https://fr.wikipedia.org/wiki/Michela_Marzano
"Chacun se sent menacé par les bouleversements du monde contemporain et par l’obligation de s’y adapter le plus vite possible. Est-ce un trait de notre modernité, où tout est flexible, éphémère et « liquide », où rien ne dure, car les liens entre les êtres humains sont de plus en plus fragiles ? En partie, bien sûr. De plus en plus individualistes, incapables de sortir de notre solitude existentielle, nous finissons par perdre toute confiance en autrui. Pis, le management contemporain nous enseigne que montrer nos faiblesses et nos failles signifie donner aux autres la possibilité de nous blesser et de nous dominer. Au fond de nous, nous sommes convaincus que l’Autre est une menace."
"Si personne ne fait confiance à personne, il ne serait même pas possible d’envisager l’existence d’une communauté. C’est la fameuse critique que Montesquieu adresse au
pessimisme anthropologique de Hobbes. Il n’est pas « raisonnable », selon Montesquieu, d’appliquer à l’homme naturel les ambitions de puissance de l’homme civilisé, comme le fait Hobbes en proclamant que « l’homme est un loup pour l’homme ». En effet, remarque l’auteur de l’Esprit des lois, l’homme primitif est d’abord mû par son désir de conservation et il est animé par la crainte de sa médiocre condition. Le sauvage est plus fragile que nombre des grands fauves qui l’entourent. Et il le sait. Pour survivre, il a besoin d’autrui. [...]
Mais Montesquieu va bien plus loin. Pour lui, les sauvages ne sont pas poussés seulement par la crainte, mais aussi par le « plaisir qu’un animal sent à l’approche d’un animal de son espèce ». Il existe un « désir de vivre en société » qui s’explique par cette confiance que l’homme naturel accorde à son semblable dans l’adversité de l’état de nature."
"La confiance renvoie à l’idée qu’on peut se fier à quelqu’un ou à quelque chose. Le verbe confier (du latin confidere : cum, « avec » et fidere « fier ») signifie qu’on remet quelque chose de précieux à quelqu’un, en s’abandonnant à sa bienveillance. Lorsque je pense être avec un ami, avec quelqu’un que j’aime et qui m’aime en retour, je peux décider de lui avouer mes craintes ou de lui révéler mes secrets. Je peux aussi confier mes biens ou encore faire crédit à quelqu’un, si j’ai confiance en sa solvabilité, même si cette personne n’est pas à proprement parler un ami ou un proche. Mais je peux aussi croire trop facilement à ce qu’on me raconte et finir par devenir crédule : je peux me fier aux apparences et être trompé. D’où les liens étroits qui existent, du moins au niveau étymologique, entre la confiance, la confidence, le crédit, la crédulité, la foi, la fidélité. Il en va de même lorsqu’on renverse les rapports et que l’on parle de la fiabilité. Je peux être quelqu’un de loyal et remplir mes engagements."
"Étrangement, les philosophes ont négligé d’étudier le concept de confiance. Depuis l’Antiquité, peu d’entre eux se sont intéressés à cette notion aussi riche que mystérieuse. Au Moyen Âge, les penseurs chrétiens l’ont rattachée à la foi : pour saint Thomas, par exemple, seuls les hommes de foi sont dignes de confiance."
"À l’époque contemporaine, ce sont surtout les économistes et les sociologues qui se sont emparés du concept. Les uns considèrent la confiance comme le ressort du développement économique : elle serait nécessaire pour stabiliser les relations commerciales et financières. Les autres la définissent comme un mécanisme de réduction de la complexité sociale : elle permettrait de faire face aux défis et aux risques du monde. En abandonnant la confiance aux sociologues et aux économistes, les philosophes ont laissé cette notion se réduire à sa portion congrue, c’est-à-dire à un synonyme de crédit. Ce qui veut dire qu’on ne prend en compte que sa dimension contractuelle, sans comprendre que, le plus souvent, c’est parce que nous n’avons pas confiance que nous « contractons » et que nous rentrons dans la logique symétrique du rapport créancier-débiteur. Dans ce donnant-donnant juridique, nous sommes tous amenés, un jour ou l’autre, à « demander des comptes ». C’est le contraire de la véritable confiance. Le contrat, cet « acte majeur » de la société libérale, signifie implicitement que nous ne nous fions pas les uns aux autres."
"Je voudrais montrer dans ce livre que la confiance, à la différence du crédit, renvoie à la fois à quelque chose de fondamental et de dangereux. Elle est fondamentale car, sans confiance, il est difficile d’envisager l’existence même des relations humaines : des rapports de travail jusqu’à l’amitié, en passant bien évidemment par l’amour, toute relation semble devoir s’appuyer sur un noyau minimal de confiance mutuelle. La confiance s’oppose directement aux impasses de la peur qui devient un des maux de
notre modernité clivée entre une valorisation des certitudes, ce qui s’exprime souvent par l’héroïsation de la toute-puissance de la volonté – je crois pouvoir tout contrôler, mes émotions, mon avenir, la carrière de mes enfants… – et une peur obsédante de tout ce qui échappe, ou semble échapper, au contrôle. Dans nos sociétés occidentales, surtout anglo-saxonnes, on pense pouvoir tout gérer, au point de culpabiliser ceux qui échouent, le manque de maîtrise de soi étant l’indice d’une regrettable défaillance qu’il faudrait, tôt ou tard, corriger. C’est pourquoi chacun craint l’irruption de l’inattendu : nous avons tellement peur du futur, que nous sommes prêts à toutes sortes de comportements compulsifs pour neutraliser ce que nous percevons comme dangereux. Mais les comportements compulsifs visant à combattre la peur ne font souvent qu’engendrer une angoisse encore plus grande. Le mécanisme ne fait alors que s’autoalimenter, dans une escalade sans fin. Car la peur est souvent irrationnelle et toujours contagieuse. Et à force de tout mettre en œuvre pour éloigner le danger, on assiste à une surenchère de l’angoisse. À la différence de la peur qui porte chacun à s’enfermer à l’intérieur d’un univers clos, où rien n’est plus possible, la confiance aide à sortir de cet état de paralysie. Elle nous permet de parier de nouveau sur nous-mêmes, sur
les autres, sur l’avenir, en cassant le cercle vicieux de l’angoisse. Mais la confiance est dangereuse aussi : elle implique toujours le risque que le dépositaire de notre confiance ne soit pas à la hauteur de nos attentes ou, pire encore, qu’il trahisse délibérément la confiance que nous lui faisons. La confiance est un pari humain. C’est pourquoi il semble y avoir quelque chose de commun à la confiance et à la foi, dans le sens où son résultat n’est jamais garanti. Mais à la différence de la foi qui est insondable (je crois sans savoir pourquoi), lorsque je fais confiance, il existe des raisons qui me poussent à accorder ou non ma confiance et qui peuvent, en principe, me permettre de justifier mon attitude : à tort ou à raison, je pense que la personne en qui j’ai confiance est quelqu’un de fiable. [...]
