https://institutdeslibertes.org/la-notion-de-dignite-humaine-en-philosophie-contemporaine/
Pourquoi l’homme est-il digne et pourquoi faut-il le respecter ? Au nom de quoi ? Au départ, en raison de la création qui le fit « à l’image et comme à la ressemblance » de son créateur. C’est la première fois qu’une culture sépare ainsi l’homme du reste du monde pour valoriser sa dignité spécifique.
Pendant les deux millénaires de culture chrétienne, on n’envoie pas les vieillards en haut du cocotier, de même qu’on ne jette pas les petits enfants infirmes dans le fleuve. C’est la première fois dans l’histoire. C’est la seule fois dans l’histoire. La dignité du grand âge dépend uniquement de la conception anthropologique, issue des religions. Quand la certitude de dignité change ou vacille, ce sont les vieillards, et les petits enfants, qui en sont les premières victimes.
La culture européenne a vécu pendant deux millénaires dans la conviction d’une dignité insulaire et spécifique. Quand la foi religieuse, qui fondait cette conviction, vient à vaciller. On veut bien se passer de la foi religieuse, mais pas de la dignité de l’homme : encore faut-il trouver pour cette dernière d’autres justifications. Pourquoi l’homme est-il spécialement digne et respectable ? Parce qu’il est autonome, répond Kant. La dignité, qui n’est plus issue de la transcendance donc inconditionnée, réclame dès lors des critères pour se légitimer. Ces critères sont des caractéristiques, des définitions.
Déjà Augustin avait décrit les facultés comme critère de dignité : « En lisant le « tu ne tueras point », nous ne l’appliquons ni aux plantes, vu qu’elles n’ont pas de sensibilité ; ni aux animaux privés de raison, qu’ils volent, qu’ils nagent, qu’ils marchent, qu’ils rampent, vu qu’entre eux et nous manque ce lien de la raison, qui ne leur a pas été donnée comme à nous. D’où il suit que, par une disposition parfaitement juste du Créateur, leur vie et leur mort sont assujetties à nos besoins »[1] . Ce souci constant du christianisme, de demeurer en accord avec la raison (ici : il y a une raison pour laquelle Dieu élit l’homme), va aujourd’hui lui jouer des tours : c’est cette raison de la dignité que les Modernes récupèrent, désinvestie désormais de l’élection divine.
Mais la description des facultés par Augustin représentait moins une explication, qu’un signe de la décision divine : c’est l’existence de la raison dans l’homme qui est le signe de sa ressemblance divine. Tandis qu’à partir de Kant, l’autonomie va devenir le seul critère de la dignité.
Ce qui permettra plus tard de séparer l’humanité en deux : les dignes-possédant l’autonomie, les indignes-ne la possédant pas (les « impersonnes » de Peter Singer). Anne Fagot-Largeault a bien montré que pour les néo-kantiens « Les êtres qui sont en-deçà de la capacité d’autonomie ‘minimale’, la communauté des personnes peut décider de les protéger (comme on protège la nature), non de les respecter (comme on respecte l’autonomie des personnes)… A l’égard des êtres dépourvus d’autonomie personnelle, il n’y a comme on l’a dit que des devoirs de bienfaisance »[2] . Les vieillards qui ont perdu leur autonomie… sont-ils des impersonnes ? On est bien obligé de se poser la question.
La sensibilité représente, on le voit, déjà depuis Augustin, le critère non pas de la dignité, mais de la nécessité de protéger : on ne doit pas traiter un animal comme un objet, pour la raison qu’il est sensible. Cependant, avec l’abandon de la foi religieuse, la sensibilité va devenir l’unique critère valable pour l’homme lui-même, au-delà de la tentative de Kant. Le précédent kantien se poursuit – la dignité réclame un critère puisqu’elle n’est plus inconditionnelle comme issue d’une transcendance – mais le critère change : il ne s’agit plus de l’autonomie, il s’agit de la sensibilité.
Rousseau affiche la sensibilité non encore comme critère du respect du, mais comme signal du mal : on ne craint guère de faire du mal si on ne soupçonne pas chez l’autre la sensibilité. Ce qui nous frappe, c’est la souffrance avérée de l’autre. De là vient la conscience du bien et du mal. « Exister pour nous, c’est sentir ; notre sensibilité est incontestablement antérieure à notre intelligence, et nous avons eu des sentiments avant des idées ». Tout commence chez Rousseau : la post-modernité s’affiche déjà chez lui comme intériorisation des valeurs, subjectivité triomphante.
Dans le Discours sur l’inégalité, c’est la liberté, et la connaissance de sa finitude, qui différencient l’homme de l’animal. La pitié est le sentiment le plus naturel, commun aux hommes et même aux bêtes, au moins tant que la civilisation n’a pas développé l’amour-propre qui engendre l’indifférence aux autres. La pitié est « le premier sentiment relatif qui touche le cœur humain selon l’ordre de la nature »[3]. Il faut développer cela chez les jeunes, comme première qualité morale.
