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    Catherine Dorion, La révolution amoureuse + Les luttes fécondes. Libérer le désir et l'amour en politique

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Message par Johnathan R. Razorback Mar 22 Fév - 13:54

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Catherine_Dorion

    https://www.youtube.com/watch?v=XoE9AeiWKNY

    "Les règles cherchent à moduler le désir pour rendre la vie prévisible.
    En nous, le désir brut et l’instinct de conformisme sont donc en constante discussion — quand ils ne sont pas carrément en lutte l’un contre l’autre.
    Mais la discussion est déséquilibrée. Le désir s’est écrapouti devant la force de l’adversaire. Depuis quand ? Je ne sais pas. Je suis née en 1982. Je n’ai connu que rétrécissements.
    Ce dont je suis sure, par contre, c’est que ça nous rend malheureux et impuissants et déprimés et faciles à manipuler.
    Je vais parler, dans ce livre, du désir et de ce qui lui scie les jambes. Je vais parler de ce désir qui explose lors des soulèvements populaires ainsi que de celui qui prend feu dans la passion amoureuse, parce que les deux participent d’une chimie très semblable.

    Le psychosociologue Francesco Alberoni écrivait, dans son célèbre essai Le choc amoureux :

    Qu’est-ce que tomber amoureux ? C’est l’état naissant d’un mouvement collectif à deux. [...] Entre les grands mouvements collectifs de l’histoire et le fait de tomber amoureux il y a une parenté très proche ; la nature des forces qui se libèrent et qui agissent [est] du même type ; de nombreuses expériences, la solidarité, la joie de vivre, le renouveau, sont analogues.

    Le sociologue Émile Durkheim, lui, parlait ainsi des états d’effervescence collective — et toute personne qui a déjà gouté à la passion amoureuse s’y retrouvera :

    L’homme qui les éprouve a l’impression qu’il est dominé par des forces qu’il ne reconnait pas comme siennes, qui le mènent, dont il n’est pas le maitre. [...] La vie n’y est pas seulement intense ; elle est qualitativement différente. Entrainé par la collectivité, l’individu se désintéresse de lui-même, s’oublie, se donne tout entier aux fins communes [...] À ces moments, il est vrai, cette vie plus haute est vécue avec une telle intensité et d’une manière tellement exclusive qu’elle tient presque toute la place dans les consciences, qu’elle en chasse plus ou moins complètement les préoccupations égoïstes et vulgaires.

    Un jour, une révolution vertueuse renverse un pouvoir pourri, les citoyens se retrouvent dans la rue, dans un grand mouvement affectif délicieux. À la place des vieilles récriminations acides, la bonté. Tout ça est si clair, si vrai, qu’on s’empresse de mettre en place des institutions pour conserver dans l’avenir cette belle vertu, pour s’assurer que les jours les plus lumineux de la révolution s’étendront dans le temps et que la pourriture ne reviendra pas. Pour nos enfants, pour nos petits-enfants, pour la suite du monde."

    "« Avance, n’aie pas peur, va voir, ne juge pas, ne te laisse pas impressionner. Regarde comme c’est intéressant au-delà de. »"

    "Pourquoi vouloir être le seul et unique ? Pourquoi t’en assurer jusqu’à fouiller secrètement dans mes courriels comme si tu étais la NSA ? Si je suis libre et que je suis mes désirs, tu me trouveras plus pleine, plus impressionnante, plus belle. Plus déstabilisante. Tu m’aimeras et me respecteras encore davantage. Pourquoi me demander de rendre les armes et d’abandonner la force que j’ai de te bouleverser ?

    Nous sommes maintenant obligés de faire par devoir ce qu’autrefois nous faisions par désir. Comment, alors, ne pas nous désintéresser l’un de l’autre, les uns des autres ? En nous, malgré nos réflexes sécuritaires, ça continue de vouloir vivre, vibrer et être transformé.

    Au fond, regarder le peuple en face (ou regarder l’amour en face), c’est un peu comme rencontrer un ours en forêt. Une seule règle : ne pas se laisser emporter par la peur.

