminées. L’exemple choisi pour désigner l’espace lisse, le patchwork, révèle que cet espace ne signifie pas qu’il soit homogène.
Par ailleurs, cette opposition ne se limite pas au monde terrestre car l’espace maritime est lui aussi traversé par cette binarité : « Espace lisse par excellence, et pourtant celui qui s’est trouvé le plus tôt confronté aux exigences d’un striage de plus en plus strict » (Deleuze & Guattari, 1990, p. 598)."
-François Dosse, « Vers une géophilosophie », Géographie et cultures [En ligne], 100 | 2016, mis en ligne le 07 juin 2018, consulté le 17 janvier 2022. URL : http://journals.openedition.org/gc/4641 ; DOI : https://doi.org/10.4000/gc.4641
"L’école des Annales qui a capté au profit de l’histoire le programme vidalien. Lorsque Marc Bloch et Lucien Febvre fondent la revue Annales d’histoire économique et sociale en 1929, ils prennent Albert Demangeon au comité de la revue. Liant leur sort à celui des nouveaux historiens, les géographes vont se voir capter leur dynamisme propre, qui va tout entier bénéficier aux historiens. Au lendemain de la guerre et dans les années 1960, les grandes monographies régionales sont celles des historiens : Emmanuel Le Roy Ladurie, Pierre Goubert, Georges Duby, Maurice Agulhon, Alain Corbin...
Dans le milieu des années 1970, deux interventions philosophiques vont accompagner le réveil de la discipline géographique qui sort alors de son sommeil épistémologique. Sans concertation, même à la même période, tant Foucault que le duo Deleuze et Guattari vont puiser dans le langage de la spatialisation de quoi nourrir un regard nouveau sur le monde qui traverse une crise de son régime d’historicité [...]
Il est en effet significatif que le premier numéro de la revue de géographie lancée par Yves Lacoste en 1976, Hérodote invite Michel Foucault à répondre aux questions des géographes de la nouvelle équipe rédactionnelle. On comprend l’intérêt stratégique, pour une géographie souvent présentée alors comme le degré zéro de la pensée, de se parer de l’autorité d’un Michel Foucault."
"Après la phase polémique de L’Anti-Œdipe, Deleuze et Guattari publient en 1980 Mille Plateaux. Ce second volet de « Capitalisme et schizophrénie » est, après la phase critique de L’Anti-Œdipe, la part propositionnelle, positive. Dans ce livre qui déploie une philosophie des logiques spatiales, Deleuze et Guattari rompent radicalement avec l’historicisme du XIXe siècle qui a produit une théodicée, une chronosophie téléologique dominante pendant une bonne partie du XXe siècle. Ils substituent à l’hégélianisation du temps une approche spatialisante des forces multiples qui s’y manifestent.
Le champ d’investissement socio-historique fait l’objet de Mille Plateaux à partir d’une géoanalyse, d’une cartographie des micropolitiques qui permettent de restituer les modes d’articulation entre les processus de subjectivation et les appareils institutionnels, en faisant apparaître la productivité potentielle des groupes-sujets. Le titre de l’ouvrage signale une approche géographique, le plateau, comme zone plane, horizon indéfini, sans limites, zone intermédiaire, centrale, zone d’intensité. Deleuze aimait à dire – peut-être comme une boutade – que ce titre correspondait aux paysages de ses terres limousines, le plateau de Millevaches qu’il avait comme vue dans sa propriété de Saint-Léonard-de-Noblat. Mais surtout, cette absence de commencement et de fin du plateau fait écho au conseil souvent répété par Deleuze selon lequel il faut commencer « par le milieu ». Le plateau évoque cet entre-deux. Après avoir brisé les rigidités de l’institution familiale avec L’Anti-Œdipe, Deleuze et Guattari empruntent les chemins non tracés, les lignes de fuite, les parcours nomades pour explorer tout ce qui peut révéler des différences et des connexions inédites. Le titre n’est donc en rien une métaphore, il annonce plutôt une métamorphose : « Plateau a un sens précis en géographie, en mécanique, en scénographie : plateau d’érosion et de sédimentation, plateau du changement de vitesse et de démultiplication, plateau de distribution et de tournage » (Villani, 1985, p. 333).
