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http://www.freepdf.info/index.php?post/Rebatet-Lucien-Romain-Les-memoires-d-un-fasciste-Tome-II
"On lira ici les souvenirs d'un révolutionnaire qui a cherché la révolution, d'un militariste qui a cherché l'armée, et qui n’a trouvé ni l'une ni l'autre." (p.3)
"J'ai parlé sans ménagements de plusieurs hommes qui ont eu naguère mon estime ou mon affection. Mais ce n'est point moi le renégat, ce sont eux. Je suis resté dans la logique de mes principes, fidèle à mes convictions qui étaient ou semblaient être les leurs. Pour eux, ils ont dévié, tourné casaque, vilipendé les premiers leurs amis, créé à mon pays par leurs folles humeurs une quantité de périls supplémentaires. Je n'allais pas, au nom de liens anciens qu'ils ont brisés de leurs mains, étendre un silence équivoque sur leurs palinodies et leurs trahisons.
Je tiens à dire encore que je n'ai à recevoir de personne des leçons de patriotisme, et que je puis prétendre au contraire à en donner. Je suis un de ceux qui, s'ils avaient été écoutés et suivis avant-guerre, voire depuis l'armistice, auraient évité à notre patrie tous ses malheurs, les auraient en tous cas largement réparés déjà." (p.3)
"Un mois après mon arrivée à Diez, je m'abonnais à l'Action Française.
Comme beaucoup d'autres garçons de mon âge, j’avais, dès la sortie du collège, trouvé chez Maurras, chez Léon Daudet et leurs disciples une explication et une confirmation à maintes de mes répugnances instinctives.
J'étais en politique du côté de Baudelaire et de Balzac. contre Hugo et Zola, pour “ le grand bon sens à la Machiavel ” voyant l'humanité telle qu'elle est, contre les divagations du progrès continu et les quatre vents de l'esprit. Je n'ai jamais eu dans les veines un seul globule de sang démocratique. J'ai retrouvé une note que j'écrivais à vingt ans, en 1924, pour un de mes amis, et où il était dit : “ Nous souffrons depuis la Révolution d'un grave déséquilibre parce que nous avons perdu la notion du chef... J'aspire à la dictature, à un régime sévère et aristocratique. ” A cette époque-là, pourtant, j'y pensais une fois tous les deux mois. Plongé dans la musique, la littérature et les grandes disputes sur nos fins dernières, je tenais pour dégradante la lecture de quelque journal que ce fût. Mais j’étais maintenant en Allemagne un figurant dans la démission de mon pays. J'éprouvais le besoin de faire un acte civique.
Mon travail de journaliste politique, dans la suite, n'a jamais eu d'autre sens, n'a jamais été inspiré que par l'urgente nécessité de faire triompher quelques idées et surtout quelques méthodes saines. Mon plaisir personnel et ma plus vive ambition seraient uniquement d'écrire des livres de critique et des récits qu'on pût encore relire dans une trentaine d'années." (p.7)
"La germanophobie systématique du méridional Maurras m'avait toujours fait hausser les épaules. Si l'occasion s'en était offerte, j'aurais sans doute débuté dans les lettres, vers 1923, quand je venais d'arriver en Sorbonne, par un essai qui fut aux trois quart écrit sur le ridicule du pseudo-classicisme maurrassien, avec Papadiamantopoulos, les tambourinaires du félibrige et les alexandrins à faux cols empesés de l'école romane, en face des œuvres immortelles du génie nordique auxquelles il prétendait s'opposer. J'aurais été assez en peine de dire si Wagner, Jean-Sébastien Bach et Nietzsche comptaient plus ou moins dans mon éducation, dans ma petite vue du monde que Racine ou Poussin. Quelques mois dans les forêts du Nassau, aux bords de la Moselle et du Rhin, parmi les vignes, les petits bourgs gris fleuris de géraniums, m'avaient familiarisé avec des images de l'Allemagne où j'aurais eu bien du mal à faire pénétrer quelque haine." (p.7)
"J'avais donc serré les poings de fureur en voyant, au printemps de 1930, dans un cinéma des boulevards, le dernier défilé de nos capotes bleues sous les tilleuls de Mayence. Les clairons vibraient, les hommes marquaient le pas comme devant un généralissime. Chacun voulait laisser derrière soi, malgré tout, une image fière et encore menaçante. Cette ingénuité militaire me touchait aux larmes. Elle accroissait encore ma révolte devant le tableau de notre force allègrement saccagée. Sambre et Meuse ne changeait rien à notre fuite.
L'année précédente, par le plus pur hasard, mais avec une vive joie, j'avais fait mes débuts de journaliste à l'Action Française dans une petite rubrique musicale, à quoi s'était ajoutée bientôt la chronique cinématographique, que je signais François Vinneuil, et le secrétariat des pages littéraires. J'avais estimé superflu de m'inscrire parmi les ligueurs, mais j'épousais avec ardeur la plupart des querelles et des raisons politiques du journal." (p.
"L'Action Française, encore que l'antisémitisme y fût fort en veilleuse depuis 1918, m'avait fourni quelques lumières. En 1933, je commençais à embrasser suffisamment le champ des déprédations judaïques pour apprendre avec une certaine allégresse les bâtonnades des sections d'assaut.