    On regarde cet homme qu’on aime et il ne nous appartient pas et il ne nous appartiendra jamais et il s’appartient et il est libre et magnifique, il est là, maintenant, il est là et peut-être pas plus tard et c’est maintenant et pas demain qu’il nous faut jouir de lui. Il n’est pas un meuble dans le salon de notre vie organisée, il n’est pas un atout dans notre parti, il n’est pas quelque chose qu’il faille arrêter et installer quelque part comme un animal empaillé. À quoi bon s’assurer du futur en s’entourant de toutes sortes de règles si nous sommes incapables de profiter de la présence de l’autre aujourd’hui ?"

    "Nancy Huston écrit : « Selon la formule d’un ami québécois, quand deux êtres s’aiment, ils ne font bientôt plus qu’un; le tout est de savoir lequel des deux. » Henry Miller affirme que « rares sont les hommes capables d’envisager leurs rapports avec une femme sous l’angle d’une lutte féconde ». Rares les femmes aussi. Quand l’un domine et que l’autre s’écrase, le mouvement s’arrête; reste une relation morte.

    Le rapport que le peuple entretient avec les puissants n’est pas tellement différent. Il espère que ces derniers voudront bien lui donner un peu d’attention, quelques jobs, un regard, une raison de vivre. Et parce que le peuple ne lutte pas, il se vide de sa substance. Et les puissants, devant le vide, devant la mollesse, l’attente, la plainte, devant l’assurance que les menaces populaires ne seront jamais mises à exécution, se remplissent de mépris. Conscient ou inconscient, on s’en fout : le peuple n’est plus qu’un tas de linge sale entravant le couloir."

    "Ouvrez la télé, l’ordi, les magazines. Ces femmes sont partout avec leurs airs de « Je satisferai ton désir »; elles sont plus présentes aujourd’hui que ne l’étaient les images de la Vierge à une autre époque. Je ne sais pas comment décrire l’effet que ça a eu sur moi, mais je sais que le plus important a longtemps été qu’il bande, qu’il vienne et qu’il se souvienne de moi comme de la chose la plus excitante possible."

    "Le désir de l’autre comme boussole, pendant que notre propre boussole croupit au fond de nous, tellement entrainée à se taire qu’un jour vient où elle se tait même lorsque nous l’interrogeons. Je pense que c’est une bonne définition de ce que c’est, l’aliénation. Ça vaut pour les femmes, pour les travailleurs, pour les peuples.

    Nos grands-mères qui se sont battues, OK, oui. Mais des millénaires de culture où le rôle de la femme a été d’être attentive aux désirs des autres (hommes, enfants, vieillards, malades, etc.) ne peuvent pas s’effacer en deux générations."

    "Et la mort arrive sans qu’on ait rien fait vibrer de soi-même."

    "Je sais bien que les hommes ne sont pas en reste. J’ai vu des amis se taper fort sur la tête parce qu’ils n’arrivaient pas à être ordinairement fidèles parce que la bataille contre leurs pulsions leur coutait cher en contradictions, parce que leur blonde, leurs parents et le monde espéraient d’eux quelque chose qu’ils n’arrivaient à atteindre qu’au prix d’un efforts déprimants. Ils m'ont parfois confié, avec une fierté un peu triste dont je n'arrivais pas à me réjouir avec eux, qu'ils avaient, à tel moment, réussi à ne pas vivre cette rencontre sensuelle dans laquelle leur corps avait voulu les jeter. A l'idée de se présenter à leur blonde tels qu'ils étaient, le courage leur manquait -et ils restaient comme dédoublés, en continuel désaccord avec eux-mêmes."

    "Chez les Gyndanes, qui vivaient il y a très longtemps près de Carthage, la femme portait un grand nombre de bracelets de cuir aux chevilles. Chaque bracelet représentait un homme auquel elle s’était unie. Plus il y en avait, plus la femme était digne de respect, puisque nombreux étaient les hommes qui l’avaient aimée. [...]

    Chez les Nairs de Malabar et du Kerala, les filles sont d’abord mariées fictivement avec un homme lorsqu’elles atteignent la puberté, puis elles ont autant d’amants qu’elles le souhaitent, et même plusieurs partenaires simultanés. [...]

