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    Michela Marzano, Le contrat de défiance + La philosophie du corps + L'éthique appliquée

    Johnathan R. Razorback
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    Michela Marzano, Le contrat de défiance + La philosophie du corps + L'éthique appliquée Empty Michela Marzano, Le contrat de défiance + La philosophie du corps + L'éthique appliquée

    Message par Johnathan R. Razorback Mer 23 Fév - 22:09

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Michela_Marzano

    "Chacun se sent menacé par les bouleversements du monde contemporain et par l’obligation de s’y adapter le plus vite possible. Est-ce un trait de notre modernité, où tout est flexible, éphémère et « liquide », où rien ne dure, car les liens entre les êtres humains sont de plus en plus fragiles ? En partie, bien sûr. De plus en plus individualistes, incapables de sortir de notre solitude existentielle, nous finissons par perdre toute confiance en autrui. Pis, le management contemporain nous enseigne que montrer nos faiblesses et nos failles signifie donner aux autres la possibilité de nous blesser et de nous dominer. Au fond de nous, nous sommes convaincus que l’Autre est une menace."

    "Si personne ne fait confiance à personne, il ne serait même pas possible d’envisager l’existence d’une communauté. C’est la fameuse critique que Montesquieu adresse au
    pessimisme anthropologique de Hobbes. Il n’est pas « raisonnable », selon Montesquieu, d’appliquer à l’homme naturel les ambitions de puissance de l’homme civilisé, comme le fait Hobbes en proclamant que « l’homme est un loup pour l’homme ». En effet, remarque l’auteur de l’Esprit des lois, l’homme primitif est d’abord mû par son désir de conservation et il est animé par la crainte de sa médiocre condition. Le sauvage est plus fragile que nombre des grands fauves qui l’entourent. Et il le sait. Pour survivre, il a besoin d’autrui. [...]
    Mais Montesquieu va bien plus loin. Pour lui, les sauvages ne sont pas poussés seulement par la crainte, mais aussi par le « plaisir qu’un animal sent à l’approche d’un animal de son espèce ». Il existe un « désir de vivre en société » qui s’explique par cette confiance que l’homme naturel accorde à son semblable dans l’adversité de l’état de nature."

    "La confiance renvoie à l’idée qu’on peut se fier à quelqu’un ou à quelque chose. Le verbe confier (du latin confidere : cum, « avec » et fidere « fier ») signifie qu’on remet quelque chose de précieux à quelqu’un, en s’abandonnant à sa bienveillance. Lorsque je pense être avec un ami, avec quelqu’un que j’aime et qui m’aime en retour, je peux décider de lui avouer mes craintes ou de lui révéler mes secrets. Je peux aussi confier mes biens ou encore faire crédit à quelqu’un, si j’ai confiance en sa solvabilité, même si cette personne n’est pas à proprement parler un ami ou un proche. Mais je peux aussi croire trop facilement à ce qu’on me raconte et finir par devenir crédule  : je peux me fier aux apparences et être trompé. D’où les liens étroits qui existent, du moins au niveau étymologique, entre la confiance, la confidence, le crédit, la crédulité, la foi, la fidélité. Il en va de même lorsqu’on renverse les rapports et que l’on parle de la fiabilité. Je peux être quelqu’un de loyal et remplir mes engagements."

    "Étrangement, les philosophes ont négligé d’étudier le concept de confiance. Depuis l’Antiquité, peu d’entre eux se sont intéressés à cette notion aussi riche que mystérieuse. Au Moyen Âge, les penseurs chrétiens l’ont rattachée à la foi : pour saint Thomas, par exemple, seuls les hommes de foi sont dignes de confiance."

    "À l’époque contemporaine, ce sont surtout les économistes et les sociologues qui se sont emparés du concept. Les uns considèrent la confiance comme le ressort du développement économique  : elle serait nécessaire pour stabiliser les relations commerciales et financières. Les autres la définissent comme un mécanisme de réduction de la complexité sociale : elle permettrait de faire face aux défis et aux risques du monde. En abandonnant la confiance aux sociologues et aux économistes, les philosophes ont laissé cette notion se réduire à sa portion congrue, c’est-à-dire à un synonyme de crédit. Ce qui veut dire qu’on ne prend en compte que sa dimension contractuelle, sans comprendre que, le plus souvent, c’est parce que nous n’avons pas confiance que nous «  contractons  » et que nous rentrons dans la logique symétrique du rapport créancier-débiteur. Dans ce donnant-donnant juridique, nous sommes tous amenés, un jour ou l’autre, à « demander des comptes ». C’est le contraire de la véritable confiance. Le contrat, cet « acte majeur  » de la société libérale, signifie implicitement que nous ne nous fions pas les uns aux autres."

    "Je voudrais montrer dans ce livre que la confiance, à la différence du crédit, renvoie à la fois à quelque chose de fondamental et de dangereux. Elle est fondamentale car, sans confiance, il est difficile d’envisager l’existence même des relations humaines : des rapports de travail jusqu’à l’amitié, en passant bien évidemment par l’amour, toute relation semble devoir s’appuyer sur un noyau minimal de confiance mutuelle. La confiance s’oppose directement aux impasses de la peur qui devient un des maux de
    notre modernité clivée entre une valorisation des certitudes, ce qui s’exprime souvent par l’héroïsation de la toute-puissance de la volonté – je crois pouvoir tout contrôler, mes émotions, mon avenir, la carrière de mes enfants… – et une peur obsédante de tout ce qui échappe, ou semble échapper, au contrôle. Dans nos sociétés occidentales, surtout anglo-saxonnes, on pense pouvoir tout gérer, au point de culpabiliser ceux qui échouent, le manque de maîtrise de soi étant l’indice d’une regrettable défaillance qu’il faudrait, tôt ou tard, corriger. C’est pourquoi chacun craint l’irruption de l’inattendu  : nous avons tellement peur du futur, que nous sommes prêts à toutes sortes de comportements compulsifs pour neutraliser ce que nous percevons comme dangereux. Mais les comportements compulsifs visant à combattre la peur ne font souvent qu’engendrer une angoisse encore plus grande. Le mécanisme ne fait alors que s’autoalimenter, dans une escalade sans fin. Car la peur est souvent irrationnelle et toujours contagieuse. Et à force de tout mettre en œuvre pour éloigner le danger, on assiste à une surenchère de l’angoisse. À la différence de la peur qui porte chacun à s’enfermer à l’intérieur d’un univers clos, où rien n’est plus possible, la confiance aide à sortir de cet état de paralysie. Elle nous permet de parier de nouveau sur nous-mêmes, sur
    les autres, sur l’avenir, en cassant le cercle vicieux de l’angoisse. Mais la confiance est dangereuse aussi : elle implique toujours le risque que le dépositaire de notre confiance ne soit pas à la hauteur de nos attentes ou, pire encore, qu’il trahisse délibérément la confiance que nous lui faisons. La confiance est un pari humain. C’est pourquoi il semble y avoir quelque chose de commun à la confiance et à la foi, dans le sens où son résultat n’est jamais garanti. Mais à la différence de la foi qui est insondable (je crois sans savoir pourquoi), lorsque je fais confiance, il existe des raisons qui me poussent à accorder ou non ma confiance et qui peuvent, en principe, me permettre de justifier mon attitude  : à tort ou à raison, je pense que la personne en qui j’ai confiance est quelqu’un de fiable. [...]
    L’être humain peut trahir, mais c’est justement parce qu’il a la possibilité de trahir qu’il est humain."

    "La confiance porte toujours en elle la possibilité d’un non-retour. Sa logique est similaire à celle du don  ; c’est une logique asymétrique, c’est-à-dire qu’on ne peut exiger qu’elle soit honorée."

    "Pourquoi ferais-je confiance quand je sais que les autres poursuivent autant que moi leurs seuls intérêts individuels  ? Dans une telle société, il est implicite que les individus ne se soucient plus du bien commun. La notion perd même de son sens puisque les économistes, avec Adam Smith, nous persuadent que, par le miracle de la «  main invisible  », la somme des intérêts individuels forme l’intérêt collectif… Mais ce que les économistes ont alors perdu de vue, c’est la relation de confiance que des individus uniquement affairés à leurs intérêts privés pourraient encore avoir l’un pour l’autre."

