« C'est […] en termes d'appropriation par une classe, un groupe ou une élite, de la puissance collective qu'il faut comprendre la genèse du pouvoir politique. Mais, cette genèse est cachée dans la formulation habituellement donnée du système politique représentatif appelé, par un abus de langage, démocratique. Nous essayerons de dévoiler ici quelques aspects de la longue histoire de cette usurpation contenue dans la « représentation politique ».
Par voie de conséquence l'État, se réclamant de la volonté du peuple ou du droit divin, tant qu'il existera, sera toujours la réalisation d'une aliénation et d'une appropriation. » (p.5)
« Les idées n'habitent pas dans un lieu décharné et neutre, elles naissent de l'action et pendant leur vivant mobilisent les passions qui attisent les révoltes, et le moment venu, changent le monde. » (p.6)
« A côté de nos espoirs, sous la couverture d'un imaginaire collectif réactionnaire, le scénario reste sombre et opaque pour la grande majorité des acteurs humains, dépossédés, comme ils le sont dans la quotidienneté du monde, de leur capacité d'agir et de décider par soi-même. C'est ainsi que cette partie inconsciente de l'État -reliquat théocratique ou patriarcal qui somnole dans chacun de nous- se renforce au fur et à mesure que l'autonomie du sujet se réduit. » (p.
« A l'été 1791, montrant une certaine radicalité démocratique, des voix demandent que la Constitution soit soumise au vote des assemblées primaires. Brissot, par exemple, ne veut admettre que le gouvernement représentatif, mais en même temps il est obligé de reconnaître que la souveraineté du peuple ne serait qu'un « vain mot » si elle n'impliquait pas une « suprématie active sur tous les pouvoirs délégués. »
Barnave n'hésite pas, emporté par son éloquence il s'insurge contre la « provocation d'assemblées primaires », avec elles « on remplace le gouvernement représentatif, le plus parfait des gouvernements, par tout ce qu'il y a dans la nature de plus odieux, de plus subversif, de plus nuisible au peuple lui-même, l'exercice immédiat de la souveraineté, la démocratie, (...) le plus grand des fléaux ». » (p.12)
« Si la Grande Révolution se drapa dans « le costume de la République romaine » [Marx], par le même mouvement elle refoula l'Athènes de la démocratie radicale. » (p.13)
« Aristote constate : « on admet généralement que la désignation aux magistratures par voie de tirage au sort est de nature démocratique, et que la désignation par l'élection de nature oligarchique. » [La Politique. IV, 9. 1294-b]. » (p.14)
« Ce qu'on appelle représentation mentale n'est pas seulement une idée, ou un concept, ou une image, des choses du monde réel, extérieur, qui viendraient se dédoubler de façon isomorphe dans le psychisme des hommes, mais plutôt un processus de représentant, une relation référentielle, ou sémantique, de signification, produit de l'interaction sociale laquelle génère un système de signes, un ordre symbolique, un langage. » (p.15)
« Le supporteur d'une équipe sportive s'écrie : « Nous avons gagné » quand l'enseigne de son choix remporte une victoire. Si nous élisons un objet du monde en l'investissant de notre affection (amour ou haine) il y a une partie de nous qui reste adhérée à la matière de nos préférences, soit-il une personne, un emblème, un drapeau, ou n'importe quelle autre figure. Ce que l'objet investi fait c'est nous qui le faisons. […]
Généralement, les mouvements identificatoires inconscients, par lesquels le sujet se constitue, ont un sens positif - on ne prend pas comme modèle les aspects considérés pauvres, dégradés ou dénigrés de son entourage -, ce sont les représentations imaginaires socialement valorisées dans une culture androcentrique, l'autorité, la force, la richesse, qui se présentent en tant qu'objets sécurisants ou désirables, avant que toute critique ne devienne possible. » (p.17)
« Chaque sujet construit son propre rapport à sa conscience morale, sur-moïque, il y a ceux qui défendent leur for intérieur (le tribunal de sa conscience) comme un bastion, et ceux qui « externalisent » leur idéal du moi dans le chef ou dans l'institution, ceux qui veulent échapper à toute responsabilité et qui vont se réfugier dans « l'obéissance due ».
Cependant, une société instituée induit une sorte de conformité aux normes, un caractère social, qui permet à la majorité de ses membres de fonctionner en harmonie avec les règles et les fins collectives. Sur ces bases, [David] Riesman a pu proposer une typologie sociologique qui caractérise les individus par leur façon de s'orienter face aux exigences normatives : Après l'abandon des formes transcendantes de l'autorité traditionnelle, la société moderne a connu l'émergence d'un caractère chez ses membres typiques qui intériorise et intègre les buts ou desseins de sa culture, et d'être, de ce fait, « intérieurement dirigés », comme si, métaphoriquement, chacun portait en soi un gyroscope.
Au fur et à mesure que la société évolue vers le mercantilisme et la communication de masses, le type prédominant devient un caractère social disposé à se laisser « diriger par les autres » au milieu d'un flux de mots qui brouille les valeurs et les expectatives de groupes et de classes. La personne « dirigée par les autres » doit être préparée à analyser et à réagir rapidement devant tout type de messages proches ou éloignés, elle n'a pas à internaliser un code de conduite mais plutôt à construire un compliqué équipement pour capter les signes des autres. La métaphore qui convient n'est plus le gyroscope, elle serait, alors, le radar. » (pp.18-19)
« On comprend habituellement la délégation comme l'action par laquelle une personne donne mandat, procuration ou pouvoir, à une seconde personne pour agir, accomplir une tâche, parler, signer, décider, vouloir à sa place. Ainsi, le mandant transfère au mandataire, un pouvoir, potentia, capacité, qui lui est propre. Si le mandat ou transfert est effectué par une seule personne « réelle » en faveur d'une autre personne « réelle », l'action est relativement claire. Mais, si Un seul est investi de la délégation de tout un groupe, ou d'une foule de personnes, il reçoit un pouvoir transcendant à chacun de ses commettants. Le mandataire devient une représentation du groupe, il l'incarne. De cette façon, la fonction vicariale de la délégation s'inverse ou devient circulaire, et laisse voir la relation de représentation, latente, toujours aux aguets, dans l'acte social par excellence de déléguer. Une personne singulière peut, alors, agir en tant que « personne morale », c'est-à-dire en substitut d'une entité collective. » (p.20)
« La conclusion acquise dans la seconde moitié du XIIIe siècle était que les biens d'un collège vacant continuaient de lui appartenir « parce qu'il était une personne « représentée » à la manière dont une succession « représente » une personne. » La persona reprœsentata, fictive, qui va occuper la place laissée vide par les morts ou par une communauté disparue, en vertu de son abstraction même, et à exemple du corpus mysticum que figurait l'Église, pourra alors doubler toute institution passée ou présente, éteinte ou vivante. […]
Mais, cette représentation imagée, cette persona ficta ou morale, pouvait encore se dédoubler en représentation singulière d'une pluralité, tout en étant représentée par une personne réelle, tel que dans la succession le mort est « représenté ». C'est de ce nouveau représentant naturel que surgira la consistance apportée par les juristes.
