"La gloire posthume est l’un des articles les plus rares et les moins recherchés de Fama, bien qu’elle soit moins arbitraire et souvent plus solide que les autres, dans la mesure où elle n’échoit que rarement à une pure et simple marchandise. Le premier bénéficiaire est mort et de ce fait n’est pas à vendre. Cette gloire posthume, non commerciale et non rentable, est maintenant venue en Allemagne au nom et à l’œuvre de Walter Benjamin, écrivain juif allemand qui fut connu, mais non célèbre, pour ses contributions à des magazines et des rubriques littéraires de journaux pendant moins de dix ans, avant la prise du pouvoir par Hitler et sa propre émigration. Peu connaissaient encore son nom lorsqu’il choisit la mort en ces premiers jours du désastre de 1940 qui, pour beaucoup d’hommes de cette origine et de cette génération, marquèrent le moment le plus sombre de la guerre —la France effondrée, l’Angleterre menacée, le pacte Hitler-Staline encore inébranlé dont la conséquence la plus redoutée à ce moment était l’étroite coopération des deux plus puissantes forces de police secrète en Europe. Quinze ans plus tard, une édition en deux volumes de ses écrits fut publiée en Allemagne et lui apporta immédiatement un succès d’estime qui allait bien au-delà de la reconnaissance par une minorité qu’il avait connue durant sa vie."
"Walter Benjamin avait été reconnu tôt, et non seulement d’hommes dont les noms à cette époque étaient encore inconnus, tels que Gershom Scholem, l’ami de sa jeunesse, et Theodor Wiesengrund Adorno, son premier et seul disciple, qui sont responsables ensemble de l’édition posthume de ses œuvres et lettres. Une reconnaissance immédiate, on est tenté de dire instinctive, vint de Hugo von Hofmannsthal, qui publia l’essai de Benjamin sur les Affinités électives de Goethe en 1924, et de Bertolt Brecht, qui aurait dit, apprenant la mort de Benjamin, que c’était la première vraie perte qu’Hitler faisait subir à la littérature allemande."
"La gloire est un phénomène social ; ad gloriam non est satis unius opinio (comme remarquait Sénèque avec sagesse et pédantisme), “pour la gloire, l’opinion d’un seul ne suffit pas”, bien qu’elle suffise pour l’amitié et pour l’amour."
"Pour décrire correctement son œuvre, et le décrire lui-même comme un auteur dans le cadre de référence habituel, il faudrait recourir à bien des négations, telles que : son érudition était grande, mais il n’était pas un spécialiste ; son travail portait sur des textes et leur interprétation, mais il n’était pas un philologue ; il était très attiré non par la religion mais par la théologie et le modèle théologique d’interprétation pour lequel le texte lui-même est sacré, mais il n’était pas un théologien et ne s’intéressait pas particulièrement à la Bible ; il était un écrivain-né, mais sa plus grande ambition était de produire une œuvre consistant entièrement en citations ; il fut le premier Allemand à traduire Proust (en collaboration avec Franz Hessel) et Saint-John Perse, et auparavant il avait traduit les Tableaux parisiens de Baudelaire, mais il n’était pas un traducteur ; il recensa des livres et écrivit nombre d’essais sur des écrivains vivants et morts, mais il n’était pas un critique littéraire ; il écrivit un livre sur le Baroque allemand et laissa une énorme étude inachevée sur le XIXe siècle français, mais il n’était pas un historien, de la littérature ou d’autre chose ; j’essaierai de montrer que sans être poète ni philosophe, il pensait poétiquement."
"Cet homme qui n’a sans doute jamais songé à une gloire posthume, eut de sa malchance une conscience extraordinairement nette."
"Par l’intermédiaire d’un ami, il avait pu placer les Affinités électives de Goethe dans les Neue Deutsche Beiträge (1924-1925) de Hofmannsthal. Cette étude, chef-d’œuvre de la prose allemande, et qui garde une envergure unique dans le champ général de la critique littéraire allemande et le champ spécialisé de l’érudition goethéenne, avait déjà été refusée plusieurs fois, et l’approbation enthousiaste de Hofmannsthal vint à un moment où Benjamin désespérait déjà de “trouver preneur” (Briefe, I, 300). Mais une malchance décisive, jamais complètement comprise, semble-t-il, se trouva liée à cette chance dans ce contexte d’un lien nécessaire. La seule sécurité matérielle, qu’aurait pu amener cette première percée publique était l’Habilitation, première étape de la carrière universitaire à laquelle Benjamin se destinait alors. Sans doute cela ne lui aurait pas permis de gagner sa vie — un “Privat-dozent” ne percevait aucun traitement — mais cela aurait probablement incité son père à l’assister en attendant l’octroi d’une chaire professorale, puisque c’était un usage courant en ce temps-là. Il est maintenant difficile de comprendre comment lui-même et ses amis ne se sont pas doutés qu’une Habilitation sous un professeur d’université banal était vouée à la catastrophe. Quand les messieurs en question ont expliqué plus tard qu’ils ne comprenaient pas un traître mot à l’étude sur L’Origine de la tragédie allemande que Benjamin avait présentée, on peut certainement les en croire. Comment auraient-ils pu comprendre un auteur dont la plus grande fierté était que “le texte est fait presque entièrement de citations — “la plus folle technique de mosaïque imaginable” — et qui accordait la plus grande importance “aux six phrases qu’il avait mises en exergue”. “Personne (…) n’en pourrait rassembler de plus rares et de plus précieuses ?” (Briefe, I, 366). Il faisait penser à un maître qui aurait façonné un objet unique, pour le mettre en vente au plus proche marché ! Vraiment, point n’était besoin, pour s’expliquer l’échec, d’attribuer un rôle à l’antisémitisme, à une malveillance à l’égard d’un intrus (Benjamin avait passé ses examens en Suisse pendant la guerre et n’était le disciple de personne) ou à la suspicion universitaire d’usage à l’égard de toute chose dont la médiocrité n’est pas garantie. Aujourd’hui encore, si je ne m’abuse, ce travail de Benjamin n’a été discuté dans aucune revue spécialisée d’Allemagne."
"L’attaque ici visait le livre de Friedrich Gundolf sur Goethe, et la critique de Benjamin était sans appel. Or, Benjamin aurait pu espérer être mieux compris de Gundolf et des autres membres du cercle groupé autour de Stephan George, dont le monde intellectuel lui avait été tout à fait familier dans sa jeunesse, que des “gens en place”, et il est probable qu’il n’aurait pas eu besoin d’être membre du “cercle” pour obtenir son “habilitation” sous la direction de l’un de ces hommes, au moment où certains commençaient à se faire une place assez confortable dans le monde universitaire. La chose à ne pas faire était bien de lancer contre le plus éminent et le plus puissant des représentants du cercle auprès de l’Université une attaque si violente que personne ne pouvait plus ignorer."
"Il n’y eut jamais homme plus isolé que Benjamin. Même l’autorité d’Hofmannsthal — “le nouveau patron”, comme Benjamin l’appelait dans son bonheur du début (Briefe, I, 327), n’y put rien changer. Sa voix n’importait guère comparée au pouvoir très réel de l’école de George, groupe d’influence où, comme dans toutes les formations de ce genre, comptait seulement l’allégeance idéologique, puisque seule l’idéologie, et non le niveau et la qualité, font la cohésion d’un groupe. Bien qu’ils feignissent d’être au-dessus de la politique, les disciples de George étaient tout aussi familiers des bases de la politique littéraire que les professeurs des bases de la politique universitaire."
"Son engagement pour le marxisme, qui faillit l’amener, au milieu des années vingt, à rejoindre le parti communiste, ne fut certainement pas sans rapport avec cette prise de conscience ; et il n’est pas moins sûr que ses quelques succès, “victoires de détail” auxquelles correspondirent toujours “des défaites d’ensemble” furent dues à cet engagement. Certes, il n’y eut pas là de quoi justifier son espoir d’être reconnu comme le “seul véritable critique de la littérature allemande” (comme pensait Scholem dans l’une des rares lettres publiées de sa très belle correspondance avec son am. Mais son engagement lui permit du moins de collaborer à la Frankfürter Zeitung, dont la page littéraire était alors orientée à gauche, et au Literarische Welt, et surtout, naturellement, fut à l’origine de son amitié avec Brecht, et de son rapport avec l’Institut pour les Sciences sociales qui devint finalement déterminant au point de vue matériel. Cependant même là où il avait tant investi spirituellement et humainement, il s’avéra vite qu’il ne pouvait contenter personne."
"Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, étaient des “Matérialistes dialectiques” et dans leur opinion la pensée de Benjamin était “adialectique”, se mouvait “dans des catégories matérialistes qui ne coïncidaient aucunement avec les catégories marxistes”, “manquait de médiations”, dans la mesure où, dans un essai sur Baudelaire, il avait rapporté “certains éléments frappants à l’intérieur de la superstructure… directement, peut-être même causalement, à des éléments correspondants de l’infrastructure”. Le résultat fut que l’essai original de Benjamin, “Le Paris du Second Empire dans les Œuvres de Baudelaire”, ne fût pas imprimé, ni à l’époque dans le magazine de l’Institut, ni dans l’édition posthume en deux volumes de ses Écrits."
"Benjamin fut probablement le marxiste le plus singulier jamais produit par ce mouvement, qui a eu pourtant — ô combien ! — son lot de farfelus. L’aspect théorique qui devait le fasciner était la doctrine de la superstructure qui, si elle n’avait jamais été que brièvement esquissée par Marx, jouait alors un rôle disproportionné dans le mouvement, au moment où le rejoignait un nombre disproportionné d’intellectuels, donc de gens que concernait seulement la superstructure. Benjamin ne fit usage de cette doctrine que comme d’un stimulus heuristico-méthodologique et ne se préoccupe guère de son arrière-plan historique ou philosophique. Ce qui le fascinait là était que l’esprit et sa manifestation matérielle fussent liés au point d’inviter à découvrir partout des correspondances au sens de Baudelaire, leur capacité à s’illuminer réciproquement lorsqu’on les mettait dans le rapport convenable, et à vouer à une inutilité manifeste tout commentaire explicatif ou interprétatif. L’intérêt de Benjamin allait à l’affinité qu’il pouvait percevoir entre une scène dans la rue, une spéculation en bourse, un poème, une pensée ; au fil caché qui les reliait et permettait à l’historien ou au philologue de reconnaître qu’il fallait les rattacher à la même période. Quand Adorno critiquait “sa représentation étonnante de la facticité” (Briefe, II, 793), il disait bien ce dont il s’agissait — ce que Benjamin faisait et voulait faire. Fortement influencé par le Surréalisme, Benjamin tentait “de saisir la figure de l’histoire en fixant les aspects les plus inapparents de l’existence, ses déchets pour ainsi dire” (Briefe, II, 685). Benjamin avait une passion pour les petites choses, et même pour les choses minuscules ; Scholem nous fait part de son ambition de faire tenir cent lignes sur une page de carnet normale et de son admiration face à deux grains de blé du département juif du musée de Cluny “sur lesquels une âme fraternelle avait gravé en entier le Shema Israël”. Pour lui la grandeur d’un objet était inversement proportionnelle à sa signification. Et cette passion, loin d’être une lubie, dérivait directement de la seule vision du monde dont l’influence ait été sur lui décisive, la foi goethéenne en l’existence effective d’un Urphänomen, d’un phénomène archétypique, chose concrète trouvable dans le monde visible où la “signification” (Bedeutung, le plus goethéen des mots, revient sans cesse dans les écrits de Benjamin) et l’apparence, le mot et la chose l’idée et l’expérience coïncideraient. Plus l’objet était petit, plus il semblait susceptible de contenir, sous la forme la plus concentrée, tout le reste ; d’où le bonheur de Benjamin à constater que deux grains de blé pussent contenir tout le Shema Israël, essence même du judaïsme, la plus minuscule essence apparaissant sur la chose la plus minuscule, origines, chacune, d’un développement dont nul produit, quant à sa signification, ne peut leur être comparé. En d’autres termes, ce qui fascina profondément Benjamin depuis le début ne fut jamais une idée, ce fut toujours un phénomène. “En tout ce que l’on appelle beau avec raison, c’est le paraître qui fait l’effet d’un paradoxe” (Schriften, I, 349), et ce paradoxe — ou, plus simplement : la merveille de l’apparition, fut toujours au centre de tout son travail."
"Pour ce mode de pensée très complexe mais toujours hautement réaliste, la relation marxiste entre superstructure et infrastructure devenait, en un sens précis, une relation métaphorique. Si, par exemple — et celui-ci ne serait certainement pas infidèle à l’esprit de Benjamin — le concept abstrait de Vernunft (raison) est reconduit à son origine dans le verbe vernehmen (percevoir, entendre), on peut penser qu’un mot de la sphère de la superstructure a été restitué à son infrastructure sensible, ou, à l’inverse, qu’un concept a été transformé en une métaphore — à supposer que “métaphore” soit entendu au sens originel, non allégorique de metapherein (transporter). Car une métaphore établit un lien qui est perçu de manière sensible dans son immédiateté et n’appelle aucune interprétation, tandis qu’une allégorie procède toujours d’une notion abstraite et invente ensuite quelque chose de tangible qui permet de se la représenter en quelque sorte à volonté. L’allégorie doit être préalablement expliquée pour pouvoir prendre un sens, il faut trouver une solution à l’énigme qu’elle présente, de sorte que l’interprétation souvent laborieuse des figures allégoriques fait malheureusement toujours songer à la solution d’une devinette, même si cela ne demande pas plus d’ingéniosité que dans le cas de la représentation allégorique de la mort par un squelette. Depuis Homère, la métaphore est, dans le poétique, l’élément proprement transmetteur de connaissance ; par son emploi s’établissent les correspondances* entre les choses physiquement les plus lointaines — ainsi, ce passage de l’Iliade où au déchaînement de peur et de douleur dans le cœur des Achéens répond le déchaînement conjugué des vents du nord et de l’ouest sur les eaux sombres (Iliade, IX, 1- ; ou cet autre où à l’ébranlement de l’armée vers le combat, en vagues pressées, répond le mouvement des lames de la mer qui, poussées par le vent, se soulèvent d’abord au large, roulent vers le rivage en vagues pressées, puis s’en viennent briser sur la terre dans un fracas de tonnerre (Iliade, IV, 422-428). Les métaphores en ce sens mettent poétiquement en œuvre l’unité du monde. Ce qui est si difficile à comprendre au sujet de Benjamin est que, sans être poète, il pensait poétiquement et, par conséquent, était tenu de considérer la métaphore comme le plus grand don du langage. Le “transfert” dans la langue nous permet de rendre sensible l’invisible — “Une puissante forteresse est notre Dieu” — et ainsi d’en rendre possible une expérience. Il pouvait sans difficulté concevoir la théorie de la superstructure comme la doctrine définitive de la pensée métaphorique —pour la bonne raison, précisément, qu’il rapportait la superstructure sans beaucoup de façons, et en renonçant à toutes les médiations, directement à l’infrastructure prétendument “matérielle”, c’est-à-dire, pour lui, donnée de manière sensible."
"À la fois Adorno et Scholem condamnèrent l’“influence désastreuse” (Scholem) de Brecht : Adorno parce qu’il lui imputait l’utilisation nettement adialectique par Benjamin de catégories marxistes, Scholem parce qu’il y discernait le risque d’une rupture déterminée avec la métaphysique et le judaïsme. Et le “malheur” fut que Benjamin, parfaitement enclin d’ordinaire à des compromis, surtout s’ils n’étaient pas nécessaires, sut et maintint que son amitié avec Brecht constituait une limite absolue non seulement à sa docilité mais aussi à sa diplomatie, car “mon accord avec la production de Brecht représente l’un des points les plus importants et les plus stratégiques de toute ma position” (Briefe II, 594). En Brecht, il trouvait un poète doué de rares pouvoirs intellectuels et, ce qui était presque aussi important pour lui à cette époque, un homme de gauche qui, malgré tout le bavardage sur la dialectique, n’était pas plus un penseur dialectique que lui, mais dont l’intelligence était singulièrement proche de la réalité."
"La traduction ne parut pas en Allemagne avant la fin de la guerre, mais Benjamin lui fut redevable de sa relation avec [Alexis Saint-Léger dit Saint-John Perse] qui, en tant que diplomate, put intervenir auprès du gouvernement français et le persuader d’épargner à Benjamin un second internement en France pendant la guerre —privilège dont bénéficièrent bien peu d’autres réfugiés."
"Le 26 septembre 1940, Walter Benjamin, qui était sur le point d’émigrer en Amérique, se donna la mort à la frontière franco-espagnole. Ses raisons étaient diverses : la Gestapo avait confisqué son appartement parisien avec sa bibliothèque (il avait pu sauver d’Allemagne “la partie la plus importante”) et une bonne partie de ses manuscrits, et il avait motif à s’inquiéter aussi des manuscrits qu’il avait pu, avant de fuir Paris pour Lourdes, en zone non occupée, entreposer à la Bibliothèque nationale, par l’intermédiaire de Georges Bataille. Comment allait-il lui, vivre sans bibliothèque, et comment subsister sans son considérable recueil de citations et d’extraits ? En outre, rien ne l’attirait en Amérique, où, lui arrivait-il de dire, l’on ne pourrait sans doute rien faire d’autre de lui que le trimbaler à travers le pays et l’exhiber comme le “dernier Européen”.