L’être humain peut trahir, mais c’est justement parce qu’il a la possibilité de trahir qu’il est humain."
"La confiance porte toujours en elle la possibilité d’un non-retour. Sa logique est similaire à celle du don ; c’est une logique asymétrique, c’est-à-dire qu’on ne peut exiger qu’elle soit honorée."
"Pourquoi ferais-je confiance quand je sais que les autres poursuivent autant que moi leurs seuls intérêts individuels ? Dans une telle société, il est implicite que les individus ne se soucient plus du bien commun. La notion perd même de son sens puisque les économistes, avec Adam Smith, nous persuadent que, par le miracle de la « main invisible », la somme des intérêts individuels forme l’intérêt collectif… Mais ce que les économistes ont alors perdu de vue, c’est la relation de confiance que des individus uniquement affairés à leurs intérêts privés pourraient encore avoir l’un pour l’autre."
"Aux yeux des Romains, il est évident qu’on ne peut manquer à la parole donnée, même si cela peut conduire au sacrifice de soi. Il suffit de penser à la célèbre histoire de Regulus, ce général romain qui, durant les guerres puniques, fut fait prisonnier par les Carthaginois. Ces derniers l’envoyèrent en mission à Rome pour négocier la paix avec le Sénat. Les soldats d’Hannibal l’avaient prévenu : s’il ne parvenait pas à convaincre les Romains de conclure la paix, il serait mis à mort à son retour. Regulus aurait pu ne jamais revenir et sauver ainsi sa vie. Malgré son échec, Regulus retourna à Carthage. Il avait prêté serment. Il avait donné sa parole et il ne pouvait trahir sa promesse, sous peine de se déshonorer. Il aurait été plus difficile, pour lui, de survivre à un tel déshonneur que de mourir."
"Dans l’Antiquité, trahir ses engagements représente une faute impardonnable. À partir du moment où je donne ma parole et où je fais une promesse ou un serment, je m’engage dans une relation sacrée : confiance et loyauté sont indissociables ; ne pas me montrer loyal et refuser de payer mes dettes signifie détruire la confiance générale et affaiblir le sens même de la justice."
"Véhiculée par le regard réprobateur de l’autre, la honte encourage chacun au respect de l’ordre social. Elle agit de manière plus douce et plus efficace que n’importe quelle force répressive, car elle oblige chacun à accepter le statut que la communauté lui attribue. C’est la logique même de toute société traditionnelle, « holiste » dirait Louis Dumont, où chacun occupe une place désignée et dont la légitimité dérive d’une autorité supérieure aux individus, qu’il s’agisse de Dieu ou de son représentant sur terre. [...]
Il s’agit uniquement d’obéir à ce qui « doit être » et de se conformer aux attentes sociales. Ma valeur ne dépend pas de mon initiative, de ma créativité, de ma capacité à construire ma vie. Elle dépend du degré d’obéissance dont je fais preuve : plus je me conforme aux attentes des autres, plus je suis digne de confiance ; plus on me fait confiance, plus je suis honoré. À l’intérieur de cette logique traditionaliste, l’honneur devient le garant de la confiance réciproque."
"Là où chez les Anciens, l’honneur était l’idée même qu’un homme se faisait de sa condition et qui l’empêchait de s’abaisser à commettre telle ou telle action, chez les Modernes, il n’y a plus de barrière. Tout est possible, pourvu que nous ne soyons pas surpris par les autres. Pourquoi cette rupture ? Tout simplement parce que l’honneur est désormais vide de sens. Les philosophes de la modernité ont contribué à « libérer » l’homme de ses liens et de ses préjugés. L’honneur en a fait les frais. Lisons l’Anglais Mandeville, le père de l’économie. Qu’écrit-il au début du XVIIIe siècle sur l’honneur ? « L’honneur au sens figuré est une chimère dépourvue de vérité et d’être, invention des moralistes et des politiques »… Mandeville incite ses contemporains à se débarrasser de cette « chimère ». Il n’y a que l’intérêt. « Ne vous laissez plus freiner par des principes archaïques. Laissez-vous faire », semble dire l’auteur de La Fable des abeilles. Vive le « laisser faire », ne tardera pas à traduire Adam Smith ! Mais que reste-t-il de la confiance dans un univers où l’honneur a disparu, où rien ne nous pousse à être à la hauteur des attentes d’autrui ? Comment s’appuyer sur la parole d’autrui dans un univers où l’engagement ne renvoie plus qu’à une parole entre égaux, entre contractants, sans un absolu qui « fait foi » ? C’est pourtant tout l’inverse qui nous est enseigné."
"Les moralistes français, en particulier Pascal, La Rochefoucauld et La Bruyère, ont joué un rôle essentiel dans la dévalorisation de l’homme et de l’honneur. Avant Mandeville, ils ont contribué au discrédit des anciennes vertus héroïques. Pour eux, les êtres humains ne sont pas capables de grandeur ; ils ne sont jamais dignes de confiance, même lorsqu’ils paraissent fiables. Chez l’homme, tout est illusion. Sentiments et actions ne sont que l’expression plus ou moins immédiate de l’amour-propre. Pour éviter d’être dupe, il faut ériger le soupçon en principe et ne pas croire aux simples apparences. La prudence doit nous alerter constamment et ne pas nous faire oublier que « les vices entrent dans la composition des vertus comme les poisons entrent dans la composition des remèdes ». Pour La Rochefoucauld, tout homme est profondément inconstant, versatile et infidèle : « Le caprice de notre humeur est encore plus bizarre que celui de la fortune » (maxime 45). Incapable de don généreux, l’être humain vise à l’accaparement et à la possession. Même le désir de gloire, comme l’honneur, n’est que le fruit malsain de l’amour-propre. Chaque fois qu’on pense être face à une vertu, celle-ci n’est qu’apparente : elle est le masque derrière lequel se cache en réalité un vice. La défiance à l’égard de l’homme est ainsi double. Non seulement on ne peut faire confiance à personne, car chacun cherche uniquement à dominer les autres et à les asservir pour en retirer de la jouissance, mais on ne peut pas non plus se faire confiance soi-même, car chacun est dupe vis-à-vis de ses sentiments intérieurs."
"Les jansénistes conduisent les hommes dans une impasse. Une timide solution pour sortir de ce pessimisme du Grand Siècle est proposée par les pages célèbres de Rousseau dans son fameux Discours sur l’origine de l’inégalité (1755). Le Citoyen de Genève croit bon de distinguer entre l’amour de soi et l’amour-propre. [...] Les moralistes ont bien eu raison de dénoncer l’amour-propre qui s’étale chaque jour dans la vie sociale où triomphent la vanité et les apparences. Rousseau approuve Pascal ou La Rochefoucauld de nous avoir montré à quel point cet amour-là est à l’origine de tous les vices de la société. Mais ils ont eu tort, selon lui, de ne pas comprendre qu’il existe une forme d’amour de soi qui nous pousse à nous ouvrir aux autres en même temps qu’à la maîtrise de nous-mêmes. Ce n’est qu’à partir du moment où l’on est capable de s’aimer et de se faire confiance, qu’on peut aussi aimer les autres et leur faire confiance.