    Ah, un petit dernier, mon préféré : chez les Mosuo, qui vivent depuis 33 siècles dans le sud-ouest de la Chine, hommes et femmes sont libres de choisir chaque soir un partenaire différent. L’homme se présente sous la fenêtre de sa désirée et celle-ci décide si elle le fait entrer ou non. Certains Mosuo n’ont qu’un partenaire au cours de leur vie, d’autres en ont une centaine. La durée des relations est libre. Si la femme tombe enceinte, c’est toujours après une baise motivée par le désir. L’identité du père n’importe pas, l’enfant est de toute façon élevé par toute la communauté. Ce peuple a fasciné beaucoup de chercheurs, qui ont constaté en son sein une paix sociale plus grande et un niveau de vie plus élevé que dans les autres minorités nationales environnantes. Les Mosuo ont d’ailleurs reçu, lors du 50e anniversaire des Nations unies, le titre de « communauté modèle ».

    Le reste, vous le connaissez bien : la monogamie (qui est arrivée assez tard dans l’histoire de l’Homme), la polygamie polygyne (un homme marié à plusieurs femmes), l’homosexualité, et même le polyamour, que les magazines de psychologie à la mode nous présentent depuis quelques années dans leur spécial Saint-Valentin.

    Tout ça pour dire que le couple tel que nous le concevons aujourd’hui est une donnée arbitraire : c’est la forme qui vient avec notre package culturel. Issu du christianisme, foncièrement occidental, il domine le monde d’aujourd’hui comme tout ce qui est occidental et chrétien.

    La monogamie institutionnalisée est un accident de l’histoire comme un autre.

    Mais la culture des hommes qui vont voir les femmes sous leur fenêtre aurait tout aussi bien pu, si le destin avait brassé différemment les cartes, dominer le monde aujourd’hui. Nous serions issus d’une longue lignée d’enfants fabriqués dans le désir, loin du devoir conjugal imposé à des milliards de femmes dans le monde, loin des bébés fabriqués sous la contrainte.

    En fait, nous n’existerions pas. Ce n’est qu’en tant que descendants de ce système conjugal fermé que nous sommes au monde. À notre place, il y aurait d’autres humains. Seraient-ils plus libres ? Plus beaux ? Plus enclins à la joie ?

    Mais où ai-je la tête ? Un système qui domine le monde ne peut venir que d’une culture où la domination, et non la libre rencontre des désirs individuels, caractérise les rapports sociaux. Qu’est-ce qui pousserait des humains qui n’ont absolument aucune frustration sexuelle ou affective à vouloir dominer d’autres humains à l’autre bout de la planète ?

    Par quelle espèce de folie ?"

    "Comment espérer accomplir quelque chose de différent si, toujours, nous épousons la forme exacte de ce qui est déjà là ?"

    "J’aime aussi penser que l’institution du couple est à l’amour ce que les institutions financières sont à la valeur des maisons. Quand l’amour / les maisons perdent de leur valeur réelle, le rôle de l’institution est de travailler à ce que l’ordre des choses ne soit pas inquiété. « Non, non, rien n’a chuté, les actifs sont solides. » Sauf que la réalité fait son chemin par en dessous, et un jour arrive où le décalage entre le message officiel et la réalité est trop grand, ça ne tient plus, l’élastique pète, la bulle éclate, la vérité tombe sur le monde comme l’enclume sur le coyote. Au fond, ces hypothèques sont pourries, elles ne valent pas 500000 $ chacune comme nous le croyions, elles ne valent rien, elles ne seront jamais remboursées. En fait non, ce soir, ça m’apparait clair, nous ne serons pas ces compagnons qui traversent le temps.

    C’est seulement après la rupture, dans ce nouvel espace-temps qui peut être large comme la liberté ou écrapouti comme la peine, qu’on réalise à quel point on a fait des choses absurdes pour empêcher la bulle de péter. Faire l’amour, alors qu’on n’en a pas envie. Faire l’amour, alors qu’on a envie de quelqu’un d’autre à la place. Ne pas faire l’amour avec cet autre. Se dévaloriser complètement parce qu’une personne, une personne, ne bande plus pour nous. Organiser un souper au resto pour « nous retrouver », alors que chacun se dit en lui-même que ça ne lui tente pas, qu’il aimerait mieux faire n’importe quoi d’autre qu’être assis là à feindre les gestes et les regards de la tendresse pour ne pas provoquer la conversation fatidique.