    "Aux yeux des Romains, il est évident qu’on ne peut manquer à la parole donnée, même si cela peut conduire au sacrifice de soi. Il suffit de penser à la célèbre histoire de Regulus, ce général romain qui, durant les guerres puniques, fut fait prisonnier par les Carthaginois. Ces derniers l’envoyèrent en mission à Rome pour négocier la paix avec le Sénat. Les soldats d’Hannibal l’avaient prévenu  : s’il ne parvenait pas à convaincre les Romains de conclure la paix, il serait mis à mort à son retour. Regulus aurait pu ne jamais revenir et sauver ainsi sa vie. Malgré son échec, Regulus retourna à Carthage. Il avait prêté serment. Il avait donné sa parole et il ne pouvait trahir sa promesse, sous peine de se déshonorer. Il aurait été plus difficile, pour lui, de survivre à un tel déshonneur que de mourir."

    "Dans l’Antiquité, trahir ses engagements représente une faute impardonnable. À partir du moment où je donne ma parole et où je fais une promesse ou un serment, je m’engage dans une relation sacrée : confiance et loyauté sont indissociables ; ne pas me montrer loyal et refuser de payer mes dettes signifie détruire la confiance générale et affaiblir le sens même de la justice."

    "Véhiculée par le regard réprobateur de l’autre, la honte encourage chacun au respect de l’ordre social. Elle agit de manière plus douce et plus efficace que n’importe quelle force répressive, car elle oblige chacun à accepter le statut que la communauté lui attribue. C’est la logique même de toute société traditionnelle, «  holiste  » dirait Louis Dumont, où chacun occupe une place désignée et dont la légitimité dérive d’une autorité supérieure aux individus, qu’il s’agisse de Dieu ou de son représentant sur terre. [...]
    Il s’agit uniquement d’obéir à ce qui « doit être » et de se conformer aux attentes sociales. Ma valeur ne dépend pas de mon initiative, de ma créativité, de ma capacité à construire ma vie. Elle dépend du degré d’obéissance dont je fais preuve : plus je me conforme aux attentes des autres, plus je suis digne de confiance ; plus on me fait confiance, plus je suis honoré. À l’intérieur de cette logique traditionaliste, l’honneur devient le garant de la confiance réciproque."

    "Là où chez les Anciens, l’honneur était l’idée même qu’un homme se faisait de sa condition et qui l’empêchait de s’abaisser à commettre telle ou telle action, chez les Modernes, il n’y a plus de barrière. Tout est possible, pourvu que nous ne soyons pas surpris par les autres. Pourquoi cette rupture ? Tout simplement parce que l’honneur est désormais vide de sens. Les philosophes de la modernité ont contribué à « libérer » l’homme de ses liens et de ses préjugés. L’honneur en a fait les frais. Lisons l’Anglais Mandeville, le père de l’économie. Qu’écrit-il au début du XVIIIe siècle sur l’honneur ? « L’honneur au sens figuré est une chimère dépourvue de vérité et d’être, invention des moralistes et des politiques »… Mandeville incite ses contemporains à se débarrasser de cette «  chimère  ». Il n’y a que l’intérêt. «  Ne vous laissez plus freiner par des principes archaïques. Laissez-vous faire », semble dire l’auteur de La Fable des abeilles. Vive le « laisser faire », ne tardera pas à traduire Adam Smith ! Mais que reste-t-il de la confiance dans un univers où l’honneur a disparu, où rien ne nous pousse à être à la hauteur des attentes d’autrui  ? Comment s’appuyer sur la parole d’autrui dans un univers où l’engagement ne renvoie plus qu’à une parole entre égaux, entre contractants, sans un absolu qui « fait foi » ? C’est pourtant tout l’inverse qui nous est enseigné."

    "Les moralistes français, en particulier Pascal, La Rochefoucauld et La Bruyère, ont joué un rôle essentiel dans la dévalorisation de l’homme et de l’honneur. Avant Mandeville, ils ont contribué au discrédit des anciennes vertus héroïques. Pour eux, les êtres humains ne sont pas capables de grandeur  ; ils ne sont jamais dignes de confiance, même lorsqu’ils paraissent fiables. Chez l’homme, tout est illusion. Sentiments et actions ne sont que l’expression plus ou moins immédiate de l’amour-propre. Pour éviter d’être dupe, il faut ériger le soupçon en principe et ne pas croire aux simples apparences. La prudence doit nous alerter constamment et ne pas nous faire oublier que «  les vices entrent dans la composition des vertus comme les poisons entrent dans la composition des remèdes ». Pour La Rochefoucauld, tout homme est profondément inconstant, versatile et infidèle : « Le caprice de notre humeur est encore plus bizarre que celui de la fortune » (maxime 45). Incapable de don généreux, l’être humain vise à l’accaparement et à la possession. Même le désir de gloire, comme l’honneur, n’est que le fruit malsain de l’amour-propre. Chaque fois qu’on pense être face à une vertu, celle-ci n’est qu’apparente : elle est le masque derrière lequel se cache en réalité un vice. La défiance à l’égard de l’homme est ainsi double. Non seulement on ne peut faire confiance à personne, car chacun cherche uniquement à dominer les autres et à les asservir pour en retirer de la jouissance, mais on ne peut pas non plus se faire confiance soi-même, car chacun est dupe vis-à-vis de ses sentiments intérieurs."

    "Les jansénistes conduisent les hommes dans une impasse. Une timide solution pour sortir de ce pessimisme du Grand Siècle est proposée par les pages célèbres de Rousseau dans son fameux Discours sur l’origine de l’inégalité (1755). Le Citoyen de Genève croit bon de distinguer entre l’amour de soi et l’amour-propre. [...] Les moralistes ont bien eu raison de dénoncer l’amour-propre qui s’étale chaque jour dans la vie sociale où triomphent la vanité et les apparences. Rousseau approuve Pascal ou La Rochefoucauld de nous avoir montré à quel point cet amour-là est à l’origine de tous les vices de la société. Mais ils ont eu tort, selon lui, de ne pas comprendre qu’il existe une forme d’amour de soi qui nous pousse à nous ouvrir aux autres en même temps qu’à la maîtrise de nous-mêmes. Ce n’est qu’à partir du moment où l’on est capable de s’aimer et de se faire confiance, qu’on peut aussi aimer les autres et leur faire confiance.

    Rousseau semblait avoir trouvé la voie pour sortir de l’impasse janséniste. Mais il sera dépassé en son temps par un autre philosophe, le penseur le plus astucieux de la philosophie morale. C’est en songeant à sa Théorie des sentiments moraux que le penseur écossais Adam Smith va faire, dans son célèbre essai de 1776, de l’amour de soi (self-love) la clé du développement économique  : se faisant soi-même confiance, l’être humain peut recommencer à prêter de l’intérêt à autrui et découvrir les avantages de la coopération. Il peut orienter son action vers des fins et des valeurs ayant une autre logique que la simple satisfaction de son propre intérêt."

    "L’idée se fait jour, alors, que les individus, loin d’être un danger les uns pour les autres, sont en réalité unifiés par un même but : la satisfaction de leurs propres besoins. Pour cela, ils sont non seulement capables, mais aussi désireux, de coopérer et de s’associer entre eux, d’une façon bien plus efficace que sous l’effet de la contrainte."

    "Reprenant à son compte l’analyse humienne de la sympathie, Smith élabore une théorie selon laquelle il existerait chez tout individu un «  plaisir de la sympathie réciproque  »  : chacun serait amené à approuver la conduite des autres dès lors qu’il réussit à sympathiser avec les passions et les sentiments qui y sont en jeu. « Quelque degré d’amour de soi qu’on puisse supposer à l’homme, il y a évidemment dans sa nature un principe d’intérêt pour ce qui arrive aux autres qui lui rend leur bonheur nécessaire. » Il existerait, chez l’homme, un sentiment naturel d’admiration à l’égard de ceux qui réussissent grâce à leur mérite et qui nous pousserait tous à l’émulation. Chacun désirerait devenir soi-même l’objet de l’admiration des autres et, pour cela, il serait prêt à coopérer avec autrui. Dans la coopération – ou dans l’«  échange intéressé  » pour employer les mots de Smith –, il y aurait une valeur irréductible qui permet à chacun de  poursuivre et d’accroître son amour-propre  : « L’amour-propre lui-même peut être souvent un motif vertueux d’agir […] le désir de nous rendre les objets propres de l’estime et de l’approbation. » C’est cette vision anthropologique qui poussera Smith à affirmer par la suite que l’intérêt général n’est que le résultat de la somme des intérêts particuliers et que par conséquent, l’homme, laissé libre, va faire le bon choix. Tout en cherchant à ne jamais perdre de vue son propre bénéfice, il est « naturellement ou plutôt nécessairement » porté à préférer ce qui est avantageux aussi pour la société. Mais peut-on fonder la confiance sur la certitude que l’homme, en faisant un choix égoïste, aura un impact nécessairement positif pour la société ?"