Rousseau semblait avoir trouvé la voie pour sortir de l’impasse janséniste. Mais il sera dépassé en son temps par un autre philosophe, le penseur le plus astucieux de la philosophie morale. C’est en songeant à sa Théorie des sentiments moraux que le penseur écossais Adam Smith va faire, dans son célèbre essai de 1776, de l’amour de soi (self-love) la clé du développement économique : se faisant soi-même confiance, l’être humain peut recommencer à prêter de l’intérêt à autrui et découvrir les avantages de la coopération. Il peut orienter son action vers des fins et des valeurs ayant une autre logique que la simple satisfaction de son propre intérêt."
"L’idée se fait jour, alors, que les individus, loin d’être un danger les uns pour les autres, sont en réalité unifiés par un même but : la satisfaction de leurs propres besoins. Pour cela, ils sont non seulement capables, mais aussi désireux, de coopérer et de s’associer entre eux, d’une façon bien plus efficace que sous l’effet de la contrainte."
"Reprenant à son compte l’analyse humienne de la sympathie, Smith élabore une théorie selon laquelle il existerait chez tout individu un « plaisir de la sympathie réciproque » : chacun serait amené à approuver la conduite des autres dès lors qu’il réussit à sympathiser avec les passions et les sentiments qui y sont en jeu. « Quelque degré d’amour de soi qu’on puisse supposer à l’homme, il y a évidemment dans sa nature un principe d’intérêt pour ce qui arrive aux autres qui lui rend leur bonheur nécessaire. » Il existerait, chez l’homme, un sentiment naturel d’admiration à l’égard de ceux qui réussissent grâce à leur mérite et qui nous pousserait tous à l’émulation. Chacun désirerait devenir soi-même l’objet de l’admiration des autres et, pour cela, il serait prêt à coopérer avec autrui. Dans la coopération – ou dans l’« échange intéressé » pour employer les mots de Smith –, il y aurait une valeur irréductible qui permet à chacun de poursuivre et d’accroître son amour-propre : « L’amour-propre lui-même peut être souvent un motif vertueux d’agir […] le désir de nous rendre les objets propres de l’estime et de l’approbation. » C’est cette vision anthropologique qui poussera Smith à affirmer par la suite que l’intérêt général n’est que le résultat de la somme des intérêts particuliers et que par conséquent, l’homme, laissé libre, va faire le bon choix. Tout en cherchant à ne jamais perdre de vue son propre bénéfice, il est « naturellement ou plutôt nécessairement » porté à préférer ce qui est avantageux aussi pour la société. Mais peut-on fonder la confiance sur la certitude que l’homme, en faisant un choix égoïste, aura un impact nécessairement positif pour la société ?"
"Ayant appris l’art de la banque de son père, nous dit Montesquieu, Law devient un spéculateur habile. La suite du « Fragment d’un ancien Mythologiste », si elle est moins célèbre, n’est pas moins intéressante. Montesquieu se moque des efforts de l’Écossais pour remplacer le système monétaire français fondé sur l’or et l’argent (« Bétique ») par un autre fondé sur le papier-monnaie et les actions. « Croyez-moi, quittez les pays des vils métaux ; venez dans l’Empire de l’Imagination ; et je vous promets des richesses qui vous étonneront vous-mêmes. Aussitôt il ouvrit une grande partie des outres qu’il avait apportées, et il distribua sa marchandise à qui en voulut. » Pour Montesquieu, Law n’est qu’un escroc à l’imagination débordante, un vendeur de vent qui n’aurait jamais dû être pris au sérieux. Il est pourtant à l’origine du système financier contemporain… Car John Law était effectivement un visionnaire. Mais son imagination ne fit qu’anticiper les développements économiques du XXe siècle. Ce fut bien avant les autres qu’il comprit que le système monétaire reposant sur l’or et l’argent allait irrémédiablement s’effacer devant un monde nouveau où les billets émis par
les banques et les papiers de crédit reposant sur la seule confiance des acteurs économiques allaient devenir la seule monnaie en circulation."
"Introduite pour remplacer le troc [selon Aristote et Smith et les suivants], c’est-à-dire l’échange direct des biens, la monnaie commence par assurer, dès son introduction, le fonctionnement de l’économie."
"Par cette catastrophe, la confiance envers l’institution bancaire et la monnaie fiduciaire est ébranlée pour longtemps en France, tandis que la méfiance s’installe pour tout ce qui concerne les emprunts et les dettes d’État. Le lien déjà fragile entre les sujets et le pouvoir monarchique se trouve rompu. C’est la parole même de l’État qui n’a plus de crédibilité, alors que, comme le souligne Michelet, l’État est devenu banquier, et qu’il n’a jamais eu autant besoin de confiance. C’est pourquoi, au-delà même de son aspect financier, la banqueroute de 1720 a une valeur de symptôme : les Français commencent à se rendre compte que rien n’est pérenne et que tout peut s’effondrer brusquement. Montesquieu l’explique bien dans ses Lettres persanes, lorsqu’il souligne que, avec cette faillite du crédit d’État, c’est la pensée elle-même qui se trouve atteinte, comme privée de ses repères les plus rudimentaires.
Lorsque, à l’ordre immuable reposant sur le divin se substitue un ordre flexible, la fragilité de la confiance guette le système. Au moment même où cette confiance devient nécessaire à l’équilibre de la société, l’État se montre incapable d’en être le garant. Avec le crédit d’État, c’est une promesse qui se trouve nécessairement impliquée sur le terrain même de l’économie. Mais cette promesse n’est renouvelable qu’à condition d’être tenue. Or, l’expérience de Law montre qu’on peut facilement promettre des choses qui ne sont manifestement pas possibles. Mais elle montre aussi que lorsque les promesses ne sont pas respectées, on détruit non seulement la confiance dans le système économique, mais aussi la confiance qu’on peut avoir en l’État, et par là même, en la société."
"Lorsque Émile Zola décrit la Bourse, cette « caverne mystérieuse et béante, où se passent des choses auxquelles personne ne comprend rien », lit-on dans son dossier préparatoire de L’Argent, il n’a pas l’intention de s’inscrire dans la droite ligne de la littérature « boursière » du XIXe siècle.