Bentham écrit dans Introduction aux principes de morale et de législation : « les animaux ont été par l’insensibilité des anciens juristes, dégradés au rang de choses ». L’homme peut bien tuer les animaux pour les manger, puisqu’ils n’anticipent pas leur mort et d’ailleurs leur mort serait pire dans la nature. Mais l’homme n’a pas à les tourmenter. « Le jour arrivera peut-être où le reste de la création animale acquerra les droits que seule une main tyrannique a pu leur retirer. Les Français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n’était pas une raison pour abandonner un homme au caprice de ses persécuteurs sans lui laisser aucun secours (code noir de Louis XIV).
Peut-être admettra-t-on un jour que le nombre de pattes, la pilosité ou la terminaison de l’os sacrum sont des raisons tout aussi insuffisantes d’abandonner un être sentant à ce même sort. Quel autre critère doit permettre d’établir une distinction tranchée ? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être la faculté de parler ?
Mais un cheval ou un chien adulte est un être incomparablement plus rationnel qu’un nourrisson âgé d’un jour, d’une semaine ou même d’un mois – il a aussi plus de conversation. Mais à supposer qu’il n’en soit pas ainsi, qu’en résulterait-il ?
La question n’est pas : « peuvent-ils raisonner ? », ni « peuvent-ils parler ? », mais « peuvent-ils souffrir ? » ».
Ici Bentham refuse de fonder le respect sur le critère des facultés, propre à l’homme, qui fondait la dignité spécifique de l’espèce humaine. D’abord parce que ces facultés ne sont pas si déterminantes (même s’il est clair que l’animal par exemple n’a pas conscience de sa finitude, et cet argument se trouve déjà chez Montaigne avec l’Apologie de Raymond Sebon : les animaux possèdent bien souvent les mêmes qualités que nous, et ce que nous possédons en propre, ce n’est finalement rien d’autre que l’orgueil). Mais surtout parce que le critère du respect est la sensibilité. Il faut respecter l’être capable de souffrir. Ce qui implique une échelle graduée du respect, puisque nous avons le droit de tuer les bêtes pour nos besoins propres, nous leurs sommes donc supérieurs mais pour autant nous devons les respecter.
Chez Bentham, il y a d’une certaine manière un kantisme : la dignité est liée à un caractère de l’être, ici la sensibilité (la matière ne souffre pas).
On retrouve cette idée dans le Préambule de la Déclaration des droits de l’animal de 1990 : « Considérant que tout être vivant possède des droits naturels et que tout animal doté d’un système nerveux possède des droits particuliers ». L’apparition de la sensibilité comme critère correspond au discours récent sur les droits des animaux.
Dans les sociétés occidentales contemporaines, le critère de sensibilité de Bentham joue pour ainsi dire à plein. Le mal ne se repère qu’à ce qui « fait mal ». Un acte est mauvais si quelqu’un en souffre. Et la souffrance est toujours signe d’un mal. C’est ainsi que se développe le plaidoyer pour le respect des animaux.
Autrement dit, la souffrance des victimes est le seul critère du respect que nous devons aux êtres : le mal que nous pouvons leur faire est évalué en fonction de leur malheur ressenti et/ou exprimé. Ils sont respectables au regard de ce qu’ils souffrent, et non au regard de ce qu’ils sont (origine, substance, être, concept, destination etc), car ils ne relèvent de rien de tel.
Roméo et Juliette sont malheureux d’être séparés par la contrainte de leurs familles. Cette séparation est-elle alors considérée pour autant comme un mal ? Non, mais plutôt considérée comme un bien eu égard aux exigences des clans et des sociétés respectives auxquelles appartiennent les deux jeunes gens. Autrement dit, il existe ici une valeur plus haute que celle de leur amour : leur souffrance est tolérée pour servir une valeur plus haute. On dira cependant que nous parlons ici d’une autre époque, dominée par une forme de sauvagerie (les guerres de clans) qui tient pour négligeables les individualités. Les priorités d’aujourd’hui diffèrent absolument. Tout est possible, ou devrait l’être, au nom de la non-souffrance ou de l’amour. Un divorce pour changer de conjoint, un mariage homosexuel : Mais puisqu’ils s’aiment ! dit-on, et l’on décrit la souffrance des couples homosexuels non déclarés, comme une injure jetée à notre cruauté. Le raisonnement est le même par exemple pour défendre la procréation homosexuelle (« homoprocréation ») à l’aide de gamètes artificiels : pour quelle raison ne pourrait-on répondre au désir d’enfant des couples homosexuels ? il est de même nature que le désir d’enfant des couples hétérosexuels infertiles ; la « nature » n’a rien à voir là-dedans, car c’est une limite sans cesse repoussée par la science ; c’est par empathie (devant une souffrance) que le médecin répond au désir d’enfant d’un couple hétérosexuel, et on se demande pourquoi il n’en va pas ainsi pour un couple homosexuel, « à partir du moment où on admet que le désir de procréation des individus constitue une raison suffisante », et il faudra donc « ou bien supprimer les prohibitions » « ou bien fournir une justification »[4]. Or il n’existe plus d’autre justification que la sensibilité et la souffrance à éviter.
