https://fr.wikipedia.org/wiki/Catherine_Dorion
https://www.youtube.com/watch?v=XoE9AeiWKNY
"Les règles cherchent à moduler le désir pour rendre la vie prévisible.
En nous, le désir brut et l’instinct de conformisme sont donc en constante discussion — quand ils ne sont pas carrément en lutte l’un contre l’autre.
Mais la discussion est déséquilibrée. Le désir s’est écrapouti devant la force de l’adversaire. Depuis quand ? Je ne sais pas. Je suis née en 1982. Je n’ai connu que rétrécissements.
Ce dont je suis sure, par contre, c’est que ça nous rend malheureux et impuissants et déprimés et faciles à manipuler.
Je vais parler, dans ce livre, du désir et de ce qui lui scie les jambes. Je vais parler de ce désir qui explose lors des soulèvements populaires ainsi que de celui qui prend feu dans la passion amoureuse, parce que les deux participent d’une chimie très semblable.
Le psychosociologue Francesco Alberoni écrivait, dans son célèbre essai Le choc amoureux :
Qu’est-ce que tomber amoureux ? C’est l’état naissant d’un mouvement collectif à deux. [...] Entre les grands mouvements collectifs de l’histoire et le fait de tomber amoureux il y a une parenté très proche ; la nature des forces qui se libèrent et qui agissent [est] du même type ; de nombreuses expériences, la solidarité, la joie de vivre, le renouveau, sont analogues.
Le sociologue Émile Durkheim, lui, parlait ainsi des états d’effervescence collective — et toute personne qui a déjà gouté à la passion amoureuse s’y retrouvera :
L’homme qui les éprouve a l’impression qu’il est dominé par des forces qu’il ne reconnait pas comme siennes, qui le mènent, dont il n’est pas le maitre. [...] La vie n’y est pas seulement intense ; elle est qualitativement différente. Entrainé par la collectivité, l’individu se désintéresse de lui-même, s’oublie, se donne tout entier aux fins communes [...] À ces moments, il est vrai, cette vie plus haute est vécue avec une telle intensité et d’une manière tellement exclusive qu’elle tient presque toute la place dans les consciences, qu’elle en chasse plus ou moins complètement les préoccupations égoïstes et vulgaires.
Un jour, une révolution vertueuse renverse un pouvoir pourri, les citoyens se retrouvent dans la rue, dans un grand mouvement affectif délicieux. À la place des vieilles récriminations acides, la bonté. Tout ça est si clair, si vrai, qu’on s’empresse de mettre en place des institutions pour conserver dans l’avenir cette belle vertu, pour s’assurer que les jours les plus lumineux de la révolution s’étendront dans le temps et que la pourriture ne reviendra pas. Pour nos enfants, pour nos petits-enfants, pour la suite du monde."
"« Avance, n’aie pas peur, va voir, ne juge pas, ne te laisse pas impressionner. Regarde comme c’est intéressant au-delà de. »"
"Pourquoi vouloir être le seul et unique ? Pourquoi t’en assurer jusqu’à fouiller secrètement dans mes courriels comme si tu étais la NSA ? Si je suis libre et que je suis mes désirs, tu me trouveras plus pleine, plus impressionnante, plus belle. Plus déstabilisante. Tu m’aimeras et me respecteras encore davantage. Pourquoi me demander de rendre les armes et d’abandonner la force que j’ai de te bouleverser ?
Nous sommes maintenant obligés de faire par devoir ce qu’autrefois nous faisions par désir. Comment, alors, ne pas nous désintéresser l’un de l’autre, les uns des autres ? En nous, malgré nos réflexes sécuritaires, ça continue de vouloir vivre, vibrer et être transformé.
Au fond, regarder le peuple en face (ou regarder l’amour en face), c’est un peu comme rencontrer un ours en forêt. Une seule règle : ne pas se laisser emporter par la peur.