    On aura beau souper dans le resto le plus romantique du Québec après un forfait spa et massage sur le bord du fleuve, ça va être plate. Parce que ce qui, chez l’humain, génère de l’intérêt — l’authenticité, la nouveauté — a été tassé au profit d’autre chose. Je ne parle pas de nouveauté du genre nouveau char, nouveau kick, nouveau pénis. Je parle de nouveauté du regard, d’ouverture neuve à l’infini des possibles entre les êtres, de présence neuve.

    Pour arriver dans la véritable nouveauté du moment, donc, il faudrait pouvoir dire et entendre toutes ces choses qui menacent de faire péter la bulle. Cette bulle qui a commencé à gonfler à l’époque où l’amour était trop éclatant pour qu’on s’en rende compte et qui, depuis, a grossi jusqu’à devenir distendue et fragile, demandant toujours plus de soins, de sorte qu’il devenait chaque jour plus impossible de dire ces mots qui ramèneraient les amants à la réalité et, peut-être, l’un à l’autre.

    Toujours la peur : peur de la crise. À tout prix chercher comment faire pousser encore du désir dans cette terre épuisée. Relancer l’économie et la croissance, même si l’envie de consommer et de travailler, ils nous l’ont tellement stimulée qu’il n’y a plus de jus dans le fruit, qu’on a perdu tout notre spring. Mais ils persistent, font des campagnes de pub avec l’aide de psychologues pour trouver comment siphonner les gouttes oubliées, celles qu’on aurait cherché à garder enfouies au creux de notre carcasse vidée et terne."
    -Catherine Dorion, Les luttes fécondes. Libérer le désir et l'amour en politique, Montréal, Ateliers 10, 2017, 109 pages.



    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

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    Message par Johnathan R. Razorback Mer 21 Aoû - 9:58


    "Le Désir est Révolutionnaire et c’est pour ça que les conformistes lui tapent systématiquement dessus [...]
    Cette culture du casseux de party était partout pendant le Printemps érable et l’élection provinciale qui en sonna la cloche. Au climax de la contestation populaire, on continuait à nommer le désir qui palpitait dehors pour ce qu’il n’était pas : des demandes. Bien sûr, au départ, il y avait eu des demandes, mais bientôt, ce qui s’exprimait dans la rue et sur les balcons, c’était une expression qui se suffisait à elle-même, une manifestation spontanée en laquelle se rencontraient des gens qui, quelques semaines plus tôt, s’ignoraient les uns les autres. L’attitude générale n’en était pas une de « demandes ». L’attitude générale, celle qui avait été complètement oblitérée des images qui envahissaient le téléjournal chaque soir, c’était la joie. Les individualités discontinues se reliaient en une fête véritable. On célébrait la découverte intime et partagée de la puissance du groupe. On célébrait aussi, avec des slogans comme « LA LOI SPÉCIALE, ON S’EN CÂLISSE », cette culture unique qui nous relie encore sous les croutes d’une vie ordinairement aliénante.

    « On s’en câlisse. » J’adorais cette phrase, qui portait en elle des gonflements de poitrine inespérés. Ces marches aux casseroles, c’était, entre autres, le désir des uns pour les autres qui renaissait après des dizaines d’années d’atrophie, et qui renaissait en dehors de toute structure."

    "Élections : là où le désir populaire a dû s’engouffrer dans un entonnoir gros comme le trou de cul d’une gerboise pour finalement s’écraser, désorienté, sur un gouvernement de bois mort, celui du Parti québécois. Ce dernier a d’ailleurs passé la campagne électorale de 2014 à se féliciter d’avoir sauvé le Québec, en 2012, de la « pire crise sociale » depuis je ne sais plus quand.

    « Pire crise sociale », les enfoirés. C’était le plus beau moment politique de toute la vie d’une génération de Québécois.