Les mythes cosmogoniques, les histoires sacrées sur tous les continents (qu’il s’agisse des lois de Manu, de la confession des morts égyptienne, ou de la Bible), avaient pour but de donner un sens à l’existence humaine, et notamment de donner un sens au mal – c’est à dire de le référer à autre que lui. La souffrance n’a plus de sens dans le monde occidental contemporain. Elle ne désigne rien d’autre qu’elle. Sous la chrétienté, la souffrance était seconde, reliée et référée à des significations. On allait même parfois jusqu’à dire que le malheur venait des péchés, ou encore que la souffrance était sanctificatrice. Si la souffrance n’est pas inscrite dans un projet, elle n’a plus de sens. Elle représente donc à elle seule tout le sens, signifiant et signifié. Il n’y a donc plus aucune raison pour ne pas tenter de la supprimer à n’importe quel prix. Elle est devenue le mal par excellence, comme Curzio Malaparte l’exprime si bien dans son langage élégant et cruel [5].
Pour comprendre ce que signifie et traduit cette liaison exclusive du mal et de la souffrance, on peut se pencher sur la distinction entre le mal et le malheur. Le malheur en effet (la souffrance) est indiscutable, tandis que le mal est discutable au sens où il peut engager une morale construite et donc une anthropologie. L’apparition de la sensibilité comme unique critère de la dignité, correspond à une disparition du mal derrière le malheur.
Le mal se réduit aujourd’hui à ce qui provoque du malheur ressenti. Ce n’est pas le mal qui intéresse alors : c’est le malheur. Et celui-ci est subjectif. La définition du « mal » engage pour chaque culture, voire pour chaque époque culturelle, une vision large de la société, de l’homme, du cosmos. Tandis que le malheur de l’individu se donne aussitôt à voir, et suggère d’y compatir de façon directe et certaine, sans médiation, sans toile de fond doctrinale, religieuse ou idéologique. Réduire le mal au malheur, c’est dissoudre l’anthropologie porteuse de morale, au profit de la subjectivité. S’il n’y a plus d’anthropologie, les êtres du monde n’ont plus que leur vie biologique et leur apparence phénoménale : la morale n’est rien d’autre que la description du malheur immédiat.
L’émergence de la sensibilité comme critère de la dignité et du malheur comme critère du mal, signe une époque débarrassée de ses idéaux et finalités extérieurs à l’homme biologique individuel. Il faudrait pour compléter évoquer le remplacement actuel du bien par le bonheur. Ces substitutions correspondent à une évolution politique et sociologique. Il faudrait parler de ce que Tocqueville appelait « la douceur démocratique ».
Pour Simone Weil il y a deux formes de mal : le malheur et le péché. Le mal dépend de la liberté, mais pas le malheur. Celui-ci n’est pas suppressible, car il est lié à la finitude de l’homme.. Le malheur est un mal subi, le péché un mal commis. Le malheur est un signe « la forme que prend en ce monde la miséricorde de Dieu » [6]. Le malheur peut être rédempteur, pas le péché [7]. A l’époque contemporaine, ramener le mal au seul mal subi – ramener tout le mal au malheur-, signifie qu’il n’existe plus cette dimension de mal commis sans effet immédiat sur le sensible – ce coup porté à l’être. Le péché n’existe plus comme atteinte à un dogme moral, il existe seulement comme souffrance infligée à autrui. Qu’il s’agisse d’une conséquence de la finitude humaine (maladie) ou d’une conséquence de la liberté humaine (blessure portée), le mal ne peut être qu’un malheur ressenti, sinon il est inexistant parce qu’abstrait.
Certains s’imaginent peut-être que nous pourrons nous passer d’une morale construite sur une anthropologie, qui reconnait les critères du mal à des facteurs dépassant la simple sensibilité. Ou encore, certains s’imaginent peut-être que nous allons pouvoir vivre dans des sociétés où le mal se limite à ce qui fait mal.
Il faut préciser que la morale de la modernité tardive, fondée sur la souffrance, est en réalité une morale fondée sur le désir, voire le caprice. Car la souffrance apparaît bien souvent comme un paravent visant à occulter le simple désir. Comme si, au lieu de dire d’un enfant : donnez-lui ce bonbon, il en a tellement envie – ce qui ne convaincrait pas vraiment-, on disait : donnez-lui ce bonbon, il souffre tant de ne pas l’avoir –argument déjà plus persuasif. Le caprice n’a pas bonne presse et ne pas pouvoir assouvir un caprice ne fait pas de vous une victime que l’on plaint. Mais la souffrance, si. Il semble bien que la morale de l’envie et du caprice individuel ait acheté sa légitimité en ne laissant apparaître que son envers : la souffrance devant le désir inassouvi.
La post-modernité croit volontiers que nous pourrions inaugurer une morale fondée entièrement sur la sensibilité (le malheur individuel), à partir du moment où nous aurons renié les constructions religieuses, dogmatiques, idéologiques. Mais cela n’existe pas. D’abord parce que la réalité du monde n’est pas construite autour des désirs humains, et ne s’ordonne pas autour d’eux : nos sociétés affirment aujourd’hui que l’impossibilité pour un couple homosexuel d’avoir un enfant, est une pathologie, parce que cela contredit un désir, et qu’il faut donc guérir cette pathologie. Pourtant la condition humaine existe – même si elle est bien difficile à définir – et vouloir l’interpréter comme une vaste maladie revient à faire encore une fois le démiurge (il faut espérer que le XX° siècle nous a éloignés de cette tentation, quoique…). Par ailleurs, si l’homme n’est plus défini par son projet/élan, s’il est déconstruit et réduit à sa sensibilité, alors il va s’inscrire dans des constructions sociales qui le dominent et ordonnent sa souffrance à autre chose.
