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    Maxime Cervulle, Matière à penser. Controverses féministes autour du matérialisme

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Maxime Cervulle, Matière à penser. Controverses féministes autour du matérialisme Empty Maxime Cervulle, Matière à penser. Controverses féministes autour du matérialisme

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 1 Avr - 7:42



    "Dans un article de 1979 publié dans la revue Feminist Review, Michèle Barrett et Mary McIntosh proposent une recension acerbe des textes de Delphy alors parus en langue anglaise. Comme le notent Diana Leonard et Lisa Adkins (2005 [1996], p. 9-11), la renommée de Barrett et McIntosh, aussi bien que leur centralité dans les débats britanniques autour du développement d’une théorie féministe fondée sur le matérialisme historique, ont contribué à durablement discréditer le féminisme matérialiste français outre-Manche. Dans la Grande-Bretagne des années 1980 et 1990, les critiques formulées par Barrett et McIntosh feront ainsi l’objet de nombreuses reprises, comme autant de répliques du petit séisme que fut la recension de 1979.

    La charge de Barrett et McIntosh déploie deux principaux angles d’attaque. Elle porte d’abord sur les limites du concept de Delphy de « mode de production domestique ». Ce concept, qui émerge au travers de comparaisons du mode d’exploitation du travail domestique des femmes avec celui du travail des serfs, des esclaves et des salarié·e·s dans les modes de production respectifs (féodal, esclavagiste et capitaliste), leur semble peu explicatif dans la mesure où l’autonomie du mode de production domestique vis-à-vis du mode de production capitaliste semble réduite à un simple postulat) formule une critique similaire à…. En outre, aux yeux de Barrett et McIntosh, le travail domestique ne saurait constituer un ‘mode de production’ en tant que tel : l’utilité de ce concept dans la théorie marxiste réside précisément dans le fait qu’il permet d’identifier — par-delà la coexistence empirique de divers modes de production — un mode dominant, constituant la base matérielle de la formation sociale d’une époque. Par ailleurs, la focalisation des travaux de Delphy sur l’exploitation du travail des femmes dans l’institution matrimoniale ne leur paraît pas de nature à permettre de saisir les caractères généraux de l’oppression des femmes, notamment s’agissant des femmes non mariées.

    Le second aspect de leur critique porte sur les fondements matérialistes de l’analyse de Delphy. Celle-ci est perçue comme prise au piège d’un réductionnisme économique qui serait sous-tendu par une conception ‘simpliste’ de l’idéologie (Barrett, McIntosh 1979, p. 101) quand il ne l’occulterait pas complètement. En jetant la question des conditions idéologiques de l’oppression avec l’eau du bain idéaliste, Delphy manquerait selon elles l’un des défis majeurs du féminisme, celui de parvenir à élaborer « une analyse complexe de la façon par laquelle la catégorie historiquement construite de ‘femme’ a fait l’objet d’une exploitation à différentes époques et selon différents modes de divisions du travail, et de la transformation de cette catégorie elle-même au cours de ce processus » (ibid., p. 104). Cet abandon de la question de l’idéologie leur apparaît occulter des questions fondamentales, telles que celles relatives à la culture, au langage et à la sexualité. Autant de questions prises à bras le corps par les féministes britanniques dans le sillage d’une compréhension non ‘mécaniste’ de l’idéologie, qui s’inscrit dans les pas de la définition althussérienne de l’idéologie comme « un rapport matériel, vécu, doté de ses forces de détermination propres » (ibid., p. 101).