J'habitais une espèce d'atelier, rue Jean Dolent, juste à côté de la Ligue des Droits de l'Homme. Les exclus du Reich y accouraient par trains entiers, comme à un vrai consulat, pour recevoir, par la grâce de Victor Basch et d'Emile Kahn, tous les sacrements et passe-partout républicains, toutes les libertés de proliférer et de nuire. J'avais eu tout loisir pour contempler durant des mois ce défilé de cauchemar, la gueule crochue et verdâtre du socialisme international." (p.10)
"Il était entendu que le nazisme aux talons de fer, beaucoup trop systématique, n'avait aucune chance de pouvoir s'implanter chez nous. Mais nous ne doutions pas de nos affinités avec le fascisme romain, souple, “ respectueux des libertés humaines ”, et catégorique sur l'essentiel: le contrôle du grand capitalisme, la suppression du régime électif, la prospérité du peuple, l'anéantissement des pouvoirs secrets. Le Duce faisait bonne et sommaire justice des fariboles de la paix indéfinie. Enfin, il avait sacrifié à temps les appendices pileux de sa jeunesse socialiste, son profil parlait des consuls et des
Césars...
Nous étions plusieurs, aux alentours de l'Action Française, parmi les plus jeunes et les plus libres, qui depuis quelques années nous disions volontiers fascistes. La monarchie, dont nous admirions les images et les vertus passées, appartenait depuis beau temps à la métaphysique. Mais Rome nous offrait son exemple. Maurras expliquait lui-même souvent la belle étymologie du “ fascisme ”, de toutes les forces de la nation réunies. Nous n'ignorions pas que
Mussolini, de son côté, saluait notre vieux maître comme un de ses précurseurs.
Aux mécaniques genevoises des protêts, des pactes et d'une espèce de Dalloz international confectionné par des robins démocrates, nous opposions très
sainement le retour aux alliances, seules humaines et pondérables. Nous voulions celle de l'Italie. La parenté des deux peuples, leur fraternité d'armes,
leur communauté d'intérêt la rendaient aisée. Sans elle, nos obligés de l'Europe centrale et des Balkans ne nous servaient à rien. Avec elle, nous dressions une barrière continue contre l'Allemagne, de la mer du Nord à la Vistule." (p.12)
"Derrière l'immense vague de l'indignation populaire, il n'y avait que de louches et vaseux personnages, comme La Rocque, ou des écrivains, des théoriciens lucides mais trop vieux, qu'on eût désarmés parfaitement en leur ôtant leur encrier, prônant la supériorité de l'action en soi, mais incapables de lui assigner dans le concret le plus modeste objectif, de lui donner une ébauche de forme, écartant ombrageusement enfin les disciples ardents suspects de vouloir, “ agir ” leurs idées. Leur mission naturelle eût été de canaliser et de conduire le flux de cette colère publique qu'ils avaient si bien excitée. Ils s'étaient vu emporter par elle ils ne savaient où.
Le 7 février, dans l'après-midi, un fidèle de l'Action Française, Pierre Lecoeur, entrait fort animé dans la grande salle de notre rédaction et allait droit à Maurras, qui était en train d'écouter trop galamment le caquetage d'une pécore du monde :
- Maître, Paris est en fièvre. Il n'y a plus de gouvernement, tout le monde attend quelque chose. Que faisons-nous ?
Maurras se cambra, très froid et sec, en frappant du pied :
- Je n'aime pas qu'on perde son sang-froid.
Puis, incontinent, il se retourna vers la perruche, pour lui faire à n’en plus finir l'honneur bien immérité de son esprit.
Faute d'une parcelle de volonté pratique, Maurras freinait à grands coups l'élan de sa propre troupe. Il la freinait déjà depuis la nuit précédente. J'étais présent, cet après-midi là, échiné, aphone, le crâne encore saignant d'un caillou reçu la veille sur la Concorde, indigné par cette reculade du maître qui osait affecter la présence d'esprit pour dissimuler un haïssable désarroi. Je me sentais encore trop timide pour braver le courroux de Maurras et surtout ses syllogismes. Mais je voulais quitter la maison sur l'heure et sans retour. On m'arrêta, on me parla d'obéissance. Je m'inclinai ; j'eus tort. Ce n'était point de la discipline, mais de la faiblesse. Je l’ai compris plus tard.
Cinq cent mille Parisiens avaient tourbillonné comme des moucherons autour de la vieille ruine démocratique qu'une chiquenaude, c'est-à-dire la révolution de mille hommes vraiment conduite par dix autres hommes, eût suffi à jeter bas. Le radicalisme n’avait pas su davantage prendre prétexte de l'échauffourée pour se rajeunir et faire, à son compte, cette révolution de l'autorité que les trois quarts du pays appelaient, dont certains de ses affiliés, tel Eugène Frot, avaient caressé l'espoir, dans un chassé-croisé de complots d'opérette se recoupant comiquement avec ceux des “factieux” de droite.
La capitale, pendant tout le jour qui suivit l’émeute, avait été à qui voudrait la prendre. Mais les vainqueurs malgré eux étaient restés interdits et inertes, comme des châtrés devant une Vénus offerte." (p.13)
"Le triomphe du Front Populaire, en 1936, était un événement providentiel. Il avait fallu cette grande éruption marxiste pour que l'Italie et l'Allemagne fissent leur renaissance, comme si cette maladie purgeait le sang des nations. La fièvre rouge nous frappait les derniers, sans doute parce que nous étions les plus bourgeois et du plus petit tempérament. Mais elle s'annonçait carabinée. Après une pareille crise, on verrait bien s'il subsisterait encore des doutes sur la malfaisance du régime.