Mais l’occasion de son suicide fût un singulier coup de malchance. Du fait de l’accord d’armistice entre la France de Vichy et le Troisième Reich, les gens qui avaient fui l’Allemagne de Hitler —les réfugiés provenant d’Allemagne, comme on les appelait officiellement en France— se trouvaient menacés d’être réexpédiés en Allemagne, à supposer, semble-t-il, qu’il s’agît d’opposants politiques. Dans le but de sauver cette catégorie de réfugiés —qui, remarquons-le, ne comprit jamais la masse apolitique de Juifs qui se révéla plus tard courir les plus grands dangers— les États-Unis avaient fait distribuer une quantité de visas d’urgence par les consulats américains de la France non occupée. Grâce aux efforts de l’Institut de New York, Benjamin compta parmi les premiers à obtenir ce visa à Marseille. Il obtint rapidement, aussi, un visa de transit espagnol qui devait lui permettre de gagner Lisbonne et y embarquer. Mais il lui manquait le visa de sortie français, encore exigé à l’époque, car le régime de Vichy, désireux d’être agréable à la Gestapo, avait pour principe, à ce moment, de le refuser aux réfugiés allemands. Cependant il n’en résultait pas, en général, de grandes difficultés : la route qui menait à Port-bou, à pied, par-delà la montagne, relativement courte et point trop pénible, était bien connue, et la police frontalière française ne la gardait pas. Mais pour Benjamin, qui était malade du cœur (Briefe, II, 841), cela devait signifier un grand effort, et il est sans doute arrivé dans un état de grave épuisement. Lorsque le petit groupe de réfugiés auquel il s’était joint atteignit la frontière espagnole, il se révéla soudain que les Espagnols avaient ce jour-là fermé la frontière et que les douaniers ne reconnaissaient pas les visas faits à Marseille. Les réfugiés devaient donc retourner en France le jour suivant par le même chemin. Benjamin se suicida durant la nuit, et ses compagnons furent alors autorisés par les gardes-frontière, quelque peu impressionnés, à gagner le Portugal. L’embargo sur les visas fut levé quelques semaines plus tard. Un jour plus tôt, Benjamin serait passé sans difficulté ; un jour plus tard, on aurait su à Marseille qu’il n’était pas possible à ce moment de passer en Espagne. C’est seulement ce jour-là que la catastrophe était possible."
"Paris n’était certes pas encore cosmopolite, mais, au plus profond, européen, et pour cela s’était tout naturellement présenté comme une seconde patrie pour tous les sans-patrie depuis le milieu du siècle précédent. À cela, ni la xénophobie prononcée des habitants, ni les chicaneries raffinées de la police nationale à l’égard des ressortissants étrangers n’ont jamais pu changer quelque chose. Benjamin a su longtemps avant son émigration combien [il est] “extraordinairement rare de parvenir avec un Français à un contact susceptible de faire durer une conversation au-delà du premier quart d’heure” et sa noblesse innée lui interdit plus tard, quand il s’installa à Paris, de transformer en relations ses connaissances passagères —il connaissait surtout Gide— et de nouer de nouvelles relations. Werner Kraft, on le sait aujourd’hui, l’emmena d’abord voir Charles Du Bos, qui était alors une sorte de figure clé pour les émigrants allemands du fait de son “enthousiasme pour la poésie allemande”."
"À Paris, un étranger se sent chez lui parce qu’on peut habiter cette ville comme on habite ailleurs ses quatre murs. Et de même qu’on n’habite pas, qu’on ne transforme pas en son logis, un appartement du seul fait qu’on s’en sert — pour dormir, manger, travailler —, mais parce qu’on y séjourne, de même on habite une ville lorsqu’on se plaît à y flâner sans but ni dessein, les innombrables cafés qui flanquent les rues, et devant lesquels s’écoule la vie de la ville, le flot des passants, renforçant ce sentiment d’être chez soi. Paris est aujourd’hui encore l’unique grande ville que l’on puisse commodément parcourir à pied, et la vie de Paris, plus que celle de toute autre ville, dépend des piétons, et se trouve menacée par le trafic automobile pour des raisons qui ne sont pas seulement techniques. Dans le désert des banlieues américaines et dans les quartiers résidentiels des grandes villes où toute la vie des rues se déroule sur les artères de circulation, et où l’on peut souvent marcher des kilomètres sur les trottoirs, réduits alors à n’être que des sentiers de passage, sans rencontrer personne, on est en face de l’exact contraire de Paris."
"Le flâneur, comme le dandy et le snob, a sa patrie dans le XIXe siècle, époque de sécurité où les enfants de bonne souche bourgeoise étaient assurés de percevoir un revenu sans avoir à travailler, et n’avaient donc aucune raison de se dépêcher."
" "Tandis qu’en Allemagne je me sens complètement seul parmi les hommes de ma génération dans mes efforts et mes intérêts, il y a en France des phénomènes singuliers — comme écrivains, Giraudoux et particulièrement Aragon — comme mouvement, le surréalisme, où je vois à l’œuvre ce qui me préoccupe aussi”, écrit-il en 1927 à Hofmannsthal, à son retour d’un voyage à Moscou, qui l’a convaincu de l’impossibilité de mener à bien des entreprises littéraires sous pavillon communiste ; il envisage alors d’affermir sa “position parisienne”. (Huit ans plus tôt, déjà, longtemps donc avant de virer au marxisme, il avait fait part de “l’incroyable sentiment d’affinité” que Péguy lui avait inspiré. “Aucun écrit ne m’a jamais touché d’aussi près, ne m’a jamais donné un tel sentiment de communion”."
"Benjamin ne s’est préparé à aucune autre “profession” que celle de collectionneur privé et de professeur libre (Privatgelehrter). Dans le cadre de l’époque, ses études, qu’il avait commencées avant la Première Guerre mondiale, ne pouvaient mener qu’à une carrière universitaire, mais une telle carrière était encore fermée aux Juifs non baptisés, au même titre que les autres carrières de la fonction publique. Les Juifs pouvaient envisager une Habilitation et dans le meilleur des cas, une promotion au rang d’Extraordinarius non payé ; c’était une carrière qui présupposait un revenu assuré plutôt qu’elle ne le procurait. Le doctorat que Benjamin décida d’entreprendre seulement “à cause de ma famille” (Briefe, I, 216) et sa tentative ultérieure d’obtenir l’Habilitation furent conçus comme autant de plates-formes pour amener sa famille à lui servir cette rente.
Cette situation changea brutalement après la guerre : l’inflation avait appauvri, sinon ruiné, une grande partie de la bourgeoisie et la République de Weimar ouvrait la carrière universitaire même aux Juifs qui n’étaient pas baptisés. L’histoire malheureuse de l’Habilitation fait voir nettement à quel point Benjamin ne tint compte du changement des circonstances et persista dans ses idées d’avant-guerre pour tout ce qui concernait les questions d’argent. Car, depuis le début, l’Habilitation n’avait eu d’autre but que de rappeler son père “à l’ordre” en donnant une “preuve de reconnaissance publique” (Briefe, I, 293) et de le persuader d’accorder à son fils, qui avait alors atteint la trentaine, une rente qui fut suffisante, et, il faut l’ajouter, en rapport avec sa position sociale. À aucun moment, même lorsqu’il se fut rapproché des communistes, il n’en est venu à douter, en dépit de ses conflits chroniques avec ses parents, de la légitimité de cette revendication, et il n’a jamais cessé de juger “inqualifiable” de les voir lui demander “de travailler pour gagner sa vie” (Briefe, I, 292). Quand son père expliqua par la suite qu’il ne pourrait ni ne voudrait augmenter la somme qu’il lui versait déjà tous les mois, même si son fils obtenait l’Habilitation, cela bouleversa naturellement à la base toute l’entreprise de Benjamin. Jusqu’à la mort de ses parents en 1930, Benjamin put résoudre le problème de sa subsistance en se réinstallant chez ses parents, où il vécut d’abord avec sa famille (il avait une femme et un fils), puis seul après sa séparation et son divorce qui se produisirent assez vite. Il est clair que cette situation le fit grandement souffrir, mais il est non moins clair qu’il n’a guère envisagé sérieusement d’autre issue."
"Il est tout aussi difficile à des riches devenus pauvres de croire à leur pauvreté, qu’à des pauvres devenus riches de croire à leur richesse ; les uns sont égarés par une présomption qui n’est aucunement de leur fait, les autres par une “avarice” qui n’est en réalité que l’angoisse du lendemain.