Il y a donc une ambigüité interprétative dans le concept même de représentation : dans un sens, « la représentation est pleinement transitive, elle est celle d'un absent par un présent. Reprœsentare signifie certainement, dans la langue du droit médiéval, être présent à la place d'autrui ». Mais, la représentation, comme dans l'expression persona reprœsentata, peut être comprise également d'une façon intransitive en tant que figure mentale ou personne fictive, en absence de tout représentant vicarial réel.
Dans ces deux fonctions implicites du terme « représentation » viendra se nicher le paradoxe de la représentation que reconnaîtra Thomas Hobbes quelques siècles plus tard. » (pp.24-25)
« Le jésuite Ribadeneyra dans son Tratado del principe cristiano publié en 1595 avec le propos de défendre la monarchie catholique et d'attaquer Machiavel, écrit : « aucun roi n'est roi absolu, ni indépendant ni propriétaire, il est lieutenant et ministre de Dieu. » (p.26)
« Suivant en cela la tradition aristotélicienne, la société est considérée comme un fait de nature, les hommes vivent ensemble et constituent spontanément une entité collective pour satisfaire leurs nécessités. Ainsi, l'homme est un animal civil, « plus social que les abeilles ». De cette nature qui donne le fondement sur lequel s'institue la communauté ou la République, ils tirent l'intelligence (el entendimiento) de concéder « facultés convenables » à princes ou magistrats, parce que sans ordre et sans tête une société organisée ne peut pas fonctionner. C'est, alors, par loi naturelle que toute République « peut et doit transférer la potestas civile qu'elle possède » à rois, princes ou consuls. Domingo de Soto, philosophe et théologien dominicain écrivait en 1556 De justitia et jure où il note : « Les rois et les princes sont créés par le Peuple, qui leur transfère impérium et potestas ». » (p.29)
« L'idée d'une délégation qui préserve la capacité décisionnelle du mandant, qui n'entame pas sa souveraineté sur tous les pouvoirs délégués, pourrait conforter la proposition majeure de la théorie politique de Martin de Azpilcueta, qui dans une leçon publique à l'Université de Salamanque en 1528, affirmait : «Le royaume n'appartient pas au roi mais à la communauté et la domination royale n'appartient pas par droit naturel au roi mais à la communauté laquelle, par conséquent, ne peut pas se détacher d'elle entièrement. ».
Avec plus ou moins de clarté ou emphase, plusieurs voix imortantes de l'Eglise espagnole des dernières décennies de ce XVIe siècle qui se prolonge un peu sur le XVIIe, vont exprimer des convictions semblables comme, par exemple, Luis de Molina, le jésuite qui défendait le droit de résistance […] ou Bartolomé de las Casas, le dominicain qui prêchait en faveur des Indiens d'Amérique, et qui affirmait qu'à l'origine, en établissant une sorte de pacte, le peuple se concertait avec le prince sur le régime politique. Ainsi « originairement toutes les choses et tous les peuples furent libres. ». » (pp.29-30)
« Pendant une courte période -entre 1640 et 1660- une seconde révolution « qui n'eut jamais lieu » grondait dans l'ombre de la première Révolution anglaise. A ce moment-là « tout, littéralement, semblait possible ; on assista à une remise en question, non seulement des valeurs anciennes d'une société fondée sur la hiérarchie, mais aussi des valeurs nouvelles de l'éthique protestante. La reprise en main ne s'effectua que progressivement au cours du protectorat d'Olivier Cromwell ». » (p.31)
« Contrairement aux théologiens espagnols [contractualistes] le point de départ [de Hobbes] ne sera plus la communauté mais l'individu et sa « nature ». A l'état de nature il n'y a que des individus, et « les hommes sont par nature égaux. ». » (p.33)
"L'escamotage de la souveraineté populaire se cache sous le manteau de la représentation. L'individu dans la multitude est supposé souverain, une fois le pacte effectué il fait partie d'un corps politique, « le peuple », qui existe à condition qu'il soit représenté par un Roi, un Conseil, une Assemblée, qui assume la souveraineté de tous, autorisé par chacun. En tant que « l'unité du peuple », son existence même, est donnée par l'unité du représentant, on peut dire, selon la formule paradoxale de Hobbes dans De Cive, « le roi est ce que je nomme le peuple. »
Dans le contrat primitif des prélats espagnols la potestas du gouvernement dérivait de la communauté, elle (la potestas) était un pouvoir transféré ou délégué. Dans le Contrat social le peuple aussi est la source de la souveraineté, mais il n'existe que comme persona ficta - une seule personne représentée ou représentative - et, donc, celui qui est le dépositaire de cette personnalité - on peut dire aussi, celui qui l'assume - sera le possesseur de l'Autorité suprême. Dès ses origines le pacte est pensé comme un moyen d'arriver à « l'implication ou l'inclusion des volontés de plusieurs dans la volonté d'un seul ». [...]
La proposition de Hobbes fait partie intégrante de la "démocratie" représentative : le peuple est souverain mais ce sont ses représentants qui gouvernent." (pp.42-43)
"La procédure du suffrage (dit) universel pour élire un représentant actualise ou ritualise le principe du désistement - « se défaire ou se dessaisir » - de la volonté individuelle en faveur de la personne qui va assumer la représentation de la volonté de tous.
