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    Juan José Sebreli, La modernité assiégée. Critique du relativisme culturel

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Juan José Sebreli, La modernité assiégée. Critique du relativisme culturel Empty Juan José Sebreli, La modernité assiégée. Critique du relativisme culturel

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 13 Sep - 11:25

    "Les termes essentiels de l'humanisme classique -sujet, homme, humanité, personne, conscience, liberté- sont considérés comme obsolètes. L'histoire a perdu la place privilégiée dont elle jouissait aux époques précédentes et s'est trouvée remplacée, en tant que science pilote, par l'anthropologie et la linguistique, et surtout par une anthropologie fondée sur la linguistique. En même temps, de nouvelles sciences sont apparues: la sémiotique, la sémiologie, ou des pseudos-sciences comme la "grammatologie" [de Derrida], lesquelles ne s'occupent d'aucun contenu, et ne se réduisent qu'au "discours", qui est, apparemment, la seule chose dont on peut parler. [...]

    Ce n'est pas une simple érudition d'ouvrage académique qui m'amène à fouiller de façon scrupuleuse l'histoire des idées en remontant jusqu'au XVIIIe siècle et dans certains cas plus loin, y compris jusqu'à l'Antiquité classique ; car je veux montrer que ce qui se présente actuellement comme post est seulement un ante. [...] Les postmodernes ne font que renouveler contre les Lumières les vieilles attaques portées par le préromantisme et le romantisme du XIXe siècle.

    Il est curieux que ce courant de pensée ait trouvé son centre de diffusion à Paris et que ses principaux représentants se fussent considérés comme des penseurs progressistes, de gauche, rebelles et même révolutionnaires, alors que leur source d'inspiration est la vieille philosophie allemande de la droite non traditionnelle. [...]

    Pour comprendre ce phénomène de la philosophie contemporaine, il faut renvoyer à la conjoncture politique. [...] Aux orgueilleux intellectuels de France et d'ailleurs qui, pendant de longues années et contre toute évidence, avaient confondu Staline et Marx, et le sens de l'histoire avec les destinées du stalinisme, il paraissait moins blessant pour leur narcissisme, plutôt que d'assumer leur responsabilité face à leurs erreurs, de considérer que ce n'était pas eux mais l'histoire elle-même qui s'était trompée ou, mieux encore, que l'histoire n'avait aucun sens, ou encore, au final, que l'histoire n'existait pas. Leur scepticisme et leur nihilisme étaient en proportion directe de leur dévotion admirative du passé." (pp.10-11)

    "Au moment même où le mythe du stalinisme était en train de dissoudre, d'autres mythes politiques de remplacement comme le tiers-mondisme, le maoïsme et le guévarisme étaient en train d'apparaître. De ce côté, le terrain était également préparé par l'accueil triomphal de l'anthropologie structuraliste avec son exaltation de la "pensée sauvage", son idéalisation des peuples primitifs, son rejet de l'universalisme, de l'unité et de la continuité de l'histoire. Le relativisme culturel, expression de la primauté du particulier sur l'universel, donnait des raisons philosophiques aux nationalismes, aux fondamentalismes, aux populismes, aux primitivismes, aux différentes formes d'anti-occidentalisme comme l'orientalisme, la négritude, l'indianisme." (pp.11-12)

    "La défense de la rationalité, de l'universalité, de la modernité -depuis ces confins de la Terre [Buenos Aires]- signifie une contradiction, un paradoxe, une ironie de l'Histoire: réhabiliter la tradition progressiste occidentale malgré et contre la pensée qui prévaut aujourd'hui en Occident." (p.16)

    "Aux origines de l'humanité, il y a 50 000 ans, les descendants de l'homo sapiens, quelle que soit l'idée qu'on se fait de son origine historique -polygénisme ou monogénisme-, montraient des traits fondamentaux communs à tous les hommes. La phylogenèse a formé dans le genre humain une structure anatomico-physiologique et psychique unitaire. De la dispersion à la dérive, à travers la planète sont apparues les ethnies, les races, les cultures différentes qui durant des millénaires sont restées relativement isolées, en s'ignorant les unes les autres. Comme conséquence de cette diaspora, l'homme s'est différencié en quelques variétés, mais jamais en espèce, c'est-à-dire que ces variétés pouvaient se croiser entre elles, tous les génotypes étant interchangeables et de nouvelles espèces ne sont pas apparues. Le cerveau humain s'est très peu altéré, les différences mentales et somatiques entre les races sont restées insignifiantes. [...]
    Au-delà des races, des cultures et des circonstances historiques différentes, tous les hommes arrivent à s'entendre entre eux et éprouvent des états émotionnels et intellectuels similaires face aux situations basiques de la vie. Ils ressentent de la même façon la faim, la maladie, le désir sexuel, la douleur, la joie, la tristesse, l'énervement, la peur, l'ennui, le besoin d'avoir un abri. Même les moyens d'expression se répètent : le rire, le sourire, les pleurs, les frémissements. Les rituels, les règles, les codes, les tabous, les préjugés, les idéologies des différentes cultures, n'ont pas réussi à dissoudre l'identité essentielle des hommes. Il y a un fonds commun dans les formes d'organisation sociale, du travail et de la création artistique, et même les différentes langues dérivent probablement d'un simple langage originel au néolithique. Les linguistes ont reconnu les racines de certains mots dans les langues les plus différentes, ce qui permet de supposer l'existence d'une langue précédant les langues indo-européennes qui aurait été parlée du Caucase à Gibraltar et de la Méditerranée à la Baltique.
    Les historiens de la Préhistoire reconnaissent une unité totale du genre humain à certains moments du Paléolithique inférieur ou une unité presque totale au Moustérien, due peut-être au nomadisme des peuples de chasseurs. Il existe également des similitudes entre les civilisations prédynastiques de l'Egypte et de la Mésopotamie, et ensuite entre elles et celles de Harappa et Mohenjo-Daro dans la vallée de l'Indus, ce qui permet de supposer qu'elles ont surgi d'un même tronc. La diversification des cultures fut, par conséquent, une évolution relativement tardive et fut due au passage à une société sédentaire à partir de l'implantation de l'agriculture. La distance géographique, l'environnement, le paysage, le climat et la méconnaissance d'autres peuples furent les facteurs fondamentaux pour l'émergence des cultures différenciées. Même l'apparition des races semble être le résultat d'une différenciation génétique relativement tardive, apparue dans le cadre de l'homo sapiens comme conséquence des migrations du dernier cycle glaciaire. Les différences raciales seraient, d'après cette hypothèse, une simple expression de l'adaptation aux différentes conditions environnementales, de température, de lumière, d'humidité, de pression et de radiation solaire. L'hypothèse monogénétique paraît donc s'imposer sur la polygénétique [...]
    Peu nombreux furent les peuples qui se sont développés en restant complètement isolés des autres ; cela n'a eu lieu que dans des cas exceptionnels comme les Tasmaniens et les Esquimaux, et même dans des périodes limitées dans les deux cas, ainsi que chez certaines tribus indigènes américaines avant la conquête. Une autre preuve de l'unité radicale du genre humain est fournie par les archéologues, les ethnologues et les historiens, lesquels ont démontré, bien avant le début de l'histoire écrite, qu'il y avait des échanges matériels entre des groupes très éloignés et que les inventions se sont étendues. Il est probable que la roue a été diffusée depuis un certain endroit indéfini entre la Chine et la Grande-Bretagne il y a trois mille ans. Les expériences et les processus communs, les mêmes inventions, les mêmes découvertes, les mêmes institutions civiles et sociales chez des peuples complètement dissociés dans l'espace et à des périodes lointaines dans le temps montrent que, par le biais de différentes races, de différents continents, de différentes époques, on trouve un égal développement mental chez tous les individus du genre humain.
    La découverte de l'Amérique, en révélant que des civilisations totalement isolées du reste du monde répétaient des formes similaires à celles expérimentées sur d'autres continents plusieurs siècles auparavant, montre que si l'on avait laissé à ces groupes humains un temps suffisant, ceux-ci seraient probablement passés par les mêmes étapes évolutives que les autres. [...]
    Contrairement aux thèses relativistes quant à la pluralité des développements, on peut montrer que tous les peuples ont suivi à peu près les mêmes étapes successives: les peuples nomades et pastoraux sont devenus agriculteurs et sédentaires et ensuite commerçants et citadins" (pp.17-19)

    "La condition indispensable pour l'essor d'une civilisation est sa communication avec les autres. Déjà les anciens Grecs considéraient que la civilisation résidait dans la possibilité de communiquer. Strabon, géographe grec, expliquait la nature sauvage de certains peuples par leur éloignement des routes maritimes et terrestres car "cette difficulté de communication leur a fait perdre toute sociabilité et toute humanité". Les civilisations de l'Europe, d'une partie de l'Asie et de l'Afrique du Nord ont gardé, même dans les périodes de plus grand isolement, des contacts et des communications entre elles. Les civilisations qui restent isolées stagnent, se paralysent et deviennent plus vulnérables face à l'irruption d'autres civilisations. Tel est le cas des civilisations précolombiennes face aux conquistadors espagnols ou celui de l'antique civilisation chinoise face à l'impérialisme occidental." (pp.20-21)

    "L'histoire est un mouvement permanent, de flux et de reflux, de systole et de diastole, de thèse et d'antithèse ; chaque fois que l'universalisme arrive à son point culminant, on voit surgir des particularismes qui le sapent. Le triomphe du rationalisme engendre des mouvements irrationalistes qui revendiquent l'émotionnel, l'inconscient, l'inexplicable." (p.25)

    "Contre le rationnel, c'est-à-dire ce sur quoi tous les hommes peuvent tomber d'accord, les romantiques anti-Lumières donnaient la priorité à l'irrationnel, à la part singulière et non communicable de chaque individu." (p.26)