Entre 1873 et 1892, on peut compter au moins une trentaine de romans où la Bourse, et notamment son caractère maléfique, occupe une place centrale. Mais le but de Zola n’est pas de dire du mal de l’argent ou de critiquer la spéculation boursière qui « enrichirait » sans « créer des richesses ». Il vise, au contraire, à convaincre le lecteur qu’il est temps d’abandonner les anciens préjugés qui entourent la finance pour célébrer l’« argent nouveau » du capitalisme par actions. [...] D’où la réaction d’un Huysmans à la lecture de L’Argent : « Moi, ce qui me fait horreur là-dedans, c’est l’âme de mufle qui sort, l’admiration de ce parvenu pour les Rothschild, pour les gens de la Bourse. Quelle bassesse ! » Mais le génie de Zola, dans ce roman-somme sur la Bourse, est d’avoir compris, en dépit de la réticence de ses contemporains, la « féconde puissance » et la « force expansive » de l’argent. Les jeux boursiers et la prise de risque ouvrent selon lui, dans le monde occidental, une nouvelle voie à la confiance : une confiance en soi qui s’enracine dans la volonté de se dépasser soi-même constamment ; une confiance en soi qui, jouant avec le risque, va progressivement devenir la clé de voûte de l’hyper-individualisme contemporain."
"Partie intégrante du système financier, la Bourse est censée rendre possibles la rencontre et l’interaction entre, d’une part, des acteurs économiques comme les entreprises ou les administrations qui sont en quête permanente de capitaux pour financer leurs projets et, d’autre part, les épargnants au sens large dont les ressources excèdent les besoins de consommation. Le but du système est d’être efficace, en assurant à la fois le financement des investissements et une bonne allocation de l’épargne. Ce qui, en principe, peut être fait soit grâce à l’intermédiaire des banques, soit directement sur le marché financier, dont le fonctionnement repose alors sur l’existence de bourses de valeurs."
"La vulgate actuelle, du discours managérial au coaching, a détruit depuis une vingtaine d’années les bases mêmes de la coopération. Pour survivre dans ce monde concurrentiel, les manuels de management nous ont appris qu’il ne fallait avoir confiance qu’en soi. Comment, dans un tel contexte, demander du jour au lendemain de la vraie confiance à des acteurs qui n’en ont plus la moindre élémentaire notion ? Comment leur faire même savoir ce que peut signifier la confiance alors qu’on leur a appris à confondre « confiance » et « assurance », c’est-à-dire l’audace qu’on montre aux autres et qui est censée renvoyer à la certitude d’avoir toujours raison ? C’est cet esprit winner du petit chef obtus et sûr de lui, dénigrant « les pleurnicheurs et les perdants, jaloux du succès des autres », qui a fini par se retourner contre le système. Car personne n’a plus confiance en personne ; chacun craint que l’autre soit aussi cynique et manipulateur que lui."
"Le piège de ces manuels de bonne conduite est de faire croire que la confiance n’est qu’une sorte de compétence personnelle qu’on développe à l’aide de recettes de marketing. Le but de ces vendeurs d’espoir est d’arriver à convaincre que la confiance n’est pas un simple cadeau du ciel, le résultat d’une chance que je n’ai pas eue. En réalité, elle semble surgir nécessairement dès lors que j’apprends à gérer mes actions. Il suffirait que j’arrive à me confronter avec mes fragilités : à travers un travail cognitif sur mon système de pensée, je peux arriver à faire le tri entre ce qui est utile et ce qui est, au contraire, « toxique ». Avoir confiance en moi signifie apprendre à vivre dans l’instant présent, en accumulant une série d’expériences, en évaluant les résultats de mes actions, en prenant des risques calculés et, surtout, en changeant de façon volontaire les traits les moins agréables de mon caractère. Si je n’y arrive pas, c’est que je n’ai pas encore appris à me maîtriser, car le seul responsable de mon succès, c’est moi : « Vous devez reconnaître que vous seul êtes responsable de la vie que vous vous êtes faite. Vous devez reconnaître que c’est à vous seul que vous devez d’être dans un monde comme celui dans lequel vous vous trouvez. Votre état de santé, vos finances, votre vie amoureuse, votre vie professionnelle, tout cela est votre œuvre, et celle de personne d’autre », peut-on lire dans un des livres les plus navrants de cette littérature répétitive. En d’autres termes, si vous avez échoué, c’est entièrement votre faute. Aucun élément extérieur (chance, santé, fortune, relations, etc.) n’entre plus en ligne de compte. Même si les propos de tous les managers et autres coachs ne sont pas aussi péremptoires et grotesques, ils tournent tous autour de la même idée : ce n’est pas le monde qu’il faut changer, mais nous ! La chose paraît plus à portée de main. À tort. [...]
La négation du principe de réalité touche à son apogée, avec tout ce que cela entraîne : culpabilisation et souffrance pour les uns ; toute-puissance de la volonté et manipulation pour les autres."
"Aucune société ne survit sans un minimum de confiance mutuelle. La confiance en soi ne suffit pas. C’est la triste leçon des crises financières, générées en 1929 comme en 2008 par l’égoïsme cupide et aveugle. Franklin D. Roosevelt avait bien compris que ce discours sur la confiance mutuelle n’est pas seulement moral, comme le prétendent les esprits cyniques et à courte vue. Il est aussi nécessaire sur le plan des affaires. « Nous avons toujours su que l’égoïsme insensible était moralement mauvais ; nous savons maintenant qu’il est économiquement mauvais », dira le président des États-Unis lors de son second discours d’inauguration (1937)."
"La confiance est ce qui, par définition, est censé atténuer nos inquiétudes au sujet de ce que les autres peuvent nous faire. De ce point de vue, beaucoup reconnaissent que la confiance devrait nous permettre d’échapper à la peur qui, elle, ne peut que nous paralyser et nous empêcher de vivre en société. [...] Pourquoi, cependant, la peur et l’esprit du complot resurgissent dans nos sociétés, des sociétés objectivement plus « sûres » si on les compare à celles du passé et aux menaces que connaissent encore aujourd’hui les pays les moins développés ?"
-Michela Marzano, Le contrat de défiance, Éditions Grasset & Fasquelle, 2010.
=> La confiance nous place fondamentalement du côté d'un rapport lucide, réaliste, vis-à-vis de la réalité, parce qu'elle manifeste une acceptation de notre finitude -et plus précisément des relations qu'il nous est nécessaire d'entretenir avec autrui pour nous développer ; voir même simplement pour survivre (imaginez donc les périls auxquels s'exposerait dans l'espace public un enfant qui refuse de croire son parent lorsqu'il lui dit qu'il revient le chercher !). Par conséquent le réalisme existentiel se situe paradoxal du côté d'un pari, d'un choix sans certitude ni garantie. Inversement, le paranoïaque, celui qui se méfie de tous le monde, qui exige des garanties pour tout et n'importe quoi, est irréaliste: il s'imagine se suffire à lui-même, capable de vivre seul, comme une monade ; il refuse d'admettre sa vulnérabilité et sa nature d'animal social.