    "Ayant appris l’art de la banque de son père, nous dit Montesquieu, Law devient un spéculateur habile. La suite du «  Fragment d’un ancien Mythologiste  », si elle est moins célèbre, n’est pas moins intéressante. Montesquieu se moque des efforts de l’Écossais pour remplacer le système monétaire français fondé sur l’or et l’argent (« Bétique ») par un autre fondé sur le papier-monnaie et les actions. « Croyez-moi, quittez les pays des vils métaux  ; venez dans l’Empire de l’Imagination  ; et je vous promets des richesses qui vous étonneront vous-mêmes. Aussitôt il ouvrit une grande partie des outres qu’il avait apportées, et il distribua sa marchandise à qui en voulut.  » Pour Montesquieu, Law n’est qu’un escroc à l’imagination débordante, un vendeur de vent qui n’aurait jamais dû être pris au sérieux. Il est pourtant à l’origine du système financier contemporain… Car John Law était effectivement un visionnaire. Mais son imagination ne fit qu’anticiper les développements économiques du XXe siècle. Ce fut bien avant les autres qu’il comprit que le système monétaire reposant sur l’or et l’argent allait irrémédiablement s’effacer devant un monde nouveau où les billets émis par
    les banques et les papiers de crédit reposant sur la seule confiance des acteurs économiques allaient devenir la seule monnaie en circulation."

    "Introduite pour remplacer le troc [selon Aristote et Smith et les suivants], c’est-à-dire l’échange direct des biens, la monnaie commence par assurer, dès son introduction, le fonctionnement de l’économie."

    "Par cette catastrophe, la confiance envers l’institution bancaire et la monnaie fiduciaire est ébranlée pour longtemps en France, tandis que la méfiance s’installe pour tout ce qui concerne les emprunts et les dettes d’État. Le lien déjà fragile entre les sujets et le pouvoir monarchique se trouve rompu. C’est la parole même de l’État qui n’a plus de crédibilité, alors que, comme le souligne Michelet, l’État est devenu banquier, et qu’il n’a jamais eu autant besoin de confiance. C’est pourquoi, au-delà même de son aspect financier, la banqueroute de 1720 a une valeur de symptôme : les Français commencent à se rendre compte que rien n’est pérenne et que tout peut s’effondrer brusquement. Montesquieu l’explique bien dans ses Lettres persanes, lorsqu’il souligne que, avec cette faillite du crédit d’État, c’est la pensée elle-même qui se trouve atteinte, comme privée de ses repères les plus rudimentaires.

    Lorsque, à l’ordre immuable reposant sur le divin se substitue un ordre flexible, la fragilité de la confiance guette le système. Au moment même où cette confiance devient nécessaire à l’équilibre de la société, l’État se montre incapable d’en être le garant. Avec le crédit d’État, c’est une promesse qui se trouve nécessairement impliquée sur le terrain même de l’économie. Mais cette promesse n’est renouvelable qu’à condition d’être tenue. Or, l’expérience de Law montre qu’on peut facilement promettre des choses qui ne sont manifestement pas possibles. Mais elle montre aussi que lorsque les promesses ne sont pas respectées, on détruit non seulement la confiance dans le système économique, mais aussi la confiance qu’on peut avoir en l’État, et par là même, en la société."

    "Lorsque Émile Zola décrit la Bourse, cette «  caverne mystérieuse et béante, où se passent des choses auxquelles personne ne comprend rien », lit-on dans son dossier préparatoire de L’Argent, il n’a pas l’intention de s’inscrire dans la droite ligne de la littérature « boursière » du XIXe siècle.

    Entre 1873 et 1892, on peut compter au moins une trentaine de romans où la Bourse, et notamment son caractère maléfique, occupe une place centrale. Mais le but de Zola n’est pas de dire du mal de l’argent ou de critiquer la spéculation boursière qui «  enrichirait  » sans «  créer des richesses  ». Il vise, au contraire, à convaincre le lecteur qu’il est temps d’abandonner les anciens préjugés qui entourent la finance pour célébrer l’« argent nouveau » du capitalisme par actions. [...] D’où la réaction d’un Huysmans à la lecture de L’Argent : «  Moi, ce qui me fait horreur là-dedans, c’est l’âme de mufle qui sort, l’admiration de ce parvenu pour les Rothschild, pour les gens de la Bourse. Quelle bassesse ! » Mais le génie de Zola, dans ce roman-somme sur la Bourse, est d’avoir compris, en dépit de la réticence de ses contemporains, la « féconde puissance » et la «  force expansive  » de l’argent. Les jeux boursiers et la prise de risque ouvrent selon lui, dans le monde occidental, une nouvelle voie à la confiance  : une confiance en soi qui s’enracine dans la volonté de se dépasser soi-même constamment ; une confiance en soi qui, jouant avec le risque, va progressivement devenir la clé de voûte de l’hyper-individualisme contemporain."

    "Partie intégrante du système financier, la Bourse est censée rendre possibles la rencontre et l’interaction entre, d’une part, des acteurs économiques comme les entreprises ou les administrations qui sont en quête permanente de capitaux pour financer leurs projets et, d’autre part, les épargnants au sens large dont les ressources excèdent les besoins de consommation. Le but du système est d’être efficace, en assurant à la fois le financement des investissements et une bonne allocation de l’épargne. Ce qui, en principe, peut être fait soit grâce à l’intermédiaire des banques, soit directement sur le marché financier, dont le fonctionnement repose alors sur l’existence de bourses de valeurs."

    "La vulgate actuelle, du discours managérial au coaching, a détruit depuis une vingtaine d’années les bases mêmes de la coopération. Pour survivre dans ce monde concurrentiel, les manuels de management nous ont appris qu’il ne fallait avoir confiance qu’en soi. Comment, dans un tel contexte, demander du jour au lendemain de la vraie confiance à des acteurs qui n’en ont plus la moindre élémentaire notion ? Comment leur faire même savoir ce que peut signifier la confiance alors qu’on leur a appris à confondre «  confiance  » et «  assurance  », c’est-à-dire l’audace qu’on montre aux autres et qui est censée renvoyer à la certitude d’avoir toujours raison ? C’est cet esprit winner du petit chef obtus et sûr de lui, dénigrant «  les pleurnicheurs et les perdants, jaloux du succès des autres », qui a fini par se retourner contre le système. Car personne n’a plus confiance en personne ; chacun craint que l’autre soit aussi cynique et manipulateur que lui."

    "Le piège de ces manuels de bonne conduite est de faire croire que la confiance n’est qu’une sorte de compétence personnelle qu’on développe à l’aide de recettes de marketing. Le but de ces vendeurs d’espoir est d’arriver à convaincre que la confiance n’est pas un simple cadeau du ciel, le résultat d’une chance que je n’ai pas eue. En réalité, elle semble surgir nécessairement dès lors que j’apprends à gérer mes actions. Il suffirait que j’arrive à me confronter avec mes fragilités : à travers un travail cognitif sur mon système de pensée, je peux arriver à faire le tri entre ce qui est utile et ce qui est, au contraire, «  toxique  ». Avoir confiance en moi signifie apprendre à vivre dans l’instant présent, en accumulant une série d’expériences, en évaluant les résultats de mes actions, en prenant des risques calculés et, surtout, en changeant de façon volontaire les traits les moins agréables de mon caractère. Si je n’y arrive pas, c’est que je n’ai pas encore appris à me maîtriser, car le seul responsable de mon succès, c’est moi : « Vous devez reconnaître que vous seul êtes responsable de la vie que vous vous êtes faite. Vous devez reconnaître que c’est à vous seul que vous devez d’être dans un monde comme celui dans lequel vous vous trouvez. Votre état de santé, vos finances, votre vie amoureuse, votre vie professionnelle, tout cela est votre œuvre, et celle de personne d’autre  », peut-on lire dans un des livres les plus navrants de cette littérature répétitive. En d’autres termes, si vous avez échoué, c’est entièrement votre faute. Aucun élément extérieur (chance, santé, fortune, relations, etc.) n’entre plus en ligne de compte. Même si les propos de tous les managers et autres coachs ne sont pas aussi péremptoires et grotesques, ils tournent tous autour de la même idée  : ce n’est pas le monde qu’il faut changer, mais nous ! La chose paraît plus à portée de main. À tort. [...]
    La négation du principe de réalité touche à son apogée, avec tout ce que cela entraîne  : culpabilisation et souffrance pour les uns ; toute-puissance de la volonté et manipulation pour les autres."