    "Le véritable précurseur du particularisme universaliste, qui allait avoir de nombreuses conséquences délétères, fut le pré-romantique Herder, lequel comparait la clarté des Lumières à un cancer dévorant tout. Dans Une nouvelle philosophie de l'histoire (1774), Herder fut le premier à opposer à l'universalisme et au rationalisme des Lumières l'esprit des peuples, le premier à utiliser le mot "cultures" au pluriel, en distinguant celles-ci d'une direction univoque de civilisation. Pour Herder, la nature humaine n'était pas uniforme mais diversifiée, et le progrès historique n'était pas extensif à toute l'humanité mais circonscrit aux peuples et aux lignées particulières. L'histoire du genre humain ne consistait pas dans les rapports entre différents peuples, mais entre les descendants d'un même peuple. Il montrait l'invalidité des caractérisations générales, tout concept général n'étant qu'une abstraction, dont il déduisait que toute perfection humaine est nationale, séculaire et strictement considérée comme individuelle. Même le bonheur humain était pour Herder un particularisme des peuples, des ethnies, des races, des nations ; qui plus est, le sens du bonheur était particulier à chaque culture et intransférable à un autre. [...] Une telle justification philosophique de l'autarcie culturelle, frôlant l'ethnocentrisme et la xénophobie, fera un long chemin dans la pensée allemande [...] Dans Le Mythe du XXe siècle, Alfred Rosenberg déclarait que [Herder] était "un maître spécialement pour notre époque comme il y en a peu, même parmi les plus grands". Karl Haushofer le cite souvent dans sa Revue de géopolitique. [...]
    Dans la polémique entre Kant et Herder de 1784 et 1785 étaient déjà énoncées les deux théories de l'histoire qui divisent la pensée contemporaine, le débat actuel entre modernité et postmodernité, entre dialectique et structuralisme dans les années 1960-1970." (pp.27-28)

    "Louis Althusser, suivant Foucault [...] soutenait également l'insignifiance du concept d'homme: "L'homme est un mythe de l'idéologie bourgeoise. Le mot "homme" n'est qu'un mot. L'endroit qu'il occupe et la fonction exercée dans l'idéologie et la philosophie bourgeoises lui donnent un sens" [Réponse à John Lewis, Paris, Maspero, 1973]." (p.35)

    "Ortega y Gasset, introducteur de Spengler en Espagne et préfacier du Déclin de l'Occident." (p.37)

    "Pour Kuhn il n'y a pas de vérités scientifiques objectives et universelles, il n'y a que des paradigmes, un ensemble de théories imposées et acceptées par la communauté scientifique. Une théorie est valable uniquement parce que les scientifiques y croient ; parce qu'elle fait consensus [...]
    Une théorie scientifique qui serait ainsi à un moment donné une conception cohérente de la réalité deviendrait ensuite une fantaisie arbitraire, et toute l'histoire de la science -en niant son développement évolutif- serait comme une toile de Pénélope." (p.42)

    "De l'incommunicabilité des théories, [Feyeraben] conclut que tout est permis [...] qu'il n'y a aucune raison de privilégier la science par rapport à la magie, à l'astrologie, au chamanisme, à l'alchimie, au tarot." (p.43)

    "Il est faux d'affirmer, avec Spengler, qu'il y a autant de mathématiques que de cultures. Le chiffre zéro, base de l'arithmétique et des mathématiques, était connu des Mayas et des Hindous. De ces derniers, il passa aux Arabes, qui à leur tour le transmirent aux Occidentaux [...] Le triangle est un concept universel, et les mathématiques sont, par conséquent, universelles." (p.44)

    "Comme l'a noté Arnold Hauser, les formes locales adoptées par les différents arts ne démontrent en aucun cas que la structure même de la technique du dessin, de la peinture, de la construction ou de la musique soit radicalement distincte d'une civilisation à l'autre." (p.46)

    "Le véritable ennemi de l'individu n'est pas l'humanité universelle, mais les particularismes nationaux, biologiques, raciaux, sexuels, classistes ; ces derniers étouffent la liberté et homogénéisent les hommes. Les utopies négatives à propos du monde massifié, du modèle unique d'homme n'ont pas été accomplies ; nous vivons désormais dans un monde unifié par l'économie transnationale, par les communications, par les médias, par les voyages et l'individu est plus libre que lorsqu'il vivait dans un village surveillé par les voisins, contrôlé par la famille, la tribu ou le clan. Jamais il n'y eut autant de possibilités de choisir, de changer, de bouger, jamais il n'y eut autant de diversité d'opinions, de croyances, de styles de vie, de modes, de façons de manger et de se former, de comportements sexuels que dans le monde actuel universalisé." (p.49)

    "Contre la théorie anthropologique dynamique, temporelle, historique, diachronique de l'évolutionnisme s'imposa l'anthropologie statique, anhistorique, intemporelle, spatiale, synchronique. Ainsi de l'école de Boas, du fonctionnalisme de Malinowski, de l'école états-unienne de "culture et personnalité" de Ralph Linton, Ruth Benedict, Margaret Mead, sans oublier le structuralisme français de Lévi-Strauss. [...] Ce n'est pas un hasard si les grands créateurs du relativisme culturel dans l'anthropologie, Boas, Kroeber, Malinowski, étaient de formation allemande." (p.53)

    "Lévi-Strauss pousse jusqu'au bout le relativisme culturel, le relativisme moral et le relativisme scientifique." (p.55)

    " [L'anthropologie culturaliste] surestime l'unité intérieure de chaque culture et dissimule les différences qui naissent en son sein. Ainsi, fonctionnalistes, culturalistes et structuralistes mettent l'accent sur l'intégration ou l'équilibre entre les composantes d'une culture, comme si cette dernière était un ordre harmonieux, une unité mystique, au prix de méconnaître les situations de conflit, les variétés de tradition entre une famille et une autre, les antagonismes entre les classes et entre les sexes. [...]
    De cette façon, qu'on le veuille ou non, on a tendance à justifier l'ordre établi et l'on ne peut pas comprendre comment une société se transforme et débouche sur une nouvelle à cause de problèmes intérieurs." (p.57)

    "A partir de la décolonisation, plusieurs millions d'Africains ont péri dans des guerres tribales. Les relativistes n'ont jamais semblé se préoccuper de cela. En revanche, ils sont obligés de penser que la guerre tribale est une tradition qui remonte à des centaines d'années avant l'étape coloniale et que, par conséquent, on doit la respecter. [...]
    L'identité culturelle des musulmans n'est pas moins oppressive que celle des hindouistes ou des tribus africaines. Le Coran, sourate V, 28, ordonne comme punition des délits la mutilation: on coupe la tête des assassins, une main aux voleurs ; s'ils récidivent on en coupe l'autre, et après les pieds. Les amants adultères sont enterrés jusqu'à la taille dans le sable et lapidés jusqu'à la mort. Dans l'Iran de Khomeini on continuait de pratiquer la mutilation et la lapidation." (p.63)

    "La religion hindoue rejette également le sexe entre couples mariés car elle considère celui-ci comme une source d'affaiblissement physique et spirituel. Pour le Mahatma Gandhi, toute union sexuelle est un crime si elle n'envisage pas la procréation ; l'adoption de méthodes contraceptives donne comme résultat, d'après lui, l'imbécilité et la prostration nerveuse." (p.65)

    "Le Coran, dans la sourate IV, 24, ordonne la subordination absolue de la femme au mari et recommande à ce dernier d'user de châtiments corporels." (p.65)

    "Dans Sociologie d'une révolution, Fanon revendique l'usage du voile chez les femmes algériennes en tant que signe distinctif de la culture arabe que les colonialistes français ont cherché à détruire [...] Peu importait que cette présumée "originalité" du peuple arabe signifiât la soumission de la femme." (p.66)

    " [Marshall] Sahlins affirme que les sacrifices humains [même anthropophages] sont "la forme la plus haute de la communion"." (p.69)

    "Une des contradictions fondamentales du relativisme culturel consistant à respecter les cultures étrangères, à reconnaître l'autre, amène inévitablement à admettre des cultures qui ne reconnaissent ni ne respectent l'Autre." (p.70)

    "Il est vrai que les Grecs anciens appelaient barbares les peuples étrangers, mais ils ne se fondaient pas sur des préjugés raciaux mais seulement sur le moindre degré de développement: le peuple barbare se définissait par l'absence de villes, le fait de se consacrer à l'élevage et à la chasse, la méconnaissance de l'agriculture, l'absence de commerce et de monnaie, la propriété communale et non privée, l'absence d'art et de science, et l'organisation politique rudimentaire qui n'excédait pas la tribu. De la même façon, les Européens définissaient le barbare seulement par le degré de développement: cela est prouvé par le fait qu'au Moyen-âge on n'appelait pas barbares les musulmans qui étaient reconnus comme civilisés, bien qu'ils fussent païens, alors qu'était réservé le qualificatif dénigrant de "barbare" pour certains peuples européens de race blanche, fussent-ils chrétiens comme, par exemple, les Irlandais, qui vivaient de l'élevage et n'avaient pas encore pratiqué l'agriculture.
    Les peuples primitifs, en revanche, s'affirment eux-mêmes comme les seuls valables et utilisent pour eux des noms signifiant "les véritables", "les bons", "les excellents" ou simplement "les hommes", et réservent aux autres des qualificatifs dénigrants tels que "singe de terre" ou "œuf de poux". Les différents groupes de la tribu des Bantous, dans le Sud de l'Afrique, considéraient les blancs comme des sous-hommes." (pp.70-71)

    "Les aspects les plus pervers de la modernité peuvent être critiqués par la raison moderne, sans avoir besoin de recourir à aucune irrationalité postmoderne.
    Aucune société extra-européenne ne fournit l'idéologie adéquate pour combattre ces fléaux. L'unique civilisation qui, même en théorie, a proclamé l'égalité virtuelle des hommes fut l'occidentale, et pour cette seule raison elle doit être reconnue comme la meilleure face à d'autres civilisations qui jugent indépassables les différences entre les peuples." (p.74)

    "D'où peut-on juger les crimes contre l'humanité si l'on nie l'existence de n'importe quel tribunal de l'histoire, de toute éthique objective, de toute raison universelle ?" (p.80)

