"Les nouvelles théories critiques sont nouvelles en ceci qu’elles sont apparues après la chute du mur de Berlin, en 1989. Si la plupart ont été élaborées avant cet événement, c’est à sa suite qu’elles ont surgi dans l’espace public. On ne comprend par exemple rien à la théorie de l’« Empire » et de la « Multitude » de Michael Hardt et Toni Negri3 si l’on ne voit pas ce qu’elle doit au courant marxiste italien auquel appartint le second, à savoir l’« opéraïsme », qui naît au début des années 1960. Pourtant, cette théorie ne s’est manifestée, sous sa forme actuelle, qu’à partir de la fin des années 1990. La nouveauté des théories critiques est étroitement liée au renouveau de la critique sociale et politique amorcé à partir de la seconde moitié des années 1990, à l’occasion d’événements comme les grèves françaises de novembre-décembre 1995, les manifestations contre l’OMC de Seattle de 1999, ou le premier « Forum social mondial » de Porto Alegre de 2001."
"Sont critiques les théories qui remettent en question l’ordre social existant de façon globale. Les critiques qu’elles formulent ne concernent pas des aspects limités de cet ordre, comme l’instauration d’une taxe sur les transactions financières, ou telle mesure relative à la réforme des retraites. Qu’elle soit radicale ou plus modérée, la dimension « critique » des nouvelles théories critiques réside dans la généralité de leur mise en question du monde social contemporain."
[Chapitre 1 : La défaite de la pensée critique (1977-1993)]
"Dès la seconde moitié des années 1970, les mouvements de contestation nés à la fin des années 1950 – héritiers de mouvements bien antérieurs – amorcent un processus de reflux. Les raisons en sont diverses : choc pétrolier de 1973 et retournement de l’« onde longue » des Trente Glorieuses, offensive néolibérale avec l’élection de M. Thatcher et R. Reagan en 1979 et 1980, déclin des anciennes solidarités ouvrières, arrivée au pouvoir de la gauche en 1981 et perspectives ministérielles favorisant la reconversion des militants gauchistes, perte définitive de crédibilité des blocs soviétique et chinois… [...]
La « nouvelle gauche » apparaît autour de 1956, l’année de la crise de Suez et de l’écrasement de l’insurrection de Budapest par les chars soviétiques, mais aussi celle du rapport Khrouchtchev sur les crimes de Staline devant le XXe congrès du Parti communiste d’Union soviétique. En France cette année-là, les députés – dont les communistes – votent les pouvoirs spéciaux au gouvernement de Guy Mollet, visant à « pacifier » l’Algérie.
Appartenir à la « nouvelle gauche », c’est refuser l’alternative imposée en 1956 par les deux camps en présence, tout en continuant à développer une critique radicale du capitalisme. Cela consiste, en d’autres termes, à dénoncer aussi bien la politique anglo-française à l’égard de l’Égypte – et l’impérialisme en général – et l’intervention soviétique à Budapest. L’apogée de la « nouvelle gauche » se situe autour de 1968 et des années suivantes, jusqu’à 1977 environ (mouvement autonome italien). Les 68 français et mexicain, le Mai larvé italien et l’automne chaud de 1969, le « Cordobazo » argentin (1969)1 et le printemps de Prague participent tous de ce même courant international. Une première option de périodisation consiste ainsi à soutenir que ce qui a pris fin en 1989, c’est le cycle ouvert en 1956 par les crises égyptienne et hongroise, et les réactions qui s’en sont suivies au sein de la gauche radicale. La révolution cubaine (1959) et la guerre du Vietnam sont d’autres événements qui ont contribué à propulser ce cycle. [...]
Dans cette deuxième hypothèse, la « nouvelle gauche » est considérée comme un sous-cycle subordonné au cycle plus ample amorcé en 1914 ou 1917.
Une troisième possibilité consiste à considérer que 1989 achève un cycle ouvert au moment de la Révolution française de 1789. Il s’agit d’une hypothèse de plus longue durée, qui est plus lourde de conséquences politiques et théoriques. Cette hypothèse est parfois qualifiée de « postmoderne », par référence aux travaux de Jean-François Lyotard, Marshall Berman et Fredric Jameson notamment4. Le « postmodernisme » repose sur l’idée que la Révolution française se trouve au principe de la modernité politique. Les révolutions qui lui ont succédé – russe et chinoise par exemple – constituent, de ce point de vue, des suites de cet événement. Or, dans la mesure où les régimes communistes ont échoué à réaliser le projet moderne inauguré par la Révolution française, c’est l’ensemble du projet qui est présenté comme compromis. Cette troisième hypothèse implique que les catégories intellectuelles – raison, science, temps, espace – et politiques – souveraineté, citoyenneté, territoire – propres à la politique moderne doivent être abandonnées au profit de nouvelles catégories. L’organisation en « réseaux », l’importance accordée aux « identités » minoritaires, ou la perte supposée de souveraineté des États-nations dans le cadre de la mondialisation, participent de cette hypothèse.