    "Aucune société ne survit sans un minimum de confiance mutuelle. La confiance en soi ne suffit pas. C’est la triste leçon des crises financières, générées en 1929 comme en 2008 par l’égoïsme cupide et aveugle. Franklin D. Roosevelt avait bien compris que ce discours sur la confiance mutuelle n’est pas seulement moral, comme le prétendent les esprits cyniques et à courte vue. Il est aussi nécessaire sur le plan des affaires. « Nous avons toujours su que l’égoïsme insensible était moralement mauvais  ; nous savons maintenant qu’il est économiquement mauvais  », dira le président des États-Unis lors de son second discours d’inauguration (1937)."

    "La confiance est ce qui, par définition, est censé atténuer nos inquiétudes au sujet de ce que les autres peuvent nous faire. De ce point de vue, beaucoup reconnaissent que la confiance devrait nous permettre d’échapper à la peur qui, elle, ne peut que nous paralyser et nous empêcher de vivre en société. [...] Pourquoi, cependant, la peur et l’esprit du complot resurgissent dans nos sociétés, des sociétés objectivement plus «  sûres  » si on les compare à celles du passé et aux menaces que connaissent encore aujourd’hui les pays les moins développés ?"
    -Michela Marzano, Le contrat de défiance, Éditions Grasset & Fasquelle, 2010.

    => La confiance nous place fondamentalement du côté d'un rapport lucide, réaliste, vis-à-vis de la réalité, parce qu'elle manifeste une acceptation de notre finitude -et plus précisément des relations qu'il nous est nécessaire d'entretenir avec autrui pour nous développer ; voir même simplement pour survivre (imaginez donc les périls auxquels s'exposerait dans l'espace public un enfant qui refuse de croire son parent lorsqu'il lui dit qu'il revient le chercher !). Par conséquent le réalisme existentiel se situe paradoxal du côté d'un pari, d'un choix sans certitude ni garantie. Inversement, le paranoïaque, celui qui se méfie de tous le monde, qui exige des garanties pour tout et n'importe quoi, est irréaliste: il s'imagine se suffire à lui-même, capable de vivre seul, comme une monade ; il refuse d'admettre sa vulnérabilité et sa nature d'animal social.



    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Mar 18 Juin - 11:40, édité 1 fois


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

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    Michela Marzano, Le contrat de défiance + La philosophie du corps + L'éthique appliquée Empty Re: Michela Marzano, Le contrat de défiance + La philosophie du corps + L'éthique appliquée

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 18 Juin - 8:54



    "Le soupçon ne peut que paralyser la société. Dans le but de tranquilliser la population, le pouvoir cherche des critères censés permettre aux gens de se reconnaître à l’intérieur d’un groupe fermé, où chacun se ressemble. Quand l’autre ne correspond pas à ce que l’on connaît déjà, il est rejeté. En tant que « différent », il interroge la partie la plus obscure de nous-mêmes, ce que nous ne sommes pas toujours prêts à accepter. Il entraîne un questionnement profond sur ce que nous ne voulons pas voir de nous. L’exclure devrait donc nous rassurer. Dans le but de permettre à la confiance de revenir. Mais on obtient un résultat inverse. Car à force de «  traquer  » les autres – les différents, les dangereux, les marginaux – on finit par soupçonner tout le monde, y compris soi-même. Et peu à peu on s’enferme à l’intérieur d’un univers extrêmement étroit, jusqu’à étouffer."

    "Au fur et à mesure que la possibilité de choisir augmente, cependant, les risques augmentent aussi. Si personne ne choisit plus à ma place avec qui je dois me marier, l’élargissement de ma liberté de choix multiplie l’angoisse de faire le bon choix. Suis-je sûre que celui avec qui je me marie ne va pas trahir ma confiance ? Il en va de même dans tous les autres aspects de la vie sociale. Dans le domaine de la santé, par exemple. Si la plupart des personnes ont confiance dans les progrès scientifiques et médicaux, chacun doit désormais décider, dans des situations spécifiques, s’il doit suivre ou non les prescriptions de son médecin. Faut-il aller ou pas se faire vacciner contre une grippe ? Puis-je faire confiance à des experts qui travaillent en même temps pour les firmes pharmaceutiques qui produisent les vaccins ?"

    "Étymologiquement, le terme « secret » renvoie aux notions de distinction et de séparation et, de façon plus générale, à tout ce qui est mis à distance : une mise à distance qui peut concerner un seul individu, ou plusieurs personnes ; qui peut avoir comme contenu quelque chose d’éphémère ou de fondamental. Dans le cas du secret intime, par exemple, c’est la mise à distance des autres qui permet à quelqu’un de garder une sphère privée et de se protéger de l’indiscrétion d’autrui. Le secret devient ainsi ce que chaque individu possède en propre ; ce qu’il a de plus personnel et de plus intime ; ce qui lui permet d’empêcher les autres de pénétrer dans son monde intérieur et de ne pas être à la merci de l’indiscrétion généralisée. C’est pourquoi même un philosophe comme Kant – qui fait de la véracité un devoir de chaque être humain – reconnaît que tout homme a ses secrets et qu’il ne doit pas les confier aveuglément à autrui, « en partie à cause de la manière de penser dénuée de noblesse de la plupart, qui en feront un usage qui lui sera nuisible, et en partie à cause du manque d’intelligence de beaucoup dans l’appréciation et dans la distinction de ce qui peut ou non se répéter, ou de l’indiscrétion ». Entre le « tout dire » et le « rien dire » il y a des degrés qui dépendent de chaque individu. La véracité ne coïncide pas avec la franchise, de même que la réserve ne coïncide pas avec le mensonge : « Entre la véracité et le mensonge, écrit encore Kant, il n’y a pas de milieu, tandis qu’il en existe un entre la franchise qui consiste à tout dire et la réserve qui consiste à ne pas dire en exprimant toute la vérité, bien que l’on ne dise rien qui ne soit pas vrai. » [Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs. Doctrine de la vertu, Paris, Vrin, 1985, I, Ire partie, sec. II, § 9, p. 107]. De ce point de vue, être capable de garder des secrets représente, pour chacun, une forme de protection qui permet, d’une part, de ne pas devenir «  transparent  » au regard des autres et, d’autre part, de construire des relations de confiance avec ses proches. Confier un secret à un autre est d’ailleurs un gage d’amitié, un signe de confiance qu’on réserve à quelqu’un de « spécial », à quelqu’un qu’on choisit."

    "Aristote décrit le mensonge comme étant « méprisable en soi et coupable »."

    " [Descartes] s’inscrit dans la droite ligne de la tradition philosophique classique qui, à partir de Platon, vise à exclure de la connaissance les croyances acquises par témoignage, c’est-à-dire par le biais d’autrui. À la différence d’un Thomas Reid, qui considère que la tendance à se fier à ses interlocuteurs est un penchant naturel en aucun cas condamnable, le philosophe français dénonce la confiance dans les témoignages qu’il associe à la crédulité."