Dans la représentation, l'exercice de sa volonté est pour le commettant l'acte de son aliénation. Il choisit qui va décider pour lui. Ainsi, avec le système représentatif, la souveraineté du peuple (sumapotestas), ne se constitue en acte, en exercice, que quand la persona ficta est assumée par le représentant (le Roi, l'Assemblée, le Conseil). Proudhon pensait que « la collectivité abstraite du peuple » peut toujours servir « au parasitisme de la minorité et à l'oppression du grand nombre.» De cette façon, Rousseau peut faire croire -continue Proudhon en critiquant le Contrat social et la Volonté générale- que « le souverain, c'est-à-dire le Peuple, être fictif, personne morale, conception pure de l'entendement, a pour représentant naturel et visible le prince ».
Alors, si la souveraineté ne peut pas se trouver dans un artifice, elle doit vivre dans « le peuple assemblé ». Mais, « si les assemblées primaires, dit Robespierre, étaient convoquées pour juger des questions d'État, la Convention serait détruite. »." (p.45)
"Il y a un transfert inconscient d'une tonalité particulière dans les relations que le sujet maintient avec ses chefs, ou ses représentants politiques, ou les objets symboliques qu'il porte dans son cœur. Ce transfert dépose dans l'objet investi - homme ou chose -les désirs de toute-puissance qui échappent à la conscience adulte, le sujet répète dans ses investissements actuels des prototypes infantiles. « Les mandants adorent leur propre créature », écrivait Bourdieu, ainsi, en recevant la délégation de plusieurs agents sociaux, le mandataire devient un « représentant » du groupe, il le personnifie en lui donnant d'une certaine façon son unité symbolique. Dès lors, la relation vicariale devient circulaire et ce qui n'était que simple délégation se transforme en représentation. Le représentant, produit du collectif social, mute en « fétiche politique », il usurpe l'identité du groupe en faisant croire que le corps politique - qui est le groupe - n'existe que par lui.
Le système représentatif, élevé au rang d'institution légitimante du pouvoir politique, perpétue l'escamotage de la souveraineté populaire. Et il sera un deuxième facteur qui contribue à l'expropriation de la volonté individuelle.
Les institutions ne sont pas extérieures aux sujets agents des actions sociales, même si nous les voyons comme formes organisationnelles ou structures propres du milieu où nous agissons, elles sont en réalité internes à la personne, et sont ressenties comme des manières personnelles de penser et de se comporter.
L'institution représentationnelle, en tant que forme normative de la relation vicariale, s'articule avec les identifications infantiles à l'autorité (paternelle et patriarcale) et s'intègre ainsi naturellement au « caractère social » type d'une société androcentrique." (p.47)
"Le radical leudh, d'où sont tirés eleutheros et liber, signifie « croître, se développer ». Alors le mot eleutheria (traduit par liberté) contient dans ses racines deux significations principales, l'idée d'appartenance à un groupe, à une ethnie, à un peuple, et l'idée de croissance d'un être qui arrive à son plein développement ou à son épanouissement." (p.50)
"C'est sur cette Terre labourée par les générations que nous ont précédée que nous luttons." (p.58)
"La capacité instituante, le pouvoir de créer et d'établir des conventions, des normes, des institutions, est une fonction du collectif humain, de la société comme un tout. Mais dès les origines les sociétés ont établi une séparation radicale entre le sacré et le profane, entre l'au-delà et l'ici-bas, et elles ont abdiqué leur capacité instituante au profit d'une « volonté » extérieure à elles mêmes, source de l'institution du monde. A cause de cet acte d'auto-dépossession les sociétés naissent hétéronomes, elles reçoivent la loi, dictée un jour par les dieux ou les ancêtres, sacrée et immuable. Ainsi se constitue un imaginaire établi qui recouvre et occulte l'imaginaire instituant. La sortie effective de la forme traditionnelle des sociétés se produit quand le groupe social se reconnaît comme étant lui-même le seul créateur des nomoi, le seul référant des normes et institutions qui le construisent en tant que
société instituée. C'est, alors, la mise en question de la norme reçue, la critique des anciennes règles et l'établissement de nouvelles par décision de la collectivité assemblée, qui feront naître la liberté en tant que réalisation social-historique effective, consciente et réflexive.
A ce moment-là, la liberté, la politique et la philosophie surgissent ensemble, pensait à juste titre Castoriadis. Avec l'invention de la démocratie, la Grèce du VIe et Ve siècle à été le lieu, le locus, social-historique où l'autonomie est devenue possible. Autonomos, se donner soi-même ses lois. S'interroger, réfléchir, modifier, changer, agir dans l'échange mutuel au sein d'un espace commun où les hommes sont égaux. On peut dire ainsi que « l'autonomie est l'agir réflexif d'une raison qui se crée dans un mouvement sans fin, comme à la fois individuelle et sociale. »." (pp.60-61)
" [Pour Platon] Tout dans la Cité démocratique est atteint par la liberté, il est donc fatal qu'elle entre dans les maisons en allant jusqu'aux bêtes pour leur induire le refus de se laisser commander. Le fils devient l'égal du père, « le maître a peur de l'écolier et il l'adule, l'écolier a le mépris du maître », mais le comble de la somme de liberté dans une telle Cité advient quand l'esclave (l'homme et la femme qu'on a achetés) n'est nullement moins libre que les autres. Et, enfin, entre tous ces maux, « l'attitude des femmes envers leurs maris et des maris envers leur femmes » montre « le degré d'égalitarisme et de liberté qui y règne. »
La diatribe s'envenime et prend le ton du « Vieil oligarque » : A quel point même les bêtes sont libres dans cette Cité, « car les chiennes y sont, tout bonnement, selon le proverbe, exactement ce que sont les maîtresses, et, sans nulle doute, il y naît chevaux et ânes qui se sont accoutumés à cheminer avec une complète liberté et dignité, bousculant sur les rues tout passant qu'ils rencontrent, faute à lui de s'écarter de leur route ! Et c'est ainsi que, par ailleurs, en toutes choses règne la plénitude de la liberté. »." (pp.62-63)
"Alcibiades, fils de la plus haute aristocratie athénienne, demande un jour à Périclès de lui définir « le concept de loi, et ayant obtenu pour réponse que le nomos est ce que le peuple réuni en assemblée décrète », il s'emploie à montrer que la loi, donc, votée par la majorité n'est pas différente de la loi décrétée par un tyran ou établie par une oligarchie, parce que dans tous les cas il y a « contrainte sans persuasion » pour tous ceux qui se sont opposé, ou simplement ne l'ont pas votée, sans qu'il importe de savoir si cela concerne nombre ou peu d'individus." (p.66)
"Pour arriver à une critique institutionnelle de la loi de la majorité il faudra attendre plus de vingt siècles jusqu'au jour où le Congrès de Saint-Imier en 1872 considérera que « dans aucun cas la majorité d'un Congrès quelconque ne pourra imposer ses résolutions à la minorité. »." (p.68)
"La réappropriation par tous de la force sociale ainsi aliénée dans l'État exige la création d'un sujet agent de ses actes, autonome, qui trouve sa liberté dans la relation aux autres et qui l'intègre à soi comme un attribut ou un prédicat de sa constitution. Un tel sujet, individuel ou collectif, ne peut pas exister en dehors des institutions qui seront en harmonie avec lui. Ce sera la mise en place d'un dessein socio-historique d'autonomie.