Trois commencements – 1789, 1914-1917, 1956 – pour une seule fin, à savoir 1989. [...]
L’hypothèse postmoderne, on l’a dit, est lourde de conséquences, en ce qu’elle suppose la disparition de la forme moderne de la politique. Si les deux autres options n’impliquent pas ce type de révision radicale, elles conduisent cependant à une très sérieuse réévaluation des doctrines et des stratégies de la gauche depuis le début du XXe siècle."
"Dans son ouvrage Sur le marxisme occidental, Perry Anderson a montré que l’échec de la révolution allemande de la période 1918-1923 a produit une importante rupture au sein du marxisme. Les marxistes de la génération classique présentaient deux caractéristiques principales. D’abord, ils étaient historiens, économistes, sociologues, bref, ils s’occupaient de sciences empiriques. Leurs publications étaient, pour une part importante, conjoncturelles et indexées sur l’actualité politique du moment. Ensuite, ils étaient des dirigeants de partis, c’est-à-dire des stratèges confrontés à des problèmes politiques réels. Carl Schmitt affirme que l’événement le plus important de l’ère moderne est la lecture de Clausewitz par Lénine. C’est sans doute exagéré, mais l’idée sous-jacente est juste : être un intellectuel marxiste au début du XXe siècle, c’est se trouver à la tête des organisations ouvrières de son pays. L’idée même d’« intellectuel marxiste » avait en réalité peu de sens, le substantif « marxiste » se suffisant à lui-même.
Ces deux caractéristiques étaient étroitement liées. C’est parce qu’ils étaient des stratèges politiques que ces penseurs avaient besoin de savoirs empiriques pour prendre des décisions. C’est la fameuse « analyse concrète de situations concrètes » évoquée par Lénine. À l’inverse, leur rôle de stratèges a nourri leurs réflexions de connaissances empiriques de première main. Comme l’écrivait Lénine le 30 novembre 1917 dans sa postface de L’État et la révolution : « Il est plus utile de faire l’“expérience d’une révolution” que d’écrire à son sujet. » Dans cette période de l’histoire du marxisme, l’« expérience » et l’« écriture » de la révolution étaient inextricablement mêlées.
Le marxisme « occidental » de la période suivante naît de l’effacement des rapports entre intellectuels-dirigeants et organisations ouvrières qui prévalaient au sein du marxisme classique. Au milieu des années 1920, les organisations ouvrières sont partout battues. L’échec de la révolution allemande en 1923, dont l’issue était perçue comme cruciale pour l’avenir du mouvement ouvrier, marque un coup d’arrêt aux espoirs de renversement immédiat du capitalisme. Le reflux qui s’enclenche alors conduit à la mise en place d’un nouveau type de lien entre intellectuels-dirigeants et organisations ouvrières. Antonio Gramsci, Karl Korsch et Georgi Lukacs sont les premiers représentants de cette nouvelle configuration.
Avec Adorno, Sartre, Althusser, Della Volpe, Marcuse et quelques autres, les marxistes qui dominent le cycle 1924-1968 ont des caractéristiques contraires à celles des marxistes de la période précédente. D’abord, ils n’ont plus de liens organiques avec le mouvement ouvrier, et en particulier avec les partis communistes. Ils n’y occupent plus de fonction de direction. Dans les rares cas où ils sont membres de partis communistes (Althusser, Lukacs, Della Volpe), ils entretiennent avec eux des rapports complexes. Des formes de « compagnonnage » peuvent être observées, illustrées par Sartre en France. Mais une distance irréductible demeure entre intellectuels et Parti. Celle-ci n’est d’ailleurs pas nécessairement le fait des intellectuels eux-mêmes. Les directions des partis communistes font souvent preuve d’une grande méfiance à leur égard10.
