L'Académie nouvelle

Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
L'Académie nouvelle

Forum d'archivage politique et scientifique

Le deal à ne pas rater :
LEGO Icons 10331 – Le martin-pêcheur
35 €
Voir le deal

    Henri de Lubac, Le drame de l'humanisme athée

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
    Admin


    Messages : 20768
    Date d'inscription : 12/08/2013
    Localisation : France

    Henri de Lubac, Le drame de l'humanisme athée Empty Henri de Lubac, Le drame de l'humanisme athée

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 6 Jan - 19:40



    "Par l’action d’une partie considérable de son élite pensante, l’humanité occidentale renie ses origines chrétiennes et se détourne de Dieu. Ne parlons pas d’un athéisme vulgaire, qui est plus ou moins de tous les temps et n’offre rien de significatif ; ni même d’un athéisme purement critique, dont les effets continuent aujourd’hui de s’étaler, mais qui ne constitue pas une force vive, parce qu’il se révèle incapable de remplacer ce qu’il détruit : bon seulement à faire le lit de celui dont nous voulons parler. De plus en plus, l’athéisme contemporain se veut positif, organique, constructif. Unissant à un immanentisme de nature mystique une conscience lucide du devenir humain, il revêt trois visages principaux, que trois noms pourront au moins symboliser : les noms d’Auguste Comte, de Louis Feuerbach (auquel il faut joindre le nom de son disciple Karl Marx) et de Frédéric Nietzsche. A travers une série d’intermédiaires, par une série d’adjonctions, de mélanges et souvent aussi de déformations, les doctrines de ces trois penseurs du siècle dernier se trouvent inspirer aujourd’hui même trois philosophies de l’existence, sociale et politique aussi bien qu’individuelle, dont chacune exerce un attrait puissant. L’actualité de leur étude n’est donc que trop manifeste. Quelles que soient les vicissitudes des causes et des partis qui luttent entre eux sur le devant de la scène, elles risquent, sous des formes peut-être renouvelées, d’être longtemps encore actuelles.

    Humanisme positiviste, humanisme marxiste, humanisme nietzschéen : beaucoup plus qu’un athéisme proprement dit, la négation qui est à la base de chacun d’eux est un antithéisme, et plus précisément un antichristianisme. Si opposés qu’ils soient entre eux, leurs implications, souterraines ou manifestes, sont nombreuses, et de même qu’ils ont un fondement commun dans leur rejet de Dieu, ils trouvent aussi des aboutissements analogues, dont le principal est l’écrasement de la personne humaine." (pp.5-6)

    "Certains, par exemple, laissant ouvert le problème métaphysique, ne se rallient au marxisme qu’en raison de son programme social, ou même, sans examen des précisions de ce programme, en raison de leurs propres aspirations sociales ; plus chrétiens, quelquefois, que ceux qui les combattent ; souvent aussi, interprètes plus clairvoyants de l’histoire.

    Certaines maximes d’origine comtienne ont pu servir d’expression à ce qu’il y a de plus sain dans les milieux conservateurs." (p.7)

    " [Chapitre Ier: Nietzsche et Feuerbach]

    "Sans doute, l’homme est fait de poussière et de boue — nous dirions aujourd’hui, ce qui revient au même, il sort de l’animalité." (p.16)

    "Cet humanisme athée ne se confond en aucune manière avec un athéisme jouisseur et grossièrement matérialiste, phénomène toujours banal, qu’on rencontre à bien des époques et qui ne mérite pas de retenir notre attention. Il est aussi tout le contraire, en son principe — nous ne disons pas en ses aboutissements — d’un athéisme désespéré." (p.19)

    "L’homme élimine Dieu pour rentrer lui-même en possession de la grandeur humaine qui lui semble indûment détenue par un autre. En Dieu, il renverse un obstacle pour conquérir sa liberté." (p.20)

    "Son dessein est parallèle à celui de son ami Frédéric-David Strauss, l’historien des origines du christianisme. Comme Strauss tentait de rendre compte historiquement de l’illusion chrétienne, il tente de rendre compte psychologiquement de l’illusion religieuse en général ou, comme il le dit lui-même, de trouver dans l’anthropologie le secret de la théologie. Dans la Vie de Jésus (1835), Strauss disait en substance : les Évangiles sont des mythes où s’expriment les aspirations du peuple juif. Feuerbach dira pareillement : Dieu n’est qu’un mythe où s’expriment les aspirations de la conscience humaine. « Qui n’a pas de désirs n’a pas non plus de dieux... Les dieux sont les vœux de l’homme réalisés. »