En tout cas, l’attitude de Benjamin envers les nécessités matérielles ne représentait aucunement un cas isolé ; elle était bien plutôt typique de toute une génération d’intellectuels judéo-allemands, à ceci près qu’elle n’eut sans doute pour aucun autre des résultats aussi désastreux. La base en était la mentalité des pères, hommes d’affaires arrivés qui n’avaient pas une très haute opinion de leur réussite et rêvaient pour leurs fils de destinées plus hautes. C’était la version sécularisée de l’antique croyance juive selon laquelle ceux qui “étudient” — la Torah ou le Talmud, c’est-à-dire la loi de dieu — sont l’élite authentique du peuple et ne doivent pas avoir à se soucier de tâches aussi vulgaires que : gagner de l’argent ou travailler dans le but d’en gagner. Ce qui ne veut pas dire que dans cette génération il n’y eut pas de conflits entre père et fils ; au contraire, la littérature de l’époque en est pleine, et si Freud avait vécu et œuvré dans un pays et dans une langue autres que celles du milieu judéo-allemand qui lui procurait ses patients, peut-être n’aurions-nous jamais entendu parler du complexe d’Œdipe. Mais en général ces conflits étaient résolus par la prétention des fils à être des génies, ou, dans le cas des nombreux communistes issus de familles aisées, à faire le bonheur de l’humanité — à se fixer, de toute manière, des buts plus élevés que l’argent — et les pères ne demandaient qu’à les suivre dans cette conviction."
"Pour Benjamin, en tout cas, la rente mensuelle restait la seule forme de revenu envisageable, et, afin de la conserver après le décès de ses parents, il était ou pensait être prêt à faire beaucoup de choses : apprendre l’hébreu pour 300 marks par mois si les sionistes y voyaient une promesse, ou bien la pensée dialectique si les marxistes n’admettaient pas d’autre façon de parler avec eux. Il demeure admirable que, le couteau sous la gorge, il ne fit pourtant, en fait, ni l’un ni l’autre ; mais non moins admirable reste la patience infinie avec laquelle Scholem, qui s’était tant dépensé pour obtenir de l’université de Jérusalem la bourse qui devait permettre à Benjamin d’apprendre l’hébreu, accepta des années la procrastination de Benjamin."
"À la différence de la classe des intellectuels, qui mettaient leurs talents à la disposition de l’État en qualité d’experts, de spécialistes et de fonctionnaires, ou de la société, pour la divertir et l’instruire, les hommes de lettres se sont toujours efforcé de garder leurs distances vis-à-vis de l’État et de la société. Leur existence matérielle reposait sur des rentes non liées à un travail et leur attitude spirituelle sur un refus résolu de se laisser intégrer politiquement ou socialement. Forts de cette double indépendance, ils pouvaient se permettre cette souveraineté dans le dédain à laquelle on doit aussi bien la perspicacité de La Rochefoucauld que la sagesse de Montaigne, l’acuité aphoristique de la pensée pascalienne non moins que la hardiesse et l’absence de préjugés des réflexions politiques de Montesquieu. Il ne m’est pas possible ici d’exposer les circonstances qui transformèrent par la suite les hommes de lettres* en révolutionnaires au XVIIIe siècle, ni la manière dont se scindèrent leurs successeurs, aux XIXe et XXe siècles : d’un côté, la classe des “hommes de culture”, de l’autre, celle des révolutionnaires professionnels. Si je fais allusion à cet arrière-plan historique, c’est seulement à cause de la liaison unique chez Benjamin, entre l’élément de culture et l’élément révolutionnaire. Ce fut comme si, peu avant sa disparition probablement définitive, la figure de l’homme de lettres devait se montrer encore une fois dans l’entière plénitude de ses pouvoirs malgré ou peut-être à cause du dérobement catastrophique de sa base matérielle, de telle façon que la passion purement spirituelle qui rend cette figure si digne d’amour pût se développer et s’affirmer d’une manière d’autant plus suggestive et impressionnante."
"Son père était un marchand d’objets d’art et un antiquaire ; la famille était riche et parfaitement assimilée, une partie de ses grands-parents était orthodoxe, l’autre appartenait à la communauté Réformée."
"S’agissant d’hommes du niveau de Kafka, Kraus ou Benjamin. Ce qui donna à leur critique toute son acuité ne fut jamais l’antisémitisme comme tel, mais la réaction à son égard de la bourgeoisie juive, à laquelle l’intelligentsia ne s’identifiait aucunement. Et là non plus il ne s’agit pas de l’attitude apologétique souvent peu digne du judaïsme officiel, avec lequel les intellectuels n’avaient guère de contact, mais de la négation mensongère de l’existence de la haine antijuive et de la séparation de cette bourgeoisie d’avec la réalité, mise en scène élaborée au moyen de tous les artifices de l’auto-illusion, et dont faisait aussi partie, en tout cas pour Kafka, la démarcation établie à l’encontre du prétendu peuple des Ostjuden (Juifs d’Europe orientale) que l’on rendait hypocritement responsable de l’antisémitisme. Le point décisif ici était toujours l’oubli de la réalité, auquel contribuait fortement, comme il est naturel, l’opulence de ces couches sociales : “Chez les gens pauvres, écrivait Kafka, le monde, la vie du travail pénètrent d’une certaine manière d’eux-mêmes irrésistiblement dans la hutte (…) et empêchent que naisse l’air moite, empoisonné, asphyxiant pour les enfants, du salon familial bien meublé.” L’enjeu du combat était de vivre dans le monde tel qu’il se trouvait être — donc, par exemple, d’être préparé au meurtre de Walter Rathenau en 1922 : “incompréhensible, pour Kafka, qu’on l’ait laissé vivre si longtemps”."
"Le sionisme et le communisme étaient pour les Juifs de cette génération (Kafka et Moritz Goldstein avaient seulement dix ans de plus que Benjamin) les formes de rébellion dont ils disposaient — la génération des pères, il ne faut pas l’oublier, condamnant souvent plus durement la rébellion sioniste que la rébellion communiste. L’une et l’autre représentaient des moyens de quitter l’absence de réalité pour le monde, le mensonge et le leurre pour une existence honnête. Mais les choses ne présentent ce visage que rétrospectivement. À l’époque où Benjamin prit le chemin d’abord d’un sionisme peu convaincu, puis d’un communisme qui ne l’était au fond pas plus, les tenants des deux idéologies étaient opposés par l’hostilité la plus grande : les communistes traitaient pour les discréditer les sionistes de “fascistes juifs” et les sionistes appelaient les jeunes communistes juifs “assimilationnistes rouges”. D’une manière remarquable et probablement unique, Benjamin garda ouvertes pour lui-même les deux routes pendant des années ; il continua d’envisager un départ en Palestine longtemps après être devenu marxiste, sans se laisser influencer le moins du monde par les opinions de ses amis d’orientation marxiste, en particulier par ceux d’entre eux qui étaient juifs. Cela montre clairement combien peu l’intéressait l’aspect “positif” de l’une ou l’autre idéologie, et que ce qui lui importait dans les deux cas était le facteur “négatif” constitué par la critique des conditions existantes, porte de sortie des illusions et de l’imposture bourgeoises, position extérieure à l’establishment littéraire et universitaire aussi bien.
Il était fort jeune au moment où il choisit cette attitude radicalement critique, et ne soupçonnait probablement pas à quel isolement et à quelle solitude elle devait le conduire par la suite."
"Walter Benjamin savait que la rupture de la tradition et la perte de l’autorité survenues à son époque étaient irréparables, et il concluait qu’il lui fallait découvrir un style nouveau de rapport au passé. En cela, il devint maître le jour où il découvrit qu’à la transmissibilité du passé, s’était substituée sa “citabilité”, à son autorité cette force inquiétante de s’installer par bribes dans le présent et de l’arracher à cette “fausse paix” qu’il devait à une complaisance béate. “Les citations, dans mon travail, sont comme des voleurs de grands chemins qui surgissent en armes et dépouillent le promeneur de ses convictions” (Schriften, I, 571). Cette découverte de la fonction moderne de la citation selon Benjamin, qui donnait ici Karl Kraus en exemple, était née d’un désespoir, non de ce désespoir que suscite un passé qui se refuse “à éclairer l’avenir” et laisse l’esprit humain “marcher dans les ténèbres”, comme chez Tocqueville, mais d’un désespoir relatif au présent et d’un désir de détruire le présent. Par conséquent la force de la citation “n’est pas de conserver, mais de purifier, d’arracher du contexte, de détruire”."
"Dans la tradition littéraire et poétique allemande, le Baroque, à l’exception des grands chorals d’église de l’époque, n’a jamais été véritablement vivant. Goethe a dit, à juste titre, que lorsqu’il avait dix-huit ans la littérature allemande n’était pas plus âgée que lui. Et le choix, baroque en un double sens, de Benjamin a sa contrepartie exacte dans la remarquable décision de Scholem d’accéder au judaïsme par la Kabbale, donc par cette partie de la littérature hébraïque qui est non transmise et intransmissible au sens de la tradition juive, et à laquelle s’attachait, de plus, une sorte de tabou implicite. Rien semble-t-il après coup, mieux que le choix de ce domaine de recherches, ne mettait en lumière qu’il n’y avait pas de chemin de retour ni dans la tradition allemande ou européenne, ni dans la tradition juive. C’était admettre implicitement que le passé ne parlait directement qu’à travers des choses qui n’étaient pas transmises, dont la proximité apparente au présent était précisément due à leur caractère exotique et qui, pour cette raison, ne pouvaient en aucun cas prétendre faire autorité."