    Les rabat-joies professionnels. Trop heureux de dire aux vivants qu’ils étaient la seule alternative, alors qu’ils conciliaient chacun de leurs gestes avec la ligne d’un parti beaucoup plus grand qu’eux, celui d’une classe dominante mondiale qui n’en a rien, mais rien à foutre de nous, sauf de nous voir nous échiner toute la semaine à travailler dans des industries dont personne n’a réellement besoin, et toute la fin de semaine à magasiner dans de grandes surfaces excitantes, exténuantes et déprimantes comme la coke."

    "L’amour n’est pas là pour rassurer. L’amour met en danger. Une lutte féconde, oui. Sinon, c’est une paix inféconde, une paix obligée qui tient par la contrainte. Et l’amertume se crée des niches. Je me force à souper avec avec toi, alors que je n’en ai pas envie, parce que sinon, tu te sentiras rejeté, tu me le reprocheras, etc. Au fond de moi, pendant qu’on mange, je commence imperceptiblement à te haïr.

    La démocratie n’est pas là pour rassurer. Elle a été imaginée pour que notre vie commune puisse devenir un espace de luttes ouvertes et décomplexées, un espace de sincérité. Elle n’a rien à voir avec ces injonctions d’ordre et ces promesses de stabilité, avec ces mensonges que nous répétons en masse pour oublier que nous sommes en train de céder notre temps et notre vie contre du vent, de les céder à des gens qui ne nous aiment pas et qui en sont à dresser des murs entre nos existences ordinaires et leurs bateaux clinquants.

    Et puisque nous n’osons pas poser de gestes de rupture, la relation devient rance. Comme une tribu de punaises, l’amertume envahit l’appartement. Avec, en prime, une agressivité sourde qui ne se souvient plus de son objet, qui se jette à tout moment sur le moindre prétexte."

    "
    Pendant que le militant bien intentionné engouffre de l’énergie dans la tentative de soutirer aux autres un engagement fondé sur le devoir, ceux-ci se détournent et se ferment au message, parce que se donner encore ne ferait que les rapprocher du burnout. Le burnout n’est d’ailleurs pas rare chez les militants eux-mêmes.
    En fait, ce qui rapproche du burnout, ce n’est pas de se donner encore. C’est de se donner encore sans avoir un réel désir de se donner, sans cette poussée qui vient du corps, du ventre, du cœur, enfin, de n’importe où mais pas du jugement moral. [...]
    Le désir change tout.
    Militer = exciter."

    "On est obnubilés par la perspective d’un changement de système, mais ce qu’on veut changer, au fond, c’est une culture.
    La prise du pouvoir n’était pas l’objectif du mouvement altermondialiste, il n’était pas non plus celui des Sans-terre du Brésil, des piqueteros argentins ou boliviens, ni de ce plus récent et très large « mouvement des places » qui a pris tant de villes d’assaut depuis 2011 (les manifestations de la place Tahrir, les Indignés espagnols, puis européens, Occupy Wall Street et ses reproductions nord-américaines, les révoltes du parc Gezi, de la place Maïdan, de la place Syntagma, Nuit Debout, et j’en passe). Des flots de contestataires d’un tas de pays se sont mis à créer en dehors de la boite des mondes politiques colorés, attirants, qui donnent le gout de tout, sauf d’essayer encore de prendre le pouvoir par le haut."

    "Aucune langue n’y échappe, elles sont toutes réquisitionnées pour l'effort de guerre publicitaire -sauf celles qu'on a laissées pour mortes. C'est ainsi qu'en plus du pillage des territoires, il faut assister au pillage des cultures. On attrape les mots, on détourne leur richesse et on rejette leur pelure dans la foule qui ne sait plus qu'en faire. Toutes les belles expressions sont en passe de devenir surannées, quétaines, dégueulasses, parce que les agences de communication les ont violées les unes à la suite des autres jusqu'à ce qu'elles sentent toutes le condom usé."

    "Nous avons essayé, nous avons tenu le fort longtemps, mais ça ne sort plus.

    C’est fini.