Dans le chemin de ce projet d'émancipation, la société anarchiste est une forme sociale à construire. C'est une erreur de chercher l'anarchie dans des sociétés égalitaires ou indivises, dites « primitives » ou originaires ou encore rurales. La possibilité même d'une société organisée de façon stable sans un pouvoir politique institué (arkhêpolitikê), prétendu gardien de la domination juste, n'était pas pensable avant la modernité." (pp.71-72)
" [La] modernité n'est pas d'un seul bloc. [...]
Deux postulats majeurs seront à la base de ces théories, du moins à partir de Hobbes, et vont marquer toute la pensée libérale ultérieure. Mais, si l'un de ces postulats - le caractère institué de la société civile -, retiré de son courant d'origine, gardera les potentialités du radicalisme révolutionnaire, l'autre - l'individu libre et indépendant avant le fait social - fera le lit des dérives dé-socialisantes." (pp.70-71)
"Ce qu'on appelle Droit naturel ne réfère pas à des êtres sociaux mais au droit des individus, et les principes fondamentaux de la constitution de la société et de l'Etat sont à déduire des propriétés et qualités inhérentes à l'homme considéré dans sa singularité empirique, indépendamment de toute attache sociale ou politique. La variable caractéristique, la notion centrale, qui se dégage d'un tel ensemble conceptuel est l'indépendance, bien définie par la formule bourgeoise qui circonscrit la liberté de chacun en disant qu'elle s'arrête où commence la liberté d'autrui." (p.75)
"L'individu, formé, « fabriqué », par et pour la société concrète, réelle, qui le contient, doit, pour modifier les conditions de son existence, pour exercer sa possible liberté, contester et combattre, non seulement les contraintes externes qu'il trouve devant soi, mais aussi il doit se révolter en partie contre lui-même, contre les institutions qui l'ont fait et qu'il porte en soi.
C'est, donc, la création d'une instance réflexive où il interroge, s'interroge et délibère qui lui permettra de surmonter les déterminations empiriques, internes et externes qui constituent l'univers de significations - l'imaginaire établi - où le sujet agit.
Dans l'histoire de notre époque, l'hégémonie des tendances individualistes de la modernité, malgré les éclipses infligées par les retours épisodiques du passé ou par les régimes totalitaires, a laissé apparaître l'image exaltée d'un individu fondé sur soi-même, auteur et maître de ses actes, mais isolé, solipsiste, séparé, comme une figure découpée de la masse innombrable du commun des mortels. Et cette image a persisté jusqu'à la première moitié du XXe siècle. Les anarchistes se sont emparés de cette vision séduits par la force de la liberté individuelle qu'elle suggérait, en essayant de la généraliser et de l'intégrer à la multitude d'exploités et de dominés qu'ils ne pouvaient comprendre que comme des graines de révoltés. Ils ont essayé de se placer ainsi à contre-courant de l'Histoire officielle faite de rois et de tyrans, de puissants et de « grands hommes ».
L'emphase mise sur la représentation individualiste de l'homme singulier occultait la dimension interactionnelle, collective, sociale, présente dans la construction (et auto-construction) du sujet-agent. Cette occultation, proche de la dénégation, facilitait l'essor, porté par le néo-libéralisme, de l'idéologie postmoderne avec sa valorisation de l'événement anonyme et sa critique du Sujet. Idéologie qui, à partir des années soixante du XXe siècle, comme un retour de pendule, réintroduisait subrepticement dans l'imaginaire Occidental l'ancien paradigme de la sujétion.
Avec la chute du sujet-agent la subjectivité change de sens, et elle n'est plus une profondeur psychologique, un espace construit, ouvert dans le sujet par opposition à un extérieur défini comme objectif, un for intérieur, une instance réfléchie et délibérative. Donc, et a contrario, la subjectivité de chacun devient le résultat d'un acte passif d'assimilation de dispositifs, de pratiques, de relations de pouvoir et de savoirs, « un produit presque exclusif d'un procès de subjectivation arrivant de l'extérieur, donc d'un procès d'assujettissement, » La relation de l'individu à ses actes prend un ordre inverse, d'acteur il devient agi. Alors, il, le sujet, continue à être « l'individu indépendant » du libéralisme mais façonné de l'extérieur par des forces sans visage, forcément hétéronome." (pp.78-79)
"Si l'isegoria, le droit pour tous de prendre la parole à l'Assemblée, était clairement reconnu, bien que combattu, par contre, les inégalités économiques très marquées entre les riches propriétaires fonciers et les rameurs de la flotte ou les journaliers (thètes), restaient intouchées." (p.86)
"Dès les premiers moments de la Révolution, les districts de Paris demandent que les élus au Conseil Général de la Commune agissent selon la volonté des assemblées primaires et qu'ils soient révocables. Très rapidement, en 1790, l'Assemblée Constituante soumet par une loi, l'organisation municipale de Paris aux formes « représentatives » générales." (p.88)
-Eduardo Colombo, Contre la représentation politique. Trois essais sur la liberté et l’Etat, Éditions Acratie, 2015, 95 pages.