"Chacun se sent menacé par les bouleversements du monde contemporain et par l’obligation de s’y adapter le plus vite possible. Est-ce un trait de notre modernité, où tout est flexible, éphémère et « liquide », où rien ne dure, car les liens entre les êtres humains sont de plus en plus fragiles ? En partie, bien sûr. De plus en plus individualistes, incapables de sortir de notre solitude existentielle, nous finissons par perdre toute confiance en autrui. Pis, le management contemporain nous enseigne que montrer nos faiblesses et nos failles signifie donner aux autres la possibilité de nous blesser et de nous dominer. Au fond de nous, nous sommes convaincus que l’Autre est une menace."
"Si personne ne fait confiance à personne, il ne serait même pas possible d’envisager l’existence d’une communauté. C’est la fameuse critique que Montesquieu adresse au
pessimisme anthropologique de Hobbes. Il n’est pas « raisonnable », selon Montesquieu, d’appliquer à l’homme naturel les ambitions de puissance de l’homme civilisé, comme le fait Hobbes en proclamant que « l’homme est un loup pour l’homme ». En effet, remarque l’auteur de l’Esprit des lois, l’homme primitif est d’abord mû par son désir de conservation et il est animé par la crainte de sa médiocre condition. Le sauvage est plus fragile que nombre des grands fauves qui l’entourent. Et il le sait. Pour survivre, il a besoin d’autrui. [...]
Mais Montesquieu va bien plus loin. Pour lui, les sauvages ne sont pas poussés seulement par la crainte, mais aussi par le « plaisir qu’un animal sent à l’approche d’un animal de son espèce ». Il existe un « désir de vivre en société » qui s’explique par cette confiance que l’homme naturel accorde à son semblable dans l’adversité de l’état de nature."
"La confiance renvoie à l’idée qu’on peut se fier à quelqu’un ou à quelque chose. Le verbe confier (du latin confidere : cum, « avec » et fidere « fier ») signifie qu’on remet quelque chose de précieux à quelqu’un, en s’abandonnant à sa bienveillance. Lorsque je pense être avec un ami, avec quelqu’un que j’aime et qui m’aime en retour, je peux décider de lui avouer mes craintes ou de lui révéler mes secrets. Je peux aussi confier mes biens ou encore faire crédit à quelqu’un, si j’ai confiance en sa solvabilité, même si cette personne n’est pas à proprement parler un ami ou un proche. Mais je peux aussi croire trop facilement à ce qu’on me raconte et finir par devenir crédule : je peux me fier aux apparences et être trompé. D’où les liens étroits qui existent, du moins au niveau étymologique, entre la confiance, la confidence, le crédit, la crédulité, la foi, la fidélité. Il en va de même lorsqu’on renverse les rapports et que l’on parle de la fiabilité. Je peux être quelqu’un de loyal et remplir mes engagements."
"Étrangement, les philosophes ont négligé d’étudier le concept de confiance. Depuis l’Antiquité, peu d’entre eux se sont intéressés à cette notion aussi riche que mystérieuse. Au Moyen Âge, les penseurs chrétiens l’ont rattachée à la foi : pour saint Thomas, par exemple, seuls les hommes de foi sont dignes de confiance."
"À l’époque contemporaine, ce sont surtout les économistes et les sociologues qui se sont emparés du concept. Les uns considèrent la confiance comme le ressort du développement économique : elle serait nécessaire pour stabiliser les relations commerciales et financières. Les autres la définissent comme un mécanisme de réduction de la complexité sociale : elle permettrait de faire face aux défis et aux risques du monde. En abandonnant la confiance aux sociologues et aux économistes, les philosophes ont laissé cette notion se réduire à sa portion congrue, c’est-à-dire à un synonyme de crédit. Ce qui veut dire qu’on ne prend en compte que sa dimension contractuelle, sans comprendre que, le plus souvent, c’est parce que nous n’avons pas confiance que nous « contractons » et que nous rentrons dans la logique symétrique du rapport créancier-débiteur. Dans ce donnant-donnant juridique, nous sommes tous amenés, un jour ou l’autre, à « demander des comptes ». C’est le contraire de la véritable confiance. Le contrat, cet « acte majeur » de la société libérale, signifie implicitement que nous ne nous fions pas les uns aux autres."
"Je voudrais montrer dans ce livre que la confiance, à la différence du crédit, renvoie à la fois à quelque chose de fondamental et de dangereux. Elle est fondamentale car, sans confiance, il est difficile d’envisager l’existence même des relations humaines : des rapports de travail jusqu’à l’amitié, en passant bien évidemment par l’amour, toute relation semble devoir s’appuyer sur un noyau minimal de confiance mutuelle. La confiance s’oppose directement aux impasses de la peur qui devient un des maux de
notre modernité clivée entre une valorisation des certitudes, ce qui s’exprime souvent par l’héroïsation de la toute-puissance de la volonté – je crois pouvoir tout contrôler, mes émotions, mon avenir, la carrière de mes enfants… – et une peur obsédante de tout ce qui échappe, ou semble échapper, au contrôle. Dans nos sociétés occidentales, surtout anglo-saxonnes, on pense pouvoir tout gérer, au point de culpabiliser ceux qui échouent, le manque de maîtrise de soi étant l’indice d’une regrettable défaillance qu’il faudrait, tôt ou tard, corriger. C’est pourquoi chacun craint l’irruption de l’inattendu : nous avons tellement peur du futur, que nous sommes prêts à toutes sortes de comportements compulsifs pour neutraliser ce que nous percevons comme dangereux. Mais les comportements compulsifs visant à combattre la peur ne font souvent qu’engendrer une angoisse encore plus grande. Le mécanisme ne fait alors que s’autoalimenter, dans une escalade sans fin. Car la peur est souvent irrationnelle et toujours contagieuse. Et à force de tout mettre en œuvre pour éloigner le danger, on assiste à une surenchère de l’angoisse. À la différence de la peur qui porte chacun à s’enfermer à l’intérieur d’un univers clos, où rien n’est plus possible, la confiance aide à sortir de cet état de paralysie. Elle nous permet de parier de nouveau sur nous-mêmes, sur
les autres, sur l’avenir, en cassant le cercle vicieux de l’angoisse. Mais la confiance est dangereuse aussi : elle implique toujours le risque que le dépositaire de notre confiance ne soit pas à la hauteur de nos attentes ou, pire encore, qu’il trahisse délibérément la confiance que nous lui faisons. La confiance est un pari humain. C’est pourquoi il semble y avoir quelque chose de commun à la confiance et à la foi, dans le sens où son résultat n’est jamais garanti. Mais à la différence de la foi qui est insondable (je crois sans savoir pourquoi), lorsque je fais confiance, il existe des raisons qui me poussent à accorder ou non ma confiance et qui peuvent, en principe, me permettre de justifier mon attitude : à tort ou à raison, je pense que la personne en qui j’ai confiance est quelqu’un de fiable. [...]
