https://www.cairn.info/revue-etudes-2003-9-page-227.htm
"Lorsque nous entendons ici par athée une « position se définissant explicitement contre une conception de Dieu », nous entendons ce terme dans son acception courante. Car, comme le faisait remarquer Etienne Gilson, « le véritable athée [au sens propre du terme : a-thée] est celui pour qui la question de Dieu ne se pose pas ». Or, ce n’est pas par indifférence que Camus est athée, au sens où, par l’effet d’un impensé ou d’un non-dit, il omettrait, dans l’élaboration des fondements de son humanisme, la question de Dieu. Au contraire, il se confronte à elle et prend clairement une option. Il ne partage pas l’athéisme sceptique des « libertins » et des libres penseurs visés par le pari pascalien. Pour eux, la question de Dieu était une question laissée en suspens parce que sans intérêt, non pertinente, dont on peut faire l’économie, car supplantée, dans la pratique, par des questions plus urgentes et plus radicales."
"Dans sa conférence de 1948 aux dominicains de Latour-Maubourg, il déclarait : « […] ne me sentant en possession d’aucune vérité absolue et d’aucun message, je ne partirai jamais du principe que la vérité chrétienne est illusoire, mais seulement de ce fait que je n’ai pu y entrer » C’est faute d’avoir pu faire l’expérience de la « vérité chrétienne » qu’il juge philosophiquement indécidable la question de l’existence de Dieu. Il n’y a donc pas initialement un refus athée de sa part. Sa position n’est pas d’emblée antithéiste, dans la mesure où elle ne prend pas la forme d’une négation. Dans Le Mythe de Sisyphe, il souligne qu’il n’argumente pas contre l’existence de Dieu — mais le fait demeure qu’il ne croit pas en Dieu. Ni la raison, ni l’expérience ne permettant de trancher la question, l’agnosticisme lui paraît la voie la plus cohérente.
Si Camus en restait à cette position de principe, il serait agnostique et non pas athée. Or — c’est là la forme spécifique de son athéisme —, il est conséquent dans son agnosticisme et il sait que, dans la pratique, du fait que l’on est engagé — Pascal disait « embarqué » —, la question de Dieu ne peut rester en suspens. Il sait que, dans l’action, on ne peut rester dans l’indécision et la neutralité. Il faut donc nécessairement choisir et « parier » pour ou contre Dieu, c’est-à-dire vivre comme si Dieu existait ou n’existait pas. Du pari auquel Pascal invitait, Camus ne retient ici implicitement que le principe, et non son dessein apologétique. C’est ainsi que, dans la perspective athée qui est la sienne, il définit l’homme absurde comme « celui qui, sans le nier [je souligne la position agnostique], ne fait rien pour l’éternel [athéisme pratique] », c’est-à-dire, au fond, fait comme si Dieu n’existait pas — ce qui, dans le domaine de l’agir humain, revient objectivement à parier contre Dieu."
"Pour Camus, si Dieu n’existe pas, « parier » pour lui, c’est courir le risque de fonder le sens de l’existence humaine sur un principe hypothétique et peut-être illusoire. S’y opposent la lucidité et le bon sens de l’homme qui l’inclinent à préférer se fier à ce qu’il peut savoir par expérience, plutôt qu’à une croyance incertaine par définition, et peut-être illusoire. Camus voit dans la foi le « saut dans l’irrationnel », ce mouvement de rupture par lequel l’esprit humain se détourne brusquement de la réalité et où l’homme nie quelque chose de lui-même : sa raison, sa conscience lucide. La foi est assimilée à un fidéisme inacceptable."
"L’athéisme de Camus ne se comprend correctement que sur fond de son agnosticisme originaire. Il n’est donc pas premier, dogmatique, militant, mais second, pratique, conséquent et décidé, parce qu’on ne peut ni vivre, ni penser philosophiquement, de manière responsable, sans se situer, c’est-à-dire sans opter pour ou contre Dieu."
"L’humanisme athée de Camus se déploie selon une triple perspective : une manière de concevoir le monde sans Dieu (l’absurde) ; une manière d’y vivre (la révolte) ; une manière de s’y comporter (l’amour)."
"Postulant un humanisme athée, de style prométhéen, Camus veut rendre l’homme à soi-même en le délivrant de la consolation liée à l’espérance illusoire d’une autre vie qui l’empêche de reconnaître et d’assumer l’absurde comme tel.
Le sentiment de l’absurde — dont la fonction est analogue à celle du doute méthodique de Descartes — oriente donc Camus vers la découverte d’une valeur, la révolte. Critère de jugement qui évalue l’homme à sa juste mesure, cette valeur ne se situe ni en une éternité religieuse, ni dans son substitut laïc, l’histoire, mais, très cartésiennement, dans ce « provisoire » qui couvre toute la vie de l’homme et, de ce fait, représente pour lui le « définitif »."
"La révolte, pour perdurer comme valeur et éviter le double écueil du nihilisme et du ressentiment, doit trouver son point d’appui originaire en deçà d’elle-même et de l’absurde. Elle le trouve précisément dans l’amour : dans cet acquiescement originaire et ultime à la vie, à « l’homme de chair », à la terre, au monde « qui reste notre premier et notre dernier amour. ». Chez Camus, la révolte est donc originairement et ultimement liée à l’amour ; elle « ne peut se passer d’un étrange amour ». Ce n’est pas parce que l’existence est absurde que l’homme révolté doit succomber à la tentation de tout nier."
-Arnaud Corbic, « L'« humanisme athée » de Camus », Études, 2003/9 (Tome 399), p. 227-234.