Par voie de conséquence l'État, se réclamant de la volonté du peuple ou du droit divin, tant qu'il existera, sera toujours la réalisation d'une aliénation et d'une appropriation. » (p.5)
« Les idées n'habitent pas dans un lieu décharné et neutre, elles naissent de l'action et pendant leur vivant mobilisent les passions qui attisent les révoltes, et le moment venu, changent le monde. » (p.6)
« A côté de nos espoirs, sous la couverture d'un imaginaire collectif réactionnaire, le scénario reste sombre et opaque pour la grande majorité des acteurs humains, dépossédés, comme ils le sont dans la quotidienneté du monde, de leur capacité d'agir et de décider par soi-même. C'est ainsi que cette partie inconsciente de l'État -reliquat théocratique ou patriarcal qui somnole dans chacun de nous- se renforce au fur et à mesure que l'autonomie du sujet se réduit. » (p.
« A l'été 1791, montrant une certaine radicalité démocratique, des voix demandent que la Constitution soit soumise au vote des assemblées primaires. Brissot, par exemple, ne veut admettre que le gouvernement représentatif, mais en même temps il est obligé de reconnaître que la souveraineté du peuple ne serait qu'un « vain mot » si elle n'impliquait pas une « suprématie active sur tous les pouvoirs délégués. »
Barnave n'hésite pas, emporté par son éloquence il s'insurge contre la « provocation d'assemblées primaires », avec elles « on remplace le gouvernement représentatif, le plus parfait des gouvernements, par tout ce qu'il y a dans la nature de plus odieux, de plus subversif, de plus nuisible au peuple lui-même, l'exercice immédiat de la souveraineté, la démocratie, (...) le plus grand des fléaux ». » (p.12)
« Si la Grande Révolution se drapa dans « le costume de la République romaine » [Marx], par le même mouvement elle refoula l'Athènes de la démocratie radicale. » (p.13)
« Aristote constate : « on admet généralement que la désignation aux magistratures par voie de tirage au sort est de nature démocratique, et que la désignation par l'élection de nature oligarchique. » [La Politique. IV, 9. 1294-b]. » (p.14)
« Ce qu'on appelle représentation mentale n'est pas seulement une idée, ou un concept, ou une image, des choses du monde réel, extérieur, qui viendraient se dédoubler de façon isomorphe dans le psychisme des hommes, mais plutôt un processus de représentant, une relation référentielle, ou sémantique, de signification, produit de l'interaction sociale laquelle génère un système de signes, un ordre symbolique, un langage. » (p.15)
« Le supporteur d'une équipe sportive s'écrie : « Nous avons gagné » quand l'enseigne de son choix remporte une victoire. Si nous élisons un objet du monde en l'investissant de notre affection (amour ou haine) il y a une partie de nous qui reste adhérée à la matière de nos préférences, soit-il une personne, un emblème, un drapeau, ou n'importe quelle autre figure. Ce que l'objet investi fait c'est nous qui le faisons. […]
Généralement, les mouvements identificatoires inconscients, par lesquels le sujet se constitue, ont un sens positif - on ne prend pas comme modèle les aspects considérés pauvres, dégradés ou dénigrés de son entourage -, ce sont les représentations imaginaires socialement valorisées dans une culture androcentrique, l'autorité, la force, la richesse, qui se présentent en tant qu'objets sécurisants ou désirables, avant que toute critique ne devienne possible. » (p.17)
« Chaque sujet construit son propre rapport à sa conscience morale, sur-moïque, il y a ceux qui défendent leur for intérieur (le tribunal de sa conscience) comme un bastion, et ceux qui « externalisent » leur idéal du moi dans le chef ou dans l'institution, ceux qui veulent échapper à toute responsabilité et qui vont se réfugier dans « l'obéissance due ».
Cependant, une société instituée induit une sorte de conformité aux normes, un caractère social, qui permet à la majorité de ses membres de fonctionner en harmonie avec les règles et les fins collectives. Sur ces bases, [David] Riesman a pu proposer une typologie sociologique qui caractérise les individus par leur façon de s'orienter face aux exigences normatives : Après l'abandon des formes transcendantes de l'autorité traditionnelle, la société moderne a connu l'émergence d'un caractère chez ses membres typiques qui intériorise et intègre les buts ou desseins de sa culture, et d'être, de ce fait, « intérieurement dirigés », comme si, métaphoriquement, chacun portait en soi un gyroscope.
Au fur et à mesure que la société évolue vers le mercantilisme et la communication de masses, le type prédominant devient un caractère social disposé à se laisser « diriger par les autres » au milieu d'un flux de mots qui brouille les valeurs et les expectatives de groupes et de classes. La personne « dirigée par les autres » doit être préparée à analyser et à réagir rapidement devant tout type de messages proches ou éloignés, elle n'a pas à internaliser un code de conduite mais plutôt à construire un compliqué équipement pour capter les signes des autres. La métaphore qui convient n'est plus le gyroscope, elle serait, alors, le radar. » (pp.18-19)
« On comprend habituellement la délégation comme l'action par laquelle une personne donne mandat, procuration ou pouvoir, à une seconde personne pour agir, accomplir une tâche, parler, signer, décider, vouloir à sa place. Ainsi, le mandant transfère au mandataire, un pouvoir, potentia, capacité, qui lui est propre. Si le mandat ou transfert est effectué par une seule personne « réelle » en faveur d'une autre personne « réelle », l'action est relativement claire. Mais, si Un seul est investi de la délégation de tout un groupe, ou d'une foule de personnes, il reçoit un pouvoir transcendant à chacun de ses commettants. Le mandataire devient une représentation du groupe, il l'incarne. De cette façon, la fonction vicariale de la délégation s'inverse ou devient circulaire, et laisse voir la relation de représentation, latente, toujours aux aguets, dans l'acte social par excellence de déléguer. Une personne singulière peut, alors, agir en tant que « personne morale », c'est-à-dire en substitut d'une entité collective. » (p.20)
« La conclusion acquise dans la seconde moitié du XIIIe siècle était que les biens d'un collège vacant continuaient de lui appartenir « parce qu'il était une personne « représentée » à la manière dont une succession « représente » une personne. » La persona reprœsentata, fictive, qui va occuper la place laissée vide par les morts ou par une communauté disparue, en vertu de son abstraction même, et à exemple du corpus mysticum que figurait l'Église, pourra alors doubler toute institution passée ou présente, éteinte ou vivante. […]
Mais, cette représentation imagée, cette persona ficta ou morale, pouvait encore se dédoubler en représentation singulière d'une pluralité, tout en étant représentée par une personne réelle, tel que dans la succession le mort est « représenté ». C'est de ce nouveau représentant naturel que surgira la consistance apportée par les juristes.