Si l’on efface les constructions religieuses ou idéologiques décrivant une morale qui dépasse la sensibilité individuelle, c’est alors une morale sociale ou étatique qui s’impose à la sensibilité brute.
Prenons l’exemple de la discussion sur le clonage (reproductif) en Chine. Devant cette question la pensée chinoise, qui n’est jamais dogmatique, regarde les conséquences : un chercheur dit que d’un point de vue chinois on peut « défendre le clonage humain (il permet de s’assurer une descendance) » ou « l’exclure, parce qu’il brise les rapports conjugaux et les rapports de filiation ». Et puis le clonage pourrait faire exploser la démographie… Mais finalement l’argument le plus fort est celui qui récuse le clonage parce qu’il introduirait un grand désordre dans les familles…[8] . A priori on pourrait croire à une morale résolument conséquentialiste, où le bien et le mal découlent des conséquences de l’action. Mais ce serait très réducteur. Certes, un comportement moral est ici jugé sur ses enjeux et non à partir de théories substantielles. Mais les enjeux sont ceux d’un bonheur social décrit par la tradition. Le clonage humain est jugé au regard de la culture traditionnelle, qui entretient une morale construite et proche d’une dogmatique. En Chine le bonheur n’est pas conceptualisé par une religion ou une ontologie mais par des traditions et une politique. Ici comme chez nous dans la culture chrétienne, le mal est un coup porté à l’être, même s’il s’agit d’un « être » social et historique.
Une morale de la pure subjectivité sensible n’est pas viable. La construction morale replace le malheur dans un ensemble où l’individu retrouve un temps et un lieu qui le dépassent. Le mal ne peut se réduire au malheur. Il y a toujours une construction. On ne peut fonder une morale sur la souffrance et la sensibilité individuelle. Car très vite on va s’apercevoir que l’individu est débordé dans le temps et l’espace.
« Peuvent-ils souffrir ? » ne suffit pas. Si la morale ne s’inscrit plus dans des présupposés dogmatiques, elle s’inscrira dans des présupposés sociaux ou politiques. Une société ne peut se contenter de la simple subjectivité. Elle a besoin pour vivre de décrire un mal au-delà du malheur.
A partir du moment où la sensibilité représente le critère du respect, il y a échelle du mal et échelle du respect au fur et à mesure de l’échelle de la sensibilité. Dès lors l’espèce-homme n’est plus la mesure de toute chose, mais l’individu. L’espèce-homme n’est plus insulaire, séparée, comme elle l’était sous la Chrétienté. Un homme est respectable parce que capable de souffrir, et un homme qui ne souffre pas perdra ce statut. Des animaux capables de souffrir acquièrent une dignité analogue à la nôtre. Peter Singer reprend Bentham : Peuvent-ils souffrir ? Le critère du respect dépend de certaines caractéristiques, ici la sensibilité et la capacité à souffrir – dès lors, distinguer des animaux les adultes handicapés et les nourrissons, expérimenter sur les animaux et non sur les nourrissons, c’est « préférence cynique, et moralement indéfendable, en faveur de notre propre espèce »[9]. Et il en dépend individu par individu : si un humain n’a pas les caractéristiques normales d’un humain, il n’y a pas de raison de le préférer aux animaux.
La dignité ne peut être inaliénable que si elle est sans définition. Toute définition crée des conditions. Et nous ne voulons pas que la dignité soit conditionnelle ni conditionnée.
La dignité sans définition émane d’un mystère. L’être humain est digne parce que mystérieux. Ce qui signifie qu’il n’épuise jamais ses caractéristiques, qu’il ne peut pas être contourné par une science. Si l’on pense que la science suffit à dire l’humain, alors l’humain ne sera pas respecté. C’est là l’incohérence de la modernité tardive : nous réduisons la pensée à des neurones, le corps à de la chimie, mais nous voulons une dignité inaliénable : et les deux sont incompatibles. Il faut une spiritualité pour que la dignité s’établisse sans condition (ce qui ne veut pas dire qu’elle sera toujours respectée ! mais au moins on saura qu’il faut la respecter, et l’on se repentira de ne l’avoir pas fait). Une culture de l’immanence peut respecter les sentiments de l’individu, ses traditions, ses croyances, mais ne peut pas le respecter en tant que tel inconditionnellement, car il lui apparaît sans mystère. Et c’est le mystère qui fait l’inconditionnel : cette part de nuit suscite la crainte de toucher à quelque chose comme du divin. Seule la part de nuit peut être sacrée au sens de l’intouchable. Les neurones ni la viande ne sont sacrés. Voilà notre paradoxe : lorsque nous disons « plus jamais ça ! », c’est du religieux que nous appelons – mais en même temps nous récusons le religieux. Ce dont nous avons besoin, c’est de nous mettre en accord avec nous-mêmes.
"
-Chantal Delsol, "La notion de dignité humaine en philosophie contemporaine", Institut des libertés, 2014.