    "Xénophane, à la fin du VIe siècle avant notre ère, a formulé la première idée du progrès lorsqu'il affirma que les dieux n'ont pas révélé aux hommes toutes les choses depuis le début, mais que ceux-ci, guidés par leur propre quête, ont trouvé au fil du temps ce qui était mieux pour eux. Au Ve siècle, le concept de progrès fut clairement exprimé par les sophistes. Dans le dialogue de Platon qui porte son nom, Protagoras, discutant avec Socrate, raconte à ce dernier l'histoire condensée de l'humanité depuis le monde primitif jusqu'à la civilisation grecque. Nous trouvons également une idée d'évolution de l'humanité chez d'autres sophistes tels que Gorgias, Hippias et Prodicos. L'historien Thucydide, influencé par les sophistes, comparait dans La Guerre du Péloponnèse le niveau culturel et politique de son époque avec l'état de primitivisme et de pénurie précédent, dû à l'absence de commerce et de rapports avec d'autres peuples.
    Platon lui-même [...] soutenait le mythe de l'Age d'or, mais dans ses ouvrages de maturité il changea sa façon de penser. Au troisième livre des Lois, il parle du développement de l'humanité et du progrès des institutions au fil de grandes périodes temporelles. Pour Aristote -La Métaphysique- on ne réussit à atteindre le meilleur qu'à travers de nouvelles tentatives dans la succession des générations. Dans La Politique, il montre le passage de la famille vers le village, ensuite vers la confédération de villages jusqu'à arriver à l'Etat, en montrant clairement sa croyance dans le progrès public.
    Dans la tragédie grecque on voit également apparaître l'idée de progrès, surtout dans le Prométhée enchaîné d'Eschyle où le protagoniste représente la rébellion contre les traditions qui empêchent d'avancer et la possibilité dévolue à l'homme de créer une société meilleure par ses propres efforts. Sophocle énumère dans Antigone les réussites qui ont amené l'humanité à jouir d'un présent meilleur que le passé.
    L'influence d'Épicure fut décisive pour la conscience du progrès parmi les auteurs latins. Le livre V du poème De la nature de l'épicurien latin Lucrèce représente une épopée de l'évolution de l'humanité. Lucrèce parle du temps qui "fait bourgeonner lentement toutes les découvertes" et emploie pour la première le terme de progredientes, c'est-à-dire ceux qui avancent à petit pas, qui est l'ancêtre de notre mot "progrès".
    Chez Sénèque le pessimisme stoïcien le disputait aux influences épicuriennes, qui l'amenèrent à contredire sa croyance en l'Age d'or pour une conception optimiste du progrès:

    Viendra un temps où tout ce qui est occulte pour nous se révélera aux futures générations... L'avenir saura ce que nous ignorons et on admirera le fait qu'on ignore ce qu'il sait... Il existe des mystères qui ne se dévoileront pas dans un jour... La nature n'offre pas à la fois tous ses secrets. La vérité ne vient pas s'offrir à tous les regards ; elle se cache au plus profond du sanctuaire : notre siècle découvrira un aspect, les siècles à venir contempleront tous les autres." (pp.90-91)

    "Dès le XVIe siècle [sic], Descartes pensait que l'humanité pouvait envisager un futur à durée infinie pendant lequel on aurait inventé "une grande quantité de dispositifs qui nous permettront de jouir, sans aucun effort, des fruits de la terre et de tous ses bénéfices.". Ce qui est connu "ne représente presque rien comparé à ce qui reste à connaître"." (p.93)

    "Dans le deuxième après-guerre, [Arnold J.] Toynbee affirmait, dans son l'histoire très diffusé L'Histoire, qu'il suffisait de détecter l'apparition d'un moment de progrès technologique pour être sûrs qu'en même temps une décadence du point de vue moral était en train de se produire." (p.99)

    "Schopenhauer était le maître reconnu de Freud." (p.101)

    "Jacques Lacan dépasse encore le pessimisme de son maître, Freud, et de Jung, dont il ne reconnaît pas la dette, et cherche à les synthétiser avec le pessimisme le plus sombre de Heidegger. Pour Lacan, la psychanalyse n'est qu'une ascèse destinée à comprendre la frustration fondamentale de l'être ; il ne s'agirait plus de se soigner mais de "souffrir ensemble"." (p.101)

    "Nietzsche fut l'un des maîtres récupérés par les postmodernes, l'autre étant Heidegger." (p.102)

    " [Chez Foucault] Les épistémès restent refermées sur elles-mêmes, en devant une "vérité solitaire", sans causes ni fins, sans rien savoir de celles qui les ont précédées, et en se désintéressant de celle qui leur succédera. Il n'y a pas un progrès, pas même une continuité du savoir, la science actuelle n'hérite rien du passé, chaque culture repart de zéro."(p.106)

    "On considère souvent le progrès technique en tant qu'appartenant au champ exclusivement matériel, en oubliant que ce dernier ne provient pas de l'effort symbolique de l'homme, et appartient, par conséquent, du royaume de l'esprit. D'ailleurs, le renforcement matériel de la vie de l'homme, l'augmentation de l'espérance de vie, l'amélioration de la santé, l'allégement de la douleur, la diminution de l'effort physique dans le travail, l'élévation relative du niveau social des masses constituent les conditions indispensables à l'enrichissement moral. Si pour les sociétés primitives le progrès matériel signifiait [...] la survie, dans les sociétés avancées, il ne s'agit plus de vivre, mais de vivre mieux. La lutte pour l'existence a été remplacée par des besoins plus complexes, par le désir de jouissance, par l'embellissement de la vie ou par l'augmentation de la connaissance." (pp.109-110)

    "Avant le XVIIIe siècle, on n'avait pas la notion de ce qu'on allait appeler les droits de l'homme. On dira que, de toute façon, on continue de faire des guerres et de violer les droits humains, mais au moins on a conscience du mal, ce qui est un progrès." (p.110)

    "Si l'on considère comme une valeur la croissance permanente de la complexité, on doit admettre le développement progressif dans l'histoire de la musique occidentale.
    Il en va de même avec la littérature, avec une perfection technique majeure dans les romans à partir du XIXe siècle. Le progrès des sciences humaines, de la psychologie et de la sociologie, fait qu'aujourd'hui un romancier en connaît davantage sur l'être humain. L'extrême subtilité des analyses psychologiques de Proust dépasse sans aucun doute celles de Madame de Lafayette, qui était, cependant, la meilleure de son époque." (p.115)

    "Ce qui nous advient dans le présent ne pourrait pas se produire de cette façon si dans le passé ne s'étaient pas produits certains événements. L'écoulement du temps amène avec lui un enrichissement ; c'est une démarche en avant, car le moment successif apporte de nouvelles découvertes, de nouvelles expériences qui s'ajoutent à celle déjà acquises. [...] L'homme du XXe siècle a progressé sur celui du XIXe siècle non seulement parce qu'il est différent, mais parce qu'il le continue, l'inclut en lui, s'appuie sur lui, en cumulant ses expériences, ses découvertes, ses innovations. Non seulement nous connaissons plus de choses, mais nous les connaissons avec plus d'intensité. On pourra plaider que, malgré tout, l'homme se trompe toujours. Sans doute, dans la pensée et dans l'action humaine y t-a-t-il toujours la possibilité de l'erreur, du détournement. C'est pourquoi nous considérons la vérité à un moment donné, et [notre appréciation] doit être constamment corrigée et rectifiée, mais la dose d'erreur ne reste pas toujours la même à chaque étape historique ; nous commettons d'autres erreurs, mais pas les mêmes. Il y a une approche progressive d'une vérité toujours [...] plus objective, plus exacte, même négative, pour réduire une part de l'erreur." (pp.117-118)

    "L'avenir n'est pas inscrit dans un ciel lointain platonicien. Il n'y a pas de lois objectives du progrès auxquelles l'homme devrait obéir inexorablement. Il n'y a pas un avenir prometteur ni catastrophique en soi ; l'avenir est incertain, et la seule attitude possible face à lui n'est ni l'optimisme ni le pessimisme mais l'incertitude. Mais si nous choisissons comme attitude morale l'optimisme, c'est-à-dire si nous avons foi dans le progrès, nous y contribuerons en quelque sorte. [...] Les Lumières du XVIIIe siècle ne furent pas, au final, aussi naïves que le pensent leurs adversaires ; elles ont contribué, dans les sociétés où elles ont réussi à avoir de l'influence, à la victoire de la démocratie politique, au développement de la science et de la technique, au respect des droits individuels et de la liberté d'expression. [...]
    Le progrès est donc une décision éthique, mais ce n'est pas un choix indifférent comme celui qui opte pour une couleur ou une fleur, goût à propos duquel rien n'est écrit. Il est préférable que le monde soit un univers et non un chaos, il est préférable qu'on avance du pire vers le meilleur. En outre, l'attitude positive est la plus cohérente ; la plupart des individus veulent améliorer leur vie individuelle, font des projets pour cela, étudient, travaillent, créent ; cela serait contradictoire si, en même temps, ils ne croyaient pas vivre dans un monde qui peut également s'améliorer. [...]
    L'optimisme absolu, en revanche, est la négation du progrès parce qu'il considère que nous vivons dans le meilleur des mondes, qu'il n'est pas nécessaire de rien changer, que tout va bien se passer. [...]
    La réalité humaine est transcendance, projection, dépassement perpétuel d'elle-même, et c'est pourquoi l'idée de progrès est une caractéristique ontologique. Parce que la transcendance de l'homme ne peut pas être abolie, le progrès ne peut pas être dépassé par aucun état de choses donné, par aucun repos, par aucun retour à n'importe quel passé ou aux origines. L'utopie du règne des cieux sur Terre, la cité des fins, la fin de l'Histoire, la rédemption, la réconciliation totale, l'harmonie, ne seront jamais atteintes parce que l'homme restera toujours insatisfait de ses réussites, il trouvera toujours une carence, un vide qu'il devra combler, il aspirera toujours à quelque chose de nouveau et de meilleur. Chaque arrivée sera un point de départ. Le développement progressif de l'humanité [...] ne s'arrêtera jamais, et c'est dans cette lutte incessante et tenace, destinée à ne pas voir sa victoire définitive, que réside sa grandeur." (pp.122-124)