Il y a donc une ambigüité interprétative dans le concept même de représentation : dans un sens, « la représentation est pleinement transitive, elle est celle d'un absent par un présent. Reprœsentare signifie certainement, dans la langue du droit médiéval, être présent à la place d'autrui ». Mais, la représentation, comme dans l'expression persona reprœsentata, peut être comprise également d'une façon intransitive en tant que figure mentale ou personne fictive, en absence de tout représentant vicarial réel.
Dans ces deux fonctions implicites du terme « représentation » viendra se nicher le paradoxe de la représentation que reconnaîtra Thomas Hobbes quelques siècles plus tard. » (pp.24-25)
« Le jésuite Ribadeneyra dans son Tratado del principe cristiano publié en 1595 avec le propos de défendre la monarchie catholique et d'attaquer Machiavel, écrit : « aucun roi n'est roi absolu, ni indépendant ni propriétaire, il est lieutenant et ministre de Dieu. » (p.26)
« Suivant en cela la tradition aristotélicienne, la société est considérée comme un fait de nature, les hommes vivent ensemble et constituent spontanément une entité collective pour satisfaire leurs nécessités. Ainsi, l'homme est un animal civil, « plus social que les abeilles ». De cette nature qui donne le fondement sur lequel s'institue la communauté ou la République, ils tirent l'intelligence (el entendimiento) de concéder « facultés convenables » à princes ou magistrats, parce que sans ordre et sans tête une société organisée ne peut pas fonctionner. C'est, alors, par loi naturelle que toute République « peut et doit transférer la potestas civile qu'elle possède » à rois, princes ou consuls. Domingo de Soto, philosophe et théologien dominicain écrivait en 1556 De justitia et jure où il note : « Les rois et les princes sont créés par le Peuple, qui leur transfère impérium et potestas ». » (p.29)
« L'idée d'une délégation qui préserve la capacité décisionnelle du mandant, qui n'entame pas sa souveraineté sur tous les pouvoirs délégués, pourrait conforter la proposition majeure de la théorie politique de Martin de Azpilcueta, qui dans une leçon publique à l'Université de Salamanque en 1528, affirmait : «Le royaume n'appartient pas au roi mais à la communauté et la domination royale n'appartient pas par droit naturel au roi mais à la communauté laquelle, par conséquent, ne peut pas se détacher d'elle entièrement. ».
Avec plus ou moins de clarté ou emphase, plusieurs voix imortantes de l'Eglise espagnole des dernières décennies de ce XVIe siècle qui se prolonge un peu sur le XVIIe, vont exprimer des convictions semblables comme, par exemple, Luis de Molina, le jésuite qui défendait le droit de résistance […] ou Bartolomé de las Casas, le dominicain qui prêchait en faveur des Indiens d'Amérique, et qui affirmait qu'à l'origine, en établissant une sorte de pacte, le peuple se concertait avec le prince sur le régime politique. Ainsi « originairement toutes les choses et tous les peuples furent libres. ». » (pp.29-30)
« Pendant une courte période -entre 1640 et 1660- une seconde révolution « qui n'eut jamais lieu » grondait dans l'ombre de la première Révolution anglaise. A ce moment-là « tout, littéralement, semblait possible ; on assista à une remise en question, non seulement des valeurs anciennes d'une société fondée sur la hiérarchie, mais aussi des valeurs nouvelles de l'éthique protestante. La reprise en main ne s'effectua que progressivement au cours du protectorat d'Olivier Cromwell ». » (p.31)
« Contrairement aux théologiens espagnols [contractualistes] le point de départ [de Hobbes] ne sera plus la communauté mais l'individu et sa « nature ». A l'état de nature il n'y a que des individus, et « les hommes sont par nature égaux. ». » (p.33)
"L'escamotage de la souveraineté populaire se cache sous le manteau de la représentation. L'individu dans la multitude est supposé souverain, une fois le pacte effectué il fait partie d'un corps politique, « le peuple », qui existe à condition qu'il soit représenté par un Roi, un Conseil, une Assemblée, qui assume la souveraineté de tous, autorisé par chacun. En tant que « l'unité du peuple », son existence même, est donnée par l'unité du représentant, on peut dire, selon la formule paradoxale de Hobbes dans De Cive, « le roi est ce que je nomme le peuple. »
Dans le contrat primitif des prélats espagnols la potestas du gouvernement dérivait de la communauté, elle (la potestas) était un pouvoir transféré ou délégué. Dans le Contrat social le peuple aussi est la source de la souveraineté, mais il n'existe que comme persona ficta - une seule personne représentée ou représentative - et, donc, celui qui est le dépositaire de cette personnalité - on peut dire aussi, celui qui l'assume - sera le possesseur de l'Autorité suprême. Dès ses origines le pacte est pensé comme un moyen d'arriver à « l'implication ou l'inclusion des volontés de plusieurs dans la volonté d'un seul ». [...]
La proposition de Hobbes fait partie intégrante de la "démocratie" représentative : le peuple est souverain mais ce sont ses représentants qui gouvernent." (pp.42-43)
"La procédure du suffrage (dit) universel pour élire un représentant actualise ou ritualise le principe du désistement - « se défaire ou se dessaisir » - de la volonté individuelle en faveur de la personne qui va assumer la représentation de la volonté de tous.