Pourquoi l’homme est-il digne et pourquoi faut-il le respecter ? Au nom de quoi ? Au départ, en raison de la création qui le fit « à l’image et comme à la ressemblance » de son créateur. C’est la première fois qu’une culture sépare ainsi l’homme du reste du monde pour valoriser sa dignité spécifique.
Pendant les deux millénaires de culture chrétienne, on n’envoie pas les vieillards en haut du cocotier, de même qu’on ne jette pas les petits enfants infirmes dans le fleuve. C’est la première fois dans l’histoire. C’est la seule fois dans l’histoire. La dignité du grand âge dépend uniquement de la conception anthropologique, issue des religions. Quand la certitude de dignité change ou vacille, ce sont les vieillards, et les petits enfants, qui en sont les premières victimes.
La culture européenne a vécu pendant deux millénaires dans la conviction d’une dignité insulaire et spécifique. Quand la foi religieuse, qui fondait cette conviction, vient à vaciller. On veut bien se passer de la foi religieuse, mais pas de la dignité de l’homme : encore faut-il trouver pour cette dernière d’autres justifications. Pourquoi l’homme est-il spécialement digne et respectable ? Parce qu’il est autonome, répond Kant. La dignité, qui n’est plus issue de la transcendance donc inconditionnée, réclame dès lors des critères pour se légitimer. Ces critères sont des caractéristiques, des définitions.
Déjà Augustin avait décrit les facultés comme critère de dignité : « En lisant le « tu ne tueras point », nous ne l’appliquons ni aux plantes, vu qu’elles n’ont pas de sensibilité ; ni aux animaux privés de raison, qu’ils volent, qu’ils nagent, qu’ils marchent, qu’ils rampent, vu qu’entre eux et nous manque ce lien de la raison, qui ne leur a pas été donnée comme à nous. D’où il suit que, par une disposition parfaitement juste du Créateur, leur vie et leur mort sont assujetties à nos besoins »[1] . Ce souci constant du christianisme, de demeurer en accord avec la raison (ici : il y a une raison pour laquelle Dieu élit l’homme), va aujourd’hui lui jouer des tours : c’est cette raison de la dignité que les Modernes récupèrent, désinvestie désormais de l’élection divine.
Mais la description des facultés par Augustin représentait moins une explication, qu’un signe de la décision divine : c’est l’existence de la raison dans l’homme qui est le signe de sa ressemblance divine. Tandis qu’à partir de Kant, l’autonomie va devenir le seul critère de la dignité.
Ce qui permettra plus tard de séparer l’humanité en deux : les dignes-possédant l’autonomie, les indignes-ne la possédant pas (les « impersonnes » de Peter Singer). Anne Fagot-Largeault a bien montré que pour les néo-kantiens « Les êtres qui sont en-deçà de la capacité d’autonomie ‘minimale’, la communauté des personnes peut décider de les protéger (comme on protège la nature), non de les respecter (comme on respecte l’autonomie des personnes)… A l’égard des êtres dépourvus d’autonomie personnelle, il n’y a comme on l’a dit que des devoirs de bienfaisance »[2] . Les vieillards qui ont perdu leur autonomie… sont-ils des impersonnes ? On est bien obligé de se poser la question.
La sensibilité représente, on le voit, déjà depuis Augustin, le critère non pas de la dignité, mais de la nécessité de protéger : on ne doit pas traiter un animal comme un objet, pour la raison qu’il est sensible. Cependant, avec l’abandon de la foi religieuse, la sensibilité va devenir l’unique critère valable pour l’homme lui-même, au-delà de la tentative de Kant. Le précédent kantien se poursuit – la dignité réclame un critère puisqu’elle n’est plus inconditionnelle comme issue d’une transcendance – mais le critère change : il ne s’agit plus de l’autonomie, il s’agit de la sensibilité.
Rousseau affiche la sensibilité non encore comme critère du respect du, mais comme signal du mal : on ne craint guère de faire du mal si on ne soupçonne pas chez l’autre la sensibilité. Ce qui nous frappe, c’est la souffrance avérée de l’autre. De là vient la conscience du bien et du mal. « Exister pour nous, c’est sentir ; notre sensibilité est incontestablement antérieure à notre intelligence, et nous avons eu des sentiments avant des idées ». Tout commence chez Rousseau : la post-modernité s’affiche déjà chez lui comme intériorisation des valeurs, subjectivité triomphante.
Dans le Discours sur l’inégalité, c’est la liberté, et la connaissance de sa finitude, qui différencient l’homme de l’animal. La pitié est le sentiment le plus naturel, commun aux hommes et même aux bêtes, au moins tant que la civilisation n’a pas développé l’amour-propre qui engendre l’indifférence aux autres. La pitié est « le premier sentiment relatif qui touche le cœur humain selon l’ordre de la nature »[3]. Il faut développer cela chez les jeunes, comme première qualité morale.