L’être humain peut trahir, mais c’est justement parce qu’il a la possibilité de trahir qu’il est humain."
"La confiance porte toujours en elle la possibilité d’un non-retour. Sa logique est similaire à celle du don ; c’est une logique asymétrique, c’est-à-dire qu’on ne peut exiger qu’elle soit honorée."
"Pourquoi ferais-je confiance quand je sais que les autres poursuivent autant que moi leurs seuls intérêts individuels ? Dans une telle société, il est implicite que les individus ne se soucient plus du bien commun. La notion perd même de son sens puisque les économistes, avec Adam Smith, nous persuadent que, par le miracle de la « main invisible », la somme des intérêts individuels forme l’intérêt collectif… Mais ce que les économistes ont alors perdu de vue, c’est la relation de confiance que des individus uniquement affairés à leurs intérêts privés pourraient encore avoir l’un pour l’autre."
"Aux yeux des Romains, il est évident qu’on ne peut manquer à la parole donnée, même si cela peut conduire au sacrifice de soi. Il suffit de penser à la célèbre histoire de Regulus, ce général romain qui, durant les guerres puniques, fut fait prisonnier par les Carthaginois. Ces derniers l’envoyèrent en mission à Rome pour négocier la paix avec le Sénat. Les soldats d’Hannibal l’avaient prévenu : s’il ne parvenait pas à convaincre les Romains de conclure la paix, il serait mis à mort à son retour. Regulus aurait pu ne jamais revenir et sauver ainsi sa vie. Malgré son échec, Regulus retourna à Carthage. Il avait prêté serment. Il avait donné sa parole et il ne pouvait trahir sa promesse, sous peine de se déshonorer. Il aurait été plus difficile, pour lui, de survivre à un tel déshonneur que de mourir."
"Dans l’Antiquité, trahir ses engagements représente une faute impardonnable. À partir du moment où je donne ma parole et où je fais une promesse ou un serment, je m’engage dans une relation sacrée : confiance et loyauté sont indissociables ; ne pas me montrer loyal et refuser de payer mes dettes signifie détruire la confiance générale et affaiblir le sens même de la justice."
"Véhiculée par le regard réprobateur de l’autre, la honte encourage chacun au respect de l’ordre social. Elle agit de manière plus douce et plus efficace que n’importe quelle force répressive, car elle oblige chacun à accepter le statut que la communauté lui attribue. C’est la logique même de toute société traditionnelle, « holiste » dirait Louis Dumont, où chacun occupe une place désignée et dont la légitimité dérive d’une autorité supérieure aux individus, qu’il s’agisse de Dieu ou de son représentant sur terre. [...]
Il s’agit uniquement d’obéir à ce qui « doit être » et de se conformer aux attentes sociales. Ma valeur ne dépend pas de mon initiative, de ma créativité, de ma capacité à construire ma vie. Elle dépend du degré d’obéissance dont je fais preuve : plus je me conforme aux attentes des autres, plus je suis digne de confiance ; plus on me fait confiance, plus je suis honoré. À l’intérieur de cette logique traditionaliste, l’honneur devient le garant de la confiance réciproque."
"Là où chez les Anciens, l’honneur était l’idée même qu’un homme se faisait de sa condition et qui l’empêchait de s’abaisser à commettre telle ou telle action, chez les Modernes, il n’y a plus de barrière. Tout est possible, pourvu que nous ne soyons pas surpris par les autres. Pourquoi cette rupture ? Tout simplement parce que l’honneur est désormais vide de sens. Les philosophes de la modernité ont contribué à « libérer » l’homme de ses liens et de ses préjugés. L’honneur en a fait les frais. Lisons l’Anglais Mandeville, le père de l’économie. Qu’écrit-il au début du XVIIIe siècle sur l’honneur ? « L’honneur au sens figuré est une chimère dépourvue de vérité et d’être, invention des moralistes et des politiques »… Mandeville incite ses contemporains à se débarrasser de cette « chimère ». Il n’y a que l’intérêt. « Ne vous laissez plus freiner par des principes archaïques. Laissez-vous faire », semble dire l’auteur de La Fable des abeilles. Vive le « laisser faire », ne tardera pas à traduire Adam Smith ! Mais que reste-t-il de la confiance dans un univers où l’honneur a disparu, où rien ne nous pousse à être à la hauteur des attentes d’autrui ? Comment s’appuyer sur la parole d’autrui dans un univers où l’engagement ne renvoie plus qu’à une parole entre égaux, entre contractants, sans un absolu qui « fait foi » ? C’est pourtant tout l’inverse qui nous est enseigné."
"Les moralistes français, en particulier Pascal, La Rochefoucauld et La Bruyère, ont joué un rôle essentiel dans la dévalorisation de l’homme et de l’honneur. Avant Mandeville, ils ont contribué au discrédit des anciennes vertus héroïques. Pour eux, les êtres humains ne sont pas capables de grandeur ; ils ne sont jamais dignes de confiance, même lorsqu’ils paraissent fiables. Chez l’homme, tout est illusion. Sentiments et actions ne sont que l’expression plus ou moins immédiate de l’amour-propre. Pour éviter d’être dupe, il faut ériger le soupçon en principe et ne pas croire aux simples apparences. La prudence doit nous alerter constamment et ne pas nous faire oublier que « les vices entrent dans la composition des vertus comme les poisons entrent dans la composition des remèdes ». Pour La Rochefoucauld, tout homme est profondément inconstant, versatile et infidèle : « Le caprice de notre humeur est encore plus bizarre que celui de la fortune » (maxime 45). Incapable de don généreux, l’être humain vise à l’accaparement et à la possession. Même le désir de gloire, comme l’honneur, n’est que le fruit malsain de l’amour-propre. Chaque fois qu’on pense être face à une vertu, celle-ci n’est qu’apparente : elle est le masque derrière lequel se cache en réalité un vice. La défiance à l’égard de l’homme est ainsi double. Non seulement on ne peut faire confiance à personne, car chacun cherche uniquement à dominer les autres et à les asservir pour en retirer de la jouissance, mais on ne peut pas non plus se faire confiance soi-même, car chacun est dupe vis-à-vis de ses sentiments intérieurs."
"Les jansénistes conduisent les hommes dans une impasse. Une timide solution pour sortir de ce pessimisme du Grand Siècle est proposée par les pages célèbres de Rousseau dans son fameux Discours sur l’origine de l’inégalité (1755). Le Citoyen de Genève croit bon de distinguer entre l’amour de soi et l’amour-propre. [...] Les moralistes ont bien eu raison de dénoncer l’amour-propre qui s’étale chaque jour dans la vie sociale où triomphent la vanité et les apparences. Rousseau approuve Pascal ou La Rochefoucauld de nous avoir montré à quel point cet amour-là est à l’origine de tous les vices de la société. Mais ils ont eu tort, selon lui, de ne pas comprendre qu’il existe une forme d’amour de soi qui nous pousse à nous ouvrir aux autres en même temps qu’à la maîtrise de nous-mêmes. Ce n’est qu’à partir du moment où l’on est capable de s’aimer et de se faire confiance, qu’on peut aussi aimer les autres et leur faire confiance.