On regarde cet homme qu’on aime et il ne nous appartient pas et il ne nous appartiendra jamais et il s’appartient et il est libre et magnifique, il est là, maintenant, il est là et peut-être pas plus tard et c’est maintenant et pas demain qu’il nous faut jouir de lui. Il n’est pas un meuble dans le salon de notre vie organisée, il n’est pas un atout dans notre parti, il n’est pas quelque chose qu’il faille arrêter et installer quelque part comme un animal empaillé. À quoi bon s’assurer du futur en s’entourant de toutes sortes de règles si nous sommes incapables de profiter de la présence de l’autre aujourd’hui ?"
"Nancy Huston écrit : « Selon la formule d’un ami québécois, quand deux êtres s’aiment, ils ne font bientôt plus qu’un; le tout est de savoir lequel des deux. » Henry Miller affirme que « rares sont les hommes capables d’envisager leurs rapports avec une femme sous l’angle d’une lutte féconde ». Rares les femmes aussi. Quand l’un domine et que l’autre s’écrase, le mouvement s’arrête; reste une relation morte.
Le rapport que le peuple entretient avec les puissants n’est pas tellement différent. Il espère que ces derniers voudront bien lui donner un peu d’attention, quelques jobs, un regard, une raison de vivre. Et parce que le peuple ne lutte pas, il se vide de sa substance. Et les puissants, devant le vide, devant la mollesse, l’attente, la plainte, devant l’assurance que les menaces populaires ne seront jamais mises à exécution, se remplissent de mépris. Conscient ou inconscient, on s’en fout : le peuple n’est plus qu’un tas de linge sale entravant le couloir."
"Ouvrez la télé, l’ordi, les magazines. Ces femmes sont partout avec leurs airs de « Je satisferai ton désir »; elles sont plus présentes aujourd’hui que ne l’étaient les images de la Vierge à une autre époque. Je ne sais pas comment décrire l’effet que ça a eu sur moi, mais je sais que le plus important a longtemps été qu’il bande, qu’il vienne et qu’il se souvienne de moi comme de la chose la plus excitante possible."
"Le désir de l’autre comme boussole, pendant que notre propre boussole croupit au fond de nous, tellement entrainée à se taire qu’un jour vient où elle se tait même lorsque nous l’interrogeons. Je pense que c’est une bonne définition de ce que c’est, l’aliénation. Ça vaut pour les femmes, pour les travailleurs, pour les peuples.
Nos grands-mères qui se sont battues, OK, oui. Mais des millénaires de culture où le rôle de la femme a été d’être attentive aux désirs des autres (hommes, enfants, vieillards, malades, etc.) ne peuvent pas s’effacer en deux générations."
"Et la mort arrive sans qu’on ait rien fait vibrer de soi-même."
"Je sais bien que les hommes ne sont pas en reste. J’ai vu des amis se taper fort sur la tête parce qu’ils n’arrivaient pas à être ordinairement fidèles parce que la bataille contre leurs pulsions leur coutait cher en contradictions, parce que leur blonde, leurs parents et le monde espéraient d’eux quelque chose qu’ils n’arrivaient à atteindre qu’au prix d’un efforts déprimants. Ils m'ont parfois confié, avec une fierté un peu triste dont je n'arrivais pas à me réjouir avec eux, qu'ils avaient, à tel moment, réussi à ne pas vivre cette rencontre sensuelle dans laquelle leur corps avait voulu les jeter. A l'idée de se présenter à leur blonde tels qu'ils étaient, le courage leur manquait -et ils restaient comme dédoublés, en continuel désaccord avec eux-mêmes."
"Chez les Gyndanes, qui vivaient il y a très longtemps près de Carthage, la femme portait un grand nombre de bracelets de cuir aux chevilles. Chaque bracelet représentait un homme auquel elle s’était unie. Plus il y en avait, plus la femme était digne de respect, puisque nombreux étaient les hommes qui l’avaient aimée. [...]
Chez les Nairs de Malabar et du Kerala, les filles sont d’abord mariées fictivement avec un homme lorsqu’elles atteignent la puberté, puis elles ont autant d’amants qu’elles le souhaitent, et même plusieurs partenaires simultanés. [...]