Bentham écrit dans Introduction aux principes de morale et de législation : « les animaux ont été par l’insensibilité des anciens juristes, dégradés au rang de choses ». L’homme peut bien tuer les animaux pour les manger, puisqu’ils n’anticipent pas leur mort et d’ailleurs leur mort serait pire dans la nature. Mais l’homme n’a pas à les tourmenter. « Le jour arrivera peut-être où le reste de la création animale acquerra les droits que seule une main tyrannique a pu leur retirer. Les Français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n’était pas une raison pour abandonner un homme au caprice de ses persécuteurs sans lui laisser aucun secours (code noir de Louis XIV).
Peut-être admettra-t-on un jour que le nombre de pattes, la pilosité ou la terminaison de l’os sacrum sont des raisons tout aussi insuffisantes d’abandonner un être sentant à ce même sort. Quel autre critère doit permettre d’établir une distinction tranchée ? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être la faculté de parler ?
Mais un cheval ou un chien adulte est un être incomparablement plus rationnel qu’un nourrisson âgé d’un jour, d’une semaine ou même d’un mois – il a aussi plus de conversation. Mais à supposer qu’il n’en soit pas ainsi, qu’en résulterait-il ?
La question n’est pas : « peuvent-ils raisonner ? », ni « peuvent-ils parler ? », mais « peuvent-ils souffrir ? » ».
Ici Bentham refuse de fonder le respect sur le critère des facultés, propre à l’homme, qui fondait la dignité spécifique de l’espèce humaine. D’abord parce que ces facultés ne sont pas si déterminantes (même s’il est clair que l’animal par exemple n’a pas conscience de sa finitude, et cet argument se trouve déjà chez Montaigne avec l’Apologie de Raymond Sebon : les animaux possèdent bien souvent les mêmes qualités que nous, et ce que nous possédons en propre, ce n’est finalement rien d’autre que l’orgueil). Mais surtout parce que le critère du respect est la sensibilité. Il faut respecter l’être capable de souffrir. Ce qui implique une échelle graduée du respect, puisque nous avons le droit de tuer les bêtes pour nos besoins propres, nous leurs sommes donc supérieurs mais pour autant nous devons les respecter.
Chez Bentham, il y a d’une certaine manière un kantisme : la dignité est liée à un caractère de l’être, ici la sensibilité (la matière ne souffre pas).
On retrouve cette idée dans le Préambule de la Déclaration des droits de l’animal de 1990 : « Considérant que tout être vivant possède des droits naturels et que tout animal doté d’un système nerveux possède des droits particuliers ». L’apparition de la sensibilité comme critère correspond au discours récent sur les droits des animaux.
Dans les sociétés occidentales contemporaines, le critère de sensibilité de Bentham joue pour ainsi dire à plein. Le mal ne se repère qu’à ce qui « fait mal ». Un acte est mauvais si quelqu’un en souffre. Et la souffrance est toujours signe d’un mal. C’est ainsi que se développe le plaidoyer pour le respect des animaux.
Autrement dit, la souffrance des victimes est le seul critère du respect que nous devons aux êtres : le mal que nous pouvons leur faire est évalué en fonction de leur malheur ressenti et/ou exprimé. Ils sont respectables au regard de ce qu’ils souffrent, et non au regard de ce qu’ils sont (origine, substance, être, concept, destination etc), car ils ne relèvent de rien de tel.
Roméo et Juliette sont malheureux d’être séparés par la contrainte de leurs familles. Cette séparation est-elle alors considérée pour autant comme un mal ? Non, mais plutôt considérée comme un bien eu égard aux exigences des clans et des sociétés respectives auxquelles appartiennent les deux jeunes gens. Autrement dit, il existe ici une valeur plus haute que celle de leur amour : leur souffrance est tolérée pour servir une valeur plus haute. On dira cependant que nous parlons ici d’une autre époque, dominée par une forme de sauvagerie (les guerres de clans) qui tient pour négligeables les individualités. Les priorités d’aujourd’hui diffèrent absolument. Tout est possible, ou devrait l’être, au nom de la non-souffrance ou de l’amour. Un divorce pour changer de conjoint, un mariage homosexuel : Mais puisqu’ils s’aiment ! dit-on, et l’on décrit la souffrance des couples homosexuels non déclarés, comme une injure jetée à notre cruauté. Le raisonnement est le même par exemple pour défendre la procréation homosexuelle (« homoprocréation ») à l’aide de gamètes artificiels : pour quelle raison ne pourrait-on répondre au désir d’enfant des couples homosexuels ? il est de même nature que le désir d’enfant des couples hétérosexuels infertiles ; la « nature » n’a rien à voir là-dedans, car c’est une limite sans cesse repoussée par la science ; c’est par empathie (devant une souffrance) que le médecin répond au désir d’enfant d’un couple hétérosexuel, et on se demande pourquoi il n’en va pas ainsi pour un couple homosexuel, « à partir du moment où on admet que le désir de procréation des individus constitue une raison suffisante », et il faudra donc « ou bien supprimer les prohibitions » « ou bien fournir une justification »[4]. Or il n’existe plus d’autre justification que la sensibilité et la souffrance à éviter.