Le soir du deuxième tour des élections, j'étais dans le hall de notre confrère Le Jour. Je souhaitais violemment une catastrophe aussi complète qu'il se pût. Chaque dépêche comblait mes vœux. Les succès communistes, surtout, dépassaient du double les plus sombres pronostics. Il n'était plus question, cette fois, de dosages et de faux-fuyants. On ne pouvait rien imaginer de plus écrasant et de plus net. J'aspirais allègrement le fumet de révolution qui flottait dans l'air." (p.17)
"Je Suis Partout avait été créé, il y a une dizaine d'années par Arthème Fayard, qui fut un marchand de papier très ingénieux et très habile. Dans son esprit, ce devait être le pendant de droite du journal bolchevisant Lu qui faisait chaque semaine une abondante revue de la presse étrangère, une sorte de frère cadet, mais plus grave et plus disert, de Candide. Il est amusant de penser que la rédaction en chef avait failli en être confiée d'abord à un Juif russe, André Levinson, d'une culture à peu près infinie, d'une intelligence admirablement aiguisée, rompue à toutes les pensées d'occident, - ce qui ne l'empêchait pas d'être d'un caractère foncièrement judaïque - le seul Juif avec qui j'eusse été fâché de rompre violemment. Mais il eut l'esprit de mourir à temps. S'il est exact que chaque antisémite a son juif, le mien est mort... Pierre Gaxotte, le brillant historien antirépublicain lorrain de Revigny, un des principaux créateurs de Candide, lui avait été finalement préféré.
A l'avènement de Léon Blum, Je Suis Partout avait déjà cessé depuis de longs mois d'être une sorte de Temps hebdomadaire, érudit et rassis, s’adressant aux messieurs d'âge, gros actionnaires, honorables industriels, qui avaient pu d'abord trouver dans ce journal un respectueux défenseur de leurs portefeuilles. Les études sur la production du nickel ou les dernières doctrines financières des Etats-Unis y avaient fait place peu à peu à des rubriques de politique intérieure dont le ton ne cessait de monter. Au 6 Février déjà, le fascisme de Je Suis Partout sentait le roussi pour la droite comme pour la gauche et manquait de lui attirer l'excommunication majeure de l'Action Française. Les leaders de Pierre Gaxotte étincelaient d'esprit et de toutes les flammes des plus raisonnables passions. Qu'il s'agît d'expliquer le mécanisme d'un impôt, d'une méthode économique, ou d'un pacte d'alliance, de fustiger un imbécile ou de trouver dans l'histoire les leçons de notre dernière crise politique, rien n'était plus clair, plus vif et d'une langue plus ferme. On ne pouvait guère, pour cette période-là, lui reprocher qu'un souci excessif d'orthodoxie économique, d'équilibre financier, l'inquiétude devant les fluctuations du 3%, toutes choses héritées de son maître, le très capitaliste Jacques Bainville.
Un rédacteur du Journal de Rouen, Pierre Villette, rompu à toutes les combinaisons de couloirs, signait Dorsay dans nos colonnes une chronique parlementaire pleine de talent, de bon sens et de vigueur, dans laquelle l'avait précédé pour un temps très court le vendu Edile Buré : car Buré fut aussi un collaborateur de Je Suis Partout. Quelques jeunes diables se faisaient les griffes dans les coins, tous introduits par Gaxotte que l'académisme ennuyait. Je devais à son amitié de compter parmi les collaborateurs du début. Le premier gros morceau de ma contribution avait été une copieuse et consciencieuse étude sur les étrangers en France, nullement xénophobe, mais pour les conclusions d'un racisme qui ne savait pas encore très bien son nom. Gaxotte, il est vrai, avait porté un ciseau prudent clans le chapitre nègre et le chapitre juif. Mais cela se passait dans les temps timides de 1935." (p.19-20)
"Je Suis Partout devait sa seconde naissance à un sursaut vraiment fasciste : volonté de s'affranchir du capital peureux et dégoûtant, volonté d'une collaboration étroite dans des idées absolument communes et le même esprit d'enthousiasme et de jeunesse. C'était certainement le seul journal de France qui fût sans directeurs, sans fonds appréciables, sans la moindre servitude, conduit et possédé par la petite bande qui l'écrivait.
Je n'ai pas besoin d'insister sur les ennemis mortels que nous nous étions faits à gauche. Il était naturel encore qu'une entreprise aussi révolutionnaire
nous valût l'hostilité moins ouverte mais plus pernicieuse des bourgeois nantis, qui détestaient notre ordre à l'égal des pires subversions. Ils affectaient de nous tenir pour des fantaisistes ou des chahuteurs. A nos condamnations catégoriques de toute espèce de libéralisme, ils opposaient, avec une ironie
doctorale, la complexité des affaires. Notre irrévérence pour l'argent les scandalisait jusqu'au fond de leurs fibres. Jalousies de jeunes gueux ! On verrait
bien, ricanaient-ils, comment nos principes résisteraient à quelques jolis mariages et quelques succès de librairie.
Pour l'immédiat, on nous annonçait avec des sourires apitoyés notre inévitable faillite. Ce qui n'empêchait pas qu'avec un titre qui ne valait et ne
signifiait plus rien, des ressources inexistantes, en dépit d'une conspiration hermétique de silence autour de nous, notre journal, après douze mois de vie
libre, avait atteint toute une clientèle nouvelle, doublé son tirage, quadruplé ses abonnements." (p.22)
"La farce énorme de la main tendue des communistes avait trouvé chez les catholiques militants et chez les ministres de l'Eglise non seulement des complices, mais des crédules fervents. Jacques Maritain, coupant des poils de rabbin en quatre au nom du Sacré Coeur, mobilisait toute la théologie et toute la métaphysique pour innocenter Israël, voire pour nous le proposer en modèle. Ce thomisme de synagogue avait, comme tant d'autres choses qui
semblent planer dans une noble spiritualité, la plus triviale des explications : le partage du lit et du bidet, le conjungo de notre philosophe avec la juive Raïssa. J'avais rappelé ce petit détail dans un de mes articles, et qualifié Maritain, comme il convenait, de souilleur de la race, Rassenschander. Quelques jours plus tard, dans une feuille soi-disant nationale, un dévot tricolore me répondait en s'étranglant d'horreur et en stigmatisant mon paganisme hitlérien." (p.24)
"Nous avions vu des catholiques illustres et même intolérants comme Mauriac et Bernanos devenir les détracteurs les plus acharnés et les plus fielleux de Franco." (p.24)
"Ces mois de 1936 et de 1937 auront été pour nous l'âge d'or de l'invective.