La rupture entre intellectuels et organisations ouvrières caractéristique du marxisme occidental a une cause et une conséquence notables. La cause est que se constitue, à partir des années 1920, un marxisme orthodoxe, qui fait figure de doctrine officielle de l’URSS et des partis frères. La période classique du marxisme avait été une période d’intenses débats, consacrés notamment à la nature de l’impérialisme, la question nationale, le rapport entre le social et le politique, ou le capital financier. À partir de la seconde moitié des années 1920, le marxisme se fige. Cette situation met les intellectuels dans une position structurellement inconfortable, puisque l’innovation dans le domaine de la pensée leur est dorénavant interdite. C’est une cause majeure de l’écart qui les sépare désormais des partis ouvriers. Elle les place devant l’alternative de faire allégeance ou de maintenir leurs distances avec ces derniers. Cette séparation n’aura de cesse de s’accroître avec le temps, d’autant que d’autres facteurs l’ont accentuée, comme la « professionnalisation » croissante de l’activité intellectuelle, qui tend à les éloigner de la politique.
Une conséquence notable de cette nouvelle configuration réside en ceci que les marxistes occidentaux, contrairement à ceux de la période précédente, développent des savoirs abstraits : ils sont pour la plupart philosophes, et souvent esthéticiens ou épistémologues. Or, de même que la pratique de sciences empiriques était liée au fait que les marxistes de la période classique exerçaient des fonctions de direction au sein des organisations ouvrières, de même l’éloignement par rapport à ces fonctions provoque chez eux une « fuite dans l’abstraction ». Les marxistes produisent désormais des savoirs hermétiques, inaccessibles au commun des ouvriers, et qui relèvent de domaines sans rapports directs avec la stratégie politique. Le marxisme occidental est en ce sens peu « clausewitzien ».
Le cas du marxisme occidental illustre la façon dont les événements historiques peuvent influer sur le contenu des pensées qui veulent faire l’histoire. Plus précisément, il démontre la manière dont ce type d’événement particulier qu’est une défaite politique influe sur le cours de la théorie qui l’a subie11. L’échec de la révolution allemande, dit Perry Anderson, a produit une rupture durable entre les partis communistes et les intellectuels révolutionnaires. En coupant ces derniers de la décision politique, cette rupture les a conduits à produire des analyses de plus en plus abstraites, et de moins en moins utiles sur le plan stratégique. L’intérêt de la démonstration de P. Anderson découle de ce qu’elle explique de manière satisfaisante une propriété du contenu de la doctrine (l’abstraction) par une propriété de ses conditions sociales d’élaboration (la défaite).
À partir de ce constat, la question est de déterminer la façon dont s’établit le rapport entre la défaite subie par les mouvements sociaux lors de la seconde moitié des années 1970 et les théories critiques actuelles. Elle consiste, en d’autres termes, à s’interroger sur la manière dont les doctrines critiques des années 1960 et 1970 ont « muté » au contact de la défaite, jusqu’à donner lieu aux théories critiques apparues lors des années 1990. La défaite de la seconde moitié des années 1970 peut-elle être comparée à celle qu’a subie le mouvement ouvrier au début des années 1920 ?"
-Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, La Découverte, 2017 (2010 pour la première édition).
"Sont critiques les théories qui remettent en question l’ordre social existant de façon globale. Les critiques qu’elles formulent ne concernent pas des aspects limités de cet ordre, comme l’instauration d’une taxe sur les transactions financières, ou telle mesure relative à la réforme des retraites. Qu’elle soit radicale ou plus modérée, la dimension « critique » des nouvelles théories critiques réside dans la généralité de leur mise en question du monde social contemporain."
[Chapitre 1 : La défaite de la pensée critique (1977-1993)]
"Dès la seconde moitié des années 1970, les mouvements de contestation nés à la fin des années 1950 – héritiers de mouvements bien antérieurs – amorcent un processus de reflux. Les raisons en sont diverses : choc pétrolier de 1973 et retournement de l’« onde longue » des Trente Glorieuses, offensive néolibérale avec l’élection de M. Thatcher et R. Reagan en 1979 et 1980, déclin des anciennes solidarités ouvrières, arrivée au pouvoir de la gauche en 1981 et perspectives ministérielles favorisant la reconversion des militants gauchistes, perte définitive de crédibilité des blocs soviétique et chinois… [...]
La « nouvelle gauche » apparaît autour de 1956, l’année de la crise de Suez et de l’écrasement de l’insurrection de Budapest par les chars soviétiques, mais aussi celle du rapport Khrouchtchev sur les crimes de Staline devant le XXe congrès du Parti communiste d’Union soviétique. En France cette année-là, les députés – dont les communistes – votent les pouvoirs spéciaux au gouvernement de Guy Mollet, visant à « pacifier » l’Algérie.