    "La réalité humaine est transcendance, projection, dépassement perpétuel d'elle-même, et c'est pourquoi l'idée de progrès est une caractéristique ontologique. [...] Le développement progressif de l'humanité se propose un objectif inatteignable ; c'est pourquoi l'élan du progrès ne s'arrêtera jamais, et c'est dans cette lutte incessante et tenace, destinée à ne pas voir sa victoire définitive, que réside sa grandeur." (pp.123-124)

    "Dans sa Lettre XV, Sénèque décrit l'état idyllique de la nature qui a précédé l'âge corrompu de la civilisation ; les hommes étaient alors heureux et innocents, ils menaient une vie simple sans le luxe ni le superflu provoqués par la corruption et par la décadence de la société romaine." (p.126)

    "Jung parle, dans un langage qui nous rappelle beaucoup les romantiques allemands, de "la nuit sacrée primordiale ténébreuse". [...] Rien de coûta à Jung, après 1933, de collaborer avec les nazis pour établir dans ses revues les différences entre la psychologie aryenne et la psychologie juive." (p.133)

    "Pour Mallarmé la décadence de la poésie occidentale date d'Homère." (p.134)

    "Les anthropologues du XXe siècle ont une veine romantique et ressentent souvent une attirance pour le lointain et l'exotique ; c'est une caractéristique des mécontents de leur propre société." (p.146)

    "En lisant Margaret Mead, on ne peut éviter de se souvenir de ce que Jorge Luis Borge disait des livres d'anthropologie de cette dernière: au lieu de documents lointains portant sur la crédulité des primitifs, il s'agit plutôt d'un témoignage de la crédulité des anthropologues." (p.150)

    "Dans la littérature de la Renaissance on assiste à un renouveau de la poésie agreste latine [...] Jacopo Sannazaro, Napolitain du XVIe siècle, imposa avec son ouvrage L'Arcadie la poésie pastorale." (p.157)

    "Dans une revue des mouvements de jeunesse, Freideutsche Jugend, publiée en 1913, il y avait un dessin de Fidus sur les Wandervogel [...] Les visages et les attitudes des jeunes sont agressifs et en contradiction avec un présumé pacifisme, la seule chose qui couvre leurs corps est une ceinture d'où pend une épée. [...] Les jeunes hommes, hautains et debout, main dans la main, occupent le centre du tableau, tandis que dans les angles, dans un coin, il y a seulement deux femmes par terre, avec une attitude passive [...] est latente, d'un côté, la fraternité homo-érotique païenne du genre S.A., et de l'autre, la subordination de la femme à l'homme." (pp.164-165)

    "Le paysan révolutionnaire dans la conception de gauche apparut dans la Russie du XIXe siècle avec Bakounine et les anarchistes d'un côté, avec les populistes de l'autre et, surtout, avec le mouvement de jeunesse nommé "Aller vers le peuple". Cet acte de "russianisme collectif", comme l'appela Franco Venturi, consista en un départ massif de jeunes étudiants, pendant l'été 1873 et 1874, depuis les centres universitaires de Moscou et Saint-Pétersbourg vers la campagne, afin d'éduquer le paysan et de le racheter de son oppression. Comme c'est la coutume dans les mouvements de jeunesse, ces motivations politiques se mêlaient à des sentiments inconscients, avec l'envie de rompre avec l'univers des parents, avec la rigidité de l'université à laquelle ils opposaient la vie simple. Les dix mille participants de ce mouvement allèrent, dans leur majorité, vers la Sud, qui avait vu, un siècle auparavant, les révoltes paysannes de Pougatchev et de Stenka Razine. Ils n'étaient dirigés par aucune organisation, la grande majorité se mit en marche individuellement ou en groupe d'amis, habillés en moukiks, en errant d'un côté ou de l'autre, en faisant des métiers modestes, en cherchant à se lier aux paysans, aux bûcherons, aux bateliers. Certains furent bientôt fatigués de cette vie et retournèrent dans les villes. D'autres vécurent l'expérience de façon sportive et plusieurs finirent en prison ou déportés.
    L'expérience la plus profonde de ce mouvement fut de constater que les paysans étaient très différents de ce qu'ils pensaient avant de les connaître. Ils ne réussirent à provoquer une révolte nulle part, les paysans les écoutaient étonnés, presque toujours avec méfiance, parfois avec hostilité. Ils ne croyaient rien de ce qui provenait de la ville, ils ne comprenaient pas les arguments trop intellectuels, et les approches révolutionnaires se heurtaient aux sentiments religieux trop enracinés. Souvent, ils les livraient aux autorités. D'ailleurs, le collectivisme patriarcal et l'égalitarisme du village primitif que les jeunes populistes et l'égalitarisme du village primitif que les jeunes populistes cherchaient à récupérer étaient déjà sapés par la diffusion de la propriété privée et les jeunes n'avaient pas les moyens pratiques de réaliser leurs idées, puisqu'ils distribuaient aux paysans qui ne savaient pas lire des brochures où ils exposaient des problèmes d'économie agraire incompréhensibles. Ivan Tourgueniev, peut-être le plus lucide des écrivains russes de son époque, a fait la satire du mouvement "Aller vers le peuple" dans son roman Terres vierges (1876)." (pp.177-178)

    "Pour Marx et Engels, le socialisme signifiait la réalisation d'un système social plus avancé que le capitalisme. Par conséquent, on ne pouvait pas supposer qu'il surgisse de classes ou de groupes sociaux survivants de la société précapitaliste tels que les paysans des pays arriérés." (p.180)