    "C’est avec John Locke que la notion de confiance (trust) s’affirme pour la première fois de manière aussi explicite en politique  : le peuple fait confiance au gouvernement en vue de certaines fins, mais il peut aussi la lui retirer s’il considère qu’il n’a pas été gouverné comme il l’entend. Pour le philosophe anglais, c’est sur un rapport de confiance mutuelle entre l’autorité et le peuple que repose la société civile : le lien entre le gouvernement et le peuple est de nature fiduciaire. Locke fait ici une exploitation nouvelle de la notion de trust qui, utilisée en Angleterre à l’occasion des révolutions du XVIIe siècle, renvoie directement à la conception du pouvoir politique telle qu’elle était apparue au XIIIe siècle. Déjà après la Magna Carta, les Provisions d’Oxford, une charte imposée en 1258 au roi Henri III par les barons anglais, avançaient l’idée d’obliger le prince à remplir les missions qu’on lui avait confiées."

    "Le glissement vers la défiance se fait jour. Peu d’analystes du trust chez Locke s’en sont aperçus. Lorsqu’on confère à quelqu’un des pouvoirs et que l’on se réserve la possibilité de les lui retirer en cas d’abus, la confiance dont il est question est une confiance conditionnelle. Elle cesse dès qu’elle est trahie ; elle est toujours soumise au contrôle des citoyens. C’est pourquoi la méfiance des citoyens devient une garantie pour que le gouvernement se conduise correctement. C’est alors non plus de confiance mais de défiance qu’il s’agit, ce qui est explicitement théorisé dans Le Fédéraliste, et en particulier chez James Madison qui pose les bases de la Constitution américaine de 1787.

    Pour les auteurs du Fédéraliste, seule la défiance des citoyens permet au gouvernement de se conduire de façon convenable. C’est la conséquence directe du réalisme politique inauguré par Machiavel, qui est en partie repris dans l’article 51 rédigé par Madison. Celui-ci explique que « si les hommes étaient des anges, il ne serait pas besoin de gouvernement et si les hommes étaient gouvernés par des anges, il ne faudrait aucun contrôle extérieur ou intérieur sur le gouvernement ». Or, Madison sait bien que les hommes ne sont pas des anges. Il faut donc trouver une solution pour les gouverner en exploitant leur propre défiance à l’égard du pouvoir."

    "Sous le fascisme, c’est la sphère publique qui a envahi la sphère privée. Sous Berlusconi, ce serait plutôt l’inverse. Avec l’aide de l’idéologie néolibérale, c’est le privé qui envahit la scène publique. Il ne s’agit pas seulement de privatisation. Mais tout va de pair. La vie privée, transformée en fiction, a pris le dessus en détournant l’attention des vrais problèmes du pays, en vidant le discours politique de toute référence aux valeurs démocratiques et à la solidarité, en se focalisant sur les questions privées…"

    "Notre société libérale de méfiance est une société qui donne une place démesurée au droit.
    Des contrats de vente aux contrats de mariage, la tendance à formaliser toute espèce de relations aux autres, y compris quand elles n’ont a priori rien de « marchand  », se généralise. Le but est toujours le même  : se rassurer et avoir la garantie que l’autre, connaissant les sanctions qu’il encourt s’il ne respecte pas les termes de l’accord, n’abusera pas de notre confiance."

    "Je peux faire confiance à quelqu’un sur le respect de ses engagements contractuels, tout en étant convaincu que cette même personne n’est pas, en général, digne de confiance. Il y a une différence importante entre ce que je peux attendre d’une personne en général et ce qu’en revanche, j’attends d’elle dans le cadre d’un rapport contractuel où les contraintes sont formellement spécifiées."

    "Si l’on n’est pas prêt à accepter le risque d’une relation humaine qui échappe à la maîtrise et au contrôle, la confiance disparaît."

    "Certains sociologues, à la suite de Niklas Luhmann, définissent la confiance comme un mécanisme de réduction de la complexité sociale : celui qui fait confiance prend certes des risques, mais il est libre d’agir comme il l’entend, sans que son action soit systématiquement retardée ou empêchée par des décisions d’ordre pratique. D’autres sociologues, plus influencés par les théories économiques, font de la confiance un élément clé pour la régulation des transactions : il vaudrait mieux faire confiance et coopérer que se cantonner à la poursuite de son propre intérêt, car au bout du compte, c’est l’intérêt de chacun qui s’en trouve augmenté. Certains croient même que l’on ne fait réellement confiance que lorsqu’on attend, en retour, une action avantageuse pour soi. Ce qui revient à penser que la confiance serait le résultat d’un calcul coûts/bénéfices  : on fait confiance dès lors qu’on arrive à réunir un certain nombre d’informations concernant le dépositaire éventuel de notre confiance, ainsi que les conséquences probables de notre acte de confiance. C’est pourquoi, nous explique [Diego] Gambetta, « la confiance est un certain niveau de probabilité subjective grâce auquel un agent estime qu’un autre agent ou groupe d’agents va accomplir une action particulière, avant qu’il ne puisse contrôler cette action ». Faire confiance, dans un tel contexte, signifierait croire que la probabilité que quelqu’un accomplisse une action favorable est assez élevée pour qu’on puisse envisager de coopérer avec lui. Étant donné que la confiance permet de construire des relations de coopération – là où la défiance ne fait que les détruire –, il serait «  rationnel de faire confiance à la confiance, et de se défier de la défiance ».

    Ce raisonnement paraît tout à fait cohérent.  Il semble d’autant plus crédible que l’on se concentre sur les motivations qui peuvent pousser quelqu’un à se montrer « digne » de confiance. Pour [Russell] Hardin, par exemple, il est évident qu’il faut toujours prendre en compte l’intérêt qu’aurait le bénéficiaire de la confiance à s’en montrer digne. C’est pourquoi il propose une théorie de la confiance fondée sur l’idée d’intérêts enchâssés (encapsulated interests) : je fais confiance à quelqu’un si j’ai des raisons de croire qu’il sera dans l’intérêt de cette per sonne de se montrer digne de confiance, de manière appropriée et au moment opportun. Ma confiance repose alors sur le fait que mes propres intérêts sont enchâssés dans les intérêts de l’autre : elle dépend du fait que le bénéficiaire de ma confiance conçoit mes intérêts comme étant partiellement les siens. Pour Hardin, un enchâssement de ce genre peut se réaliser pour différentes raisons, en particulier afin de perpétuer la relation existant entre deux ou plusieurs partenaires, comme il arrive dans le cas d’une amitié ou d’une relation amoureuse, ou encore afin de préserver sa propre réputation dans les rapports à autrui.

    Mais si être digne de confiance est très important dans le cadre d’une amitié ou d’une relation amoureuse, et peut en partie expliquer la confiance qu’on reçoit, sommes-nous réellement sûrs que la confiance qui fonde des relations d’amour ou d’amitié se résume uniquement à un simple « enchâssement d’intérêts » ? La coopération est une décision stratégique qui permet aux individus de changer radicalement le cours des événements. Mais peut-on comprendre ce qu’est la confiance dès lors qu’on se limite à analyser des «  relations froides, distanciées, entre adultes égaux et inconnus » ?"

    "Descartes est convaincu qu’on ne peut avoir confiance qu’en sa propre raison. Et cela, au point de théoriser la nécessité d’éviter toute forme d’engagement. Pour le philosophe français, il faudrait éviter de faire des promesses pour préserver sa liberté. Bien qu’il reconnaisse que les contrats sont utiles dans le domaine du commerce et que la sanction de la parole non tenue est nécessaire pour remédier à l’inconstance des esprits faibles, il se montre sardonique à l’égard de la confiance dans le cadre de l’amitié et de l’amour. Quant à Rousseau, un siècle plus tard, il exclura l’existence même de rapports humains fondés sur la confiance. Dans le Discours sur les sciences et les arts, par exemple, il décrit avec éloquence la fourberie et la sournoiserie des êtres humains. Et, dans La Nouvelle Héloïse, il montre comment, en dépit des promesses qu’on peut faire lorsqu’on est amoureux et en dépit de certaines exceptions comme celle de Julie et de Saint-Preux, l’amour est inconstant."

    "En amour, la confiance semble difficilement concevable au sens de quelque chose que l’on promet ou que l’on jure, comme lorsqu’on promet de respecter, par exemple, le délai demandé par un éditeur pour la remise d’un manuscrit, ou encore lorsqu’on s’engage à donner à manger aux chats du voisin qui part en vacances. L’amour n’est pas une action dont la réalisation dépend entièrement de nous. Il s’agit d’un sentiment qui se nourrit, certes, des efforts que nous pouvons accomplir pour qu’il dure. Mais en tant que sentiment, il échappe en grande partie à notre volonté et à notre contrôle. [...]