Appartenir à la « nouvelle gauche », c’est refuser l’alternative imposée en 1956 par les deux camps en présence, tout en continuant à développer une critique radicale du capitalisme. Cela consiste, en d’autres termes, à dénoncer aussi bien la politique anglo-française à l’égard de l’Égypte – et l’impérialisme en général – et l’intervention soviétique à Budapest. L’apogée de la « nouvelle gauche » se situe autour de 1968 et des années suivantes, jusqu’à 1977 environ (mouvement autonome italien). Les 68 français et mexicain, le Mai larvé italien et l’automne chaud de 1969, le « Cordobazo » argentin (1969)1 et le printemps de Prague participent tous de ce même courant international. Une première option de périodisation consiste ainsi à soutenir que ce qui a pris fin en 1989, c’est le cycle ouvert en 1956 par les crises égyptienne et hongroise, et les réactions qui s’en sont suivies au sein de la gauche radicale. La révolution cubaine (1959) et la guerre du Vietnam sont d’autres événements qui ont contribué à propulser ce cycle. [...]
Dans cette deuxième hypothèse, la « nouvelle gauche » est considérée comme un sous-cycle subordonné au cycle plus ample amorcé en 1914 ou 1917.
Une troisième possibilité consiste à considérer que 1989 achève un cycle ouvert au moment de la Révolution française de 1789. Il s’agit d’une hypothèse de plus longue durée, qui est plus lourde de conséquences politiques et théoriques. Cette hypothèse est parfois qualifiée de « postmoderne », par référence aux travaux de Jean-François Lyotard, Marshall Berman et Fredric Jameson notamment4. Le « postmodernisme » repose sur l’idée que la Révolution française se trouve au principe de la modernité politique. Les révolutions qui lui ont succédé – russe et chinoise par exemple – constituent, de ce point de vue, des suites de cet événement. Or, dans la mesure où les régimes communistes ont échoué à réaliser le projet moderne inauguré par la Révolution française, c’est l’ensemble du projet qui est présenté comme compromis. Cette troisième hypothèse implique que les catégories intellectuelles – raison, science, temps, espace – et politiques – souveraineté, citoyenneté, territoire – propres à la politique moderne doivent être abandonnées au profit de nouvelles catégories. L’organisation en « réseaux », l’importance accordée aux « identités » minoritaires, ou la perte supposée de souveraineté des États-nations dans le cadre de la mondialisation, participent de cette hypothèse.
Trois commencements – 1789, 1914-1917, 1956 – pour une seule fin, à savoir 1989. [...]
L’hypothèse postmoderne, on l’a dit, est lourde de conséquences, en ce qu’elle suppose la disparition de la forme moderne de la politique. Si les deux autres options n’impliquent pas ce type de révision radicale, elles conduisent cependant à une très sérieuse réévaluation des doctrines et des stratégies de la gauche depuis le début du XXe siècle."
"Dans son ouvrage Sur le marxisme occidental, Perry Anderson a montré que l’échec de la révolution allemande de la période 1918-1923 a produit une importante rupture au sein du marxisme. Les marxistes de la génération classique présentaient deux caractéristiques principales. D’abord, ils étaient historiens, économistes, sociologues, bref, ils s’occupaient de sciences empiriques. Leurs publications étaient, pour une part importante, conjoncturelles et indexées sur l’actualité politique du moment. Ensuite, ils étaient des dirigeants de partis, c’est-à-dire des stratèges confrontés à des problèmes politiques réels. Carl Schmitt affirme que l’événement le plus important de l’ère moderne est la lecture de Clausewitz par Lénine. C’est sans doute exagéré, mais l’idée sous-jacente est juste : être un intellectuel marxiste au début du XXe siècle, c’est se trouver à la tête des organisations ouvrières de son pays. L’idée même d’« intellectuel marxiste » avait en réalité peu de sens, le substantif « marxiste » se suffisant à lui-même.
Ces deux caractéristiques étaient étroitement liées. C’est parce qu’ils étaient des stratèges politiques que ces penseurs avaient besoin de savoirs empiriques pour prendre des décisions. C’est la fameuse « analyse concrète de situations concrètes » évoquée par Lénine. À l’inverse, leur rôle de stratèges a nourri leurs réflexions de connaissances empiriques de première main. Comme l’écrivait Lénine le 30 novembre 1917 dans sa postface de L’État et la révolution : « Il est plus utile de faire l’“expérience d’une révolution” que d’écrire à son sujet. » Dans cette période de l’histoire du marxisme, l’« expérience » et l’« écriture » de la révolution étaient inextricablement mêlées.