    "La révolution chinoise fut la première révolution sociale et l'une des premières à triompher avec une base de masses paysannes, surgie des campagnes et presque sans collaboration de la ville, où elle apparut uniquement le jour même de la prise de pouvoir. Mao Zedong lui-même était un paysan ayant vécu très peu en ville, qui visita un pays étranger -l'URSS- presque dans sa vieillesse et seulement après avoir pris le pouvoir. Il ne connaissait aucune langue étrangère, ce qui faisait que son marxisme ne pouvait qu'être élémentaire, basé sur les rares et médiocres traductions en chinois qui existait dans sa jeunesse. [...]
    En compensation [...] il connaissait très bien la philosophie et la poésie chinoise, spécialement la poésie, et durant la Longue Marche il consultait le Yi King. [...]
    L'ascension de Mao a des similitudes avec la formation des dynasties qui étaient fondées souvent par un leader charismatique d'origine paysanne, arrivé au pouvoir par une révolution sociale de paysans affamés. [...]
    Dans la deuxième moitié du XIIIe siècle avant J. C., les derniers membres de la dynastie Shang étaient tombés dans la corruption et dans l'exploitation des paysans et furent battus par les Zhou, qui étaient alors des nomades arriérés. La chute de la dynastie Qing, vers 200 avant J. C., s'installa à la faveur du déclenchement des grandes révoltes paysannes auxquelles les esclaves s'unirent.
    Au début du Ier siècle, Whang Mang, appartenant à une famille de hauts fonctionnaires militaires, mais qui disait être pauvre et se sentait touché par les souffrances du peuple, apparut avec un programme de réformes en l'an 9, battit l'empereur et expropria les grands propriétaires terriens en déclarant la terre propriété de l'Etat. Il planifia l'économie, combattit le commerce et chercha à imposer la morale confucéenne jusqu'aux moindres recoins de la vie privée, de sorte qu'il devint un précurseur du totalitarisme moderne. A son tour, Whang Mang fut renversé, à cause d'une grande famine, par un autre soulèvement paysan dirigé par une "Armée de la forêt verte". Liu Bang, fondateur de la dynastie Han, prit le pouvoir et mit l'accent sur l'étatisme caractéristique du mode de production asiatique, en réalisant des travaux d'irrigation pour le compte de l'Etat et en créant des manufactures étatiques d'outils agricoles. La dynastie Han échoua suite à un soulèvement paysan dénommé les "Turbans jaunes". En l'an 611, la dynastie Sui s'effondra à cause de la rébellion des paysans de plusieurs régions qui se soulevèrent contre les impôts excessifs et la cruauté des fonctionnaires corrompus. Durant les dernières années de la dynastie Tang, entre 870 et 900, nombre de propriétaires terriens formèrent des armées avec leurs propres paysans, et provoquèrent des soulèvements contre le pouvoir central. En 875, un commerçant prospère organisa une révolte rurale en lançant une guerre paysanne qui allait durer dix ans et qui toucha une grande partie du pays. Il renversa à plusieurs endroits les nobles, confisqua des propriétés et proclama l'empire Qi qui coexista avec les dernières années de la dynastie Tang. Lors de la chute de la dynastie Song, au XIIIe siècle, on vit apparaître un leader paysan dans le Honan, qui se proclama roi. D'après une chronique de l'époque, il disait en secret à ses partisans: "La loi qui divise les vils et les nobles, qui sépare les pauvres et les riches, n'est pas une bonne loi. La loi que je vais appliquer doit mettre sur le même rang vils et nobles, égaliser pauvreté et richesse." Par ces mots il souleva les paysans qui l'appelaient le "Grand Saint céleste". La dynastie Ming, qui régna entre le XIIIe et le XVe siècle, fut également fondée par un paysan amené au pouvoir par une révolution paysanne. Pendant la dynastie Ming eut lieu une guerre civile paysanne qui dura vingt ans, au cours de laquelle treize chefs rebelles gagnèrent le soutien des paysans dans les régions prises en distribuant les terres des propriétaires terriens aux pauvres, comme Mao Zedong allait le faire plusieurs siècles plus tard.
    Au XIXe siècle, nous trouvons le précédent le plus direct du maoïsme dans la révolution des Taiping, mouvement millénariste et messianique, dont le leader Hong Wiuquan, homme de lettres d'origine paysanne, comme Mao, fonda en 1843 la Société des adorateurs de Dieu, où se combinaient les éléments communistes du christianisme primitif et l'égalitarisme des révolutions paysannes chinoises. Hong prêchait que les hommes pouvaient amener le Royaume des cieux sur terre et organisa un Etat d'hommes égaux, qu'il appelait Taiping Tian Guo, royaume céleste de la Grande Paix. De mouvement religieux, il se transforma progressivement en politique, en organisant une armée paysanne qui parvint à occuper des villes importantes telles que Nankin. L'armée paysanne de Hong agissait de la même façon que celle de Mao, un siècle plus tard: dans les régions prises il confisquait les richesses des puissants et les distribuait aux pauvres, et de cette façon gagnait le soutien des paysans dont plusieurs s'enrôlaient dans son armée. En 1853, dans les zones dominées par les Taiping, la loi agraire était proclamée: "Là où il y a la terre on la travaillera ensemble, là où il y a des vêtements on s'habillera ensemble, là où il y a de l'argent on le dépensera ensemble, aucun endroit sans égalité, personne ne souffrira le froid ou la faim." Les Taiping échouèrent parce qu'ils ne réussirent jamais à arriver jusqu'à Pékin où la dynastie avait concentré ses troupes et parce que les luttes internes finirent par les dissoudre. [...]
    La révolution maoïste est la dernière des révoltes paysannes. Nonobstant, il ne s'agit pas d'un cycle éternellement égal puisque le maoïsme donnera lieu à une nouvelle société essentiellement industrielle et urbaine qui, par la suite, rend improbable toute nouvelle rébellion paysanne.
    Dans l'idéologie maoïste s'enracine, en contradiction avec son marxisme présumé, le culte traditionnel chinois du paysan détenteur de toutes les vertus, en opposition à l'homme de la ville corrompu [...] Alors que pour Marx le travail physique est un mal nécessaire dont l'homme doit s'affranchir, pour Mao, c'était un bien soi, nanti d'une valeur pédagogique irremplaçable. C'est pourquoi dans le régime maoïste, les étudiants, les intellectuels, les artistes et les écrivains, étaient obligés de travailler une partie de l'année à la campagne. Le maoïsme arriva à considérer le travail intellectuel comme susceptible d'amener à une dégénérescence morale. Le mépris de Mao envers les intellectuels était non seulement caractéristique du paysan mais aussi du demi-intellectuel. Il avait écrit des ouvrages de poésie et des textes de philosophie rudimentaires. Dans une conférence faite à Chengtu, en mars 1958, il affirma qu'au fil de l'histoire, des jeunes avec peu de connaissances -Confucius, Jésus, Bouddha et Sun Yat-Sen- avaient fait bien mieux que les hommes cultivés. [...]
    Dans une conférence de 1964, il rappela que les empereurs de la dynastie Ming étaient analphabètes et que, lorsque les intellectuels avaient pris les rênes du pays, ils l'avaient amené "au désastre et à la ruine". A la même occasion, il recommandait la chose suivante: "Il est évident que lire trop de livres est nocif. Nous ne devons pas lire trop de livres. Nous devons lire des livres marxistes, mais pas trop. Il suffit d'en lire une douzaine ou quelque chose comme ça. Si nous lisons trop, nous pouvons devenir nos ennemis, devenir dogmatiques et révisionnistes, maîtres d'un savoir livresque. L'empereur Wu, de la dynastie Liang, a fait de bonnes choses au début, mais ensuite il lut trop de livres et il ne fit plus bien les choses". Ce prêche anti-intellectuel le conduisit, durant la Révolution culturelle, à fermer les écoles, les collèges et les universités, fait sans précédent dans n'importe quelle société alphabétisée. Nombre d'intellectuels furent torturés et assassinés, et les paysans, proclamés "gardiens du savoir" s'opposèrent à eux. Mao ne fut pas non plus très original dans l'extermination des intellectuels ; il eut son antécédent dans l'Empire de Qin Shi Huangdi l'année -213 où l'on brûla des livres et lorsque, trois ans plus tard, 460 lettrés furent enterrés vivants.
    L'idéologie paysanne maoïste fut portée à son expression la plus haute par Lin Piao, l'un des architectes de la Révolution culturelle, qui élabora la théorie de la révolution de la campagne contre la ville selon laquelle la campagne représentait le Tiers-Monde et la ville le capitalisme européen et états-unien, sans oublier l'URSS." (pp.185-189)

    "L'idéologie paysanne révolutionnaire, représentée en Asie par le maoïsme, eut ses équivalents en Afrique avec les idées de Fanon et en Amérique latine avec le castrisme et le guévarisme. Fidel Castro appelait la ville "un cimetière de révolutionnaires" et, se faisant l'écho de Rousseau, l'apostrophait comme "tombe de l'humanité". Lorsque Castro oppose le goût du confort et la "poltronnerie" des travailleurs de la ville à la rude vie rurale, on peut retrouver des restes de l'idéologie chrétienne avec sa critique ascétique de l'hédonisme. On ne doit pas oublier que Castro fut éduqué par les jésuites, que Roberto Fernandez Retamar, le dirigeant des intellectuels castristes, fut militant catholique avant la révolution, et que de notoires partisans de la guérilla paysanne, tels que Camilo Torres et Ernesto Cardenal, furent des prêtres. [...] Paradoxalement, ce ne sera pas un paysan latino-américain, mais un intellectuel bourgeois et européen, le jeune universitaire Régis Debray, qui fut chargé de développer la théorie de la ville contre-révolutionnaire, suivant les instructions de Fidel Castro." (p.192)

    "Le paysan européen est un survivant de la dissolution du féodalisme, un ancien serf libre rassemblé autour du château et de l'Église, et lié à la terre pendant des siècles. Rien de cela ne se trouvait aux Etats-Unis, où la terre était au début accessible pour la masse de la population, et le paysan un homme libre, venu d'ailleurs, et pour lequel les tâches agricoles n'étaient pas un destin ancestral, mais un choix parmi d'autres. On en vint même à rejeter le mot paysan et paysannerie pour le remplacer par farmer, colon ou fermier. Toutefois, vers la fin du XIXe siècle, le farmer commençait à sentir qu'il devenait prolétaire. Le processus d'industrialisation et de monopolisation de l'économie états-unienne eut pour conséquence une diminution graduelle des prix agricoles sur le marché intérieur accompagné par une augmentation des prix des produits industriels. En outre, la révolution industrielle dans l'agriculture fit que de grandes exploitations industrialisées et mécanisées appartenant à des sociétés capitalistes ont accaparé la majeure partie de la production agricole et des terres arables, en remplaçant la petite ferme familiale.
    Cette situation a donné lieu au mouvement populiste états-unien dont la première expression fut un manifeste de 1873 qui se proposait de "s'affranchir de la tyrannie des monopoles" et se conclut en 1890 par la création du Parti du peuple, avec un programme basé sur la nationalisation des chemins de fer et l'exigence de lois antitrust. Le parti échoua parce qu'il ne réussit pas à avoir d'échos, même parmi les ouvriers. Ce fut un mouvement typiquement petit-bourgeois et régressif qui attaquait l'inévitable avancée du capitalisme le plus développé, qui opposait le petit capital au grand, et à l'agriculture industrialisée et mécanisée, l'utopie rurale d'une communauté de petits producteurs aux méthodes primitives. Cette concentration de la terre qui se produisait en Californie depuis 1880 était vu par Marx comme un progrès [...]
    Une expression artistique tardive de l'idylle rural des populistes états-uniens fut le roman Les Raisins de la colère (1939) de John Steinbeck, où la dénonciation des paysans expulsés de la terre lui servait à développer une attaque sentimentale et rétrograde contre l'industrialisation agraire. La version cinématographique des Raisons de la colère (1940), fut réalisé par John Ford, cinéaste catholique, nationaliste et conservateur, qui fit de ses westerns la saga des communautés agraires primitives et de la famille rurale." (pp.196-197)

    " [Thoreau] exerça son influence sur deux autres ennemis de la société urbaine, Tolstoï et Gandhi [...]
    Thoreau eut ses disciples y compris dans l'architecture, où l'un des architectes états-uniens les plus représentatifs, Frank Lloyd Wright prêchait l'abandon des villes et le retour à la vie champêtre. Presque toute ses œuvres étaient des maisons de campagne conçues sur le modèle de la cabane en forêt ou de la caverne en montagne. Il semblait ne pas s'apercevoir du fait qu'en dépit de l'utilisation de matériaux rustiques, bois, pierre non polie, murs rugueux, il fallait pas mal de connaissances techniques et beaucoup d'argent pour avoir le look sauvage. Le paradoxe était que cette utopie rurale de la maison au milieu du désert était destinée à des millionnaires qui pouvaient se payer ces extravagances et n'avaient pas besoin d'aller travailler dans les villes.
    Un autre disciple de Thoreau, et sans doute un précurseur plus direct des hippies, même si ces derniers ne le connaissaient pas, fut le socialiste utopique anglais Edward Carpenter, lui aussi partisan de la vie simple et contempteur de la civilisation, qui se retira en 1883 sur un terrain pour se consacrer à l'arboriculture. Plusieurs intellectuels socialistes, parmi lesquels Éléonore, la fille de Marx, partageaient les idées de Carpenter, ressentaient la même attraction pour la terre et le travail manuel, et vécurent quelque temps dans des endroits champêtres, en partie pour chercher la solitude de Thoreau et en partie pour tenter de rencontrer "le peuple paysan"." (pp.198-199)