Dans la représentation, l'exercice de sa volonté est pour le commettant l'acte de son aliénation. Il choisit qui va décider pour lui. Ainsi, avec le système représentatif, la souveraineté du peuple (sumapotestas), ne se constitue en acte, en exercice, que quand la persona ficta est assumée par le représentant (le Roi, l'Assemblée, le Conseil). Proudhon pensait que « la collectivité abstraite du peuple » peut toujours servir « au parasitisme de la minorité et à l'oppression du grand nombre.» De cette façon, Rousseau peut faire croire -continue Proudhon en critiquant le Contrat social et la Volonté générale- que « le souverain, c'est-à-dire le Peuple, être fictif, personne morale, conception pure de l'entendement, a pour représentant naturel et visible le prince ».
Alors, si la souveraineté ne peut pas se trouver dans un artifice, elle doit vivre dans « le peuple assemblé ». Mais, « si les assemblées primaires, dit Robespierre, étaient convoquées pour juger des questions d'État, la Convention serait détruite. »." (p.45)
"Il y a un transfert inconscient d'une tonalité particulière dans les relations que le sujet maintient avec ses chefs, ou ses représentants politiques, ou les objets symboliques qu'il porte dans son cœur. Ce transfert dépose dans l'objet investi - homme ou chose -les désirs de toute-puissance qui échappent à la conscience adulte, le sujet répète dans ses investissements actuels des prototypes infantiles. « Les mandants adorent leur propre créature », écrivait Bourdieu, ainsi, en recevant la délégation de plusieurs agents sociaux, le mandataire devient un « représentant » du groupe, il le personnifie en lui donnant d'une certaine façon son unité symbolique. Dès lors, la relation vicariale devient circulaire et ce qui n'était que simple délégation se transforme en représentation. Le représentant, produit du collectif social, mute en « fétiche politique », il usurpe l'identité du groupe en faisant croire que le corps politique - qui est le groupe - n'existe que par lui.
Le système représentatif, élevé au rang d'institution légitimante du pouvoir politique, perpétue l'escamotage de la souveraineté populaire. Et il sera un deuxième facteur qui contribue à l'expropriation de la volonté individuelle.
Les institutions ne sont pas extérieures aux sujets agents des actions sociales, même si nous les voyons comme formes organisationnelles ou structures propres du milieu où nous agissons, elles sont en réalité internes à la personne, et sont ressenties comme des manières personnelles de penser et de se comporter.
L'institution représentationnelle, en tant que forme normative de la relation vicariale, s'articule avec les identifications infantiles à l'autorité (paternelle et patriarcale) et s'intègre ainsi naturellement au « caractère social » type d'une société androcentrique." (p.47)
"Le radical leudh, d'où sont tirés eleutheros et liber, signifie « croître, se développer ». Alors le mot eleutheria (traduit par liberté) contient dans ses racines deux significations principales, l'idée d'appartenance à un groupe, à une ethnie, à un peuple, et l'idée de croissance d'un être qui arrive à son plein développement ou à son épanouissement." (p.50)
"C'est sur cette Terre labourée par les générations que nous ont précédée que nous luttons." (p.58)
"La capacité instituante, le pouvoir de créer et d'établir des conventions, des normes, des institutions, est une fonction du collectif humain, de la société comme un tout. Mais dès les origines les sociétés ont établi une séparation radicale entre le sacré et le profane, entre l'au-delà et l'ici-bas, et elles ont abdiqué leur capacité instituante au profit d'une « volonté » extérieure à elles mêmes, source de l'institution du monde. A cause de cet acte d'auto-dépossession les sociétés naissent hétéronomes, elles reçoivent la loi, dictée un jour par les dieux ou les ancêtres, sacrée et immuable. Ainsi se constitue un imaginaire établi qui recouvre et occulte l'imaginaire instituant. La sortie effective de la forme traditionnelle des sociétés se produit quand le groupe social se reconnaît comme étant lui-même le seul créateur des nomoi, le seul référant des normes et institutions qui le construisent en tant que
société instituée. C'est, alors, la mise en question de la norme reçue, la critique des anciennes règles et l'établissement de nouvelles par décision de la collectivité assemblée, qui feront naître la liberté en tant que réalisation social-historique effective, consciente et réflexive.
A ce moment-là, la liberté, la politique et la philosophie surgissent ensemble, pensait à juste titre Castoriadis. Avec l'invention de la démocratie, la Grèce du VIe et Ve siècle à été le lieu, le locus, social-historique où l'autonomie est devenue possible. Autonomos, se donner soi-même ses lois. S'interroger, réfléchir, modifier, changer, agir dans l'échange mutuel au sein d'un espace commun où les hommes sont égaux. On peut dire ainsi que « l'autonomie est l'agir réflexif d'une raison qui se crée dans un mouvement sans fin, comme à la fois individuelle et sociale. »." (pp.60-61)
" [Pour Platon] Tout dans la Cité démocratique est atteint par la liberté, il est donc fatal qu'elle entre dans les maisons en allant jusqu'aux bêtes pour leur induire le refus de se laisser commander. Le fils devient l'égal du père, « le maître a peur de l'écolier et il l'adule, l'écolier a le mépris du maître », mais le comble de la somme de liberté dans une telle Cité advient quand l'esclave (l'homme et la femme qu'on a achetés) n'est nullement moins libre que les autres. Et, enfin, entre tous ces maux, « l'attitude des femmes envers leurs maris et des maris envers leur femmes » montre « le degré d'égalitarisme et de liberté qui y règne. »
La diatribe s'envenime et prend le ton du « Vieil oligarque » : A quel point même les bêtes sont libres dans cette Cité, « car les chiennes y sont, tout bonnement, selon le proverbe, exactement ce que sont les maîtresses, et, sans nulle doute, il y naît chevaux et ânes qui se sont accoutumés à cheminer avec une complète liberté et dignité, bousculant sur les rues tout passant qu'ils rencontrent, faute à lui de s'écarter de leur route ! Et c'est ainsi que, par ailleurs, en toutes choses règne la plénitude de la liberté. »." (pp.62-63)
"Alcibiades, fils de la plus haute aristocratie athénienne, demande un jour à Périclès de lui définir « le concept de loi, et ayant obtenu pour réponse que le nomos est ce que le peuple réuni en assemblée décrète », il s'emploie à montrer que la loi, donc, votée par la majorité n'est pas différente de la loi décrétée par un tyran ou établie par une oligarchie, parce que dans tous les cas il y a « contrainte sans persuasion » pour tous ceux qui se sont opposé, ou simplement ne l'ont pas votée, sans qu'il importe de savoir si cela concerne nombre ou peu d'individus." (p.66)
"Pour arriver à une critique institutionnelle de la loi de la majorité il faudra attendre plus de vingt siècles jusqu'au jour où le Congrès de Saint-Imier en 1872 considérera que « dans aucun cas la majorité d'un Congrès quelconque ne pourra imposer ses résolutions à la minorité. »." (p.68)
"La réappropriation par tous de la force sociale ainsi aliénée dans l'État exige la création d'un sujet agent de ses actes, autonome, qui trouve sa liberté dans la relation aux autres et qui l'intègre à soi comme un attribut ou un prédicat de sa constitution. Un tel sujet, individuel ou collectif, ne peut pas exister en dehors des institutions qui seront en harmonie avec lui. Ce sera la mise en place d'un dessein socio-historique d'autonomie.