    Je mets un peu plus que l’essentiel dans mon gros sac à dos. L’âme lessivée, je sors. Je barre la porte de cet appartement que je vais quitter aussi, un autre bout qui s’arrache. Je marche dans le quartier, consciente de chaque pas comme si j’étais dans un film. Une bonne dose de sens s’accroche au présent.

    Et là, surprise. L’apaisement. Les muscles qui relaxent. Le silence qui se fait.

    Je n’aurai plus besoin de correspondre au personnage, plus besoin de lutter contre.

    Je marche. Comme par un effet d’entrainement, les autres voix se taisent aussi. Je n’ai besoin de correspondre à rien du tout. Pas besoin d’augmenter mon revenu. Pas besoin d’éviter de dire ce que je pense devant ceux qui pourraient peut-être me faire monter des échelons. Pas besoin de faire des enfants avec le même papa. Pas besoin de m’acheter une maison, pas besoin de m’habiller différemment demain, pas besoin de rien.

    Une grande vague d’espace me submerge.

    Tout au fond de ce calme nouveau, pour la première fois depuis des mois, je distingue un murmure : c’est moi. C’est mon murmure.

    Écouter, et obéir à ça. M’entrainer à ça.

    Là, le mal aux articulations qui diminue, le rongeage d’ongles qui cesse, et surtout le précieux sommeil qui revient, avec les rêves en prime, pas des rêves de moi au travail en train de perdre le contrôle, non, des rêves avec des alligators sur la 3e Avenue, où feu mon papa vient m’apprendre la signification des hiéroglyphes qu’il y a sur les escaliers de la cour, où dans la boite de recyclage dorment cinq bébés chats desquels la voisine vient d’accoucher, et pendant ce temps à Place Québec se sont réfugiées des oies qui sont restées prises dans le pétrole et il faut faire une collecte de fonds pour les renvoyer dans le nord. Des rêves comme ça. Cette folie colorée qui, tout comme la raison, est un cadeau précieux et magnifique que la nature a fait à l’humain, à ce superbe et dangereux animal qui palpite encore sous nos conditionnements."

    "Ce mouvement de foule extraordinaire n’a pas à être jugé à l’aune de l’atteinte ou non d’un objectif quelconque. Comme l’amour, comme le désir, il existe par et pour lui-même, il se suffit superbement et il vit encore aujourd’hui. Ses marées continuent d’agir en chacun de ceux qu’il a traversés en 2012.

    Le cinéaste de Québec Samuel Matteau écrivait cette année-là :

    Ce qui se déroule sous nos yeux n’est pas seulement une transformation sociale, c’est aussi une révolution individuelle. [...] Nous découvrons notre état de présence, nous découvrons, ébahis, que l’émotion d’être ensemble nous pousse vers l’intime. [...] Ces transformations marqueront sans doute le reste de nos vies. [J]e suis bouleversé. À 25 ans, je suis en train de faire miennes des expériences qui m’exigent de désapprendre des notions telles que démocratie, politique, société, individu, pour les refondre à partir d’une impasse. [...] Nous avons vécu la rage et la haine, la violence des policiers, et la nôtre aussi. Nous avons été gazés, poivrés, matraqués, nous avons vu et senti des corps qui se battent, s’aident, se serrent les coudes. Nous avons vécu le chaos, la panique, la beauté du mouvement. Nous assumons la force de nos convictions. [...] Nous sommes dans ce que j’appellerais une forme d’éducation populaire où nous goutons enfin concrètement à une forme de communauté, à un sentiment d’appartenance. L’individualisme se fissure, notre zone de confort est investie par l'autre que l'on apprend à aimer. [...] De ces épreuves libératrices émaneront très certainement des éléments insoupçonnés, enfouis très loin dans l'inconscient collectif et jusqu'ici soigneusement oubliés.

    2012 n'était pas une année de récoltes, mais de semailles."

    "Cette envie des autres au sens large, des autres sous toutes leurs formes et non pas seulement nus et bandés, cette envie de relations qui ne soient pas marquées par le connu, par l’asphalté, peu importe si elles finissent dans un lit ou non, cette exploration des autres sans prescription de ce qu’il faudrait trouver, c’est ça que j’appelle l’énergie du sexe.