    Pour expliquer le mécanisme de cette « théogonie », Feuerbach a recours au concept hégélien d'aliénation. Mais tandis que Hegel l’appliquait à l’Esprit absolu, Feuerbach, renversant le rapport de l'« idée » au « réel », l’applique à l’homme en chair et en os. L’aliénation, selon lui, est pour l’homme le fait de se trouver « dépossédé de quelque chose qui lui appartient par essence au profit d’une réalité illusoire ». Sagesse, vouloir, justice ; amour : autant d’attributs infinis qui constituent l’être propre de l’homme, et qui l’affectent néanmoins « comme si c’était un autre être ». Il les projette donc spontanément hors de lui, il les objective en un sujet fantastique, pur produit de son imagination, auquel il donne le nom de Dieu. Ainsi s’en trouve-t-il lui-même frustré." (p.23)

    "Sans la religion, sans l’adoration d’un Dieu extérieur, l’homme n’aurait jamais eu qu’une conscience enveloppée, obscure, analogue à celle de l’animal, car « la conscience n’existe dans le sens vrai que chez un être qui peut faire de son essence, de son espèce, l’objet de sa pensée ». Il lui a fallu d’abord se dédoubler en quelque sorte, c’est-à-dire pratiquement se perdre pour se trouver. Mais l’aliénation doit cesser un jour." (p.24)

    "Il croit en effet que l’essence humaine, avec ses prérogatives adorables, ne réside pas dans l’individu considéré isolément, mais seulement dans la communauté, dans l’être collectif (Gattungswesen), et que c’est au contraire l’effet de la religion illusoire, en substituant à cet être collectif l’illusion d’un Dieu extérieur, de réduire l’humanité à une poussière d’individus, de laisser ainsi chacun de ces individus à lui-même, d’en faire un être naturellement isolé et replié sur soi ; car « l’homme conçoit spontanément son essence, en lui comme individu, en Dieu comme espèce ; en lui comme bornée, en Dieu comme infinie ». Mais dans la mesure où, abandonnant cette vue chimérique, on en vient à participer effectivement à l’essence commune, dans cette même mesure on se divinise réellement. Le principe qui condense la véritable religion est donc un principe d’action pratique : c’est une loi d’amour, qui arrache l’individu à lui-même pour l’obliger à se trouver dans la communion avec ses semblables. C’est le principe d’une morale altruiste." (p.25)

    "Il en fut très vite en Russie de même qu’en Allemagne. Bielinski, maître alors incontesté des jeunes générations, révérait Feuerbach et Strauss (Dostoïevski). Herzen racontera plus tard comment c’est Feuerbach, lu à Novgorod, qui opéra sa transformation intime, l’amenant « du mysticisme au réalisme le plus impitoyable ». Dès 1843, Bakounine, réfugié alors en Suisse, expliquera que le communisme n’est que la réalisation dans le domaine social de l’humanisme de Feuerbach." (p.27)

    "En Angleterre, Engels était un actif propagandiste; il se faisait l’avocat de son maître en athéisme auprès de Carlyle." (p.29)

    "Tchernichevski, le principal des précurseurs du communisme russe, se mettra à la même école, et reconnaîtra dans Feuerbach le premier de ses « grands maîtres occidentaux32 »" (p.29)

    "La doctrine de Marx, qui ne sera jamais un plat naturalisme, aura toujours souci de l’existence spirituelle de l’homme autant que de sa vie matérielle. Son communisme se présentera comme la seule réalisation concrète de l’humanisme." (p.33)

    "Nietzsche publie son premier ouvrage l’année même où meurt Feuerbach. Il ne montrait pour ce philosophe aucune estime. Cependant il en a reçu plus qu’il ne l’avoue, plus sans doute qu’il ne le croit, par l’intermédiaire de ses deux maîtres : Schopenhauer et Wagner. Rédigés entre 1844 et 1850, les Parerga de Schopenhauer portent la marque incontestable de la forte impression qu’avait produite en leur auteur la lecture de L'Essence du christianisme. Quant à Wagner, avant d’être « initié au sens tragique et profond du monde et à la vanité de ses formes » par la lecture du Monde comme volonté et comme représentation, il avait été séduit, lui aussi, par Feuerbach. Au temps où il rédigera ses Mémoires —ces mémoires dont Nietzsche lui-même corrigera les épreuves— il l’appellera encore le « seul véritable et unique philosophe des temps modernes » et « le représentant de la libération radicale et catégorique de l’individu. »." (p.35)