Rousseau semblait avoir trouvé la voie pour sortir de l’impasse janséniste. Mais il sera dépassé en son temps par un autre philosophe, le penseur le plus astucieux de la philosophie morale. C’est en songeant à sa Théorie des sentiments moraux que le penseur écossais Adam Smith va faire, dans son célèbre essai de 1776, de l’amour de soi (self-love) la clé du développement économique : se faisant soi-même confiance, l’être humain peut recommencer à prêter de l’intérêt à autrui et découvrir les avantages de la coopération. Il peut orienter son action vers des fins et des valeurs ayant une autre logique que la simple satisfaction de son propre intérêt."
"L’idée se fait jour, alors, que les individus, loin d’être un danger les uns pour les autres, sont en réalité unifiés par un même but : la satisfaction de leurs propres besoins. Pour cela, ils sont non seulement capables, mais aussi désireux, de coopérer et de s’associer entre eux, d’une façon bien plus efficace que sous l’effet de la contrainte."
"Reprenant à son compte l’analyse humienne de la sympathie, Smith élabore une théorie selon laquelle il existerait chez tout individu un « plaisir de la sympathie réciproque » : chacun serait amené à approuver la conduite des autres dès lors qu’il réussit à sympathiser avec les passions et les sentiments qui y sont en jeu. « Quelque degré d’amour de soi qu’on puisse supposer à l’homme, il y a évidemment dans sa nature un principe d’intérêt pour ce qui arrive aux autres qui lui rend leur bonheur nécessaire. » Il existerait, chez l’homme, un sentiment naturel d’admiration à l’égard de ceux qui réussissent grâce à leur mérite et qui nous pousserait tous à l’émulation. Chacun désirerait devenir soi-même l’objet de l’admiration des autres et, pour cela, il serait prêt à coopérer avec autrui. Dans la coopération – ou dans l’« échange intéressé » pour employer les mots de Smith –, il y aurait une valeur irréductible qui permet à chacun de poursuivre et d’accroître son amour-propre : « L’amour-propre lui-même peut être souvent un motif vertueux d’agir […] le désir de nous rendre les objets propres de l’estime et de l’approbation. » C’est cette vision anthropologique qui poussera Smith à affirmer par la suite que l’intérêt général n’est que le résultat de la somme des intérêts particuliers et que par conséquent, l’homme, laissé libre, va faire le bon choix. Tout en cherchant à ne jamais perdre de vue son propre bénéfice, il est « naturellement ou plutôt nécessairement » porté à préférer ce qui est avantageux aussi pour la société. Mais peut-on fonder la confiance sur la certitude que l’homme, en faisant un choix égoïste, aura un impact nécessairement positif pour la société ?"
"Ayant appris l’art de la banque de son père, nous dit Montesquieu, Law devient un spéculateur habile. La suite du « Fragment d’un ancien Mythologiste », si elle est moins célèbre, n’est pas moins intéressante. Montesquieu se moque des efforts de l’Écossais pour remplacer le système monétaire français fondé sur l’or et l’argent (« Bétique ») par un autre fondé sur le papier-monnaie et les actions. « Croyez-moi, quittez les pays des vils métaux ; venez dans l’Empire de l’Imagination ; et je vous promets des richesses qui vous étonneront vous-mêmes. Aussitôt il ouvrit une grande partie des outres qu’il avait apportées, et il distribua sa marchandise à qui en voulut. » Pour Montesquieu, Law n’est qu’un escroc à l’imagination débordante, un vendeur de vent qui n’aurait jamais dû être pris au sérieux. Il est pourtant à l’origine du système financier contemporain… Car John Law était effectivement un visionnaire. Mais son imagination ne fit qu’anticiper les développements économiques du XXe siècle. Ce fut bien avant les autres qu’il comprit que le système monétaire reposant sur l’or et l’argent allait irrémédiablement s’effacer devant un monde nouveau où les billets émis par
les banques et les papiers de crédit reposant sur la seule confiance des acteurs économiques allaient devenir la seule monnaie en circulation."
"Introduite pour remplacer le troc [selon Aristote et Smith et les suivants], c’est-à-dire l’échange direct des biens, la monnaie commence par assurer, dès son introduction, le fonctionnement de l’économie."
"Par cette catastrophe, la confiance envers l’institution bancaire et la monnaie fiduciaire est ébranlée pour longtemps en France, tandis que la méfiance s’installe pour tout ce qui concerne les emprunts et les dettes d’État. Le lien déjà fragile entre les sujets et le pouvoir monarchique se trouve rompu. C’est la parole même de l’État qui n’a plus de crédibilité, alors que, comme le souligne Michelet, l’État est devenu banquier, et qu’il n’a jamais eu autant besoin de confiance. C’est pourquoi, au-delà même de son aspect financier, la banqueroute de 1720 a une valeur de symptôme : les Français commencent à se rendre compte que rien n’est pérenne et que tout peut s’effondrer brusquement. Montesquieu l’explique bien dans ses Lettres persanes, lorsqu’il souligne que, avec cette faillite du crédit d’État, c’est la pensée elle-même qui se trouve atteinte, comme privée de ses repères les plus rudimentaires.
Lorsque, à l’ordre immuable reposant sur le divin se substitue un ordre flexible, la fragilité de la confiance guette le système. Au moment même où cette confiance devient nécessaire à l’équilibre de la société, l’État se montre incapable d’en être le garant. Avec le crédit d’État, c’est une promesse qui se trouve nécessairement impliquée sur le terrain même de l’économie. Mais cette promesse n’est renouvelable qu’à condition d’être tenue. Or, l’expérience de Law montre qu’on peut facilement promettre des choses qui ne sont manifestement pas possibles. Mais elle montre aussi que lorsque les promesses ne sont pas respectées, on détruit non seulement la confiance dans le système économique, mais aussi la confiance qu’on peut avoir en l’État, et par là même, en la société."
"Lorsque Émile Zola décrit la Bourse, cette « caverne mystérieuse et béante, où se passent des choses auxquelles personne ne comprend rien », lit-on dans son dossier préparatoire de L’Argent, il n’a pas l’intention de s’inscrire dans la droite ligne de la littérature « boursière » du XIXe siècle.