Ah, un petit dernier, mon préféré : chez les Mosuo, qui vivent depuis 33 siècles dans le sud-ouest de la Chine, hommes et femmes sont libres de choisir chaque soir un partenaire différent. L’homme se présente sous la fenêtre de sa désirée et celle-ci décide si elle le fait entrer ou non. Certains Mosuo n’ont qu’un partenaire au cours de leur vie, d’autres en ont une centaine. La durée des relations est libre. Si la femme tombe enceinte, c’est toujours après une baise motivée par le désir. L’identité du père n’importe pas, l’enfant est de toute façon élevé par toute la communauté. Ce peuple a fasciné beaucoup de chercheurs, qui ont constaté en son sein une paix sociale plus grande et un niveau de vie plus élevé que dans les autres minorités nationales environnantes. Les Mosuo ont d’ailleurs reçu, lors du 50e anniversaire des Nations unies, le titre de « communauté modèle ».
Le reste, vous le connaissez bien : la monogamie (qui est arrivée assez tard dans l’histoire de l’Homme), la polygamie polygyne (un homme marié à plusieurs femmes), l’homosexualité, et même le polyamour, que les magazines de psychologie à la mode nous présentent depuis quelques années dans leur spécial Saint-Valentin.
Tout ça pour dire que le couple tel que nous le concevons aujourd’hui est une donnée arbitraire : c’est la forme qui vient avec notre package culturel. Issu du christianisme, foncièrement occidental, il domine le monde d’aujourd’hui comme tout ce qui est occidental et chrétien.
La monogamie institutionnalisée est un accident de l’histoire comme un autre.
Mais la culture des hommes qui vont voir les femmes sous leur fenêtre aurait tout aussi bien pu, si le destin avait brassé différemment les cartes, dominer le monde aujourd’hui. Nous serions issus d’une longue lignée d’enfants fabriqués dans le désir, loin du devoir conjugal imposé à des milliards de femmes dans le monde, loin des bébés fabriqués sous la contrainte.
En fait, nous n’existerions pas. Ce n’est qu’en tant que descendants de ce système conjugal fermé que nous sommes au monde. À notre place, il y aurait d’autres humains. Seraient-ils plus libres ? Plus beaux ? Plus enclins à la joie ?
Mais où ai-je la tête ? Un système qui domine le monde ne peut venir que d’une culture où la domination, et non la libre rencontre des désirs individuels, caractérise les rapports sociaux. Qu’est-ce qui pousserait des humains qui n’ont absolument aucune frustration sexuelle ou affective à vouloir dominer d’autres humains à l’autre bout de la planète ?
Par quelle espèce de folie ?"
"Comment espérer accomplir quelque chose de différent si, toujours, nous épousons la forme exacte de ce qui est déjà là ?"
"J’aime aussi penser que l’institution du couple est à l’amour ce que les institutions financières sont à la valeur des maisons. Quand l’amour / les maisons perdent de leur valeur réelle, le rôle de l’institution est de travailler à ce que l’ordre des choses ne soit pas inquiété. « Non, non, rien n’a chuté, les actifs sont solides. » Sauf que la réalité fait son chemin par en dessous, et un jour arrive où le décalage entre le message officiel et la réalité est trop grand, ça ne tient plus, l’élastique pète, la bulle éclate, la vérité tombe sur le monde comme l’enclume sur le coyote. Au fond, ces hypothèques sont pourries, elles ne valent pas 500000 $ chacune comme nous le croyions, elles ne valent rien, elles ne seront jamais remboursées. En fait non, ce soir, ça m’apparait clair, nous ne serons pas ces compagnons qui traversent le temps.
C’est seulement après la rupture, dans ce nouvel espace-temps qui peut être large comme la liberté ou écrapouti comme la peine, qu’on réalise à quel point on a fait des choses absurdes pour empêcher la bulle de péter. Faire l’amour, alors qu’on n’en a pas envie. Faire l’amour, alors qu’on a envie de quelqu’un d’autre à la place. Ne pas faire l’amour avec cet autre. Se dévaloriser complètement parce qu’une personne, une personne, ne bande plus pour nous. Organiser un souper au resto pour « nous retrouver », alors que chacun se dit en lui-même que ça ne lui tente pas, qu’il aimerait mieux faire n’importe quoi d’autre qu’être assis là à feindre les gestes et les regards de la tendresse pour ne pas provoquer la conversation fatidique.