Nous avions compris. Le grand danger n'était plus hors de nos frontières, mais chez nous. La France était en train de se détruire par le dedans. Ses absurdes maîtres mettaient le comble à leur malfaisance en invectivant tous ses voisins.
Mon vieil ami le colonel Alerme, ancien chef du cabinet militaire de Clemenceau, marsouin pendant vingt ans de sa vie, l'un des plus infaillibles prophètes que j'aie connus, disait très souvent : “ je me demande ce que les Allemands attendent pour entrer chez nous comme chez eux, pour venir foutre cul par-dessus tête toute cette saloperie.. ”. " (p.26)
"L'arithmétique de Maurras, “ Hitler ennemi No 1 ”, nous portait sur les nerfs. Dans son dernier livre, Les Dictateurs, composé aux trois quarts par des nègres (j'y fis les Soviets et le Portugal, Brasillach, je crois, l'Italie et l'Espagne), Jacques Bainville, l'homme le plus averti de l'Allemagne dans l'Action Française, avait couvert de son nom des phrases comme celles-ci : “ Hitler parle toujours des Juifs avec une haine profonde et une absence complète
d'esprit critique... Les idées que semble se faire l'auteur de Mein Kempf sur le développement de la “nation juive” à travers le monde sont si grossières qu’on se demande s'il ne s'agit pas d'images frappantes destinées à la foule, aux troupes, aux sections d'assaut, de mythes créateurs d'énergie beaucoup plus que de raisonnements sincères ”. Le remâchage des querelles avec les mânes de Gabriel Monod, les disputes autour des textes du Bas-Empire sur la romanité ou la germanité des Gaulois, les diatribes sur la goinfrerie allemande, recueillies avec soin dans le Dictionnaire des idées de Maurras, sentaient vraiment le vieux grimoire. L'assimilation de l'Allemand au juif était d'une fantaisie par trop énorme. Dans la préface de son Allemagne éternelle, où il venait de reproduire un gros paquet de ces paperasses, Maurras n'hésitait pas à nous donner comme signe de la férocité teutonne les nouveaux procédés de stérilisation, et à nous menacer d'un écouillage méthodique au cas où les Hitlériens deviendraient nos vainqueurs." (p.27)
"Il se pouvait que selon Platon, Aristote et les Pères de l'Eglise, l'Allemagne ne fût pas digne de commander l'ordre en Europe. Mais dans l'immédiat qui nous importait beaucoup plus, il nous fallait bien reconnaître que sans Hitler et les sections d'assaut, avec les millions de communistes qui avaient grouillé dans le Reich, avec Léon Blum et Thorez chez nous, la République marxiste en Espagne, Maurras aurait perdu depuis un certain temps déjà le goût du grec, et l'hôtel de l'Action Française, rue du Boccador, abrité un triomphant commissariat du peuple." (p.27)
"Lénine dont j'ai toujours admiré la méthode révolutionnaire." (p.29)
"Wagnérien, nietzschéen, antisémite, anticlérical, connaissant par le menu le folklore national-socialiste, j'étais naturellement désigné pour jouer dans notre bande le rôle de S. A. d'élite. Je m'en acquittais avec des Horst Wessel Lied et des “Heil” retentissants. Plus sérieusement, j'étais toujours à boucler ma valise pour ce Reich à qui les mensonges et l’exclusive d'Israël rendaient les attraits de l'inconnu. J'allai vivre quelques jours, un peu au hasard, à Cologne ou à Munich. J'en rapportais des provisions d'images que nous seuls pouvions publier parce qu'elles étaient vraies. J’osais dire que je m'étais beaucoup amusé pendant une semaine de carnaval à Munich que j'y avais, à la bavaroise naturellement, beaucoup bu et mangé, et qu'on y respirait une atmosphère de grosse Kermesse, de solide et tranquille équilibre bien plutôt que de misère et de conspiration ourdie dans la servitude. La première étape de mon voyage en Europe Centrale, au mois de juillet 1938, avait été pour Vienne, rattachée depuis Pâques au Reich. J'avais connu fort auparavant une capitale déchue, râpée et dolente. Elle portait tout entière les traces de cette souillure juive que nous avons connue à de vastes quartiers de Paris : laideur des personnages qui grouillent à vos côtés, immense étalage des camelotes et des friperies, appauvrissement et angoisse du
chrétien que le marxisme installé avec l'envahisseur dépouille un peu plus chaque jour. Des hardes séchaient aux fenêtres de Schönbrunn transformé en
phalanstère ouvrier. Les mendiants vous harcelaient, et les étudiants, quand je les interrogeais sur ces choses, ne répondaient pas, mais dessinaient une croix gammée sur mon Baedeker.