"Lorsque nous entendons ici par athée une « position se définissant explicitement contre une conception de Dieu », nous entendons ce terme dans son acception courante. Car, comme le faisait remarquer Etienne Gilson, « le véritable athée [au sens propre du terme : a-thée] est celui pour qui la question de Dieu ne se pose pas ». Or, ce n’est pas par indifférence que Camus est athée, au sens où, par l’effet d’un impensé ou d’un non-dit, il omettrait, dans l’élaboration des fondements de son humanisme, la question de Dieu. Au contraire, il se confronte à elle et prend clairement une option. Il ne partage pas l’athéisme sceptique des « libertins » et des libres penseurs visés par le pari pascalien. Pour eux, la question de Dieu était une question laissée en suspens parce que sans intérêt, non pertinente, dont on peut faire l’économie, car supplantée, dans la pratique, par des questions plus urgentes et plus radicales."
"Dans sa conférence de 1948 aux dominicains de Latour-Maubourg, il déclarait : « […] ne me sentant en possession d’aucune vérité absolue et d’aucun message, je ne partirai jamais du principe que la vérité chrétienne est illusoire, mais seulement de ce fait que je n’ai pu y entrer » C’est faute d’avoir pu faire l’expérience de la « vérité chrétienne » qu’il juge philosophiquement indécidable la question de l’existence de Dieu. Il n’y a donc pas initialement un refus athée de sa part. Sa position n’est pas d’emblée antithéiste, dans la mesure où elle ne prend pas la forme d’une négation. Dans Le Mythe de Sisyphe, il souligne qu’il n’argumente pas contre l’existence de Dieu — mais le fait demeure qu’il ne croit pas en Dieu. Ni la raison, ni l’expérience ne permettant de trancher la question, l’agnosticisme lui paraît la voie la plus cohérente.
Si Camus en restait à cette position de principe, il serait agnostique et non pas athée. Or — c’est là la forme spécifique de son athéisme —, il est conséquent dans son agnosticisme et il sait que, dans la pratique, du fait que l’on est engagé — Pascal disait « embarqué » —, la question de Dieu ne peut rester en suspens. Il sait que, dans l’action, on ne peut rester dans l’indécision et la neutralité. Il faut donc nécessairement choisir et « parier » pour ou contre Dieu, c’est-à-dire vivre comme si Dieu existait ou n’existait pas. Du pari auquel Pascal invitait, Camus ne retient ici implicitement que le principe, et non son dessein apologétique. C’est ainsi que, dans la perspective athée qui est la sienne, il définit l’homme absurde comme « celui qui, sans le nier [je souligne la position agnostique], ne fait rien pour l’éternel [athéisme pratique] », c’est-à-dire, au fond, fait comme si Dieu n’existait pas — ce qui, dans le domaine de l’agir humain, revient objectivement à parier contre Dieu."
"Pour Camus, si Dieu n’existe pas, « parier » pour lui, c’est courir le risque de fonder le sens de l’existence humaine sur un principe hypothétique et peut-être illusoire. S’y opposent la lucidité et le bon sens de l’homme qui l’inclinent à préférer se fier à ce qu’il peut savoir par expérience, plutôt qu’à une croyance incertaine par définition, et peut-être illusoire. Camus voit dans la foi le « saut dans l’irrationnel », ce mouvement de rupture par lequel l’esprit humain se détourne brusquement de la réalité et où l’homme nie quelque chose de lui-même : sa raison, sa conscience lucide. La foi est assimilée à un fidéisme inacceptable."
"L’athéisme de Camus ne se comprend correctement que sur fond de son agnosticisme originaire. Il n’est donc pas premier, dogmatique, militant, mais second, pratique, conséquent et décidé, parce qu’on ne peut ni vivre, ni penser philosophiquement, de manière responsable, sans se situer, c’est-à-dire sans opter pour ou contre Dieu."
"L’humanisme athée de Camus se déploie selon une triple perspective : une manière de concevoir le monde sans Dieu (l’absurde) ; une manière d’y vivre (la révolte) ; une manière de s’y comporter (l’amour)."
"Postulant un humanisme athée, de style prométhéen, Camus veut rendre l’homme à soi-même en le délivrant de la consolation liée à l’espérance illusoire d’une autre vie qui l’empêche de reconnaître et d’assumer l’absurde comme tel.
Le sentiment de l’absurde — dont la fonction est analogue à celle du doute méthodique de Descartes — oriente donc Camus vers la découverte d’une valeur, la révolte. Critère de jugement qui évalue l’homme à sa juste mesure, cette valeur ne se situe ni en une éternité religieuse, ni dans son substitut laïc, l’histoire, mais, très cartésiennement, dans ce « provisoire » qui couvre toute la vie de l’homme et, de ce fait, représente pour lui le « définitif »."
"La révolte, pour perdurer comme valeur et éviter le double écueil du nihilisme et du ressentiment, doit trouver son point d’appui originaire en deçà d’elle-même et de l’absurde. Elle le trouve précisément dans l’amour : dans cet acquiescement originaire et ultime à la vie, à « l’homme de chair », à la terre, au monde « qui reste notre premier et notre dernier amour. ». Chez Camus, la révolte est donc originairement et ultimement liée à l’amour ; elle « ne peut se passer d’un étrange amour ». Ce n’est pas parce que l’existence est absurde que l’homme révolté doit succomber à la tentation de tout nier."
-Arnaud Corbic, « L'« humanisme athée » de Camus », Études, 2003/9 (Tome 399), p. 227-234.