On aura beau souper dans le resto le plus romantique du Québec après un forfait spa et massage sur le bord du fleuve, ça va être plate. Parce que ce qui, chez l’humain, génère de l’intérêt — l’authenticité, la nouveauté — a été tassé au profit d’autre chose. Je ne parle pas de nouveauté du genre nouveau char, nouveau kick, nouveau pénis. Je parle de nouveauté du regard, d’ouverture neuve à l’infini des possibles entre les êtres, de présence neuve.
Pour arriver dans la véritable nouveauté du moment, donc, il faudrait pouvoir dire et entendre toutes ces choses qui menacent de faire péter la bulle. Cette bulle qui a commencé à gonfler à l’époque où l’amour était trop éclatant pour qu’on s’en rende compte et qui, depuis, a grossi jusqu’à devenir distendue et fragile, demandant toujours plus de soins, de sorte qu’il devenait chaque jour plus impossible de dire ces mots qui ramèneraient les amants à la réalité et, peut-être, l’un à l’autre.
Toujours la peur : peur de la crise. À tout prix chercher comment faire pousser encore du désir dans cette terre épuisée. Relancer l’économie et la croissance, même si l’envie de consommer et de travailler, ils nous l’ont tellement stimulée qu’il n’y a plus de jus dans le fruit, qu’on a perdu tout notre spring. Mais ils persistent, font des campagnes de pub avec l’aide de psychologues pour trouver comment siphonner les gouttes oubliées, celles qu’on aurait cherché à garder enfouies au creux de notre carcasse vidée et terne."
-Catherine Dorion, Les luttes fécondes. Libérer le désir et l'amour en politique, Montréal, Ateliers 10, 2017, 109 pages.
https://www.youtube.com/watch?v=XoE9AeiWKNY
"Les règles cherchent à moduler le désir pour rendre la vie prévisible.
En nous, le désir brut et l’instinct de conformisme sont donc en constante discussion — quand ils ne sont pas carrément en lutte l’un contre l’autre.
Mais la discussion est déséquilibrée. Le désir s’est écrapouti devant la force de l’adversaire. Depuis quand ? Je ne sais pas. Je suis née en 1982. Je n’ai connu que rétrécissements.
Ce dont je suis sure, par contre, c’est que ça nous rend malheureux et impuissants et déprimés et faciles à manipuler.
Je vais parler, dans ce livre, du désir et de ce qui lui scie les jambes. Je vais parler de ce désir qui explose lors des soulèvements populaires ainsi que de celui qui prend feu dans la passion amoureuse, parce que les deux participent d’une chimie très semblable.
Le psychosociologue Francesco Alberoni écrivait, dans son célèbre essai Le choc amoureux :
Qu’est-ce que tomber amoureux ? C’est l’état naissant d’un mouvement collectif à deux. [...] Entre les grands mouvements collectifs de l’histoire et le fait de tomber amoureux il y a une parenté très proche ; la nature des forces qui se libèrent et qui agissent [est] du même type ; de nombreuses expériences, la solidarité, la joie de vivre, le renouveau, sont analogues.
Le sociologue Émile Durkheim, lui, parlait ainsi des états d’effervescence collective — et toute personne qui a déjà gouté à la passion amoureuse s’y retrouvera :
L’homme qui les éprouve a l’impression qu’il est dominé par des forces qu’il ne reconnait pas comme siennes, qui le mènent, dont il n’est pas le maitre. [...] La vie n’y est pas seulement intense ; elle est qualitativement différente. Entrainé par la collectivité, l’individu se désintéresse de lui-même, s’oublie, se donne tout entier aux fins communes [...] À ces moments, il est vrai, cette vie plus haute est vécue avec une telle intensité et d’une manière tellement exclusive qu’elle tient presque toute la place dans les consciences, qu’elle en chasse plus ou moins complètement les préoccupations égoïstes et vulgaires.