Dans le chemin de ce projet d'émancipation, la société anarchiste est une forme sociale à construire. C'est une erreur de chercher l'anarchie dans des sociétés égalitaires ou indivises, dites « primitives » ou originaires ou encore rurales. La possibilité même d'une société organisée de façon stable sans un pouvoir politique institué (arkhêpolitikê), prétendu gardien de la domination juste, n'était pas pensable avant la modernité." (pp.71-72)
" [La] modernité n'est pas d'un seul bloc. [...]
Deux postulats majeurs seront à la base de ces théories, du moins à partir de Hobbes, et vont marquer toute la pensée libérale ultérieure. Mais, si l'un de ces postulats - le caractère institué de la société civile -, retiré de son courant d'origine, gardera les potentialités du radicalisme révolutionnaire, l'autre - l'individu libre et indépendant avant le fait social - fera le lit des dérives dé-socialisantes." (pp.70-71)
"Ce qu'on appelle Droit naturel ne réfère pas à des êtres sociaux mais au droit des individus, et les principes fondamentaux de la constitution de la société et de l'Etat sont à déduire des propriétés et qualités inhérentes à l'homme considéré dans sa singularité empirique, indépendamment de toute attache sociale ou politique. La variable caractéristique, la notion centrale, qui se dégage d'un tel ensemble conceptuel est l'indépendance, bien définie par la formule bourgeoise qui circonscrit la liberté de chacun en disant qu'elle s'arrête où commence la liberté d'autrui." (p.75)
"L'individu, formé, « fabriqué », par et pour la société concrète, réelle, qui le contient, doit, pour modifier les conditions de son existence, pour exercer sa possible liberté, contester et combattre, non seulement les contraintes externes qu'il trouve devant soi, mais aussi il doit se révolter en partie contre lui-même, contre les institutions qui l'ont fait et qu'il porte en soi.
C'est, donc, la création d'une instance réflexive où il interroge, s'interroge et délibère qui lui permettra de surmonter les déterminations empiriques, internes et externes qui constituent l'univers de significations - l'imaginaire établi - où le sujet agit.
Dans l'histoire de notre époque, l'hégémonie des tendances individualistes de la modernité, malgré les éclipses infligées par les retours épisodiques du passé ou par les régimes totalitaires, a laissé apparaître l'image exaltée d'un individu fondé sur soi-même, auteur et maître de ses actes, mais isolé, solipsiste, séparé, comme une figure découpée de la masse innombrable du commun des mortels. Et cette image a persisté jusqu'à la première moitié du XXe siècle. Les anarchistes se sont emparés de cette vision séduits par la force de la liberté individuelle qu'elle suggérait, en essayant de la généraliser et de l'intégrer à la multitude d'exploités et de dominés qu'ils ne pouvaient comprendre que comme des graines de révoltés. Ils ont essayé de se placer ainsi à contre-courant de l'Histoire officielle faite de rois et de tyrans, de puissants et de « grands hommes ».
L'emphase mise sur la représentation individualiste de l'homme singulier occultait la dimension interactionnelle, collective, sociale, présente dans la construction (et auto-construction) du sujet-agent. Cette occultation, proche de la dénégation, facilitait l'essor, porté par le néo-libéralisme, de l'idéologie postmoderne avec sa valorisation de l'événement anonyme et sa critique du Sujet. Idéologie qui, à partir des années soixante du XXe siècle, comme un retour de pendule, réintroduisait subrepticement dans l'imaginaire Occidental l'ancien paradigme de la sujétion.
Avec la chute du sujet-agent la subjectivité change de sens, et elle n'est plus une profondeur psychologique, un espace construit, ouvert dans le sujet par opposition à un extérieur défini comme objectif, un for intérieur, une instance réfléchie et délibérative. Donc, et a contrario, la subjectivité de chacun devient le résultat d'un acte passif d'assimilation de dispositifs, de pratiques, de relations de pouvoir et de savoirs, « un produit presque exclusif d'un procès de subjectivation arrivant de l'extérieur, donc d'un procès d'assujettissement, » La relation de l'individu à ses actes prend un ordre inverse, d'acteur il devient agi. Alors, il, le sujet, continue à être « l'individu indépendant » du libéralisme mais façonné de l'extérieur par des forces sans visage, forcément hétéronome." (pp.78-79)
"Si l'isegoria, le droit pour tous de prendre la parole à l'Assemblée, était clairement reconnu, bien que combattu, par contre, les inégalités économiques très marquées entre les riches propriétaires fonciers et les rameurs de la flotte ou les journaliers (thètes), restaient intouchées." (p.86)
"Dès les premiers moments de la Révolution, les districts de Paris demandent que les élus au Conseil Général de la Commune agissent selon la volonté des assemblées primaires et qu'ils soient révocables. Très rapidement, en 1790, l'Assemblée Constituante soumet par une loi, l'organisation municipale de Paris aux formes « représentatives » générales." (p.88)
-Eduardo Colombo, Contre la représentation politique. Trois essais sur la liberté et l’Etat, Éditions Acratie, 2015, 95 pages.