Je retrouvais une Vienne allégée et nettoyée. Cela sautait aux yeux dans ces rues reconquises par des jeunes filles en petites jupes à fleurs et gorgerettes de Gretchens, des garçons frais et athlétiques fiers de leurs uniformes neufs. J'aurais cru assez facilement, moi aussi, à des heurts de moeurs et de caractère entre Allemands et Autrichiens. Mais rien n'avait plus compté devant la joie de piétiner le traité qui avait férocement et stupidement coupé de tout, voué à une décrépitude fatale une ville de deux millions d'habitants, de se mettre entre les mains du chef prestigieux qui chassait l'ennemi et liait votre destinée à un empire fier et vigoureux." (p.32)
"Certains de nous s'étonnaient quelquefois que la véhémence de notre pacifisme, remplissant la moitié de notre journal et de l'Action Française, ne valût pas à notre bord les vastes suffrages qu'avaient recueillis autrefois le briandisme, le socialisme anti-militariste et genevois. Je n'en étais pas autrement surpris. L'abrutissement des cerveaux français, la confusion des idées et des sentiments les plus simples étaient tels qu'il existait une paix “pour la gauche” et une paix “pour la droite”. La paix à l'usage des démagogues et du prolétariat se prêchait par d'énormes insanités. On la garantissait perpétuelle et universelle. Ses apôtres, qui connaissaient leur métier, ne s'embarrassaient pas de scrupules logiques. Ils préconisaient froidement la plus sauvage guerre civile comme remède à la guerre bourgeoise. Ils avaient su confondre la paix avec l'abolition de la caserne et la fin des galonnards. Ils avaient l'immense avantage de flatter l'animal populaire dans sa candide sottise et dans ses instincts. Pour nous, nous avions le tort d'être des pacifistes intelligents. Nos écrits réclamaient une certaine paix, dans le temps et dans l'espace, parce que notre pays n’avait plus les moyens de conduire victorieusement une guerre, et que nous répugnions à souhaiter une révolution nationale issue d'une défaite." (p.38)
"Contre le flot des turlupinades juridiques ou héroïques, il reprenait imperturbablement et toujours avec plus de verve, définitions et démonstrations. Nous lui vouions une gratitude immense pour l'exemple qu'il donnait en refoulant ses instincts les plus vifs et les plus tenaces, en étant de tous les Français celui qui détestait le plus profondément l'Allemagne et qui administrait cependant les plus roides leçons aux petits claironneurs impatients de découdre du Boche. Maurras avait su faire triompher dans son esprit l'amour de la France et de la paix.
J'aurais voulu que l'on pût le promener partout, comme un apôtre ferme et lumineux, pour redresser les hésitants, pour fournir d'idées toutes les cervelles vides comme un tambour qui battaient le rantanplan de la guerre." (p.43)
"Munich, vu de 1942, apparaît comme la répétition générale de septembre 1939. Le parti de la guerre venait de faire de ses forces et des faiblesses de l'adversaire une expérience un peu improvisée sans doute, mais qui demeurerait. Il connaissait désormais les erreurs à éviter, les hommes à abattre, ceux qu'il suffirait de neutraliser, ceux qui se laisseraient gagner. Il pourrait maintenant fignoler ses manoeuvres sur un terrain bien repéré. Il semblait peut-être en échec. Mais c'était pour lui une grande victoire que d'avoir pu déterminer pendant trois semaines une crise de cette ampleur, qui nous avait obligés à démasquer toutes nos batteries, à user nos meilleurs arguments, qui avait dangereusement secoué les nerfs et les esprits du pays. C'était pour lui un triomphe que d'avoir été libre de jouer ainsi avec ses effroyables torches, que d'avoir pu habituer à l'idée de la guerre des millions de coeurs et de tètes.
Nous étions ainsi, après déjà tant de défaites, les vrais vaincus de Munich. Nous, c’est-à-dire tous les nationaux, jusques et y compris les fascistes de Je Suis Partout. Les journaux grossoyaient encore les louanges de Daladier que nous apercevions dans nos rangs les plus fâcheux tiraillements. Chez notre ami Doriot, dont l'énergie et les progrès nous avaient tant séduits depuis une année et que nous épaulions de notre mieux, la campagne de septembre se soldait par une dissidence. Plusieurs des meilleurs lieutenants du Chef réprouvaient la franchise de son pacifisme." (p.54)
"Ce n'était pas une politique fort reluisante ? Mais qui nous avait ôté les moyens d'en faire une autre ? Nous tirions une extrême fierté d'être pour cette politique, parce qu’il est plus méritoire de vouloir le bien de sa patrie en dépit du scandale, des injures, de la bêtise publique, qu'avec l'assentiment de tout un peuple pâmé." (p.57)
"Il faut dire que l'Italie, en se mettant à réclamer Nice, la Corse et la Savoie quelques semaines après Munich, ne facilitait guère la besogne aux partisans irréductibles du fascisme français et de la paix fasciste. Notre petite bande de Je Suis Partout avait supporté jusque-là unie au coude à coude la grande contre-attaque judéo-belliciste. Mais, pour la première fois depuis trois années, notre étonnante harmonie était entamée. Les manifestations italiennes m'affligeaient comme l'injure d'un ami intime et que l'on a partout vanté. Il ne me semblait pas indispensable d'en faire part aux foules. Robert Brasillach, d'une fermeté admirable en ces jours-là, et moi-même, nous nous évertuions à répéter : la “ligne” plus que jamais la “ligne”, accrochons-nous à la “ligne fasciste”. Mais il devenait manifeste que certains de nos meilleurs amis commençaient à juger notre obstination outrée." (p.57)
"Les Juifs venaient d'atteindre la plus grande puissance qu'ils eussent jamais rêvée, au bout de cent cinquante années ensanglantées par les guerres et les révolutions les plus obscures et les plus meurtrières, déshonorées par les chimères les plus folles et les plus funestes, les formes de tyrannie les plus
féroces, que le monde eût connues sans doute depuis toujours. Le Juif, antique pillard de morts, ne pouvait conquérir sa plus grande fortune que dans le temps où s'amoncelaient de tels charniers humains. Il ne pouvait prétendre au rang de prince et de chef que dans une époque où les têtes perdues d'illusion oubliaient toute réalité. Il avait fallu le dogme insane de l'égalité des hommes pour qu'il pût à nouveau se faufiler parmi nous en déchirant ses passeports d'infamie, pour que ce parasite, ce vagabond fraudeur pût s'arroger tous le droits de notre peuple laborieux, attaché depuis des millénaires à notre sol." (p.59)
"Les judéolâtres, allaient chercher leurs références, chez cet être de boue et de bave, Léon Bloy, fameuse plume, certes, l'un des plus prodigieux pamphlétaires au poivre rouge de nos lettres, mais véritable juif d'adoption." (p.61)
"Les portes de la presse se fermaient une à une autour des pestiférés de mon
espèce.