Les mythes cosmogoniques, les histoires sacrées sur tous les continents (qu’il s’agisse des lois de Manu, de la confession des morts égyptienne, ou de la Bible), avaient pour but de donner un sens à l’existence humaine, et notamment de donner un sens au mal – c’est à dire de le référer à autre que lui. La souffrance n’a plus de sens dans le monde occidental contemporain. Elle ne désigne rien d’autre qu’elle. Sous la chrétienté, la souffrance était seconde, reliée et référée à des significations. On allait même parfois jusqu’à dire que le malheur venait des péchés, ou encore que la souffrance était sanctificatrice. Si la souffrance n’est pas inscrite dans un projet, elle n’a plus de sens. Elle représente donc à elle seule tout le sens, signifiant et signifié. Il n’y a donc plus aucune raison pour ne pas tenter de la supprimer à n’importe quel prix. Elle est devenue le mal par excellence, comme Curzio Malaparte l’exprime si bien dans son langage élégant et cruel [5].
Pour comprendre ce que signifie et traduit cette liaison exclusive du mal et de la souffrance, on peut se pencher sur la distinction entre le mal et le malheur. Le malheur en effet (la souffrance) est indiscutable, tandis que le mal est discutable au sens où il peut engager une morale construite et donc une anthropologie. L’apparition de la sensibilité comme unique critère de la dignité, correspond à une disparition du mal derrière le malheur.
Le mal se réduit aujourd’hui à ce qui provoque du malheur ressenti. Ce n’est pas le mal qui intéresse alors : c’est le malheur. Et celui-ci est subjectif. La définition du « mal » engage pour chaque culture, voire pour chaque époque culturelle, une vision large de la société, de l’homme, du cosmos. Tandis que le malheur de l’individu se donne aussitôt à voir, et suggère d’y compatir de façon directe et certaine, sans médiation, sans toile de fond doctrinale, religieuse ou idéologique. Réduire le mal au malheur, c’est dissoudre l’anthropologie porteuse de morale, au profit de la subjectivité. S’il n’y a plus d’anthropologie, les êtres du monde n’ont plus que leur vie biologique et leur apparence phénoménale : la morale n’est rien d’autre que la description du malheur immédiat.
L’émergence de la sensibilité comme critère de la dignité et du malheur comme critère du mal, signe une époque débarrassée de ses idéaux et finalités extérieurs à l’homme biologique individuel. Il faudrait pour compléter évoquer le remplacement actuel du bien par le bonheur. Ces substitutions correspondent à une évolution politique et sociologique. Il faudrait parler de ce que Tocqueville appelait « la douceur démocratique ».
Pour Simone Weil il y a deux formes de mal : le malheur et le péché. Le mal dépend de la liberté, mais pas le malheur. Celui-ci n’est pas suppressible, car il est lié à la finitude de l’homme.. Le malheur est un mal subi, le péché un mal commis. Le malheur est un signe « la forme que prend en ce monde la miséricorde de Dieu » [6]. Le malheur peut être rédempteur, pas le péché [7]. A l’époque contemporaine, ramener le mal au seul mal subi – ramener tout le mal au malheur-, signifie qu’il n’existe plus cette dimension de mal commis sans effet immédiat sur le sensible – ce coup porté à l’être. Le péché n’existe plus comme atteinte à un dogme moral, il existe seulement comme souffrance infligée à autrui. Qu’il s’agisse d’une conséquence de la finitude humaine (maladie) ou d’une conséquence de la liberté humaine (blessure portée), le mal ne peut être qu’un malheur ressenti, sinon il est inexistant parce qu’abstrait.
Certains s’imaginent peut-être que nous pourrons nous passer d’une morale construite sur une anthropologie, qui reconnait les critères du mal à des facteurs dépassant la simple sensibilité. Ou encore, certains s’imaginent peut-être que nous allons pouvoir vivre dans des sociétés où le mal se limite à ce qui fait mal.
Il faut préciser que la morale de la modernité tardive, fondée sur la souffrance, est en réalité une morale fondée sur le désir, voire le caprice. Car la souffrance apparaît bien souvent comme un paravent visant à occulter le simple désir. Comme si, au lieu de dire d’un enfant : donnez-lui ce bonbon, il en a tellement envie – ce qui ne convaincrait pas vraiment-, on disait : donnez-lui ce bonbon, il souffre tant de ne pas l’avoir –argument déjà plus persuasif. Le caprice n’a pas bonne presse et ne pas pouvoir assouvir un caprice ne fait pas de vous une victime que l’on plaint. Mais la souffrance, si. Il semble bien que la morale de l’envie et du caprice individuel ait acheté sa légitimité en ne laissant apparaître que son envers : la souffrance devant le désir inassouvi.
La post-modernité croit volontiers que nous pourrions inaugurer une morale fondée entièrement sur la sensibilité (le malheur individuel), à partir du moment où nous aurons renié les constructions religieuses, dogmatiques, idéologiques. Mais cela n’existe pas. D’abord parce que la réalité du monde n’est pas construite autour des désirs humains, et ne s’ordonne pas autour d’eux : nos sociétés affirment aujourd’hui que l’impossibilité pour un couple homosexuel d’avoir un enfant, est une pathologie, parce que cela contredit un désir, et qu’il faut donc guérir cette pathologie. Pourtant la condition humaine existe – même si elle est bien difficile à définir – et vouloir l’interpréter comme une vaste maladie revient à faire encore une fois le démiurge (il faut espérer que le XX° siècle nous a éloignés de cette tentation, quoique…). Par ailleurs, si l’homme n’est plus défini par son projet/élan, s’il est déconstruit et réduit à sa sensibilité, alors il va s’inscrire dans des constructions sociales qui le dominent et ordonnent sa souffrance à autre chose.