Un jour, une révolution vertueuse renverse un pouvoir pourri, les citoyens se retrouvent dans la rue, dans un grand mouvement affectif délicieux. À la place des vieilles récriminations acides, la bonté. Tout ça est si clair, si vrai, qu’on s’empresse de mettre en place des institutions pour conserver dans l’avenir cette belle vertu, pour s’assurer que les jours les plus lumineux de la révolution s’étendront dans le temps et que la pourriture ne reviendra pas. Pour nos enfants, pour nos petits-enfants, pour la suite du monde."
"« Avance, n’aie pas peur, va voir, ne juge pas, ne te laisse pas impressionner. Regarde comme c’est intéressant au-delà de. »"
"Pourquoi vouloir être le seul et unique ? Pourquoi t’en assurer jusqu’à fouiller secrètement dans mes courriels comme si tu étais la NSA ? Si je suis libre et que je suis mes désirs, tu me trouveras plus pleine, plus impressionnante, plus belle. Plus déstabilisante. Tu m’aimeras et me respecteras encore davantage. Pourquoi me demander de rendre les armes et d’abandonner la force que j’ai de te bouleverser ?
Nous sommes maintenant obligés de faire par devoir ce qu’autrefois nous faisions par désir. Comment, alors, ne pas nous désintéresser l’un de l’autre, les uns des autres ? En nous, malgré nos réflexes sécuritaires, ça continue de vouloir vivre, vibrer et être transformé.
Au fond, regarder le peuple en face (ou regarder l’amour en face), c’est un peu comme rencontrer un ours en forêt. Une seule règle : ne pas se laisser emporter par la peur.
On regarde cet homme qu’on aime et il ne nous appartient pas et il ne nous appartiendra jamais et il s’appartient et il est libre et magnifique, il est là, maintenant, il est là et peut-être pas plus tard et c’est maintenant et pas demain qu’il nous faut jouir de lui. Il n’est pas un meuble dans le salon de notre vie organisée, il n’est pas un atout dans notre parti, il n’est pas quelque chose qu’il faille arrêter et installer quelque part comme un animal empaillé. À quoi bon s’assurer du futur en s’entourant de toutes sortes de règles si nous sommes incapables de profiter de la présence de l’autre aujourd’hui ?"
"Nancy Huston écrit : « Selon la formule d’un ami québécois, quand deux êtres s’aiment, ils ne font bientôt plus qu’un; le tout est de savoir lequel des deux. » Henry Miller affirme que « rares sont les hommes capables d’envisager leurs rapports avec une femme sous l’angle d’une lutte féconde ». Rares les femmes aussi. Quand l’un domine et que l’autre s’écrase, le mouvement s’arrête; reste une relation morte.
Le rapport que le peuple entretient avec les puissants n’est pas tellement différent. Il espère que ces derniers voudront bien lui donner un peu d’attention, quelques jobs, un regard, une raison de vivre. Et parce que le peuple ne lutte pas, il se vide de sa substance. Et les puissants, devant le vide, devant la mollesse, l’attente, la plainte, devant l’assurance que les menaces populaires ne seront jamais mises à exécution, se remplissent de mépris. Conscient ou inconscient, on s’en fout : le peuple n’est plus qu’un tas de linge sale entravant le couloir."
"Ouvrez la télé, l’ordi, les magazines. Ces femmes sont partout avec leurs airs de « Je satisferai ton désir »; elles sont plus présentes aujourd’hui que ne l’étaient les images de la Vierge à une autre époque. Je ne sais pas comment décrire l’effet que ça a eu sur moi, mais je sais que le plus important a longtemps été qu’il bande, qu’il vienne et qu’il se souvienne de moi comme de la chose la plus excitante possible."
