L'Académie nouvelle

Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
L'Académie nouvelle

Forum d'archivage politique et scientifique

Le Deal du moment : -55%
Coffret d’outils – STANLEY – ...
Voir le deal
21.99 €

    Marc de Launay, Peinture et philosophie

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
    Admin


    Messages : 19809
    Date d'inscription : 12/08/2013
    Localisation : France

    Marc de Launay, Peinture et philosophie Empty Marc de Launay, Peinture et philosophie

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 30 Sep - 21:54

    "Entre philosophie et peinture, le différend ou, plutôt, la concurrence est ancienne, archaïque même, et plus qu’on ne le pense au premier abord. Certes, la critique moderne de la représentation n’a pas eu trop d’efforts à dispenser pour montrer les limites de l’art pictural, à en faire l’un des beaux-arts ; et les esthétiques n’ont pas laissé de classer la peinture parmi les autres arts quand elles se donnaient en outre la peine, malgré tout fort rarement consentie –Hegel et Hermann Cohen font pour ainsi dire exception–, d’aller jusqu’à interpréter des œuvres en même temps qu’elles dissertaient sur la nature de cet art. Quand la phénoménologie tente d’aborder la peinture, c’est le cas de Roman Ingarden, sa préoccupation essentielle est de parvenir à délimiter plus spécifiquement le phénomène « tableau », mais non pas d’aborder la question, au traitement de laquelle il renonce de savoir ce qu’il en est des « qualités esthétiques », que tout à trac il accorde à ces phénomènes laborieusement circonscrits. De même que, dans une proposition, nous ne nous contentons pas du sens, son objet idéal vers lequel tendent ses significations, et que nous nous demandons ce qu’il en est de ce à quoi elle se réfère, autrement dit sa prétention à être vraie, de même, pour un tableau, nous ne nous en tenons pas à sa seule structure immanente, au système interne des dépendances issues de l’entrecroisement des pigments et des codes figuratifs ; nous voulons aussi expliciter ce à quoi il renvoie, et qu’il projette au regard des spectateurs. En outre, le tableau, comme les propositions philosophiques avec l’opinion, rompt avec la vision ordinaire, et met de diverses manières en suspens la fonction strictement référentielle de cette vision. Or, c’est justement à travers cette suspension, cette neutralisation de la fonction référentielle triviale que l’œuvre vise une référence de second degré où le monde n’est plus seulement un réseau d’objets manipulables ou de phénomènes indéfiniment connectés, mais un horizon de rapports au monde vécu. C’est cet être au monde, cette proposition de monde, cette ouverture à nos propres projections qui appellent l’interprétation. Un tableau met à distance des intentions du peintre son sens comme il met à distance de la perception banale la référence de ce qu’il donne à voir. Il modifie ainsi la réalité par des variations imaginatives à partir d’un travail sur l’ordinaire perçu.

    Mais une autre mise à distance est cependant active en peinture bien qu’elle ait été depuis longtemps oubliée et qu’elle ne puisse être saisie en regardant des tableaux. Elle remonte aux origines mêmes de notre tradition européenne, avant que ne s’opère la distinction entre « poésie » et « philosophie ». On peut considérer que l’acte initial de connaissance consiste à isoler quelque chose au sein d’un flux permanent  ; cette objectivation d’un X est elle-même problématique, mais elle consiste à délimiter une portion de ce qui est perçu et qui, en même temps, est considéré comme porteur d’un sens. Cet acte peut être autant qu’on voudra dicté par une nécessité concrète et, le cas échéant, vitale, il n’en demeure pas moins que la circonscription d’un « objet » en quelque sorte extrait de son environnement et de la dynamique qui peut-être le rend changeant reste la démarche fondamentale de la connaissance. Un tableau n’est pas autre chose que le découpage dans un cadre d’une portion d’espace dévolue à supporter une vision particulière, différente du regard ordinaire qui n’aura pas procédé à pareil découpage. Ce découpage de l’espace est archaïque. L’Iliade (2, v. 696) parle d’une portion de territoire où se dresse un autel, et l’Odyssée (6, v.  293) parle d’une portion de sol réservée aux chefs. De même, Hésiode, dans le Bouclier d’Hercule (v.  58), fait état d’un espace réservé à la divinité : c’est le même mot qui est employé dans ces usages divers, mais voisins : téménos (ce qui a été découpé, partagé, divisé), et qui a désigné la portion de ciel délimitée par les devins, au cœur d’une clairière –dans un bois « sacré », c’est-à-dire à part des usages d’exploitation– où est décrété significatif, du point de vue de l’ornithomancie, ce qu’on peut y observer du comportement, du nombre et de l’espèce des oiseaux qui le traversent. Le système interprétatif mis en place relève déjà d’une démarche plus complexe, mais reste que la décision de délimiter le ciel dégagé d’une clairière fonde une tradition à la fois picturale et architecturale : téménos est traduit en latin par templum qui partage une même racine présente dans notre « contemplation ». Et les « temples » anciens obéissent bien à une transposition de la clairière archaïque  : les fûts des colonnes mimant les troncs des arbres cernant l’espace de la clairière adoptant désormais la figure plus régulière d’un rectangle (ou d’un cercle), puisque la géométrie s’est entre-temps développée. L’espace d’abord découpé dans le ciel pour y lire ce qu’on a décidé être des messages divins est reporté sur terre, mais pour créer un autre espace, lui aussi considéré comme aussi sacré que le fut le bosquet ou le bois où les devins se livraient à leur déchiffrage.