Le marxisme « occidental » de la période suivante naît de l’effacement des rapports entre intellectuels-dirigeants et organisations ouvrières qui prévalaient au sein du marxisme classique. Au milieu des années 1920, les organisations ouvrières sont partout battues. L’échec de la révolution allemande en 1923, dont l’issue était perçue comme cruciale pour l’avenir du mouvement ouvrier, marque un coup d’arrêt aux espoirs de renversement immédiat du capitalisme. Le reflux qui s’enclenche alors conduit à la mise en place d’un nouveau type de lien entre intellectuels-dirigeants et organisations ouvrières. Antonio Gramsci, Karl Korsch et Georgi Lukacs sont les premiers représentants de cette nouvelle configuration.
Avec Adorno, Sartre, Althusser, Della Volpe, Marcuse et quelques autres, les marxistes qui dominent le cycle 1924-1968 ont des caractéristiques contraires à celles des marxistes de la période précédente. D’abord, ils n’ont plus de liens organiques avec le mouvement ouvrier, et en particulier avec les partis communistes. Ils n’y occupent plus de fonction de direction. Dans les rares cas où ils sont membres de partis communistes (Althusser, Lukacs, Della Volpe), ils entretiennent avec eux des rapports complexes. Des formes de « compagnonnage » peuvent être observées, illustrées par Sartre en France. Mais une distance irréductible demeure entre intellectuels et Parti. Celle-ci n’est d’ailleurs pas nécessairement le fait des intellectuels eux-mêmes. Les directions des partis communistes font souvent preuve d’une grande méfiance à leur égard10.
La rupture entre intellectuels et organisations ouvrières caractéristique du marxisme occidental a une cause et une conséquence notables. La cause est que se constitue, à partir des années 1920, un marxisme orthodoxe, qui fait figure de doctrine officielle de l’URSS et des partis frères. La période classique du marxisme avait été une période d’intenses débats, consacrés notamment à la nature de l’impérialisme, la question nationale, le rapport entre le social et le politique, ou le capital financier. À partir de la seconde moitié des années 1920, le marxisme se fige. Cette situation met les intellectuels dans une position structurellement inconfortable, puisque l’innovation dans le domaine de la pensée leur est dorénavant interdite. C’est une cause majeure de l’écart qui les sépare désormais des partis ouvriers. Elle les place devant l’alternative de faire allégeance ou de maintenir leurs distances avec ces derniers. Cette séparation n’aura de cesse de s’accroître avec le temps, d’autant que d’autres facteurs l’ont accentuée, comme la « professionnalisation » croissante de l’activité intellectuelle, qui tend à les éloigner de la politique.
Une conséquence notable de cette nouvelle configuration réside en ceci que les marxistes occidentaux, contrairement à ceux de la période précédente, développent des savoirs abstraits : ils sont pour la plupart philosophes, et souvent esthéticiens ou épistémologues. Or, de même que la pratique de sciences empiriques était liée au fait que les marxistes de la période classique exerçaient des fonctions de direction au sein des organisations ouvrières, de même l’éloignement par rapport à ces fonctions provoque chez eux une « fuite dans l’abstraction ». Les marxistes produisent désormais des savoirs hermétiques, inaccessibles au commun des ouvriers, et qui relèvent de domaines sans rapports directs avec la stratégie politique. Le marxisme occidental est en ce sens peu « clausewitzien ».
Le cas du marxisme occidental illustre la façon dont les événements historiques peuvent influer sur le contenu des pensées qui veulent faire l’histoire. Plus précisément, il démontre la manière dont ce type d’événement particulier qu’est une défaite politique influe sur le cours de la théorie qui l’a subie11. L’échec de la révolution allemande, dit Perry Anderson, a produit une rupture durable entre les partis communistes et les intellectuels révolutionnaires. En coupant ces derniers de la décision politique, cette rupture les a conduits à produire des analyses de plus en plus abstraites, et de moins en moins utiles sur le plan stratégique. L’intérêt de la démonstration de P. Anderson découle de ce qu’elle explique de manière satisfaisante une propriété du contenu de la doctrine (l’abstraction) par une propriété de ses conditions sociales d’élaboration (la défaite).
À partir de ce constat, la question est de déterminer la façon dont s’établit le rapport entre la défaite subie par les mouvements sociaux lors de la seconde moitié des années 1970 et les théories critiques actuelles. Elle consiste, en d’autres termes, à s’interroger sur la manière dont les doctrines critiques des années 1960 et 1970 ont « muté » au contact de la défaite, jusqu’à donner lieu aux théories critiques apparues lors des années 1990. La défaite de la seconde moitié des années 1970 peut-elle être comparée à celle qu’a subie le mouvement ouvrier au début des années 1920 ?"
-Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, La Découverte, 2017 (2010 pour la première édition).