    La conclusion de Barrett et McIntosh est sévère : « Delphy ne fournit pas l’analyse matérialiste que son travail promet » (ibid., p. 103, je souligne). Si la dimension matérialiste du travail de Delphy est remise en cause, c’est d’une part parce que celui-ci ne prendrait pas en compte l’historicité des différents modes de production et la prééminence analytique du mode de production capitaliste. C’est toutefois surtout parce qu’il échouerait à saisir le rapport entre l’économique et l’idéologique et, par voie de conséquence, le principe même de la division sexuée du travail qu’elles considèrent comme « inexplicable sans une certaine analyse des processus idéologiques par lesquelles les femmes sont constituées en tant que catégorie et socialisées de façon à accepter ces rapports de production » (ibid., p. 100). Pour Barrett et McIntosh, l’idéologie constitue donc un aspect central de l’oppression et une question charnière de la lutte féministe.

    Delphy (2001a [1982]) a répondu à ses détractrices en rappelant avoir annoncé qu’elle ne prétendait pas « expliquer tous les aspects de l’oppression », mais produire une « analyse matérialiste de l’exploitation économique des femmes » (p. 68, je souligne). De plus, elle souligne sa compréhension de la « matérialité de l’idéologie », comme impliquant que « les idées sont le produit de la structure sociale » (p. 77). Par là, elle conteste les analyses de l’oppression des femmes qui la réduirait à sa face idéelle, sans considérer ses aspects économiques, marchands ou non marchands. Cependant, elle s’oppose aussi explicitement aux conceptions de la superstructure comme dotée d’une quelconque autonomie ou de l’idéologie comme ayant une capacité propre de détermination."

    "[Raymond] Williams s’est attaché à complexifier ce modèle selon lequel le niveau idéologique pourrait être vu comme un simple reflet des rapports de production (2009 [1973], p. 25-56). Il s’inspire pour cela de penseurs du ‘marxisme occidental’ (en particulier Antonio Gramsci, Georg Lukàcs et Lucien Goldmann), qui ont développé les théories de la superstructure et souligné l’importance de l’idéologie dans la reproduction sociale [...]
    Il souligne plutôt que la relation entre ces deux pôles serait mieux saisie par l’image d’un « champ de forces mutuellement mais inégalement déterminantes » (2005 [1971], p. 20, je souligne). Au-delà de ce premier pas, c’est l’idée même de détermination que Williams abandonne. La spécificité du matérialisme culturel de Williams réside dans le fait de considérer l’étude de la culture comme « l’étude des relations qui composent l’ensemble d’un mode de vie » (ibid.). Selon cette définition, la culture réside dans les pratiques sociales elles-mêmes, ainsi que dans l’ensemble de leurs interrelations Elle n’est donc plus réductible à une couche superficielle, dénuée de consistance sociale et simplement dérivée de la « base matérielle »."

    "Si Barrett et McIntosh ne participent pas à proprement parler du développement des cultural studies, les débats que ce domaine naissant suscite — en particulier au sein du féminisme — constituent leur environnement intellectuel. Les travaux du Women’s Studies Group du CCCS, qui démarrent à l’automne 1974, proposent une théorie matérialiste qui, bien que située dans le champ féministe de son époque (marqué par le « domestic labour debate »), s’inspire aussi des auteurs qui font alors référence pour l’École de Birmingham — Althusser, Gramsci, Williams, etc. Il s’agit pour les femmes de ce groupe de recherche de tracer un cadre matérialiste d’appréhension de la situation des femmes « dans et hors les rapports de production » (Bland et al. 2007 [1978], p. 357-391). Le groupe se situe ainsi en opposition aussi bien à l’androcentrisme du marxisme qu’à l’économisme de certaines positions féministes. Il souligne la nécessité de penser ensemble les rapports de production (capitalistes et patriarcaux) et la « constitution idéologique particulière de la féminité que ces rapports construisent » (ibid., p. 357). Ceci implique notamment une analyse approfondie du rapport des femmes à la consommation et une attention aux logiques marchandes par lesquelles elles sont constituées en « consommatrices d’un certain type de marchandises » [...]
    Les auteures du Women’s Studies Group de Birmingham s’inscrivent dans la lignée du marxisme humaniste de Williams et Thompson en ce qu’elles prêtent une attention particulière à la dimension vécue des conditions sociales. Cette dimension apparaît chez Williams (1977 [1958]) avec la notion de « structures de sentiments » ; chez Thompson (2012 [1963]) avec celle d’expérience, point nodal de sa pensée par lequel il rompt avec la tendance marxiste à l’objectivisme pour penser la formation active d’une conscience de classe. L’expérience est ainsi pour Thompson un lieu de transformation de l’idéologie dominante et de subjectivation politique (Bolmain 2014). Aussi, pour le Women’s Studies Group, l’analyse féministe ne saurait être épuisée par l’étude des dites « déterminations objectives », et il apparaît nécessaire de l’accompagner d’une perspective compréhensive, mais aussi d’une étude du versant psychique de l’oppression. Inspirée par les écrits de Juliet Mitchell, cette dernière voie prend forme dans des tentatives de croiser matérialisme et psychanalyse pour forger une théorie de l’idéologie."