-Hannah Arendt, Walter Benjamin (1892-1940), Paris, Éditions Allia, 2007 (1968 pour la première édition américaine).
"Walter Benjamin avait été reconnu tôt, et non seulement d’hommes dont les noms à cette époque étaient encore inconnus, tels que Gershom Scholem, l’ami de sa jeunesse, et Theodor Wiesengrund Adorno, son premier et seul disciple, qui sont responsables ensemble de l’édition posthume de ses œuvres et lettres. Une reconnaissance immédiate, on est tenté de dire instinctive, vint de Hugo von Hofmannsthal, qui publia l’essai de Benjamin sur les Affinités électives de Goethe en 1924, et de Bertolt Brecht, qui aurait dit, apprenant la mort de Benjamin, que c’était la première vraie perte qu’Hitler faisait subir à la littérature allemande."
"La gloire est un phénomène social ; ad gloriam non est satis unius opinio (comme remarquait Sénèque avec sagesse et pédantisme), “pour la gloire, l’opinion d’un seul ne suffit pas”, bien qu’elle suffise pour l’amitié et pour l’amour."
"Pour décrire correctement son œuvre, et le décrire lui-même comme un auteur dans le cadre de référence habituel, il faudrait recourir à bien des négations, telles que : son érudition était grande, mais il n’était pas un spécialiste ; son travail portait sur des textes et leur interprétation, mais il n’était pas un philologue ; il était très attiré non par la religion mais par la théologie et le modèle théologique d’interprétation pour lequel le texte lui-même est sacré, mais il n’était pas un théologien et ne s’intéressait pas particulièrement à la Bible ; il était un écrivain-né, mais sa plus grande ambition était de produire une œuvre consistant entièrement en citations ; il fut le premier Allemand à traduire Proust (en collaboration avec Franz Hessel) et Saint-John Perse, et auparavant il avait traduit les Tableaux parisiens de Baudelaire, mais il n’était pas un traducteur ; il recensa des livres et écrivit nombre d’essais sur des écrivains vivants et morts, mais il n’était pas un critique littéraire ; il écrivit un livre sur le Baroque allemand et laissa une énorme étude inachevée sur le XIXe siècle français, mais il n’était pas un historien, de la littérature ou d’autre chose ; j’essaierai de montrer que sans être poète ni philosophe, il pensait poétiquement."
"Cet homme qui n’a sans doute jamais songé à une gloire posthume, eut de sa malchance une conscience extraordinairement nette."
"Par l’intermédiaire d’un ami, il avait pu placer les Affinités électives de Goethe dans les Neue Deutsche Beiträge (1924-1925) de Hofmannsthal. Cette étude, chef-d’œuvre de la prose allemande, et qui garde une envergure unique dans le champ général de la critique littéraire allemande et le champ spécialisé de l’érudition goethéenne, avait déjà été refusée plusieurs fois, et l’approbation enthousiaste de Hofmannsthal vint à un moment où Benjamin désespérait déjà de “trouver preneur” (Briefe, I, 300). Mais une malchance décisive, jamais complètement comprise, semble-t-il, se trouva liée à cette chance dans ce contexte d’un lien nécessaire. La seule sécurité matérielle, qu’aurait pu amener cette première percée publique était l’Habilitation, première étape de la carrière universitaire à laquelle Benjamin se destinait alors. Sans doute cela ne lui aurait pas permis de gagner sa vie — un “Privat-dozent” ne percevait aucun traitement — mais cela aurait probablement incité son père à l’assister en attendant l’octroi d’une chaire professorale, puisque c’était un usage courant en ce temps-là. Il est maintenant difficile de comprendre comment lui-même et ses amis ne se sont pas doutés qu’une Habilitation sous un professeur d’université banal était vouée à la catastrophe. Quand les messieurs en question ont expliqué plus tard qu’ils ne comprenaient pas un traître mot à l’étude sur L’Origine de la tragédie allemande que Benjamin avait présentée, on peut certainement les en croire. Comment auraient-ils pu comprendre un auteur dont la plus grande fierté était que “le texte est fait presque entièrement de citations — “la plus folle technique de mosaïque imaginable” — et qui accordait la plus grande importance “aux six phrases qu’il avait mises en exergue”. “Personne (…) n’en pourrait rassembler de plus rares et de plus précieuses ?” (Briefe, I, 366). Il faisait penser à un maître qui aurait façonné un objet unique, pour le mettre en vente au plus proche marché ! Vraiment, point n’était besoin, pour s’expliquer l’échec, d’attribuer un rôle à l’antisémitisme, à une malveillance à l’égard d’un intrus (Benjamin avait passé ses examens en Suisse pendant la guerre et n’était le disciple de personne) ou à la suspicion universitaire d’usage à l’égard de toute chose dont la médiocrité n’est pas garantie. Aujourd’hui encore, si je ne m’abuse, ce travail de Benjamin n’a été discuté dans aucune revue spécialisée d’Allemagne."
"L’attaque ici visait le livre de Friedrich Gundolf sur Goethe, et la critique de Benjamin était sans appel. Or, Benjamin aurait pu espérer être mieux compris de Gundolf et des autres membres du cercle groupé autour de Stephan George, dont le monde intellectuel lui avait été tout à fait familier dans sa jeunesse, que des “gens en place”, et il est probable qu’il n’aurait pas eu besoin d’être membre du “cercle” pour obtenir son “habilitation” sous la direction de l’un de ces hommes, au moment où certains commençaient à se faire une place assez confortable dans le monde universitaire. La chose à ne pas faire était bien de lancer contre le plus éminent et le plus puissant des représentants du cercle auprès de l’Université une attaque si violente que personne ne pouvait plus ignorer."
"Il n’y eut jamais homme plus isolé que Benjamin. Même l’autorité d’Hofmannsthal — “le nouveau patron”, comme Benjamin l’appelait dans son bonheur du début (Briefe, I, 327), n’y put rien changer. Sa voix n’importait guère comparée au pouvoir très réel de l’école de George, groupe d’influence où, comme dans toutes les formations de ce genre, comptait seulement l’allégeance idéologique, puisque seule l’idéologie, et non le niveau et la qualité, font la cohésion d’un groupe. Bien qu’ils feignissent d’être au-dessus de la politique, les disciples de George étaient tout aussi familiers des bases de la politique littéraire que les professeurs des bases de la politique universitaire."
"Son engagement pour le marxisme, qui faillit l’amener, au milieu des années vingt, à rejoindre le parti communiste, ne fut certainement pas sans rapport avec cette prise de conscience ; et il n’est pas moins sûr que ses quelques succès, “victoires de détail” auxquelles correspondirent toujours “des défaites d’ensemble” furent dues à cet engagement. Certes, il n’y eut pas là de quoi justifier son espoir d’être reconnu comme le “seul véritable critique de la littérature allemande” (comme pensait Scholem dans l’une des rares lettres publiées de sa très belle correspondance avec son am. Mais son engagement lui permit du moins de collaborer à la Frankfürter Zeitung, dont la page littéraire était alors orientée à gauche, et au Literarische Welt, et surtout, naturellement, fut à l’origine de son amitié avec Brecht, et de son rapport avec l’Institut pour les Sciences sociales qui devint finalement déterminant au point de vue matériel. Cependant même là où il avait tant investi spirituellement et humainement, il s’avéra vite qu’il ne pouvait contenter personne."
"Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, étaient des “Matérialistes dialectiques” et dans leur opinion la pensée de Benjamin était “adialectique”, se mouvait “dans des catégories matérialistes qui ne coïncidaient aucunement avec les catégories marxistes”, “manquait de médiations”, dans la mesure où, dans un essai sur Baudelaire, il avait rapporté “certains éléments frappants à l’intérieur de la superstructure… directement, peut-être même causalement, à des éléments correspondants de l’infrastructure”. Le résultat fut que l’essai original de Benjamin, “Le Paris du Second Empire dans les Œuvres de Baudelaire”, ne fût pas imprimé, ni à l’époque dans le magazine de l’Institut, ni dans l’édition posthume en deux volumes de ses Écrits."