    "Le concept de "peuple" considéré en tant qu'essence supra-individuelle, en tant qu'entité organique et ontologique est l'une des variantes du relativisme culturel, du particularisme anti-universaliste. Le peuple est ainsi vu comme un système biologique, un organisme montrant le même type d'unité et de conscience qu'un organisme corporel et psychique individuel. Les individus eux-mêmes seraient, en revanche, uniquement des outils passifs de ce surindividu qu'est le Peuple, et ils n'auraient qu'à accomplir des fonctions déterminées ordonnées par cette entité supérieure. L'organicisme est pratiqué de façon inconsciente, naturelle et spontanée par les peuples primitifs qui ne sont pas encore arrivés à la conscience individuelle séparée de la communauté ; on retrouve également cette conception, en partie manipulée par les classes dominantes, dans le despotisme oriental ou mode de production asiatique. Il en va de même dans la société occidentale du haut Moyen-âge avec la domination de l'Église [...]
    Mais l'élaboration délibérée, consciente et systématique d'une théorie organiciste du peuple n'apparaît qu'à partir du XVIIIe siècle, comme réaction polémique des communautés archaïques face à l'individualisme de la bourgeoisie montante, comme opposition aux Lumières et à leur idée de société basée sur les liens légaux entre les individus. On ne sait si la théorie de la "volonté générale" de Rousseau peut être considérée comme l'un des prodromes de la conception organiciste du peuple. Quoi qu'il en soit, elle signifie la subordination des volontés individuelles. En outre, Rousseau ne s'est pas aperçu du fait que la majorité n'a pas toujours raison [...] Rien n'indique avec certitude qui possède la vérité [...] par conséquent, il est nécessaire d'admettre la comparaison des idées opposées et de respecter la minorité parce qu'elle peut avoir raison." (pp.204-205)

    "Giovanni Gentile [...] n'a pas hésité à s'approprier Rousseau en affirmant dans Qu'est-ce que le fascisme ? qu'est libre uniquement celui "qui ressent l'intérêt général comme le sien et est d'accord avec la volonté générale"." (p.206)

    "Le Volk est une "plante de la Nature", disait [Herder], en recourant à la métaphore végétale, dont la métaphore filée (racines, tronc, sève) sera caractéristique de la pensée de droite, Spengler et Barrès, entre autres." (p.207)

    "Staline, durant la Seconde Guerre mondiale, époque d'essor du jdanovisme, décida pour des raisons tactiques et en précédant Althusser, de séparer Marx de tout lien avec Hegel en définissant ce dernier comme l'incarnation de la réaction prussienne contre la Révolution française." (p.209)

    "Le Bon, qui exerça l'influence la plus grande, disait dans Psychologie des foules (1895): "Chaque peuple possède une constitution mentale aussi fixe que ses caractéristiques anatomiques et cette dernière provient d'une certaine structure particulière du cerveau [...] La vie d'un peuple, ses institutions, ses croyances et ses arts ne sont que la trame visible de son esprit invisible."
    Quant à Émile Durkheim, il faut reconnaître que sa théorie de la "conscience collective" est à l'origine des courants sociologiques, organicistes, holistes. Il fut sur le point d'affirmer l'absorption des parties par le tout, de l'individu par la société, mais il n'arriva pas à franchir cette limite, puisqu'il soutenait l'immanence de la conscience collective sur la conscience individuelle ; la société pouvait uniquement exister chez les individus et pour les individus. Dans cette même ambiguïté gît le concept de "mentalité collective" de Fernand Braudel et des historiens de l'école des Annales.
    Ce sera encore de l'Allemagne du XXe siècle que resurgira, sous d'autres formes, le concept de Volk: dans "l'inconscient collectif" de Jung, le psychanalyste qui collabora avec les nazis, dans la "communauté" de Ferdinand Tönnies, dans la philosophie sociale d'Othmar Spann et surtout chez Heidegger. Le concept de Volk était au centre des discours et des proclamations de Heidegger dans ses années de militantisme nazi, lorsqu'il était proche de l'aile populiste de Gregor Strasser entre 1933 et 1934. Son adhésion au nazisme ne fut pas un acte opportuniste ou circonstanciel mais la conséquence de sa philosophie. Dès Être et temps (1927), le concept de Volk est bien présent. Au chapitre V, paragraphe 74, l'existence authentique est l'existence en communauté, qui régule ses actes par la tradition assumé en tant qu'héritage. Chaque peuple a sa propre tâche historique, sa mission, imposée à chacun de ses membres individuels. Le Dasein humain est un Mit-sein, un être avec les autres. C'est pourquoi Heidegger ne se réfère ni à l'humanité ni à l'histoire universelle qui, pour lui, entrent dans la catégorie de la charlatanerie, mais à la communauté d'un peuple [...] identifié, d'ailleurs, avec son Führer, comme Heidegger le précisera dans son Introduction à la métaphysique (1935). [...] [Pour Heidegger] l'existence non authentique est incapable de trouver chez les autres l'accès à la vie en communauté et de lier son propre destin avec les êtres de sa propre terre.
    L'influence de Dostoïevski sur deux penseurs allemands enclins au fascisme est significative. Spengler disait que tout Russe authentique était un disciple de Dostoïevski, qu'il l'ait lu ou non. Heidegger avait le portrait de l'écrivain russe dans son bureau. Comme Dostoïevski, Heidegger, pendant ses années de ferveur nazie, croyait au destin particulier de son propre peuple [...] L'existentialisme chrétien non mêlé d'athéisme religieux, l'idée d' "enracinement", le messianisme populiste, le mépris de la démocratie, de la science, de la technique et de l'Occident bourgeois étaient des concepts que Dostoïevski et Heidegger avaient en commun [...]
    Mais l'influence de Dostoïevski sur le fascisme allemand va encore plus loin. Joseph Goebbels [...] écrivit un roman, Michael (1929), dont l'un des personnages, étudiant russe, se fait le porte-parole des idées de l'auteur: "Nous croyons en Dostoïevski de même que nos parents croyaient au Christ"." (pp.212-214)

    "On pourra plaider le fait que l' "esprit du peuple" s'identifie aux classes subalternes et que c'est, par conséquent, dans les vêtements de ces dernières qu'on doit chercher l'originalité. Mais même dans ce cas, il faut remarquer que les classes subalternes se bornaient à copier la mode des classes supérieures uniquement avec du retard, d'où leur image vieillotte. Pour des raisons économiques, la mode populaire change plus lentement. En créant, de cette façon, l'illusion d'éternité et en faisant oublier sa véritable provenance, elle semble être le seul résultat de la spontanéité et de l'inspiration populaire. [Dans Pour une science de la mode populaire] Ortega y Gasset observait que les vêtements typiquement populaires de la femme aragonaise et valencienne du début du XXe siècle étaient la robe d'une dame du XVIIIe siècle, confectionnée avec des matériaux humbles et des mains rudes, et que les vêtements de la paysanne de la vallée de l'Anso et de presque tous les villages de haute montagne et des hautes vallées très isolées des Pyrénées étaient ceux des dames de la fin du Moyen-âge et de la Renaissance.
    Ce qui semble être typique, local, a souvent des origines étrangères. Ortega rappelle un événement significatif à ce propos: lorsque durant le règne de Charles III on essaya d'européiser et de moderniser les mœurs du peuple espagnol, entre autres mesures, on ordonna de couper les bords du chapeau utilisés par les classes subalternes madrilènes. Cette mesure provoqua une véritable révolte en faveur des vêtements traditionnels, alors qu'on oubliait que ces chapeaux avaient aussi des origines étrangères. Ils avaient été apportés un siècle auparavant par les gardes flamands, ce qui avait suscité l'ire des Espagnols. [...] Il n'existe donc pas de vêtements qui soient au-delà du temps ni circonscrits, exclusivement, à un endroit ; les vêtements changent d'une époque à l'autre, de même qu'ils se déplacent d'un endroit à l'autre." (pp.220-221)

    "Si la conscience individuelle ne se réduit pas à elle-même puisque son contenu est fait de représentations, de tendances, de sentiments, d'évocations, de pensées qui ne proviennent pas de la nature biologique ni de l'appareil psychique de l'individu mais qui sont les résultats des rapports avec d'autres individus, de la vie en société, en même temps ce contenu social n'a pas d'autre façon de se manifester que par le biais de la conscience individuelle. La conscience collective n'existe ni ontologiquement ni organiquement. Le "peuple" [...] ne possède pas les caractéristiques d'une personne, il est dépourvu d'organes sensibles, de cerveau ; il ne peut, par conséquent, transmettre des sentiments, des pensées, des volontés ; ces derniers appartiennent à l'individu. [...]
    Il existe des entités abstraites telles que le langage, le droit, le pouvoir politique, les normes éthiques, les croyances, les styles artistiques, qui transcendent l'individu sans que pour cela il faille recourir à une entité supra-individuelle comme la "conscience collective" ou l' "esprit du peuple". La réalité humaine ne s'explique pas en dernière instance par des entités supra-individuelles telles que le Peuple, Dieu, la Providence, le Destin, la Nature, l'Histoire, la Société, les Élites, l'Etat-nation, ni même par les grands hommes ou par l'individu isolé, atomique, robinsonien. Entre les extrêmes du nominalisme et de l'holisme, il y a une alternative. Il n'y a pas de sociétés qui ne soient composées d'individus, mais il n'y a pas d'individus qui ne soient en contact avec d'autres individus, qui ne vivent pas en société. Entre l'individu et la société, il n'y a pas un rapport extérieur de cause à effet ; il existe une multiplicité d'individu qui interagissent entre eux, qui s'influencent réciproquement, et ce réseau complexe de rapports et d'actions donne lieu à un résultat général qui se réifie, se substantialise, et semble être une entité supra-individuelle indépendante des individus mêmes qui l'ont créée. Nous trouvons une conception des rapports entre l'individu et la société chez Georg Simmel -Sociologie (1902), qui, contrairement aux holistes, définit l'unité en tant que résultat de l'action réciproque de ses éléments. On retrouve celle-ci également chez Max Weber [...]
    Toutes ces interprétations -bien que Simmel et Weber le nient- ont leur précédent dans la dialectique de Marx, que ses partisans comme ses adversaires, de façon erronée, ont l'habitude de situer dans le courant holiste. [...] Contre la fausse opposition entre l'individu et la société, Marx faisait dans les Manuscrits économico-philosophiques la remarque suivante: "Il faut surtout éviter de fixer de nouveau la "société" comme une abstraction en face de l'individu"." (pp.224-226)
    -Juan José Sebreli, La modernité assiégée. Critique du relativisme culturel, Éditions Delga, 2020 (1992 pour la première édition argentine), 506 pages.