Au début de 1939, il m'avait fallu prendre, sans enthousiasme, la place de chef des informations à l'Action Française. Son pacifisme intermittent, son antisémitisme de principe, en faisaient toujours et malgré tout le seul quotidien de Paris où un garçon dans mes sentiments pût travailler sans trop se renier, en ayant l'espoir de se rendre plus ou moins utile. Mais j'étais depuis trop longtemps son collaborateur pour garder beaucoup d'illusions sur son rôle
politique, Le spectacle de sa vie quotidienne allait m'enlever bientôt celles que j'avais essayé de conserver jusque là."
(p.62)
"J'ai pesé scrupuleusement ce que je dois à l'Action Française dans la vérité et dans l’erreur, ce qu'elle m'a montré et ce qu'elle m'a caché, ce qu'elle m'a donné et ce qu'elle m'a interdit. Le compte fait, je n'estime pas que je doive être obligé au silence par gratitude. L’Action Française est une de ces entreprises d'hier qui ont vécu d'équivoques soigneusement entretenues et sont arrivées ainsi à maintenir aujourd'hui encore une partie de leur influence. Si l'on veut aller de l'avant, on doit purger ces vieilles hypothèques. Maintes faiblesses du nationalisme français sont inexplicables sans quelques lumières sur l'Action Française." (p.62)
"J'avais souvent passé de longues heures plongé dans les collections de l'A. F. d'avant 1914. C'était un incomparable journal, le plus beau sans doute qui se fût jamais imprimé à Paris. Tout y était neuf : la doctrine de la corporation, la revue de la presse imaginée par Maurras, la fermeté du style dans un quotidien, son extraordinaire variété de registre, les chahuts inventifs de ses étudiants. La violence de la langue y faisait un merveilleux ménage avec la violence de la pensée. Un air irrésistible de jeunesse et de joyeuse audace traversait chaque numéro, animait la théorie aussi bien que les blagues des Camelots du Roi. L'Action Française avait rendu aux idées nationales le charme de la verdeur et de la subversion.
Le massacre à la guerre de tant de ses meilleurs militants lui fournissait une glorieuse excuse. Cependant, ces pertes avaient été comblées en 1924 quand elle pouvait faire défiler dix mille garçons sur le Boul' Mich pour réclamer la tête d'un maçon sorbonnard, quand dans les villages d'Alsace le tambour municipal lui-même annonçait les réunions de ses sections.
Elle effrayait la République. Mais elle avait commencé à la rassurer en la laissant tuer ses hommes sans riposter. Beaucoup de ses anciens fidèles désabusés faisaient avec raison dater sa décadence du jour où la fille Berthon avait pu assassiner dans la maison même Plateau, un de ses meilleurs chefs, sans être pendue cinq minutes plus tard à un balcon. Lucien Dubech, disait l'histoire, détourna, le revolver d'un camelot qui allait abattre la meurtrière, en criant : “Il faut que l'on sache, il faut qu'elle soit jugée. ” Toujours la peur du sang chez ceux qui ne pouvaient vaincre que par le sang, toujours cette absurde religion du droit. Les nationaux, incapables de faire occire convenablement un vulgaire espion à trois galons n'avaient pas eu assez d'une affaire Dreyfus. Il leur en fallait à la douzaine. Ils ne semblaient pouvoir vivre, tels de vieux Bridoye, que de ces juridiques et interminables duperies. Le régime devait les leur fournir généreusement : après l'affaire de la Berthon, l'affaire Philippe Daudet. Après Philippe Daudet, la rue Damrémont, après la rue Damrémont, Jean Guiraud. Puis le Six Février, puis le procès La Rocque. Aux coups de pistolet, aux mitraillades, jamais d'autre riposte que les papiers bleus et les plaintes contre inconnu. Des exploits d'huissiers pour venger quarante cadavres !
L'Action Française, avec ses doctrines hardies et inédites, son royalisme, ses menaces, ses prophéties, jouissait presque du mystère d'une société occulte. Elle avait eu l'étrange fantaisie de vouloir faire élire des parlementaires à elle sur un programme qui réclamait la fin des Parlements, la folle légèreté d'attaquer ainsi la démocratie sur le terrain où celle-ci était vraiment imbattable, qu'elle minait, sapait, où elle manoeuvrait à son gré.