    Que l’habitus culturel puisse se décliner ensuite sous une forme désacralisée et devenir un tableau soustrait à des intentions et des attentes qui relevaient de la mantique, il révèle une racine commune avec le processus qui a fini par produire la philosophie  : la divination de ce que signifie tel phénomène du cosmos bascule quand on veut considérer comme homogène tout l’ordre de ce qui est perçu comme celui dont il est alors l’apparence. Peu importe la définition donnée à l’équivalence alors établie entre le « tout » et sa « vraie nature » – ce peut être l’eau, l’indéterminé, une dualité, ou la combinaison de plusieurs éléments irréductibles –, l’essentiel est, encore une fois, la démarche qui consiste à substituer une délimitation maîtrisable par l’esprit à une saturation insupportable de la perception par le divers sensible qui l’assaille sans cesse et de toutes parts. La mimèsis picturale peut sembler naïve, même quand elle est techniquement virtuose, elle n’en demeure pas moins une réponse, cette fois esthétique, à une préoccupation commune à celle d’où a surgi une autre manière, philosophique, de faire face à la diversité comme à la fugitivité des phénomènes. Que, pour aller plus avant, la connaissance procède à l’aide de ressemblances, Aristote le dit (Topiques, I, c.17, 108 a 6, et passim), tout comme Kant, deux millénaires après, en parlant du principe des « affinités » dans la « Dialectique transcendantale ». La tradition de la peinture n’est pas plus brève."

    "Il va de soi que les artistes ne créent pas sans adopter eux-mêmes un point de vue réflexif à l’égard de leur travail. Or cette dimension réflexive vient s’intégrer à l’œuvre et non pas, comme c’est le cas des écrits théoriques, à travers des textes discursifs particuliers, mais par des moyens propres à leur art. Ainsi, un peintre peut fort bien recourir à des matériaux strictement picturaux pour manifester la manière dont il entend prendre ses distances par rapport à une tradition où il s’inscrit par ailleurs, mais où il intervient pour adopter tel parti dans un débat esthétique, de même qu’un écrivain peut intégrer à ses textes des éléments discursifs qui n’ont pas de rapport avec la diégèse narrative, mais révèlent la vision qu’il a non seulement des matériaux dont il use, mais aussi de la place qu’il cherche à occuper dans tel courant littéraire dont il s’écarte. L’analyse des tableaux – on pourrait développer le même argument pour celle des poèmes, par exemple  –mobilise certes des aspects « phénoménologiques » : la description des toiles est nécessaire, et tout autant ce que nous en apprennent les historiens de l’art à l’enseignement desquels il serait absurde de rester sourd. Mais la description et la reconstitution d’un contexte cherchent à situer l’œuvre en l’expliquant par ce qui la précède. Aussi riches que puissent être les reconstitutions contextuelles, aussi abondantes les informations sur tel ou tel tableau, la tendance de cette perspective finit par déboucher sur un historicisme relativiste sans issue. Ce qu’il faut tenter plutôt de dégager, c’est la singularité de l’œuvre, ce par quoi, justement elle échappe au relativisme du contexte, ce à partir de quoi, par-delà ses significations, elle vise un sens."

    "Le sens d’une œuvre ne la précède pas ; il ne peut être reconstruit qu’à partir d’elle, et en fonction de ce qui, grâce à elle, dépasse et déborde son propre contexte. Cette reconstruction est bien sûr elle-même toujours située et dans un présent qui n’aura jamais été celui de l’œuvre elle-même, mais qu’elle aura tout de même contribué à faire surgir."

    [La contemplation réfléchie en peinture]

    "Pour adopter une vision qui respectât la spécificité du domaine de l’art, « il fallait distinguer la logique de l’imagination de la logique d’une pensée rationnelle et scientifique ». Et Cassirer montre, sur le terrain de l’art aussi, qu’on ne saurait en rester à la problématique de l’imitation ou de l’expression, car « la tendance générale de l’art », pour reprendre ses propres termes, conduit aussi à la représentation et, surtout, à l’interprétation  : « Comme toutes les autres formes symboliques […]. Ce n’est pas une imitation, mais une découverte de la réalité. »."