    En amour, rien ne remplace la volonté d’être digne de confiance, d’être « là » pour l’autre lorsque celui-ci le désire. Mais la confiance est quelque chose que je découvre jour après jour, parfois à partir de petits gestes, parfois en étant moi-même surpris de constater que l’autre est présent à mes côtés sans que je lui aie rien demandé. Lorsqu’on parle de sentiments, en effet, on parle de quelque chose qui engage directement l’être. C’est pourquoi la confiance qui structure les relations affectives peut se construire, s’entretenir, mais elle ne peut en aucun cas être le résultat d’une promesse.

    À la base de l’amitié et de l’amour, il y a un désintéressement qui éloigne du contrat, une spontanéité qui s’accommode mal de l’obligation."

    Les traîtres se trouvent partout, le mariage en connaît aussi », écrit Kierkegaard. Mais il ne faut pas se tromper de cible, nous dit le philosophe, car les traîtres ne sont pas ceux qui décident, le moment venu, de sortir de leur mariage, mais plutôt « ces misérables époux qui restent là, gémissant de ce que l’amour depuis longtemps déjà se soit volatilisé de leur mariage, ces époux qui restent comme des fous, chacun dans son enclos conjugal. » [Sören Kierkegaard, Ou bien… ou bien (1843), Paris, Gallimard, 1943, p. 371.]"

    "Là où, jadis, on avait tendance à mettre l’accent sur le principe de bienfaisance, c’est-à-dire sur l’obligation des médecins de « faire le bien » des patients, indépendamment de leurs souhaits et de leurs désirs, aujourd’hui on cherche davantage à respecter le droit des individus à choisir seuls leur propre «  bien  » et à prendre eux-mêmes les décisions les concernant (principe d’autonomie). Ainsi, les médecins sont désormais soumis à l’obligation d’informer les patients de leur état de santé, de même qu’à celle de leur expliquer les risques et les bénéfices des soins qu’ils leur proposent. La décision médicale est dès lors partagée : elle est prise d’un commun accord par les malades et leurs soignants.

    L’évolution a été plus ou moins complexe selon les pays, le « modèle autonomiste  » étant plus facilement intégré dans les pays anglo-saxons qu’en France, en Allemagne ou en Italie. On peut même dire que ce n’est qu’en 2002, avec la loi du 4 mars relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, que l’autonomie du patient trouve, en France, une véritable reconnaissance au niveau juridique  : les choix du patient doivent désormais être respectés par le médecin, même s’ils se manifestent par le refus d’un traitement. Après des années de polémiques, le législateur français (en Italie ce n’est pas encore tout à fait le cas) semble avoir enfin accepté l’idée que le malade aussi peut avoir son mot à dire, ne serait-ce que pour donner son propre consentement à l’acte médical. Mais le patient est-il réellement en état de prendre une décision concernant sa santé, lorsqu’il se trouve en situation de vulnérabilité ?"

    "Dans l’approbation de quelque chose, il y a une participation autre que celle que l’on trouve dans l’autorisation ou dans la permission. De ce point de vue, celui qui donne son consentement exprime son «  oui  » ou son «  non  » à quelque chose, un « oui » et un « non » qui peuvent effectivement être la manifestation active de sa volonté et de son désir, mais qui peuvent aussi tout simplement être l’acceptation tiède d’une proposition qui émane d’autrui."

    "La pratique médicale se fonde sur une rencontre  : la rencontre d’une confiance (celle du patient) qui s’en remet à une compétence (celle du médecin). Sans confiance, l’action médicale ne serait probablement pas possible  : le soin engage une reconnaissance qui ne peut être réduite à l’application de dispositifs technico-administratifs."

    "Le défi, pour un médecin, est d’arriver à trouver la « juste distance » entre la compassion fusionnelle et l’objectivation du malade ; d’assumer sa pleine responsabilité à l’égard de la vulnérabilité que le malade remet entre ses mains."

    "Respecter mon autonomie, c’est d’abord respecter le rythme auquel je peux (ou veux) apprendre la « vérité ». Mon angoisse de la maladie grave ou de la mort ne peut être soulagée par un «  dire  » strictement « technique ». [...] C’est là toute la différence entre l’obligation d’informer qui reste formelle, et l’information réelle qui demande à un médecin d’être capable de jongler entre le « dit » et le « non-dit » afin de « respecter les défenses de chacun  », sans pour autant laisser un malade dans un état d’« ignorance régressive » [Martine Ruszniewski."]

    "Il ne s’agit pas, ici, de nier tout lien entre la reliance (le fait de compter sur quelqu’un de fiable) et la confiance proprement dite (trust). Souvent, entre le sentiment de confiance, et donc la certitude que j’ai de pouvoir compter sur quelqu’un, et la confiance, il y a une continuité. Ce qui amène le philosophe Simon Blackburn à parler de la reliance comme d’une sorte de « base austère » de la confiance. La fiabilité de quelqu’un, je peux la constater au fur et à mesure que je fréquente cette personne et que je connais ses qualités et ses compétences. Elle peut alors progressivement me conduire à lui faire confiance. Surtout, si j’arrive à instaurer un vrai dialogue avec cette personne et à lui déclarer que je me fie à elle : à partir du moment où je déclare à quelqu’un mon intention de compter sur lui, il peut se sentir motivé par mes attentes et s’engager dans un processus au bout duquel la confiance réciproque peut enfin surgir.

    Pourtant, en dépit de tout, la confiance ne dépend pas directement de ma volonté d’avoir confiance : elle n’est pas le fruit d’une connaissance objective ; elle ne se fonde pas sur des standards quantifiables. D’un point de vue cognitif, je m’aperçois qu’une personne est digne de confiance. Elle me semble sérieuse, fiable, cohérente. J’ai observé comment elle se conduit avec les autres. À partir de son comportement, je peux tirer des conclusions, extrapoler et faire des suppositions concernant son comportement futur. Avec elle, je peux oser la confiance parce que je la connais. Mais pour oser cette confiance, il faut qu’intervienne une autre composante que la dimension purement cognitive : il faut que je puisse me sentir bien avec cette personne ; il faut que j’accepte de « sauter » sans savoir si elle sera là pour me prendre dans ses bras…"

    "Dans La Logique de Port-Royal, Arnauld explique qu’il y a deux voies qui nous font croire qu’une chose est vraie  : « La première est la connaissance que nous en avons par nous-mêmes, pour en avoir reconnu et recherché la vérité, soit par nos sens, soit par notre raison […]. L’autre voie est l’autorité des personnes dignes de confiance qui nous assurent qu’une chose est, quoique par nous-mêmes nous n’en sachions rien ; ce qui s’appelle foi ou croyance. » Le problème majeur de la connaissance est ainsi posé de façon originale dès le XVIIe siècle. Car, si c’est à partir de la Renaissance qu’on commence à remettre en question les représentations du monde et de l’homme héritées d’Aristote puis des scolastiques chrétiens –, c’est au Grand Siècle que l’expérience et l’observation prennent le pas sur le dogmatisme."

    "Le savoir parfait –comme l’ignorance totale– peut toujours se passer de la confiance : « Celui qui sait tout n’a pas besoin de faire confiance, celui qui ne sait rien ne peut raisonnablement même pas faire confiance. » Si j’ai une très bonne connaissance d’une situation ou d’un événement, je n’ai pas besoin d’engager ma confiance : j’évalue les coûts et les bénéfices, puis je décide de la conduite à tenir. La confiance n’intervient pas dans ce cas. De même, si je n’ai aucun élément pour comprendre les risques que je cours, la raison voudrait que je ne prenne pas de décisions qui pourraient s’avérer dommageables. Mais s’agissant de la confiance, ce qui relève de la connaissance objective ne suffit pas à expliquer ce qui demeure, en dépit de tout, un « saut dans l’inconnu ». Dans toute relation de confiance, en effet, on a tendance à « croire en quelqu’un » sans savoir exactement pourquoi : « On “croit” en une personne, explique Georg Simmel, sans que cette foi soit justifiée par les preuves que cette personne en est digne, et même, bien souvent, malgré la preuve du contraire.  » Le sociologue relie directement le concept de confiance à celui de foi. On croit en quelqu’un et on s’abandonne à lui, parfois «  en toute sécurité », comme à Dieu. Mais le moi peut-il réellement s’abandonner sans danger à un simple mortel ?"