"Le désir de l’autre comme boussole, pendant que notre propre boussole croupit au fond de nous, tellement entrainée à se taire qu’un jour vient où elle se tait même lorsque nous l’interrogeons. Je pense que c’est une bonne définition de ce que c’est, l’aliénation. Ça vaut pour les femmes, pour les travailleurs, pour les peuples.
Nos grands-mères qui se sont battues, OK, oui. Mais des millénaires de culture où le rôle de la femme a été d’être attentive aux désirs des autres (hommes, enfants, vieillards, malades, etc.) ne peuvent pas s’effacer en deux générations."
"Et la mort arrive sans qu’on ait rien fait vibrer de soi-même."
"Je sais bien que les hommes ne sont pas en reste. J’ai vu des amis se taper fort sur la tête parce qu’ils n’arrivaient pas à être ordinairement fidèles parce que la bataille contre leurs pulsions leur coutait cher en contradictions, parce que leur blonde, leurs parents et le monde espéraient d’eux quelque chose qu’ils n’arrivaient à atteindre qu’au prix d’un efforts déprimants. Ils m'ont parfois confié, avec une fierté un peu triste dont je n'arrivais pas à me réjouir avec eux, qu'ils avaient, à tel moment, réussi à ne pas vivre cette rencontre sensuelle dans laquelle leur corps avait voulu les jeter. A l'idée de se présenter à leur blonde tels qu'ils étaient, le courage leur manquait -et ils restaient comme dédoublés, en continuel désaccord avec eux-mêmes."
"Chez les Gyndanes, qui vivaient il y a très longtemps près de Carthage, la femme portait un grand nombre de bracelets de cuir aux chevilles. Chaque bracelet représentait un homme auquel elle s’était unie. Plus il y en avait, plus la femme était digne de respect, puisque nombreux étaient les hommes qui l’avaient aimée. [...]
Chez les Nairs de Malabar et du Kerala, les filles sont d’abord mariées fictivement avec un homme lorsqu’elles atteignent la puberté, puis elles ont autant d’amants qu’elles le souhaitent, et même plusieurs partenaires simultanés. [...]
Ah, un petit dernier, mon préféré : chez les Mosuo, qui vivent depuis 33 siècles dans le sud-ouest de la Chine, hommes et femmes sont libres de choisir chaque soir un partenaire différent. L’homme se présente sous la fenêtre de sa désirée et celle-ci décide si elle le fait entrer ou non. Certains Mosuo n’ont qu’un partenaire au cours de leur vie, d’autres en ont une centaine. La durée des relations est libre. Si la femme tombe enceinte, c’est toujours après une baise motivée par le désir. L’identité du père n’importe pas, l’enfant est de toute façon élevé par toute la communauté. Ce peuple a fasciné beaucoup de chercheurs, qui ont constaté en son sein une paix sociale plus grande et un niveau de vie plus élevé que dans les autres minorités nationales environnantes. Les Mosuo ont d’ailleurs reçu, lors du 50e anniversaire des Nations unies, le titre de « communauté modèle ».
Le reste, vous le connaissez bien : la monogamie (qui est arrivée assez tard dans l’histoire de l’Homme), la polygamie polygyne (un homme marié à plusieurs femmes), l’homosexualité, et même le polyamour, que les magazines de psychologie à la mode nous présentent depuis quelques années dans leur spécial Saint-Valentin.
Tout ça pour dire que le couple tel que nous le concevons aujourd’hui est une donnée arbitraire : c’est la forme qui vient avec notre package culturel. Issu du christianisme, foncièrement occidental, il domine le monde d’aujourd’hui comme tout ce qui est occidental et chrétien.
La monogamie institutionnalisée est un accident de l’histoire comme un autre.
Mais la culture des hommes qui vont voir les femmes sous leur fenêtre aurait tout aussi bien pu, si le destin avait brassé différemment les cartes, dominer le monde aujourd’hui. Nous serions issus d’une longue lignée d’enfants fabriqués dans le désir, loin du devoir conjugal imposé à des milliards de femmes dans le monde, loin des bébés fabriqués sous la contrainte.