    Nous vivons dans un monde de solitudes, mais il y a dans nos veines cette énergie qui cherche à nous redonner les uns aux autres. Qui cherche à transformer la discontinuité en continuité, les petits points isolés en étendue."

    "Lorsqu’on passe outre les alertes et qu’on y va quand même, c’est tout l’humain en nous qui se met aux aguets, excité par l’imprévisibilité des choses, en corps-à-corps actif avec la vie. Là, nous sommes vivants. Qu’allons-nous faire ensemble une fois que nous aurons ouvert les vannes ? Peut-être l’amour. Peut-être parler jusqu’au matin. Peut-être marcher, marcher. Peut-être se prendre par la main, se regarder au fond des yeux et pleurer sans chercher à comprendre pourquoi. Peut-être s’écrire, simplement s’écrire. Peut-être la révolution. [...]
    Tant que nous ne nous serons pas redonnés les uns aux autres, nous demeurerons faibles devant ceux qui tentent, à grand renfort d’écrans et de cynisme, d’émasculer notre désir. Nous demeurerons divisibles."

    "Une personne qui change de personnalité au fil du mois à cause des différenciations dans ses taux d'hormones ne peut pas avoir la même façon d'aborder la vie que l'autre qui vit toujours sur le même cocktail hormonal. Ce dernier, quand il affirme, peut raisonnablement penser qu'il ne changera jamais d'avis. L'autre, quand elle affirme, le fait avec un petit rire en arrière: dans deux semaines, je pourrais voir les choses autrement, je le sais."

    "Je me souviens d’un scandale qui avait éclaté il y a une dizaine d’années dans le petit milieu du théâtre qui était alors mon principal terrain d’ascension sociale. Un metteur en scène avait trompé sa blonde avec moi. Dans mon inexpérience, j’avais cru que les gens se diraient que ça ne les regardait pas ou, au pire, qu’ils ne jugeraient que le metteur en scène, puisque lui seul avait brisé une promesse. Quelques jours après l’éclatement du scandale, je vais au théâtre. En me frayant un chemin jusqu’à mon siège, je salue une comédienne que je connais. Elle ne me répond pas. Elle regarde rigidement vers la scène, tous ses muscles disent « Il est contre mes principes de te saluer ». J’ai voulu être sure, j’ai répété plus fort, « Bonjour », et son prénom. Mais non. Elle me faisait la baboune pour ma conduite inappropriée. De quoi me punissait-elle ? Vraiment, elle se sentait concernée ?

    Je reçus à l’époque plusieurs de ces micropunitions. Je vécus cela comme une réelle surprise. J’étais médusée.

    Depuis le trip d’ecstasy, chaque fois que je vois passer ce type de jugement moral, je ne peux m’empêcher de l’associer à une forme de tristesse chez l’autre, à un poids. L’inverse de la paix lactée que, pourtant, nous cherchons tous, et où plus rien n’a d’importance sauf ce qui est présent, vécu, réel."

    "L’humain sait pertinemment ce qui l’intéresse. Cette boussole, nous naissons avec. Renouer avec elle, renouer avec elle. Dans toutes les sphères de notre vie, jusqu’à ce que d’autres, impressionnés, découvrent en eux-mêmes des désirs similaires à ceux que nous avons assumés."

    "Le désir collectif formule quelque chose de nouveau qui n’existait pas dans l’individu seul. Impossible de prévoir de quoi ça sera fait. [...]
    Les résistants ont agi parce qu’en eux-mêmes ça parlait fort un autre langage que celui que la propagande tentait, à grand renfort d’« il n’y a pas d’alternative », de leur imprimer dans le crâne. Le résistant est d’abord seul dans sa tête, se croyant fou. Puis il en détecte d’autres comme lui et s’ouvre à eux. Il n’est plus seul, mais ses nouveaux amis et lui sont minoritaires, n’importe quel sondage les enverrait au tapis. Sauf qu’en refusant d’abonder, ils deviennent visibles, vivants parmi les effacés, scintillants parmi les mornes."
    -Catherine Dorion, Les luttes fécondes. Libérer le désir et l'amour en politique, Montréal, Ateliers 10, 2017, 109 pages.


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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