    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Mer 27 Mar - 12:03, édité 20 fois


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    Juan José Sebreli, La modernité assiégée. Critique du relativisme culturel Empty Re: Juan José Sebreli, La modernité assiégée. Critique du relativisme culturel

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 25 Mar - 10:43

    "Une conception démocratique du peuple ne postule pas l'unité mais accepte en revanche la division, les contradictions, la pluralité, mais la division n'est pas absolue, comme dans le totalitarisme. Il y a un terrain commun, l'acceptation des règles du jeu démocratique, la possibilité de la discussion, la tolérance par le biais de la dissension.
    Pour le totalitarisme, l'individualité elle-même est un élément de dissolution, un germe de l'anarchie qui ronge l'unité, l'uniformité, l'unanimité ; par conséquent, elle doit être abolie et dissoute dans l'esprit collectif. Le culte totalitaire du peuple amène inévitablement à la suppression de la diversité, de la multiplicité, de l'hétérogénéité, de la division, de la variété. D'où le fait que non seulement on poursuit le pluralisme politique, la liberté de pensée, de la presse, de réunion, d'association, de recherche, mais également avec le même acharnement on réprime les aspects les plus intimes de la vie quotidienne, les goûts, les moeurs, la mode, les loisirs, les lectures, les spectacles, la circulation dans les rues, dont la nature privée contredit le caractère public que doivent avoir dans une société totalitaire les activités quelles qu'elles soient. [...] Mais comme dans le mouvement peuvent émerger des divisions [...] il est nécessaire que ce dernier, en même temps, soit subordonné au leadership charismatique, à la dictature unipersonnelle. [...] Comme le dit Claude Lefort, l'image du Peuple-Un ne peut être figurée et énoncée que par un Grand-Autre. Dans la dialectique individualité-collectivité, lorsque l'on nie l'un des contraires -les individus-, l'autre -la collectivité- finit par devenir la même chose que ce que l'on nie, l'individu unique et absolu." (pp.232-233)

    "Le populiste désavoue toute critique des attitudes ou des manifestations populaires en leur attribuant "un manque de sensibilité populaire". Le peuple est une espèce d'ordre exclusif dépositaire de valeurs ineffables, d'essences occultes, qui ne peuvent pas être saisies par la compréhension mais par un instinct mystérieux." (p.235)

    "Presque jamais dans l'histoire l'identité linguistique n'a préexisté à la consolidation d'un Etat national. [...] La langue italienne fut en partie établie par Dante, qui était pourtant un internationaliste médiéval, hostile aux tendances du nationalisme moderne. Seule la langue écrite, c'est-à-dire un acte volontaire, cultivé et même individuel, a rendu possible la compréhension des Italiens qui auparavant n'étaient que napolitains, siciliens, génois, vénitiens, calabrais, toscans ne se comprenant pas entre eux. Une langue nationale n'est pas un fait spontané, ni populaire, ni collectif, ni issu de la terre ou du sang, mais est d'abord un fait politique, c'est-à-dire le signe de la prédominance d'une région sur une autre." (pp.244-245)

    "La spécialisation de la main, l'outil, signifie une tâche spécifiquement humaine : l'action transformatrice de l'homme sur la nature et sur lui-même. L'homme, en tant qu'être conscient et capable de se poser ses propres fins, devient indépendant de la nature par le biais de la production, en s'élevant vers l'universalité d'un monde humanisé par la technique ; il ne reste pas enfermé dans la nature invariable mais se modifie par des changements constants dans la production de biens matériaux." (p.251)

    "La nationalité est uniquement la manifestation idéologique de l'Etat, forgée volontairement par le biais de l'éducation, du culte fétichiste des symboles et également de la coercition. La nation est un fait politique, un produit de la force ou d'un accord, selon les cas, mais un produit de toute façon artificiel." (p.255)

    "Les nations furent le résultat d'un acte de volonté politique qui eut lieu aux XVII, XVIIIe et XIXe siècle, de par une combinaison d'éléments: le combat entre la papauté et la monarchie, entre les seigneurs féodaux et la monarchie, et surtout le développement de la bourgeoisie et de l'économie capitaliste et la nécessité d'un marché intérieur unifié."(p.261)

    "Dans le capitalisme tardif l'Etat-nation constitue un obstacle au développement des forces productives." (p.264)

    "L'irrationalisme de la pensée orientale traditionnelle a toujours fasciné les irrationalistes de la pensée occidentale.
    Pour les Grecs et les Romains, l'Orient -qui s'identifiait quasi exclusivement aux Égyptiens- attirait déjà, en tant que source de connaissances mystérieuses comme l'alchimie, l'astrologie, la divination, les sortilèges. Dans les rues et les places de la Rome antique, les sorciers, les magiciens, les devins et les escrocs en tout genre, auréolés du prestige d'avoir été en Orient, abondaient." (p.272)

    "La fascination et la cécité face au maoïsme des intellectuels de Saint-Germain-des-Près des années 1960, eurent leurs antécédents chez les intellectuels du XVIIIe siècle face à la Chine impériale ; dans l'un ou l'autre cas, ils étaient en désaccord avec le régime de leur pays et projetaient leurs idées sur un pays, lointain et méconnu." (p.274)

    "Gandhi était l'ami et l'admirateur de Mussolini." (p.282)

    "Fichte écrivait dans ses Discours à la nation allemande que les Allemands avaient pour mission de "rassembler l'ordre social de l'Asie ancienne". [...]
    Aux antipodes du romantisme, Hegel dans Leçons de philosophie de l'histoire universelle, cours de 1830, se livrait à une analyse dévastatrice du "despotisme oriental"." (p.285)

    "Othmar Spann, sociologue qui influença le nazisme, était favorable à un régime corporatiste inspiré du système des castes de l'Inde." (p.290)

    "Durant le régime nazi, on réédita les Ennéades de Plotin, ouvrage très lu par les intellectuels pro-nazis." (p.292)

    "Hitler était probablement arrivé au bouddhisme par le biais de Schopenhauer, dont il avait lu les œuvres complètes durant la Première Guerre mondiale, selon ses dires ; d'après ses proches, il connaissait par cœur des paragraphes du Monde comme volonté et comme représentation." (p.292)

    "Si à l'ère hitlérienne l'orientalisme nourrit l'idéologie nazie, dans l'après-guerre ce sera la nostalgie de l'aventure nazie dans ses aspects les plus délirants qui inspirera certains Orientaux, surtout japonais. [...] [Yukio Mishima] recréa une milice privée, la Tatenokai (société du bouclier), copiée des SA de Röhm, y compris dans les rapports homosexuels entre ses membres. Cette secte [...] prit d'assaut une caserne d'où il exhorta l'armée à se soulever contre la démocratie occidentale qui avait privé le Japon de son esprit. L'échec de cette action [...] l'amena, lui et son amant, à pratiquer le seppuku." (p.296)

    "Le Corbusier était un lecteur passionné d'ouvrages occultistes et orientalistes." (p.303)

    "Ce ne fut pas la civilisation islamique ni même l'Afrique noire qui mena à bien le combat contre l'esclavage, mais les Européens eux-mêmes et, principalement, les Anglais, après avoir été durant des siècles les plus grands trafiquants d'esclaves." (p.329)

    "Racisme délirant de Frantz Fanon." (p.331)

    "Au préjugé contre une autre minorité raciale [les Juifs], s'ajouta chez les Black Panthers le préjugé contre une minorité sexuelle, les homosexuels. Eldridge Cleaver, leader des Black Panthers, attaquait, au nom de la "masculinité noire", l'homosexuel noir et écrivain de gauche James Baldwin [...] [proclamant]: "L'homosexualité est une maladie comme l'est le viol des enfants ou le fait de vouloir devenir chef de la General Motors" [Un noir à l'ombre, Paris, Seuil, 1969]." (p.340)

    "L'art africain, en tant qu'art au sens strict, est une création des Européens, non seulement parce que ces derniers l'ont sorti de la junglet et l'ont fait connaître au monde entier, mais parce que les Africains ne le considéraient pas comme un art: pour eux c'était uniquement un objet de culte ou un instrument magique. [...] Les linguistes ont découvert que la majorité des langues africaines telles que le baya, le batéké, le boubou entre autres, n'ont pas de mots pour dire "beau" ou "beauté"." (p.350)

    "Les régimes nationalistes et populistes présents en Amérique latine à partir des années 1930 et spécialement après la Seconde Guerre mondiale, ont recouru fréquemment à l'Indien en tant qu'élément significatif dans la construction d'une prétendue "identité nationale" en opposition à l'européisme et à l'occidentalisme." (p.359)