Le traitement de l’information en termes de logiques spatiales a pour effet un mode tout à fait original d’usage du temps. Chaque plateau a une date précise mise en exergue qui renvoie à un événement historique éponyme du chapitre. C’est une manière de rappeler l’importance de l’événement pour leur philosophie, mais selon une logique qui n’a plus rien de chrono-logique ni d’évolutive.
Deleuze et Guattari se donnent pour objectif de construire une « mécanosphère » qui puisse changer notre rapport au monde, en adoptant une méthode résolument constructiviste et pragmatique qui part de la délimitation d’un plan de consistance ou plateau, se poursuit en inscrivant sur ce plan deux séries de points, pour mettre ensuite en connexion asymétrique certains de ces points de séries différentes. Cette ligne brisée doit fonctionner sur un autre plan, ou plateau connexe, où elle subit l’attraction d’une nouvelle ligne de fuite ; ce réseau d’actions/réactions est indéfini dans le rhizome dont les connexions n’ont pas de finalité prédéterminée. L’affirmation de la productivité de cette diagonale de la pensée, de cette transversalité en acte a pour effet un livre fourmillant, d’une densité rare.
S’il est un concept nodal de Mille Plateaux qui fait système, c’est celui d’agencement. Ce concept irrigue en effet chaque plateau, et par sa capacité à connecter les éléments les plus divers, il ouvre sur une logique générale que Guattari qualifie souvent dans ces années de « diagrammatique ». Le concept d’agencement offre l’avantage par rapport à la notion abandonnée de « machine désirante » de sortir du domaine de la psychanalyse pour mettre en rapport toutes les formes de connexions, y compris celles du domaine du non-humain, et en libérer les forces. Il suffit de mettre ensemble des éléments singuliers et hétérogènes, et l’on dispose d’un agencement particulier. Ce peut être la guêpe et l’orchidée, mais aussi bien le cheval, l’homme et l’étrier, ou encore le cheval-homme-arc… Toutes les combinaisons sont possibles entre machines techniques, animaux et humains. Ce sont toujours des processus de subjectivation, d’individuation qui sont à l’horizon. Mais un tel objectif présuppose non seulement des détours, mais de reconnecter l’homme avec la nature, avec la physis. Il n’y a en effet plus de distinction pertinente au niveau des liaisons d’agencement, entre nature et artifice.
Deleuze et Guattari vont ainsi donner la plus grande importance à l’éthologie pour restituer la manière dont les animaux construisent leurs agencements avec la nature et entre eux. Ce concept, d’un usage très large, sans limites, est idéal pour construire un système ouvert. Il désigne la mise en relation d’un ensemble de relations matérielles avec un régime de signes correspondant. Loin de se perpétuer, l’agencement est remis en mouvement : il est toujours affecté d’une dose de déséquilibre dans la mesure où il est affecté à un champ de désir sur lequel il se constitue. En ce sens, l’agencement est bien l’équivalent du rôle que jouait dans L’Anti-Œdipe la notion de machine désirante. C’est aussi une manière d’exprimer que le désir n’est affaire que de rencontres, de coupures de flux.
Les agencements ne relèvent donc pas des binarités classiques comme celle qui oppose individu et collectif ou signifiant et signifié, ou encore signe et sens. Deleuze et Guattari définissent deux grands axes d’agencements qui se subdivisent chacun en deux variantes : un axe horizontal comportant le segment du contenu et celui de l’expression. Selon ce niveau, il est agencement machinique de corps, d’actions et de passions et agencement collectif d’énonciation, d’actes et d’énoncés. Un autre axe, vertical comporte des aspects territorialisés et des pointes de déterritorialisation. On est loin des analyses marxiennes althussérisées, encore dominantes à l’époque, qui assignent à l’économique une valeur d’infrastructure déterminante en dernière instance. Ici, tout se connecte entre séries hétérogènes sans jeu de causalité mécanique, sans déterminisme, selon les diverses lignes de fuite du système macro-politique."