    "À partir du moment où l’on fait confiance à quelqu’un et où l’on parie sur lui, celui qui reçoit ce don ne peut que se sentir investi du devoir de se montrer digne de la confiance reçue. On parle alors du cercle vertueux de la confiance. La confiance ne serait pas la conséquence a posteriori de la fidélité. Elle serait, au contraire, sa condition : « Infondée elle-même, elle fonde la bonne foi du partenaire ; insensée, elle justifie la fidélité et la rend raisonnable après coup. » C’est au fond la leçon qu’on peut tirer du chef-d’œuvre de Victor Hugo, Les Misérables. [...]

    Dans Les Misérables, Jean Valjean est un ancien forçat. Il est resté dix-neuf ans au bagne – cinq pour avoir volé un pain, quatorze pour avoir tenté de s’évader quatre fois. Il a tout pour retomber dans la délinquance à sa sortie du bagne. Mais la confiance de Mgr Mihiel, qui l’accueille chez lui un soir d’errance et qui le laisse partir avec ses couverts et ses candélabres en argent, bouleverse totalement la psychologie de Jean Valjean. Cette « âme qui s’était desséchée de plus en plus, lentement mais fatalement » s’ouvre au monde qui lui a fait confiance. Il sera marqué par les paroles de l’évêque : « N’oubliez jamais que vous m’avez promis d’employer cet argent à devenir honnête homme […]. Jean Valjean, mon frère, vous n’appartenez plus au mal, mais au bien. » Grâce à la confiance de l’évêque, Jean Valjean change de vie et devient vertueux. La confiance reçue engendre la fidélité et la vertu.

    Dans le cas de L’Idiot, cependant, les choses ne sont pas aussi simples. Le mécanisme d’autoréalisation de la confiance, c’est-à-dire le fait qu’en faisant confiance j’augmente les chances de voir l’autre me faire confiance à son tour, ne fonctionne pas de façon automatique. Au contraire. Dans L’Idiot, la confiance du prince ne laisse personne indifférent, mais elle ne suffit pas à changer l’ordre des choses. Elle engendre, en revanche, le chaos et, à la fin du roman, elle se révèle dévastatrice.

    Le but de Dostoïevski est d’arriver à représenter un « homme parfaitement pur ». Il s’agit pour lui de construire une figure aux traits christiques, un personnage emblématique et héroïque. Mais le prince devient progressivement le bouc émissaire d’un monde corrompu qui, en dépit de tous ses efforts, reste féroce. [...]

    S’il est important de croire aux autres en dépassant le stade du simple calcul rationnel pour faire en sorte que la vie puisse nous surprendre et nous faire découvrir des aspects de la réalité que nous ne connaissons pas encore, la confiance ne peut faire l’économie du réel et de ses contraintes. Il arrive toujours un moment où, pour que la confiance ne soit pas un vain mot, il faut s’interroger sur la fiabilité des autres. Si l’on ne veut pas connaître les déconvenues du prince de Dostoïevski, on ne doit jamais oublier de prendre en compte le fonctionnement de la société et la complexité de la nature humaine. "
    -Michela Marzano, Le contrat de défiance, Éditions Grasset & Fasquelle, 2010.




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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

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    Michela Marzano, Le contrat de défiance + La philosophie du corps + L'éthique appliquée Empty Re: Michela Marzano, Le contrat de défiance + La philosophie du corps + L'éthique appliquée

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 18 Juin - 12:16


    "L’accès au statut de «  sujet  » passe par la reconnaissance non seulement de ses propres limites, mais aussi des limites de l’autre : ceux qui nous aiment ne sont pas tout-puissants ; ils ne peuvent pas être toujours là ; leur fiabilité n’est pas totale. Mais comment accéder à une autre forme de confiance ? Pourquoi la constitution d’un moi autonome doit-elle passer par le renoncement à la confiance immotivée de l’enfant ?

    Chez l’adulte il y a une trace, toujours présente et difficile à effacer, de cette confiance-abandon. Elle se réveille parfois quand nous tombons amoureux et que nous avons le sentiment de retrouver l’objet perdu de notre premier amour. Le problème consiste alors à bricoler avec ces traces de confiance-abandon qui renvoient au monde de l’enfance, sans pour autant y replonger. En effet, attendre que les autres honorent toujours la confiance qu’on peut leur faire signifie oublier que la confiance donnée nous place dans un état de vulnérabilité : chacun répond selon ses inclinations, ses intérêts et ses capacités ; et la réponse peut varier selon les circonstances. Pour autant, ne rien attendre des autres sans jamais leur faire confiance revient à renoncer à toute possibilité de lien affectif. Cela signifie vivre dans l’illusion que l’on puisse faire l’économie de la dépendance et de la fragilité."

    "La doctrine du «  pur amour  », développée ensuite par Fénelon, est en puissance dans ces lignes. Mme  Guyon en fut une fervente apôtre. C’est elle qui la fit connaître à Fénelon : « Le pur amour est nu, dégagé de tout. Il ne prétend rien, il n’attend rien et ne désire rien, il n’a aucun retour sur soi, ni sur son salut, ni sur sa perfection. » Pour que le croyant puisse atteindre cette indifférence parfaite, il faut qu’il se laisse complètement glisser en Dieu ; son vouloir ne doit plus être séparé de la volonté divine. Décroché de toute forme de sensibilité, le pur amour est caractérisé par la disparition non seulement du désir, mais aussi de toute envie de désirer. C’est pourquoi Fénelon formalisera la fameuse « supposition impossible », déjà énoncée par saint François de Sales, selon laquelle le croyant fidèle doit être prêt à accepter l’enfer pour la gloire de Dieu, en s’abandonnant au bon vouloir divin : « Mon Dieu, si par impossible vous me vouliez condamné aux peines éternelles de l’Enfer, sans perdre votre amour, je ne vous en aimerais pas moins. » Le pur amour devient ainsi synonyme de «  mort à soi-même  » et d’«  adhérence  » totale à la volonté de Dieu, indépendamment de son propre intérêt personnel. Pour Fénelon, c’est l’amour même dont Dieu s’aime en l’homme. Mais pour que l’amour soit réellement pur, il faut être prêt à sacrifier le moi. Est-il toutefois concevable de « sacrifier le moi » sans se perdre ?

    Le 12 mars 1699, le pape Innocent XII condamne, dans son bref Cumalias, vingt-trois propositions tirées de l’Explication des maximes des saints (1697) de Fénelon. Son but est de mettre un terme aux dérives mystiques qui déchirent la France et qui conduisent au dépouillement de soi. Ce qui préoccupe le pape, ce sont les conséquences de cet anéantissement personnel. Comment un croyant peut-il prendre des décisions, agir et être responsable de ses actes s’il renonce à son statut de sujet  ? Peut-on envisager un « amour pur » lorsqu’il est question d’êtres humains, et donc de créatures imparfaites qui ne peuvent en aucune manière prétendre à la perfection divine ?"

    "Faire confiance –avec la possibilité même que la confiance donnée soit trahie– permet aussi de se dépasser. La confiance est une sorte de don sans garantie de réciprocité. Quand elle est bien placée, elle nous permet de nous ouvrir aux autres et à l’avenir, en nous faisant prendre conscience du bonheur de l’abandon assumé."

    " Se méfier de tout le monde est [...] la preuve d’une très faible confiance en soi, d’une estime de soi défaillante. «  La méfiance fleurit sur nos fragilités  », pour employer la belle formule de Christophe André.

    Lorsque je pense que l’autre est toujours menaçant et qu’il ne peut porter sur moi qu’un regard intrusif ou sévère, c’est que, au fond, je n’ai pas confiance en moi. Si je refuse de montrer le moindre signe de faiblesse, je dépends en réalité étroitement de la reconnaissance des autres. Bref, je ne suis pas du tout « autonome ». Au contraire, si je fais de mon mieux pour m’affirmer et réussir dans mes projets, en ne renonçant pas à me battre lorsque je me heurte à des difficultés, si je suis aussi prêt à accepter l’échec et à entendre les critiques des autres ou encore à demander leur aide sans me sentir inférieur, cela veut probablement dire que j’ai suffisamment confiance en moi. L’autonomie personnelle est faite de l’acceptation d’une certaine dépendance aux autres, de la reconnaissance de nos faiblesses. Paradoxalement, c’est parce que nous avons une certaine confiance en nous que nous pouvons nous exposer à la critique ou au rejet."