"Benjamin fut probablement le marxiste le plus singulier jamais produit par ce mouvement, qui a eu pourtant — ô combien ! — son lot de farfelus. L’aspect théorique qui devait le fasciner était la doctrine de la superstructure qui, si elle n’avait jamais été que brièvement esquissée par Marx, jouait alors un rôle disproportionné dans le mouvement, au moment où le rejoignait un nombre disproportionné d’intellectuels, donc de gens que concernait seulement la superstructure. Benjamin ne fit usage de cette doctrine que comme d’un stimulus heuristico-méthodologique et ne se préoccupe guère de son arrière-plan historique ou philosophique. Ce qui le fascinait là était que l’esprit et sa manifestation matérielle fussent liés au point d’inviter à découvrir partout des correspondances au sens de Baudelaire, leur capacité à s’illuminer réciproquement lorsqu’on les mettait dans le rapport convenable, et à vouer à une inutilité manifeste tout commentaire explicatif ou interprétatif. L’intérêt de Benjamin allait à l’affinité qu’il pouvait percevoir entre une scène dans la rue, une spéculation en bourse, un poème, une pensée ; au fil caché qui les reliait et permettait à l’historien ou au philologue de reconnaître qu’il fallait les rattacher à la même période. Quand Adorno critiquait “sa représentation étonnante de la facticité” (Briefe, II, 793), il disait bien ce dont il s’agissait — ce que Benjamin faisait et voulait faire. Fortement influencé par le Surréalisme, Benjamin tentait “de saisir la figure de l’histoire en fixant les aspects les plus inapparents de l’existence, ses déchets pour ainsi dire” (Briefe, II, 685). Benjamin avait une passion pour les petites choses, et même pour les choses minuscules ; Scholem nous fait part de son ambition de faire tenir cent lignes sur une page de carnet normale et de son admiration face à deux grains de blé du département juif du musée de Cluny “sur lesquels une âme fraternelle avait gravé en entier le Shema Israël”. Pour lui la grandeur d’un objet était inversement proportionnelle à sa signification. Et cette passion, loin d’être une lubie, dérivait directement de la seule vision du monde dont l’influence ait été sur lui décisive, la foi goethéenne en l’existence effective d’un Urphänomen, d’un phénomène archétypique, chose concrète trouvable dans le monde visible où la “signification” (Bedeutung, le plus goethéen des mots, revient sans cesse dans les écrits de Benjamin) et l’apparence, le mot et la chose l’idée et l’expérience coïncideraient. Plus l’objet était petit, plus il semblait susceptible de contenir, sous la forme la plus concentrée, tout le reste ; d’où le bonheur de Benjamin à constater que deux grains de blé pussent contenir tout le Shema Israël, essence même du judaïsme, la plus minuscule essence apparaissant sur la chose la plus minuscule, origines, chacune, d’un développement dont nul produit, quant à sa signification, ne peut leur être comparé. En d’autres termes, ce qui fascina profondément Benjamin depuis le début ne fut jamais une idée, ce fut toujours un phénomène. “En tout ce que l’on appelle beau avec raison, c’est le paraître qui fait l’effet d’un paradoxe” (Schriften, I, 349), et ce paradoxe — ou, plus simplement : la merveille de l’apparition, fut toujours au centre de tout son travail."
"Pour ce mode de pensée très complexe mais toujours hautement réaliste, la relation marxiste entre superstructure et infrastructure devenait, en un sens précis, une relation métaphorique. Si, par exemple — et celui-ci ne serait certainement pas infidèle à l’esprit de Benjamin — le concept abstrait de Vernunft (raison) est reconduit à son origine dans le verbe vernehmen (percevoir, entendre), on peut penser qu’un mot de la sphère de la superstructure a été restitué à son infrastructure sensible, ou, à l’inverse, qu’un concept a été transformé en une métaphore — à supposer que “métaphore” soit entendu au sens originel, non allégorique de metapherein (transporter). Car une métaphore établit un lien qui est perçu de manière sensible dans son immédiateté et n’appelle aucune interprétation, tandis qu’une allégorie procède toujours d’une notion abstraite et invente ensuite quelque chose de tangible qui permet de se la représenter en quelque sorte à volonté. L’allégorie doit être préalablement expliquée pour pouvoir prendre un sens, il faut trouver une solution à l’énigme qu’elle présente, de sorte que l’interprétation souvent laborieuse des figures allégoriques fait malheureusement toujours songer à la solution d’une devinette, même si cela ne demande pas plus d’ingéniosité que dans le cas de la représentation allégorique de la mort par un squelette. Depuis Homère, la métaphore est, dans le poétique, l’élément proprement transmetteur de connaissance ; par son emploi s’établissent les correspondances* entre les choses physiquement les plus lointaines — ainsi, ce passage de l’Iliade où au déchaînement de peur et de douleur dans le cœur des Achéens répond le déchaînement conjugué des vents du nord et de l’ouest sur les eaux sombres (Iliade, IX, 1- ; ou cet autre où à l’ébranlement de l’armée vers le combat, en vagues pressées, répond le mouvement des lames de la mer qui, poussées par le vent, se soulèvent d’abord au large, roulent vers le rivage en vagues pressées, puis s’en viennent briser sur la terre dans un fracas de tonnerre (Iliade, IV, 422-428). Les métaphores en ce sens mettent poétiquement en œuvre l’unité du monde. Ce qui est si difficile à comprendre au sujet de Benjamin est que, sans être poète, il pensait poétiquement et, par conséquent, était tenu de considérer la métaphore comme le plus grand don du langage. Le “transfert” dans la langue nous permet de rendre sensible l’invisible — “Une puissante forteresse est notre Dieu” — et ainsi d’en rendre possible une expérience. Il pouvait sans difficulté concevoir la théorie de la superstructure comme la doctrine définitive de la pensée métaphorique —pour la bonne raison, précisément, qu’il rapportait la superstructure sans beaucoup de façons, et en renonçant à toutes les médiations, directement à l’infrastructure prétendument “matérielle”, c’est-à-dire, pour lui, donnée de manière sensible."
"À la fois Adorno et Scholem condamnèrent l’“influence désastreuse” (Scholem) de Brecht : Adorno parce qu’il lui imputait l’utilisation nettement adialectique par Benjamin de catégories marxistes, Scholem parce qu’il y discernait le risque d’une rupture déterminée avec la métaphysique et le judaïsme. Et le “malheur” fut que Benjamin, parfaitement enclin d’ordinaire à des compromis, surtout s’ils n’étaient pas nécessaires, sut et maintint que son amitié avec Brecht constituait une limite absolue non seulement à sa docilité mais aussi à sa diplomatie, car “mon accord avec la production de Brecht représente l’un des points les plus importants et les plus stratégiques de toute ma position” (Briefe II, 594). En Brecht, il trouvait un poète doué de rares pouvoirs intellectuels et, ce qui était presque aussi important pour lui à cette époque, un homme de gauche qui, malgré tout le bavardage sur la dialectique, n’était pas plus un penseur dialectique que lui, mais dont l’intelligence était singulièrement proche de la réalité."
"La traduction ne parut pas en Allemagne avant la fin de la guerre, mais Benjamin lui fut redevable de sa relation avec [Alexis Saint-Léger dit Saint-John Perse] qui, en tant que diplomate, put intervenir auprès du gouvernement français et le persuader d’épargner à Benjamin un second internement en France pendant la guerre —privilège dont bénéficièrent bien peu d’autres réfugiés."
"Le 26 septembre 1940, Walter Benjamin, qui était sur le point d’émigrer en Amérique, se donna la mort à la frontière franco-espagnole. Ses raisons étaient diverses : la Gestapo avait confisqué son appartement parisien avec sa bibliothèque (il avait pu sauver d’Allemagne “la partie la plus importante”) et une bonne partie de ses manuscrits, et il avait motif à s’inquiéter aussi des manuscrits qu’il avait pu, avant de fuir Paris pour Lourdes, en zone non occupée, entreposer à la Bibliothèque nationale, par l’intermédiaire de Georges Bataille. Comment allait-il lui, vivre sans bibliothèque, et comment subsister sans son considérable recueil de citations et d’extraits ? En outre, rien ne l’attirait en Amérique, où, lui arrivait-il de dire, l’on ne pourrait sans doute rien faire d’autre de lui que le trimbaler à travers le pays et l’exhiber comme le “dernier Européen”.