    "Une fois installé un nouveau processus d’objectivation –la perspective en peinture, par exemple– on peut à la fois en montrer la liaison avec tel développement de la géométrie de l’espace ou avec l’émergence d’un art du récit en première personne (le Décaméron de Boccace en témoigne) et en constater le caractère irréversible dans l’histoire de la culture."

    "Différente de ce qu’elle est dans le domaine scientifique, la «  contemplation  » n’en est pas moins la caractéristique fondamentale de l’expérience esthétique."

    "Cassirer, à la suite d’Hermann Cohen, a refusé la périodisation traditionnelle qui datait du XVIIe siècle, le tournant de la « modernité », en soulignant que les «  lumières médiévales  » du XIIIe siècle avaient été l’amorce des bouleversements des deux siècles suivants, et que Dante représentait le parachèvement de la vision médiévale, tandis que Nicolas de Cues, puis la Renaissance en général opéraient une reconfiguration fondamentale."

    "Peut-on tirer des considérations générales développées dans les divers textes consacrés à la forme « art » et du massif de la Philosophie des formes symboliques de quoi élaborer une méthode applicable à l’interprétation des œuvres ; autrement dit, peut-on établir une relation différente entre « phénoménologie » de la symbolisation et « herméneutique », cette dernière n’étant plus comprise comme « universelle », mais refondée dans une perspective résolument critique ?"

    "Tout l’effort des juristes médiévaux pour faire enfin reconnaître la dignité de la fictio en la débarrassant peu à peu du sens induit par sa racine latine, c’est-à-dire de l’idée de feinte et de tromperie (connotation que le terme garde encore aujourd’hui en français), aboutit à mettre en avant le pouvoir créateur humain et la spécialité remarquable de l’artiste.

    Le mouvement historique confirme cette émancipation de la création humaine  : il n’est pas difficile de constater que, à partir du XVIe et du XVIIe siècles, la musique s’affranchit des contraintes liturgiques, qu’elle cesse d’être chorale pour devenir toujours plus nettement instrumentale ; en peinture, on observe un pareil amenuisement des thèmes religieux ; l’architecture cesse de ne s’intéresser qu’aux églises et aux châteaux ; la littérature, le théâtre et la poésie ont abandonné les « mistères » médiévaux ; plus généralement, l’évolution va vers une différenciation croissante des arts, des techniques, des thèmes, l’univers religieux n’en étant plus qu’un parmi bien d’autres, tandis que les préoccupations formelles ont pris le pas sur l’observance de prescriptions édifiantes encadrant presque rituellement des contenus. En suivant cette tendance au cours des cinq siècles qui suivirent le couronnement de Pétrarque, prodrome de la Renaissance et de son «  humanisme  », il n’est pas étonnant qu’elle aboutisse à une sorte de renversement où c’est le génie de l’artiste qui prendra alors le pas sur l’origine divine de toute action créatrice, et Baudelaire pourra écrire que « la religion est la plus haute fiction de l’esprit humain ». Or ce renversement qui semble conférer à l’ingenium une sorte de toute-puissance, maintient précisément l’aura dont jouit la création artistique et dont elle ne se départ jamais tout à fait puisqu’elle reste ainsi enveloppée d’un nimbe divin."

    "Contrairement à une conception hâtivement romantique, les artistes ne sont pas en proie à une inspiration qui ferait de chacun une « force qui va », mais sont instruits de leur art comme de son histoire, et leurs œuvres répondent à des problèmes esthétiques mais aussi à des questions de tout ordre dès lors que de telles problématiques interfèrent avec l’évolution de leur rapport au référent esthétique, qui n’est jamais un donné, mais toujours une tâche quand bien même il s’agirait de ce qu’inévitablement lègue une tradition."

    "Revendiquer, par conséquent, la spécificité esthétique n’est pas adopter une attitude défensive face aux progrès de la science ou du savoir conceptuel en général, mais, bien au contraire, la seule attitude possible qui souligne deux aspects fondamentaux de toute œuvre d’art : sa singularité – un symbole ne peut avoir d’équivalent qu’un autre symbole  – et son caractère historique fini. L’œuvre d’art rappelle ainsi à la philosophie qu’elle partage l’essentiel de sa condition qui est aussi d’être telle œuvre, écrite à tel moment par tel auteur – l’essentiel, mais pas toute la condition puisque l’ambition philosophique reste inévitablement, comme celle de la science, d’être mue par une aspiration à la totalité, donc d’être aimantée par un inachèvement permanent. Mais c’est bien l’œuvre d’art qui vient en quelque sorte dénoncer cet inachèvement de la contemplation indéfinie en proposant sans cesse grâce à la vie active de la technique artistique quelque chose à contempler maintenant."

    [Le citron des vanités]


    -Marc de Launay, Peinture et philosophie, Les éditions du Cerf, 2021.



    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


      La date/heure actuelle est Lun 20 Mai - 4:29