    "Lukàcs notait d’ailleurs, non sans malice, que l’idée d’une primauté de la base matérielle pouvait elle-même être comprise (selon ce même point de vue marxiste) comme un effet historique du mode de production capitaliste."

    "Du point de vue du féminisme matérialiste, il manquerait aussi à la théorie de Butler la dimension de l’historicité, indispensable à la compréhension d’un antagonisme qui, sur le plan analytique, précède la division des sexes en unités discrètes (Delphy 2001b [1991], p. 251). L’effacement de l’histoire est en effet perceptible dans Trouble dans le genre. Si Butler inscrit la performativité du genre dans une certaine temporalité — celle d’une répétition, de citations par corps des normes régulatrices — celle-ci ne se situe pas dans une historicité plus large. Il y a bien une rythmique du rapport de genre, mais il échappe au concert de l’histoire. On retrouve la marque du structuralisme : la prévalence de la synchronie sur la diachronie qui fait dire que les ‘structures’ sont sans histoire. C’est bien entendu un trait commun aux écrits de Butler et d’Althusser, ce dernier ayant souligné la temporalité de la formation sociale, notamment en définissant la « surdétermination » comme le moment lors duquel les relations entre les pratiques qui forment les structures s’accordent au rythme d’une structure donnée (Gordy 1983).

    La liquidation de l’histoire évacue du même coup, chez Butler, la question de l’origine des normes qui régulent les performances de genre (Jackson 2001, p. 290) ; chez Althusser, celle de l’origine des structures de la formation sociale. C’est là un point de clivage majeur avec le féminisme matérialiste de Delphy, de type génétique, qui vise à expliquer les causes de l’oppression. Cette modalité du matérialisme se situe aux antipodes de la perspective d’Althusser, qui a dirigé ses efforts dans le sens d’une « théorie non génétique du surgissement historique » (Althusser 1997 [1967], p. 217) contre une conception marxiste qu’il juge téléologique et donc peu en prise avec l’inattendu de l’événement. Comme l’écrit Daniel Bensaïd (1999, p. 13), l’idée « d’une théorie de la conjoncture comme unité de multiples déterminations fascine [Althusser] » ; une fascination qu’il poussera au bout de sa limite, dans ses derniers écrits, avec la thèse du « matérialisme aléatoire ». Cette insistance sur la contingence, qui ouvre radicalement les potentialités historiques, est tout à fait centrale dans les féminismes qui trouvent leur inspiration dans les cultural studies. Ce domaine de recherche a en effet développé une forme de « conjoncturalisme radical » qui explique en partie la plasticité de son projet critique et sa capacité à engager des « tournants théoriques » en fonction de la conjoncture."
    -Maxime Cervulle, « Matière à penser. Controverses féministes autour du matérialisme », Cahiers du Genre, 2016/3 (HS n° 4), p. 29-52. DOI : 10.3917/cdge.hs04.0029. URL : https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2016-3-page-29.htm



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