Mais l’occasion de son suicide fût un singulier coup de malchance. Du fait de l’accord d’armistice entre la France de Vichy et le Troisième Reich, les gens qui avaient fui l’Allemagne de Hitler —les réfugiés provenant d’Allemagne, comme on les appelait officiellement en France— se trouvaient menacés d’être réexpédiés en Allemagne, à supposer, semble-t-il, qu’il s’agît d’opposants politiques. Dans le but de sauver cette catégorie de réfugiés —qui, remarquons-le, ne comprit jamais la masse apolitique de Juifs qui se révéla plus tard courir les plus grands dangers— les États-Unis avaient fait distribuer une quantité de visas d’urgence par les consulats américains de la France non occupée. Grâce aux efforts de l’Institut de New York, Benjamin compta parmi les premiers à obtenir ce visa à Marseille. Il obtint rapidement, aussi, un visa de transit espagnol qui devait lui permettre de gagner Lisbonne et y embarquer. Mais il lui manquait le visa de sortie français, encore exigé à l’époque, car le régime de Vichy, désireux d’être agréable à la Gestapo, avait pour principe, à ce moment, de le refuser aux réfugiés allemands. Cependant il n’en résultait pas, en général, de grandes difficultés : la route qui menait à Port-bou, à pied, par-delà la montagne, relativement courte et point trop pénible, était bien connue, et la police frontalière française ne la gardait pas. Mais pour Benjamin, qui était malade du cœur (Briefe, II, 841), cela devait signifier un grand effort, et il est sans doute arrivé dans un état de grave épuisement. Lorsque le petit groupe de réfugiés auquel il s’était joint atteignit la frontière espagnole, il se révéla soudain que les Espagnols avaient ce jour-là fermé la frontière et que les douaniers ne reconnaissaient pas les visas faits à Marseille. Les réfugiés devaient donc retourner en France le jour suivant par le même chemin. Benjamin se suicida durant la nuit, et ses compagnons furent alors autorisés par les gardes-frontière, quelque peu impressionnés, à gagner le Portugal. L’embargo sur les visas fut levé quelques semaines plus tard. Un jour plus tôt, Benjamin serait passé sans difficulté ; un jour plus tard, on aurait su à Marseille qu’il n’était pas possible à ce moment de passer en Espagne. C’est seulement ce jour-là que la catastrophe était possible."
"Paris n’était certes pas encore cosmopolite, mais, au plus profond, européen, et pour cela s’était tout naturellement présenté comme une seconde patrie pour tous les sans-patrie depuis le milieu du siècle précédent. À cela, ni la xénophobie prononcée des habitants, ni les chicaneries raffinées de la police nationale à l’égard des ressortissants étrangers n’ont jamais pu changer quelque chose. Benjamin a su longtemps avant son émigration combien [il est] “extraordinairement rare de parvenir avec un Français à un contact susceptible de faire durer une conversation au-delà du premier quart d’heure” et sa noblesse innée lui interdit plus tard, quand il s’installa à Paris, de transformer en relations ses connaissances passagères —il connaissait surtout Gide— et de nouer de nouvelles relations. Werner Kraft, on le sait aujourd’hui, l’emmena d’abord voir Charles Du Bos, qui était alors une sorte de figure clé pour les émigrants allemands du fait de son “enthousiasme pour la poésie allemande”."
"À Paris, un étranger se sent chez lui parce qu’on peut habiter cette ville comme on habite ailleurs ses quatre murs. Et de même qu’on n’habite pas, qu’on ne transforme pas en son logis, un appartement du seul fait qu’on s’en sert — pour dormir, manger, travailler —, mais parce qu’on y séjourne, de même on habite une ville lorsqu’on se plaît à y flâner sans but ni dessein, les innombrables cafés qui flanquent les rues, et devant lesquels s’écoule la vie de la ville, le flot des passants, renforçant ce sentiment d’être chez soi. Paris est aujourd’hui encore l’unique grande ville que l’on puisse commodément parcourir à pied, et la vie de Paris, plus que celle de toute autre ville, dépend des piétons, et se trouve menacée par le trafic automobile pour des raisons qui ne sont pas seulement techniques. Dans le désert des banlieues américaines et dans les quartiers résidentiels des grandes villes où toute la vie des rues se déroule sur les artères de circulation, et où l’on peut souvent marcher des kilomètres sur les trottoirs, réduits alors à n’être que des sentiers de passage, sans rencontrer personne, on est en face de l’exact contraire de Paris."
"Le flâneur, comme le dandy et le snob, a sa patrie dans le XIXe siècle, époque de sécurité où les enfants de bonne souche bourgeoise étaient assurés de percevoir un revenu sans avoir à travailler, et n’avaient donc aucune raison de se dépêcher."
" "Tandis qu’en Allemagne je me sens complètement seul parmi les hommes de ma génération dans mes efforts et mes intérêts, il y a en France des phénomènes singuliers — comme écrivains, Giraudoux et particulièrement Aragon — comme mouvement, le surréalisme, où je vois à l’œuvre ce qui me préoccupe aussi”, écrit-il en 1927 à Hofmannsthal, à son retour d’un voyage à Moscou, qui l’a convaincu de l’impossibilité de mener à bien des entreprises littéraires sous pavillon communiste ; il envisage alors d’affermir sa “position parisienne”. (Huit ans plus tôt, déjà, longtemps donc avant de virer au marxisme, il avait fait part de “l’incroyable sentiment d’affinité” que Péguy lui avait inspiré. “Aucun écrit ne m’a jamais touché d’aussi près, ne m’a jamais donné un tel sentiment de communion”."
"Benjamin ne s’est préparé à aucune autre “profession” que celle de collectionneur privé et de professeur libre (Privatgelehrter). Dans le cadre de l’époque, ses études, qu’il avait commencées avant la Première Guerre mondiale, ne pouvaient mener qu’à une carrière universitaire, mais une telle carrière était encore fermée aux Juifs non baptisés, au même titre que les autres carrières de la fonction publique. Les Juifs pouvaient envisager une Habilitation et dans le meilleur des cas, une promotion au rang d’Extraordinarius non payé ; c’était une carrière qui présupposait un revenu assuré plutôt qu’elle ne le procurait. Le doctorat que Benjamin décida d’entreprendre seulement “à cause de ma famille” (Briefe, I, 216) et sa tentative ultérieure d’obtenir l’Habilitation furent conçus comme autant de plates-formes pour amener sa famille à lui servir cette rente.
Cette situation changea brutalement après la guerre : l’inflation avait appauvri, sinon ruiné, une grande partie de la bourgeoisie et la République de Weimar ouvrait la carrière universitaire même aux Juifs qui n’étaient pas baptisés. L’histoire malheureuse de l’Habilitation fait voir nettement à quel point Benjamin ne tint compte du changement des circonstances et persista dans ses idées d’avant-guerre pour tout ce qui concernait les questions d’argent. Car, depuis le début, l’Habilitation n’avait eu d’autre but que de rappeler son père “à l’ordre” en donnant une “preuve de reconnaissance publique” (Briefe, I, 293) et de le persuader d’accorder à son fils, qui avait alors atteint la trentaine, une rente qui fut suffisante, et, il faut l’ajouter, en rapport avec sa position sociale. À aucun moment, même lorsqu’il se fut rapproché des communistes, il n’en est venu à douter, en dépit de ses conflits chroniques avec ses parents, de la légitimité de cette revendication, et il n’a jamais cessé de juger “inqualifiable” de les voir lui demander “de travailler pour gagner sa vie” (Briefe, I, 292). Quand son père expliqua par la suite qu’il ne pourrait ni ne voudrait augmenter la somme qu’il lui versait déjà tous les mois, même si son fils obtenait l’Habilitation, cela bouleversa naturellement à la base toute l’entreprise de Benjamin. Jusqu’à la mort de ses parents en 1930, Benjamin put résoudre le problème de sa subsistance en se réinstallant chez ses parents, où il vécut d’abord avec sa famille (il avait une femme et un fils), puis seul après sa séparation et son divorce qui se produisirent assez vite. Il est clair que cette situation le fit grandement souffrir, mais il est non moins clair qu’il n’a guère envisagé sérieusement d’autre issue."
"Il est tout aussi difficile à des riches devenus pauvres de croire à leur pauvreté, qu’à des pauvres devenus riches de croire à leur richesse ; les uns sont égarés par une présomption qui n’est aucunement de leur fait, les autres par une “avarice” qui n’est en réalité que l’angoisse du lendemain.
En tout cas, l’attitude de Benjamin envers les nécessités matérielles ne représentait aucunement un cas isolé ; elle était bien plutôt typique de toute une génération d’intellectuels judéo-allemands, à ceci près qu’elle n’eut sans doute pour aucun autre des résultats aussi désastreux. La base en était la mentalité des pères, hommes d’affaires arrivés qui n’avaient pas une très haute opinion de leur réussite et rêvaient pour leurs fils de destinées plus hautes. C’était la version sécularisée de l’antique croyance juive selon laquelle ceux qui “étudient” — la Torah ou le Talmud, c’est-à-dire la loi de dieu — sont l’élite authentique du peuple et ne doivent pas avoir à se soucier de tâches aussi vulgaires que : gagner de l’argent ou travailler dans le but d’en gagner. Ce qui ne veut pas dire que dans cette génération il n’y eut pas de conflits entre père et fils ; au contraire, la littérature de l’époque en est pleine, et si Freud avait vécu et œuvré dans un pays et dans une langue autres que celles du milieu judéo-allemand qui lui procurait ses patients, peut-être n’aurions-nous jamais entendu parler du complexe d’Œdipe. Mais en général ces conflits étaient résolus par la prétention des fils à être des génies, ou, dans le cas des nombreux communistes issus de familles aisées, à faire le bonheur de l’humanité — à se fixer, de toute manière, des buts plus élevés que l’argent — et les pères ne demandaient qu’à les suivre dans cette conviction."