    "Sans l’expérience de l’amour –un amour qui prend soin de nous tout en nous donnant des instruments pour que nous puissions nous émanciper– je ne peux ni avoir confiance en moi ni faire confiance aux autres."

    "Comment pourrais-je, avec une expérience de ce genre, faire confiance à quelqu’un  ? N’ayant pas pu expérimenter la permanence de l’amour de ma mère, commet pourrais-je croire à une quelconque solidité des affections ? Ayant été profondément blessé lorsque je dépendais complètement d’elle, comment pourrais-je ne serait-ce que songer à accepter de dépendre de quelqu’un d’autre ?

    Même si, plus tard, je tombe amoureux, je risque inconsciemment de tout mettre en œuvre pour être de nouveau abandonné et revivre ce que j’ai ressenti, étant enfant, comme une trahison de ma confiance. Comme si je cherchais à confirmer la certitude qui est en moi, qu’aucune confiance en l’autre n’est possible. Le passage traumatique du « tout » au « rien » que j’ai vécu dans mon enfance, lorsque j’ai basculé de la fusion symbiotique avec ma mère à la solitude extrême, va me hanter tout au long de mon existence et me pousser à la répétition. Je peux alors être pris au piège d’une double façon. Soit je décide (consciemment ou inconsciemment) de ne jamais faire confiance aux autres et je fuis tout engagement, soit je décide (encore une fois consciemment ou inconsciemment) de « réparer » ma blessure en recherchant un nouvel objet d’amour (l’« objet perdu » dont nous parle Freud) avec lequel rétablir un état de confiance totale et aveugle, et alors je resterai à jamais prisonnier du rêve du « prince charmant ». Dans les deux cas, cependant, je montre mon incapacité à faire confiance et à construire des rapports durables fondés sur la confiance mutuelle."

    "Confiance et trahison sont intimement liées. Non seulement la confiance que je peux avoir en autrui n’exclut pas la possibilité que celui-ci me trahisse, mais c’est parce que j’ai confiance en lui qu’il a la possibilité et le pouvoir de me trahir : c’est le mari qui trompe sa femme ; c’est un proche qui trahit l’ami ; c’est le patriote qui trahit sa patrie. La trahison et l’infidélité interviennent toujours à l’intérieur d’un rapport qui se fonde sur la confiance."

    "La confiance est avant tout ce qui rend possible le surgissement d’une relation intense, mais qu’elle est aussi ce qui rend cette même relation fragile : aucun rapport intime et profond n’est à l’abri des fluctuations du temps et du désir."

    "S’il y a un risque à faire confiance aux autres, il y en a aussi à ne pas leur faire confiance. Lorsqu’on se méfie de tout le monde, on consacre une énergie folle à vérifier, observer, surveiller. On vit alors dans un état de tension constante. On construit autour de soi un monde étouffant qui empêche de profiter de la vie."

    "Qu’il s’agisse de biens et services ou de paroles, de temps et d’amour, le don a toujours lieu sans garantie de réciprocité. Pour autant, en donnant, je cherche à créer, enrichir ou recréer des liens avec les autres : ce qui compte dans un don n’est pas le «  bien donné  », mais l’échange que celui-ci rend possible. Dans ce contexte, le don fait apparaître une dimension de la valeur des biens que les économistes ignorent. À la suite d’Aristote, en effet, les économistes Smith, Ricardo, ou encore Marx, posent que les biens valent, d’une part, en fonction des besoins qu’ils permettent de satisfaire (c’est leur valeur d’usage) et, d’autre part, en fonction de la quantité des autres biens ou de la quantité de monnaie qu’ils permettent d’acquérir (c’est leur valeur d’échange). La valeur du don est en revanche liée à sa capacité à créer et à reproduire des relations. Au point que, « ne pas attendre un retour déterminé » ne signifie pas ne rien attendre du tout, ou agir sans motivation, sans visée et sans raison."

    "Il en va de même avec la confiance, dont la logique est similaire à celle du don. Lorsque je fais confiance, je ne peux exiger que ma confiance soit honorée. Je donne ma confiance non pas pour que la personne qui la reçoit se sente obligée de s’en montrer digne. Je ne lui fais pas confiance non plus parce qu’elle le « mérite  ». La confiance ne se mérite pas, de même que l’amour. Sauf à tomber dans le piège d’une confiance conditionnelle : « je te fais confiance si…  ». Pour que la confiance engendre des relations sereines et enrichissantes, on ne doit pas entrer dans une logique de chantage, la même logique qui, dans l’amour, étouffe l’autre sous le poids de la menace : « je t’aime si… ». On donne son amour comme on donne sa confiance. Dans les deux cas, il ne s’agit pas d’une dynamique sacrificielle : on ne doit pas être prêt à tout accepter au nom de l’amour ou de la confiance ; si l’on est humilié, blessé ou trahi de façon profonde, on ne peut plus aimer ou faire confiance. Mais qu’il s’agisse d’amour ou de confiance, jamais on ne peut connaître ou contrôler à l’avance les réactions des autres."

    "Donner sa confiance, c’est au fond sortir de l’impasse de la peur, de l’angoisse, voire de la paranoïa. C’est lutter contre la tendance à croire que personne, même les proches, ne mérite notre confiance car, un jour ou l’autre, nous serons trahis. C’est s’ouvrir à la vie. C’est s’engager sur la voie du désir."

    "Plus nous cherchons à tout maîtriser, plus le moindre « craquement de bois », comme disait Kafka, nous fait peur. Et la peur est contagieuse."

    "La confiance est une trace d’humanité. Elle nous renvoie à la fragilité et à la richesse de notre condition. Si l’homme a besoin de se fier aux autres, c’est parce qu’il n’est pas tout-puissant. Par cette ouverture à l’autre, il montre même qu’il est vivant. Si tout était établi et fixé une fois pour toutes, la vie ne serait qu’une suite monotone d’instants déjà vus… Attentes, désirs, délais, évitements, regrets, absences, présences : tout contribue à nourrir à la fois nos espoirs et nos faiblesses. Le désir qui nous habite n’est d’ailleurs rien d’autre qu’un mélange d’envie et de peur : l’envie que l’autre nous regarde et nous touche ; la peur que l’autre nous abandonne ou nous trahisse…

    Pour surmonter angoisses et soupçons, la solution n’est pas de contractualiser toutes nos relations et de maintenir les autres dans un espace d’où ils ne puissent plus nous menacer et nous trahir. C’est un leurre de nous faire croire que nos faiblesses puissent disparaître dès lors que nous nous sommes protégés juridiquement. Personne n’est suffisamment puissant pour se passer d’autrui. Et, pour vivre ensemble, il faut apprendre à compter sur les autres et à leur faire confiance. S’il faut sortir de la logique marchande qui nous conduit à l’impasse, il serait tout aussi vain, cependant, de se laisser aller à une confiance inconditionnelle et aveugle qui nous laisserait sans défense et sans ressources, comme lorsque nous étions enfants et que nous dépendions complètement de nos parents.

    Lorsque je fais confiance, je fais un pari ; je ne suis pas assuré par avance que ce pari soit le bon ; je peux même perdre. Mais en pariant, je me donne au moins la possibilité de découvrir l’autre et plus encore de me découvrir. C’est pourquoi la confiance ne peut être pensée qu’en relation, à la fois, avec l’incertitude et la certitude : l’incertitude du lien à l’autre qui, en dépit de tout, reste fragile ; la certitude de ressources intérieures qui peuvent me permettre de survivre même si l’autre me trahit. Le pari de la confiance, c’est le pari de l’homme."
    -Michela Marzano, Le contrat de défiance, Éditions Grasset & Fasquelle, 2010.

    « [L'amitié] est la pleine confiance que s’accordent deux personnes qui s’ouvrent réciproquement l’une à l’autre de leurs jugements secrets et de leurs impressions. » Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs, Doctrine de la vertu (1797), Paris, Vrin, 1980, I, II, 47.


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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