En fait, nous n’existerions pas. Ce n’est qu’en tant que descendants de ce système conjugal fermé que nous sommes au monde. À notre place, il y aurait d’autres humains. Seraient-ils plus libres ? Plus beaux ? Plus enclins à la joie ?
Mais où ai-je la tête ? Un système qui domine le monde ne peut venir que d’une culture où la domination, et non la libre rencontre des désirs individuels, caractérise les rapports sociaux. Qu’est-ce qui pousserait des humains qui n’ont absolument aucune frustration sexuelle ou affective à vouloir dominer d’autres humains à l’autre bout de la planète ?
Par quelle espèce de folie ?"
"Comment espérer accomplir quelque chose de différent si, toujours, nous épousons la forme exacte de ce qui est déjà là ?"
"J’aime aussi penser que l’institution du couple est à l’amour ce que les institutions financières sont à la valeur des maisons. Quand l’amour / les maisons perdent de leur valeur réelle, le rôle de l’institution est de travailler à ce que l’ordre des choses ne soit pas inquiété. « Non, non, rien n’a chuté, les actifs sont solides. » Sauf que la réalité fait son chemin par en dessous, et un jour arrive où le décalage entre le message officiel et la réalité est trop grand, ça ne tient plus, l’élastique pète, la bulle éclate, la vérité tombe sur le monde comme l’enclume sur le coyote. Au fond, ces hypothèques sont pourries, elles ne valent pas 500000 $ chacune comme nous le croyions, elles ne valent rien, elles ne seront jamais remboursées. En fait non, ce soir, ça m’apparait clair, nous ne serons pas ces compagnons qui traversent le temps.
C’est seulement après la rupture, dans ce nouvel espace-temps qui peut être large comme la liberté ou écrapouti comme la peine, qu’on réalise à quel point on a fait des choses absurdes pour empêcher la bulle de péter. Faire l’amour, alors qu’on n’en a pas envie. Faire l’amour, alors qu’on a envie de quelqu’un d’autre à la place. Ne pas faire l’amour avec cet autre. Se dévaloriser complètement parce qu’une personne, une personne, ne bande plus pour nous. Organiser un souper au resto pour « nous retrouver », alors que chacun se dit en lui-même que ça ne lui tente pas, qu’il aimerait mieux faire n’importe quoi d’autre qu’être assis là à feindre les gestes et les regards de la tendresse pour ne pas provoquer la conversation fatidique.
On aura beau souper dans le resto le plus romantique du Québec après un forfait spa et massage sur le bord du fleuve, ça va être plate. Parce que ce qui, chez l’humain, génère de l’intérêt — l’authenticité, la nouveauté — a été tassé au profit d’autre chose. Je ne parle pas de nouveauté du genre nouveau char, nouveau kick, nouveau pénis. Je parle de nouveauté du regard, d’ouverture neuve à l’infini des possibles entre les êtres, de présence neuve.
Pour arriver dans la véritable nouveauté du moment, donc, il faudrait pouvoir dire et entendre toutes ces choses qui menacent de faire péter la bulle. Cette bulle qui a commencé à gonfler à l’époque où l’amour était trop éclatant pour qu’on s’en rende compte et qui, depuis, a grossi jusqu’à devenir distendue et fragile, demandant toujours plus de soins, de sorte qu’il devenait chaque jour plus impossible de dire ces mots qui ramèneraient les amants à la réalité et, peut-être, l’un à l’autre.
Toujours la peur : peur de la crise. À tout prix chercher comment faire pousser encore du désir dans cette terre épuisée. Relancer l’économie et la croissance, même si l’envie de consommer et de travailler, ils nous l’ont tellement stimulée qu’il n’y a plus de jus dans le fruit, qu’on a perdu tout notre spring. Mais ils persistent, font des campagnes de pub avec l’aide de psychologues pour trouver comment siphonner les gouttes oubliées, celles qu’on aurait cherché à garder enfouies au creux de notre carcasse vidée et terne."
-Catherine Dorion, Les luttes fécondes. Libérer le désir et l'amour en politique, Montréal, Ateliers 10, 2017, 109 pages.