"Pour Benjamin, en tout cas, la rente mensuelle restait la seule forme de revenu envisageable, et, afin de la conserver après le décès de ses parents, il était ou pensait être prêt à faire beaucoup de choses : apprendre l’hébreu pour 300 marks par mois si les sionistes y voyaient une promesse, ou bien la pensée dialectique si les marxistes n’admettaient pas d’autre façon de parler avec eux. Il demeure admirable que, le couteau sous la gorge, il ne fit pourtant, en fait, ni l’un ni l’autre ; mais non moins admirable reste la patience infinie avec laquelle Scholem, qui s’était tant dépensé pour obtenir de l’université de Jérusalem la bourse qui devait permettre à Benjamin d’apprendre l’hébreu, accepta des années la procrastination de Benjamin."
"À la différence de la classe des intellectuels, qui mettaient leurs talents à la disposition de l’État en qualité d’experts, de spécialistes et de fonctionnaires, ou de la société, pour la divertir et l’instruire, les hommes de lettres se sont toujours efforcé de garder leurs distances vis-à-vis de l’État et de la société. Leur existence matérielle reposait sur des rentes non liées à un travail et leur attitude spirituelle sur un refus résolu de se laisser intégrer politiquement ou socialement. Forts de cette double indépendance, ils pouvaient se permettre cette souveraineté dans le dédain à laquelle on doit aussi bien la perspicacité de La Rochefoucauld que la sagesse de Montaigne, l’acuité aphoristique de la pensée pascalienne non moins que la hardiesse et l’absence de préjugés des réflexions politiques de Montesquieu. Il ne m’est pas possible ici d’exposer les circonstances qui transformèrent par la suite les hommes de lettres* en révolutionnaires au XVIIIe siècle, ni la manière dont se scindèrent leurs successeurs, aux XIXe et XXe siècles : d’un côté, la classe des “hommes de culture”, de l’autre, celle des révolutionnaires professionnels. Si je fais allusion à cet arrière-plan historique, c’est seulement à cause de la liaison unique chez Benjamin, entre l’élément de culture et l’élément révolutionnaire. Ce fut comme si, peu avant sa disparition probablement définitive, la figure de l’homme de lettres devait se montrer encore une fois dans l’entière plénitude de ses pouvoirs malgré ou peut-être à cause du dérobement catastrophique de sa base matérielle, de telle façon que la passion purement spirituelle qui rend cette figure si digne d’amour pût se développer et s’affirmer d’une manière d’autant plus suggestive et impressionnante."
"Son père était un marchand d’objets d’art et un antiquaire ; la famille était riche et parfaitement assimilée, une partie de ses grands-parents était orthodoxe, l’autre appartenait à la communauté Réformée."
"S’agissant d’hommes du niveau de Kafka, Kraus ou Benjamin. Ce qui donna à leur critique toute son acuité ne fut jamais l’antisémitisme comme tel, mais la réaction à son égard de la bourgeoisie juive, à laquelle l’intelligentsia ne s’identifiait aucunement. Et là non plus il ne s’agit pas de l’attitude apologétique souvent peu digne du judaïsme officiel, avec lequel les intellectuels n’avaient guère de contact, mais de la négation mensongère de l’existence de la haine antijuive et de la séparation de cette bourgeoisie d’avec la réalité, mise en scène élaborée au moyen de tous les artifices de l’auto-illusion, et dont faisait aussi partie, en tout cas pour Kafka, la démarcation établie à l’encontre du prétendu peuple des Ostjuden (Juifs d’Europe orientale) que l’on rendait hypocritement responsable de l’antisémitisme. Le point décisif ici était toujours l’oubli de la réalité, auquel contribuait fortement, comme il est naturel, l’opulence de ces couches sociales : “Chez les gens pauvres, écrivait Kafka, le monde, la vie du travail pénètrent d’une certaine manière d’eux-mêmes irrésistiblement dans la hutte (…) et empêchent que naisse l’air moite, empoisonné, asphyxiant pour les enfants, du salon familial bien meublé.” L’enjeu du combat était de vivre dans le monde tel qu’il se trouvait être — donc, par exemple, d’être préparé au meurtre de Walter Rathenau en 1922 : “incompréhensible, pour Kafka, qu’on l’ait laissé vivre si longtemps”."
"Le sionisme et le communisme étaient pour les Juifs de cette génération (Kafka et Moritz Goldstein avaient seulement dix ans de plus que Benjamin) les formes de rébellion dont ils disposaient — la génération des pères, il ne faut pas l’oublier, condamnant souvent plus durement la rébellion sioniste que la rébellion communiste. L’une et l’autre représentaient des moyens de quitter l’absence de réalité pour le monde, le mensonge et le leurre pour une existence honnête. Mais les choses ne présentent ce visage que rétrospectivement. À l’époque où Benjamin prit le chemin d’abord d’un sionisme peu convaincu, puis d’un communisme qui ne l’était au fond pas plus, les tenants des deux idéologies étaient opposés par l’hostilité la plus grande : les communistes traitaient pour les discréditer les sionistes de “fascistes juifs” et les sionistes appelaient les jeunes communistes juifs “assimilationnistes rouges”. D’une manière remarquable et probablement unique, Benjamin garda ouvertes pour lui-même les deux routes pendant des années ; il continua d’envisager un départ en Palestine longtemps après être devenu marxiste, sans se laisser influencer le moins du monde par les opinions de ses amis d’orientation marxiste, en particulier par ceux d’entre eux qui étaient juifs. Cela montre clairement combien peu l’intéressait l’aspect “positif” de l’une ou l’autre idéologie, et que ce qui lui importait dans les deux cas était le facteur “négatif” constitué par la critique des conditions existantes, porte de sortie des illusions et de l’imposture bourgeoises, position extérieure à l’establishment littéraire et universitaire aussi bien.
Il était fort jeune au moment où il choisit cette attitude radicalement critique, et ne soupçonnait probablement pas à quel isolement et à quelle solitude elle devait le conduire par la suite."
"Walter Benjamin savait que la rupture de la tradition et la perte de l’autorité survenues à son époque étaient irréparables, et il concluait qu’il lui fallait découvrir un style nouveau de rapport au passé. En cela, il devint maître le jour où il découvrit qu’à la transmissibilité du passé, s’était substituée sa “citabilité”, à son autorité cette force inquiétante de s’installer par bribes dans le présent et de l’arracher à cette “fausse paix” qu’il devait à une complaisance béate. “Les citations, dans mon travail, sont comme des voleurs de grands chemins qui surgissent en armes et dépouillent le promeneur de ses convictions” (Schriften, I, 571). Cette découverte de la fonction moderne de la citation selon Benjamin, qui donnait ici Karl Kraus en exemple, était née d’un désespoir, non de ce désespoir que suscite un passé qui se refuse “à éclairer l’avenir” et laisse l’esprit humain “marcher dans les ténèbres”, comme chez Tocqueville, mais d’un désespoir relatif au présent et d’un désir de détruire le présent. Par conséquent la force de la citation “n’est pas de conserver, mais de purifier, d’arracher du contexte, de détruire”."
"Dans la tradition littéraire et poétique allemande, le Baroque, à l’exception des grands chorals d’église de l’époque, n’a jamais été véritablement vivant. Goethe a dit, à juste titre, que lorsqu’il avait dix-huit ans la littérature allemande n’était pas plus âgée que lui. Et le choix, baroque en un double sens, de Benjamin a sa contrepartie exacte dans la remarquable décision de Scholem d’accéder au judaïsme par la Kabbale, donc par cette partie de la littérature hébraïque qui est non transmise et intransmissible au sens de la tradition juive, et à laquelle s’attachait, de plus, une sorte de tabou implicite. Rien semble-t-il après coup, mieux que le choix de ce domaine de recherches, ne mettait en lumière qu’il n’y avait pas de chemin de retour ni dans la tradition allemande ou européenne, ni dans la tradition juive. C’était admettre implicitement que le passé ne parlait directement qu’à travers des choses qui n’étaient pas transmises, dont la proximité apparente au présent était précisément due à leur caractère exotique et qui, pour cette raison, ne pouvaient en aucun cas prétendre faire autorité."
-Hannah Arendt, Walter Benjamin (1892-1940), Paris, Éditions Allia, 2007 (1968 pour la première édition américaine).