L'équipée électorale de 1924 n'avait pas seulement coûté à l’Action Française un piteux échec, mais surtout son secret. Elle pouvait bien organiser
maintenant des défilés et des rassemblements, en multipliant généreusement ces foules pour son compte rendu du lendemain matin : la République avait fait dans les urnes le recensement précis de ses fidèles. Bien peu de monde, en somme, pour tant de bruit et d'ambitions. On réduirait ces agités sans peine. Il ne restait plus qu'à choisir le bon moyen.
Deux ans plus tard, sur la requête de Briand, le démagogue à tiare Ratti, dit Pie XI, jetait, sur l'Action Française son interdit, lui arrachant la moitié de ses
ressources et de ses lecteurs.
Le siège de ses bureaux en 1927, pour l'arrestation de Léon Daudet, les encriers jetés à la tête des flics, les comités directeurs palabrant avec le préfet
de police du haut du troisième étage, n’avaient été qu’une cacade, selon le vocabulaire même du héros de l'aventure, l'investissement de Tarascon et le brave capitaine Bravida chef de la “ résistengce ”." (p.62-63)
"Au début de 1939, Jacques Bainville, que toute son intelligence avait conduit à écrire une Histoire de la Troisième République sans un seul mot de la question juive, était mort depuis déjà trois ans. Le cher Léon Daudet avait eu encore bien du talent pour peindre Victor Hugo retroussant ses jolies bonnes et, faute de mieux, tromper ses vieilles envies en pelotant amoureusement ses mots. Mais Daudet affaissé et désabusé ne comptait plus. Jacques Delebecque, esprit très fin et très libre, le savoureux et si raisonnable colonel Larpent, tous deux hommes d'un vaste savoir, mais revenus de tout, avaient résigné depuis longtemps leur rôle actif. L'Action Française tout entière reposait sur Maurras. Ce qu'elle était devenue, ce qui s'y faisait chaque jour n'était plus intelligible que par lui. La survie du journal, le crédit qu'il pouvait encore posséder tenaient uniquement au génie du vieux lutteur, à son ardeur intacte, à l'intrépidité de sa pensée, à son infatigable dialectique. Mais chaque jour aussi il détruisait de ses mains cette création de toute son existence, et voici comment il s'y prenait. Sur ce cas singulier, quelques détails précis sont nécessaires.
Chaque soir, Maurras arrivait vers sept heures à son bureau de la rue du Boccador, vaste et orné à profusion de moulages et de photographies de sculptures grecques, de portraits dédicacés, Barrès, la famille royale, Mussolini en place d'honneur, d'une foule de sous-verres saugrenus et naïfs d'on ne savait quels admirateurs, bibelots de foire, poupées-fétiches, images de première communion, petits lapins de porcelaine. Haut, massif, plein de barbe, trottinant sur de grandes jambes molles, Maurice Pujo, le rédacteur en chef, qui rythmait sa vie sur celle de Maurras l'avait précédé de quelques minutes au plus. Pujo, qui sortait de son lit, ne tardait du reste pas à s'offrir, dans la quiétude de son cabinet, un petit acompte de sommeil.
Maurras s'enfermait avec des visiteurs variés. C'étaient avant tout, comme on l'affirmait dans les journaux à échos de la gauche, des escouades de
douairières qui possédaient un véritable abonnement à ces séances, des marquises de répertoire comme on n’imaginait plus qu'il pût en exister encore,
ou de ces vieilles timbrées, emplumées et peintes comme des aras, qui rôderont toujours autour des littérateurs académisables. L'une des plus notoires des “jeunes filles ” royalistes, pucelle de cinquante-cinq ans au cuir boucané et moustachu, qui se nommait Mlle de Montdragon ou quelque chose de ce genre, était venue dire au Maître dans les débuts du Front populaire : “ Les communistes préparent un grand coup. Ils ont des dépôts d'armes dans
beaucoup de maisons. Ils les ont désignés en dessinant sur les portes des pistolets. Voyez, j'en ai pris le modèle. ” Et elle exhiba, soigneusement relevé
par sa vertueuse main, un superbe et classique braquemart de murailles, assorti de ses pendentifs. Je peux faire certifier l'anecdote par dix témoins à qui la demoiselle avait d'abord confié sa terrible découverte.
Maurras, harcelé par les besognes d'un parti et d'un quotidien, commençant ses journées avec un retard invraisemblable, perdait ainsi deux heures et parfois plus à recueillir gravement les ragots de salons du Faubourg Saint-Germain qui sentaient déjà le moisi sous Louis-Philippe, des caquets d'antiques folles d'une indiscrétion éhontée, quêtant l'avis du prince de la raison sur les opinions politiques du nouveau vicaire de Saint-François-Xavier, révélant la fâcheuse pente libérale que prenait telle comtesse, et dont les voix perçantes de cacatoès parlant à un sourd retentissaient jusqu'à l'autre bout de la maison.
Pendant ce temps, l'infortuné rédacteur chargé de soumettre à Maurras copies ou suggestions pour le numéro du jour, droguait devant sa porte en songeant aux imprécations du metteur en page qui l'accueilleraient à l'imprimerie. Il n'était pas rare qu’une sommité de l'industrie ou de la presse, un
étranger éminent poireautât à ses côtés, dans l'attente d'une audience qu'il sollicitait depuis huit jours.
De quart d'heure en quart d'heure, le secrétaire de Maurras téléphonait à quelque maîtresse de maison des Invalides ou d'Auteuil qui avait eu la témérité de promettre un dîner avec le Maître à une douzaine de dames, d'officiers supérieurs et de financiers catholiques. A partir de neuf heures et demie, M.