"Les chants d’oiseaux marquent ainsi leur territoire, et on retrouve cette même fonction territorialisante en Grèce antique ou dans les systèmes hindous. Mais « la ritournelle peut prendre d’autres fonctions, amoureuse, professionnelle ou sociale, liturgique ou cosmique : elle emporte toujours de la terre avec soi » (Deleuze & Guattari, 1980, p. 384). Les rythmiques qui scandent la vie des animaux comme celle des humains sont une manière de contrer le chaos et ses menaces d’épuisement. De cet agencement entre un milieu qui riposte au chaos, naît un « rythme-chaos ou chaosmos » (Deleuze & Guattari, 1980, p. 385). Dans le langage commun, une ritournelle est une petite musique qui se répète, un refrain, une rengaine, une forme d’éternel retour qui, en même temps, fabrique du temps, le « temps impliqué » dont parlait le linguiste Gustave Guillaume. Mais elle porte surtout une dynamique contradictoire dans son rapport à la territorialité. Elle est tendue vers un retour au territoire connu pour l’habiter et conjurer ainsi le chaos. C’est le fameux Chant de la terre de Malher avec son final : « La coexistence de deux motifs, l’un mélodique évoquant les agencements de l’oiseau, l’autre rythmique, profonde respiration de la terre, éternellement » (Deleuze & Guattari, 1980, p. 418). La ritournelle est aussi le signal d’un départ pour une déterritorialisation, un dépaysement, un voyage, effectuant ce va-et-vient entre le partir et le revenir, donnant la tonalité de cet entre-deux, de l’entrelacs entre deux territoires. Sa circularité même évoque le fait qu’il n’y a pas de commencement ni de fin, mais seulement des variations infinies : « La ritournelle va vers l’agencement territorial, s’y installe et en sort » (Deleuze & Guattari, 1990, p. 396). Chaque individu, chaque groupe, chaque nation s’équipe ainsi d’une gamme de base de ritournelles conjuratoires."
"La notion de territoire peut cependant être trompeuse, comme toutes les notions de Deleuze et Guattari : « Le territoire est en fait un acte, qui affecte les milieux et les rythmes, qui les “territorialise” » (Deleuze & Guattari, 1980, p. 386). Ce concept est fondamentalement lié à une pragmatique et n’est donc pas passif mais expressif, et c’est en ce sens où il y a bien un rapport endogène entre territoire et rythme : « La ritournelle, c’est le rythme et la mélodie territorialisés, parce que devenus expressifs, – et devenus expressifs parce que territorialisants » (Deleuze & Guattari, 1980, p. 389)."
"Au contraire, la géographie, selon Deleuze et Guattari, « n’est pas seulement physique et humaine, mais mentale, comme le paysage. Elle arrache l’histoire au culte de la nécessité pour faire valoir l’irréductibilité de la contingence. Elle l’arrache au culte des origines pour affirmer la puissance d’un “milieu” » (Deleuze & Guattari, 1980, p. 92). Ils en tirent l’enseignement que si la philosophie est née en Grèce, ce n’est justement pas la résultante d’une nécessité, mais d’une pure contingence."
"Une autre polarisation à l’œuvre dans le dépouillement des logiques spatiales est celle, majeure, entre espaces lisses et espaces striés, entre espace nomade et espace sédentaire. De nature différente, ces espaces n’existent que par leurs relations réciproques de l’un à l’autre. D’un côté, un espace non polarisé, fondamentalement ouvert, non mesurable, peuplé de singularités, et de l’autre un espace surcodé, métrique, hiérarchisé. D’un côté le modèle de la broderie avec son motif central (espace strié) et celui du patchwork (espace lisse) avec ses ajouts successifs de tissu sans limites prédéterminées. L’exemple choisi pour désigner l’espace lisse, le patchwork, révèle que cet espace ne signifie pas qu’il soit homogène.
Par ailleurs, cette opposition ne se limite pas au monde terrestre car l’espace maritime est lui aussi traversé par cette binarité : « Espace lisse par excellence, et pourtant celui qui s’est trouvé le plus tôt confronté aux exigences d’un striage de plus en plus strict » (Deleuze & Guattari, 1990, p. 598)."
-François Dosse, « Vers une géophilosophie », Géographie et cultures [En ligne], 100 | 2016, mis en ligne le 07 juin 2018, consulté le 17 janvier 2022. URL : http://journals.openedition.org/gc/4641 ; DOI : https://doi.org/10.4000/gc.4641