Si l’on efface les constructions religieuses ou idéologiques décrivant une morale qui dépasse la sensibilité individuelle, c’est alors une morale sociale ou étatique qui s’impose à la sensibilité brute.
Prenons l’exemple de la discussion sur le clonage (reproductif) en Chine. Devant cette question la pensée chinoise, qui n’est jamais dogmatique, regarde les conséquences : un chercheur dit que d’un point de vue chinois on peut « défendre le clonage humain (il permet de s’assurer une descendance) » ou « l’exclure, parce qu’il brise les rapports conjugaux et les rapports de filiation ». Et puis le clonage pourrait faire exploser la démographie… Mais finalement l’argument le plus fort est celui qui récuse le clonage parce qu’il introduirait un grand désordre dans les familles…[8] . A priori on pourrait croire à une morale résolument conséquentialiste, où le bien et le mal découlent des conséquences de l’action. Mais ce serait très réducteur. Certes, un comportement moral est ici jugé sur ses enjeux et non à partir de théories substantielles. Mais les enjeux sont ceux d’un bonheur social décrit par la tradition. Le clonage humain est jugé au regard de la culture traditionnelle, qui entretient une morale construite et proche d’une dogmatique. En Chine le bonheur n’est pas conceptualisé par une religion ou une ontologie mais par des traditions et une politique. Ici comme chez nous dans la culture chrétienne, le mal est un coup porté à l’être, même s’il s’agit d’un « être » social et historique.
Une morale de la pure subjectivité sensible n’est pas viable. La construction morale replace le malheur dans un ensemble où l’individu retrouve un temps et un lieu qui le dépassent. Le mal ne peut se réduire au malheur. Il y a toujours une construction. On ne peut fonder une morale sur la souffrance et la sensibilité individuelle. Car très vite on va s’apercevoir que l’individu est débordé dans le temps et l’espace.
« Peuvent-ils souffrir ? » ne suffit pas. Si la morale ne s’inscrit plus dans des présupposés dogmatiques, elle s’inscrira dans des présupposés sociaux ou politiques. Une société ne peut se contenter de la simple subjectivité. Elle a besoin pour vivre de décrire un mal au-delà du malheur.
A partir du moment où la sensibilité représente le critère du respect, il y a échelle du mal et échelle du respect au fur et à mesure de l’échelle de la sensibilité. Dès lors l’espèce-homme n’est plus la mesure de toute chose, mais l’individu. L’espèce-homme n’est plus insulaire, séparée, comme elle l’était sous la Chrétienté. Un homme est respectable parce que capable de souffrir, et un homme qui ne souffre pas perdra ce statut. Des animaux capables de souffrir acquièrent une dignité analogue à la nôtre. Peter Singer reprend Bentham : Peuvent-ils souffrir ? Le critère du respect dépend de certaines caractéristiques, ici la sensibilité et la capacité à souffrir – dès lors, distinguer des animaux les adultes handicapés et les nourrissons, expérimenter sur les animaux et non sur les nourrissons, c’est « préférence cynique, et moralement indéfendable, en faveur de notre propre espèce »[9]. Et il en dépend individu par individu : si un humain n’a pas les caractéristiques normales d’un humain, il n’y a pas de raison de le préférer aux animaux.
La dignité ne peut être inaliénable que si elle est sans définition. Toute définition crée des conditions. Et nous ne voulons pas que la dignité soit conditionnelle ni conditionnée.
La dignité sans définition émane d’un mystère. L’être humain est digne parce que mystérieux. Ce qui signifie qu’il n’épuise jamais ses caractéristiques, qu’il ne peut pas être contourné par une science. Si l’on pense que la science suffit à dire l’humain, alors l’humain ne sera pas respecté. C’est là l’incohérence de la modernité tardive : nous réduisons la pensée à des neurones, le corps à de la chimie, mais nous voulons une dignité inaliénable : et les deux sont incompatibles. Il faut une spiritualité pour que la dignité s’établisse sans condition (ce qui ne veut pas dire qu’elle sera toujours respectée ! mais au moins on saura qu’il faut la respecter, et l’on se repentira de ne l’avoir pas fait). Une culture de l’immanence peut respecter les sentiments de l’individu, ses traditions, ses croyances, mais ne peut pas le respecter en tant que tel inconditionnellement, car il lui apparaît sans mystère. Et c’est le mystère qui fait l’inconditionnel : cette part de nuit suscite la crainte de toucher à quelque chose comme du divin. Seule la part de nuit peut être sacrée au sens de l’intouchable. Les neurones ni la viande ne sont sacrés. Voilà notre paradoxe : lorsque nous disons « plus jamais ça ! », c’est du religieux que nous appelons – mais en même temps nous récusons le religieux. Ce dont nous avons besoin, c’est de nous mettre en accord avec nous-mêmes.
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-Chantal Delsol, "La notion de dignité humaine en philosophie contemporaine", Institut des libertés, 2014.