    "La religion résulterait d’une sorte de dédoublement psychologique. Dieu, selon Nietzsche, n’est autre chose que le miroir de l’homme. Celui-ci, en certains états forts, exceptionnels, prend conscience de la puissance qui est en lui, ou de l’amour qui le soulève.

    Mais, comme de telles sensations le saisissent en quelque sorte par surprise et sans qu’il y soit apparemment pour rien, n’osant s’attribuer à lui-même cette puissance ou cet amour, il en fait les attributs d’un être surhumain qui lui est étranger. Il répartit donc entre deux sphères les deux aspects de sa propre nature : l’aspect ordinaire, pitoyable et faible, appartiendra à la sphère qu’il appelle « homme » ; l’aspect rare, fort et surprenant, à la sphère qu’il appelle « Dieu ». Ainsi se trouve-t-il frustré par lui-même de ce qu’il y a de meilleur en lui. « La religion est un cas d’altération de la personnalité. » Elle est un processus d’avilissement de l’homme. Tout l’essentiel du problème humain va consister à remonter cette pente fatale, pour « rentrer graduellement en possession de nos états d’âme hauts et fiers », dont nous nous sommes indûment dépouillés .
    Dans le christianisme, ce processus de dépouillement et d’avilissement de l’homme par lui-même est poussé à l’extrême. Tout bien, toute grandeur, toute vérité n’y apparaissent que donnés par grâce." (p.36)

    "Pour s’en débarrasser, il s’agira moins de réfuter les preuves de son existence, que de montrer comment une telle idée a pu se former, comment elle a réussi à s’installer dans la conscience et à y « prendre du poids ». Cette « réfutation historique sera « la seule définitive ». Par elle toute contre-preuve devient inutile, tandis que sans elle un doute subsistera toujours, car on continuera toujours à se demander malgré soi s’il n’y aurait pas peut-être quelque autre preuve meilleure que celle qu’on vient de réfuter." (p.37)

    "Nicolaï Hartmann, estimant que s’il y avait un Dieu, l’homme serait anéanti « comme essence éthique, comme personne »." (p.46)

    "Qu’est devenu l’homme de cet humanisme athée ? [...] Une chose qui n’a plus de dedans, une cellule tout entière immergée dans une masse en devenir. « Homme social-et-historique », dont il ne reste rien qu’une pure abstraction en dehors des rapports sociaux et de la situation dans la durée par quoi il se définit. Il n’y a donc plus en lui ni fixité ni profondeur. Qu’on n’y cherche donc pas quelque retraite inviolable, qu’on n’y prétende pas découvrir quelque valeur imposant à tous le respect. Rien n’empêche de l’utiliser comme un matériel ou comme un outil, que ce soit en vue de préparer quelque société future, ou d’assurer dans le présent même la domination d’un groupe privilégié. Rien n’empêche même de le rejeter comme inutilisable. Il se laisse concevoir d’ailleurs sur des types fort différents, voire opposés, selon que prédomine par exemple un système d’explication biologique ou économique, ou selon que l’on croit ou non à un sens et à une fin de l’histoire humaine. Mais sous ses diversités l’on retrouve toujours le même caractère fondamental, ou plutôt l’on constate la même absence. Cet homme est, à la lettre, dissous. Que ce soit au nom du mythe ou au nom de la dialectique, perdant la vérité, il se perd lui-même. En réalité, il n’y a plus d’homme, parce qu’il n’y a plus rien qui dépasse l’homme." (p.51)

    "Aussi le laïcisme de cette société moderne a-t-il fait, quoique souvent bien malgré lui, le lit des grands systèmes révolutionnaires qui maintenant déferlent comme une avalanche." (p.54)
    -Henri de Lubac, Le drame de l'humanisme athée, Paris, UGE, 1965 (1944 pour la première édition), 376 pages.




    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


      La date/heure actuelle est Dim 24 Nov - 19:47