Entre 1873 et 1892, on peut compter au moins une trentaine de romans où la Bourse, et notamment son caractère maléfique, occupe une place centrale. Mais le but de Zola n’est pas de dire du mal de l’argent ou de critiquer la spéculation boursière qui « enrichirait » sans « créer des richesses ». Il vise, au contraire, à convaincre le lecteur qu’il est temps d’abandonner les anciens préjugés qui entourent la finance pour célébrer l’« argent nouveau » du capitalisme par actions. [...] D’où la réaction d’un Huysmans à la lecture de L’Argent : « Moi, ce qui me fait horreur là-dedans, c’est l’âme de mufle qui sort, l’admiration de ce parvenu pour les Rothschild, pour les gens de la Bourse. Quelle bassesse ! » Mais le génie de Zola, dans ce roman-somme sur la Bourse, est d’avoir compris, en dépit de la réticence de ses contemporains, la « féconde puissance » et la « force expansive » de l’argent. Les jeux boursiers et la prise de risque ouvrent selon lui, dans le monde occidental, une nouvelle voie à la confiance : une confiance en soi qui s’enracine dans la volonté de se dépasser soi-même constamment ; une confiance en soi qui, jouant avec le risque, va progressivement devenir la clé de voûte de l’hyper-individualisme contemporain."
"Partie intégrante du système financier, la Bourse est censée rendre possibles la rencontre et l’interaction entre, d’une part, des acteurs économiques comme les entreprises ou les administrations qui sont en quête permanente de capitaux pour financer leurs projets et, d’autre part, les épargnants au sens large dont les ressources excèdent les besoins de consommation. Le but du système est d’être efficace, en assurant à la fois le financement des investissements et une bonne allocation de l’épargne. Ce qui, en principe, peut être fait soit grâce à l’intermédiaire des banques, soit directement sur le marché financier, dont le fonctionnement repose alors sur l’existence de bourses de valeurs."
"La vulgate actuelle, du discours managérial au coaching, a détruit depuis une vingtaine d’années les bases mêmes de la coopération. Pour survivre dans ce monde concurrentiel, les manuels de management nous ont appris qu’il ne fallait avoir confiance qu’en soi. Comment, dans un tel contexte, demander du jour au lendemain de la vraie confiance à des acteurs qui n’en ont plus la moindre élémentaire notion ? Comment leur faire même savoir ce que peut signifier la confiance alors qu’on leur a appris à confondre « confiance » et « assurance », c’est-à-dire l’audace qu’on montre aux autres et qui est censée renvoyer à la certitude d’avoir toujours raison ? C’est cet esprit winner du petit chef obtus et sûr de lui, dénigrant « les pleurnicheurs et les perdants, jaloux du succès des autres », qui a fini par se retourner contre le système. Car personne n’a plus confiance en personne ; chacun craint que l’autre soit aussi cynique et manipulateur que lui."
"Le piège de ces manuels de bonne conduite est de faire croire que la confiance n’est qu’une sorte de compétence personnelle qu’on développe à l’aide de recettes de marketing. Le but de ces vendeurs d’espoir est d’arriver à convaincre que la confiance n’est pas un simple cadeau du ciel, le résultat d’une chance que je n’ai pas eue. En réalité, elle semble surgir nécessairement dès lors que j’apprends à gérer mes actions. Il suffirait que j’arrive à me confronter avec mes fragilités : à travers un travail cognitif sur mon système de pensée, je peux arriver à faire le tri entre ce qui est utile et ce qui est, au contraire, « toxique ». Avoir confiance en moi signifie apprendre à vivre dans l’instant présent, en accumulant une série d’expériences, en évaluant les résultats de mes actions, en prenant des risques calculés et, surtout, en changeant de façon volontaire les traits les moins agréables de mon caractère. Si je n’y arrive pas, c’est que je n’ai pas encore appris à me maîtriser, car le seul responsable de mon succès, c’est moi : « Vous devez reconnaître que vous seul êtes responsable de la vie que vous vous êtes faite. Vous devez reconnaître que c’est à vous seul que vous devez d’être dans un monde comme celui dans lequel vous vous trouvez. Votre état de santé, vos finances, votre vie amoureuse, votre vie professionnelle, tout cela est votre œuvre, et celle de personne d’autre », peut-on lire dans un des livres les plus navrants de cette littérature répétitive. En d’autres termes, si vous avez échoué, c’est entièrement votre faute. Aucun élément extérieur (chance, santé, fortune, relations, etc.) n’entre plus en ligne de compte. Même si les propos de tous les managers et autres coachs ne sont pas aussi péremptoires et grotesques, ils tournent tous autour de la même idée : ce n’est pas le monde qu’il faut changer, mais nous ! La chose paraît plus à portée de main. À tort. [...]
La négation du principe de réalité touche à son apogée, avec tout ce que cela entraîne : culpabilisation et souffrance pour les uns ; toute-puissance de la volonté et manipulation pour les autres."
"Aucune société ne survit sans un minimum de confiance mutuelle. La confiance en soi ne suffit pas. C’est la triste leçon des crises financières, générées en 1929 comme en 2008 par l’égoïsme cupide et aveugle. Franklin D. Roosevelt avait bien compris que ce discours sur la confiance mutuelle n’est pas seulement moral, comme le prétendent les esprits cyniques et à courte vue. Il est aussi nécessaire sur le plan des affaires. « Nous avons toujours su que l’égoïsme insensible était moralement mauvais ; nous savons maintenant qu’il est économiquement mauvais », dira le président des États-Unis lors de son second discours d’inauguration (1937)."
"La confiance est ce qui, par définition, est censé atténuer nos inquiétudes au sujet de ce que les autres peuvent nous faire. De ce point de vue, beaucoup reconnaissent que la confiance devrait nous permettre d’échapper à la peur qui, elle, ne peut que nous paralyser et nous empêcher de vivre en société. [...] Pourquoi, cependant, la peur et l’esprit du complot resurgissent dans nos sociétés, des sociétés objectivement plus « sûres » si on les compare à celles du passé et aux menaces que connaissent encore aujourd’hui les pays les moins développés ?"
-Michela Marzano, Le contrat de défiance, Éditions Grasset & Fasquelle, 2010.
=> La confiance nous place fondamentalement du côté d'un rapport lucide, réaliste, vis-à-vis de la réalité, parce qu'elle manifeste une acceptation de notre finitude -et plus précisément des relations qu'il nous est nécessaire d'entretenir avec autrui pour nous développer ; voir même simplement pour survivre (imaginez donc les périls auxquels s'exposerait dans l'espace public un enfant qui refuse de croire son parent lorsqu'il lui dit qu'il revient le chercher !). Par conséquent le réalisme existentiel se situe paradoxal du côté d'un pari, d'un choix sans certitude ni garantie. Inversement, le paranoïaque, celui qui se méfie de tous le monde, qui exige des garanties pour tout et n'importe quoi, est irréaliste: il s'imagine se suffire à lui-même, capable de vivre seul, comme une monade ; il refuse d'admettre sa vulnérabilité et sa nature d'animal social.
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Mar 18 Juin - 11:40, édité 1 fois