    "Deux sinologues érudits, Karl Wittfogel dans Le Despotisme oriental (1964) et Étienne Balazs dans La Bureaucratie céleste (1964), ont fait de brillantes analyses historiques comparatives entre les régimes totalitaires modernes stalinien et maoïste, et le mode de production asiatique, dans lequel il faut situer l'Empire inca.
    Même avec des moyens du développement précaires, l'Empire inca avait plusieurs des traits du totalitarisme moderne. Dans cette société hautement militarisée, les hommes entre 25 et 50 ans étaient enrôlés dans l'armée et devaient participer aux fréquentes guerres de conquête. Le travail forcé dans les mines, la mita et le yanaconazgo, qui fut tant condamné chez les conquistadores, était déjà un procédé inca. Ne manquait non plus le culte du leader charismatique, en la personne de l'Inca, ni le contrôle de la vie privée de toute la population, traits qui différencient le totalitarisme de tout autoritarisme ou dictature traditionnelle. Il y avait un réseau d'inspecteurs et de fonctionnaires, de chefs d'escadron, voués à la surveillance et à l'espionnage de chacun. Garcilaso de la Vega disait que des fonctionnaires spéciaux allaient de porte en porte pour s'assurer que tous étaient occupés et que les oisifs fussent punis. La police était partout, le moindre commentaire négatif contre les autorités provoquait un châtiment implacable. Personne ne pouvait quitter le village sans autorisation, mais en revanche ils pouvaient être déplacés sans avis préalable pour des raisons étatiques. L'éducation était réservée à la classe privilégiée. Même l'habitude typique de la Russie stalinienne de réécrire l'histoire selon les intérêts politiques de la période, trouve un point commun avec les Incas. Chaque nouvel Inca avait sa cour de chroniqueurs appelés "amautas" chargés de corriger l'histoire, en modifiant le passé, de sorte que toutes les prouesses étaient attribuées au nouveau souverain.
    La vie quotidienne était grise, terne et monotone jusqu'à l'ennui comme dans toutes les sociétés totalitaires. Les loisirs étaient dirigés, les fêtes, les chansons, les danses, les jeux réglementés, tous devaient s'habiller de la même façon et avoir les mêmes coiffures. Même le comportement sexuel était réglementé par l'Etat, de même que les actes sexuels et les naissances, le célibat stigmatisé, les adultères et les homosexuels punis de la peine de mort. C'est davantage à ce système qu'au régime colonial qu'il faut attribuer les traits attribués souvent à l'Indien andin: l'inertie, l'indifférence, la somnolence, la tristesse, l'engourdissement. Pizarro put renverser l'Inca avec seulement 180 hommes, il lui suffit de soumettre la caste des militaires et des prêtres ; le reste de la société fut submergé par la passivité et fut incapable de réagir." (pp.379-380)

    "L'homme moderne, l'homme de la Renaissance, avait découvert la subjectivité, avait conscience de son propre moi, de lui-même en tant qu'individu autonome, capable de choisir son destin par la volonté et la raison." (p.384)

    "Le jeune Octavio Paz, [dans] Le labyrinthe de la solitude (1950), présentait l'essence de la mexicanité comme "quelque chose de particulier, d'incommunicable et de précieux" et soutenait que les formes culturelles importées se heurtaient à la vraie nature du Mexique. On doit préciser que Paz, dans les années suivantes, abandonna la caractérologie nationale pour une vision historico-sociale objective." (p.406)

    "C'est à la sociologie de la littérature plutôt qu'à la critique littéraire de se demander si une vision mythique, irrationaliste, d'un monde atemporel et en dehors de l'histoire, avec des personnages archétypiques et absurdes -caractéristique de la littérature et de la pensée de droite- est conciliable, même en tenant compte de l'autonomie de l'art par rapport à la politique, avec la conception engagée, révolutionnaire, affichée par [Garcia Marquez] autant dans sa littérature que dans sa vie." (pp.422-423)

    "Le degré de développement ne coïncide pas avec le système politique: l'URSS et Cuba avaient, jusqu'à présent, le même régime politique et des degrés de développement très distincts, tandis que l'URSS et les Etats-Unis avaient des régimes opposés et un degré de développement très similaire.
    L'autre face de la thèse tiers-mondiste quant au retard consiste à en rendre responsable l'impérialisme et en même temps à expliquer la richesse des pays dominants grâce à l'exploitation des colonies. S'il en était ainsi, on ne s'expliquerait pas pourquoi il y eut des pays arriérés qui n'étaient pas des colonies, mais, au contraire, des empires, tels que l'Espagne, le Portugal et la Turquie, et en revanche des pays comme les Etats-Unis, le Canada et l'Australie qui se sont développés lorsqu'ils étaient encore des colonies. Qu'un pays puisse avoir un haut développement et en même temps être dépendant économiquement est prouvé de façon évidente par les exemples suivants: Australie, Nouvelle-Zélande, Finlande, Norvège, Danemark, Suisse. Le Canada est l'exemple même de la fausseté de ma théorie dépendantiste ; politiquement c'est un dominion britannique, économiquement il dépend du capitalisme états-unien, culturellement des Anglais et des Français, et nonobstant, c'est un des pays les plus riches au monde, avec une démocratie stable et une classe ouvrière figurant au cinquième rang mondial en termes de niveau de vie. A contrario, on peut montrer que des pays véritablement arriérés furent ceux où l'impérialisme occidental n'était jamais entré: la Birmanie et le Népal en Asie, le Yémen et l'Éthiopie en Afrique.
    Les faits et les données statistiques contredisent la théorie dépendantiste, mais cela ne perturbe pas ceux qui croient en elle. [...] L'idée du complot impérialiste, de la main noire qui fait bouger les fils du monde depuis Wall Street provoquant tous les malheurs, est plus dramatique, et c'est elle qui a les plus grandes chances de succès. [...]
    L'impérialisme n'est pas la cause de la stagnation de certains peuples mais, en revanche, la stagnation est la cause de leur chute sous l'impérialisme." (pp.435-436)

    "La méconnaissance de la théorie du mode de production asiatique, ainsi que des théories classiques de Marx et Engels sur l'impérialisme, épurées pendant la domination idéologique du stalinisme et du trotskisme, a amené de vastes secteurs de la gauche à tomber sous l'influence du nationalisme populiste selon lequel l'impérialisme entraîne le retard et le sous-développement [...] Pour Marx et Engels, en revanche, l'impérialisme non seulement n'empêche pas le développement économique des pays dépendants, mais favorise la croissance des forces productives, en détruisant les formes précapitalistes." (p.438)

    "L'impérialisme a intégré les colonies au marché capitaliste mondial et unifié dans des Etats nationaux de vastes territoires dispersés. L'Etat de l'Inde indépendante s'est construit sur la base du régime politique implanté pendant la période coloniale -y compris le Parti du congrès- et même les forces armées indiennes du nouvel Etat ont gardé l'uniforme et les équipements anglais. L'impérialisme a crée les bases pour un développement économique en incorporant de l'énergie, des machines et des techniques avancées, en construisant des villes, des routes, des ponts, des barrages, des chemins de fer, des services postaux, télégraphiques, des écoles, des hôpitaux et un système bancaire. Il a fondé des coopératives agraires, des écoles d'ingénieurs et favorisé l'exportation des récoltes. Il a remplacé en partie la mythologie et les superstitions par la science et la technique [...] les investissements dans les colonies n'étaient productifs que s'il y avait du personnel qualifié. L'impérialisme a également diffusé l'idéologie de la bourgeoisie occidentale basée sur la souveraineté nationale, sur la démocratie politique, sur les libertés civiles, sur le droit. Cette idéologie allait devenir une arme entre les mains des peuples coloniaux qui allaient exiger sa réalisation entre eux et allaient retourner celles-ci contre leurs propres éducateurs.
    En Afrique, l'impérialisme a amené la fin de la traite des noirs, a détruit les barrières tribales, linguistiques et ethniques, en a fini avec les terribles guerres entre les tribus, a atténué les famines cycliques et les maladies épidémiques. Il a donné une langue écrite a des peuples qui ne connaissaient qu'une langue orale. Seule la communication entre tribus dispersées a pu rendre possible l'apparition d'un nationalisme africain. Comme le dit Ndabaningi Sithole, un des leaders de l'africanisme: "Le nationalisme africain du XXe siècle est, sans doute, le fruit du colonialisme européen"." (pp.442-443)

    "Quant aux privilèges présumés de la classe ouvrière des pays dominants, c'est une supercherie d'affirmer qu'ils sont le produit de l'exploitation des pays dépendants: pendant la période d'essor de l'impérialisme anglais, la classe ouvrière anglaise vivait misérablement comme en témoignent les textes de Marx et Engels et les romans de Dickens. La classe ouvrière anglaise atteignit en revanche son plus haut niveau de vie dans les années qui ont suivi le deuxième après-guerre, précisément au moment où l'Angleterre perdait ses colonies. Ce changement s'est produit grâce aux luttes syndicales et à l'arrivée au pouvoir du Parti travailliste. La classe ouvrière suédoise compte sur l'un des niveaux de vie parmi les plus élevés au monde, même si elle appartient à un pays qui n'a jamais eu de colonies."(p.448)

    "En cohérence avec sa conception historiciste qui interdit toute négativité [...] [Croce] justifiait le pouvoir triomphant mais également l'opposition." (pp.454-455)

    "L'histoire est une combinaison de ces trois éléments: causalité, hasard et liberté humaine. Autant dans un monde où régirait la pure causalité que dans un monde où c'est le pur hasard qui régnerait, l'homme serait le jouet passif de forces étrangères. Si l'histoire se déroulait par la pure nécessité, il serait indifférent que l'homme fasse une chose ou l'autre, ou ne fasse rien. L'histoire se débrouillerait, de toute façon, pour continuer sa marche inexorable. Les hommes seraient des acteurs qui réciteraient le texte d'un autre et non les acteurs de leur propre texte. Dans un monde où tout serait régi par le hasard, l'homme serait surpris dans les circonstances les plus insolites et imprévisibles dans lesquelles il ne saurait que faire. Le chaos d'événement fortuits est aussi oppressif que le destin ; tous deux sont inexorables car ils ne sont pas assujettis à des conditions. Ce n'est que dans un monde où il y a du hasard et de la causalité que l'homme peut être libre, peut choisir entre plusieurs alternatives. La connaissance des lois peut lui permettre d'éviter des résultats non désirés, et même de modifier leur cours.
    La réalisation de la justice, de la liberté, l'accès à une plus grande rationalité, ne sont pas des lois historiques inexorables, mais uniquement les décisions libres des hommes ; mais il existe des lois historiques qui lui montrent les conditions objectives et la façon dans lesquelles ces aspirations humaines peuvent se réaliser.
    Si le sens de l'histoire était inscrit quelque part, dans le ciel platonicien des idées, par un Dieu [...] et s'il n'y avait qu'à l'expliciter, on devrait parler d'une sagesse définitive, éternelle et immuable de l'histoire, mais non d'une philosophie de l'histoire, puisque la philosophie, par définition, ne signifie pas savoir, mais seulement la tendance au savoir." (p.472)
    -Juan José Sebreli, La modernité assiégée. Critique du relativisme culturel, Éditions Delga, 2020 (1992 pour la première édition argentine), 506 pages.


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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