Maurras faisait prier que l'on se mit à table sans lui. Sur le coup de dix heures, il partait vers le lieu de son dîner.
Toujours précédé à dix minutes de distance par son fourrier Pujo, Maurras surgissait à l'imprimerie de la rue Montmartre aux alentours de minuit. A l'heure où tous les journaux de Paris et de France étaient sous presse, les deux maîtres de l'Action Française commençaient leur tâche de directeur et de
rédacteur en chef. Chacun de son côté se plongeait dans un jeu des épreuves du jour. Cette lecture avait sur Pujo un effet infaillible. Avant la cinquième
colonne, il dodelinait de la tête et s'endormait le nez sur la sixième. Maurras tenait le coup jusqu'au bout du pensum. Mais c'était pour s'octroyer aussitôt un petit somme qu'il faisait incontinent, à la renverse dans son fauteuil.
Vers une heure du matin, son chauffeur, l'un des correcteurs ou moi-même avions la charge de le secouer vigoureusement. De ses beaux yeux graves et
perçants, couleur d'eau de mer, il regardait la pendule. A ce moment, tout le papier imprimé de Paris roulait vers les gares ou vers les portes dans les
camions d'Hachette. Maurras daignait s'atteler enfin à son article quotidien.
J'admirais chaque fois, avec la même surprise, cet instant-là. Comme des
servantes fidèles veillant sur le repos de leur maître, guettant son premier geste, toutes les pensées du vieillard prodigieux étaient rassemblées, alertes et innombrables, dans la seconde où il sortait du sommeil le plus accablé. Sa main nouée sur un porte-plume de deux sous galopait et volait, mais si rapide fût-elle, elle était aussitôt devancée par le flot des arguments. Dès le deuxième feuillet, elle ne traçait plus que des arabesques hautaines et
mystérieuses. Et il y avait ainsi, zébrées d’éclairs, sabrées de paraphes qui voulaient dire ou bien France ou bien tartine, des soixante-dix et des quatrevingts pages arrachées une à une à un cahier d'écolier.
Un cryptologue attitré, sexagénaire se prévalant d'un titre de “chevalier”, se faisant la tête d'Henri IV sur une blouse grise, suprêmement vain de son talent d'expert en hiéroglyphes maurrassiens, le seul qui eût jamais logé dans sa cervelle, se penchait longuement sur ce majestueux rébus et le dictait mot à mot au meilleur de nos linotypistes.
Vers les trois heures du matin, cette opération infernale aboutissait à une douzaine de colonnes de plomb." (p.64-65)
"Maurras était très vivement pénétré de son génie, et d'un non moins juste mépris pour l'ensemble du troupeau humain. Il n'a jamais eu de foi que dans la puissance de ses idées. Il a tout soumis autour de lui aux singulières conditions de leur épanouissement. Il fallait à tel grand créateur des robes de chambre en soie, un décor de satin pour écrite à son aise, à celui-ci, des flots de café, à celui-là le lit, des volets clos, une chambre tapissée de liège.
Maurras, lui, avait gardé comme maints écrivains de vieux plis d'étudiant, renforcés par les mœurs du journalisme, par les horaires imprévus que l'on adopte si volontiers dans ce métier. Il éprouvait cette répugnance devant la page blanche que connaissent la plupart des esclaves de la plume, qui vous fait remettre le labeur inévitable jusqu'à l'instant où l'on est pressuré par la nécessité. Il affectionnait la nuit qui favorise et accélère chez tant de complexions le travail de l'esprit. Il n'avait jamais consenti le moindre sacrifice à ces commodités de sa pensée.
Pour l'élaboration d'une œuvre purement personnelle, cette intransigeance eût été magnifique. Nous étions nombreux, sachant tout ce qu'elle entraînait, à ne pouvoir nous empêcher d'admirer cette vie de bohème septuagénaire, tout entière dévorée par la pensée. Je la comparais, avec son pittoresque, sa noble pauvreté, aux rites, aux pourchas d'argent, aux beaux complets d'administrateurs, aux emplois du temps de capitaines d'industrie qui remplissaient les semaines et les ans de tant d'illustres gens de lettres. Au milieu de ces bourgeois, les mœurs insolites de notre maître désignaient un grand homme. Avec sa lampe brûlant jusqu'au delà de l'aube, le capharnaüm de son bureau, ses épreuves inlassablement surchargées, Maurras, s'il eût travaillé seul,
nous eût proposé l'exemple tonique d'une existence à la Balzac, à la Wagner, à la Rembrandt, et par plus d'un côté il en laissera en effet l'image. Mais ce superbe égoïsme devenait une calamité dans une entreprise collective." (p.67-68)
"Je l'ai vu dix ans durant, chaque semaine, exercer sur les rubriques littéraires de son journal une censure aussi comique et vétilleuse que celle de l'abbé Bethléem. Il avait devant Baudelaire, Rimbaud, André Gide ou Proust des répulsions non point seulement esthétiques, mais de vieille demoiselle qu'effarouche une peinture un peu crue du vrai.
Cette disposition n’a pas peu contribué à faire de l'Action Française un rassemblement d'abbesses, d'antiques vierges, de dames et de puceaux d’œuvres, de gentilshommes bretons à bottines et sacrés-coeurs, de vieillards qui ont perpétué jusqu'à notre âge la race des ultras et des zouaves pontificaux. Il restera!t à savoir de quelle utilité pouvaient bien être ces curieux fossiles de notre paléontologie sociale dans un parti qui se réclamait si volontiers de la subversion." (p.70)
"En 1938, au sortir de la prison qu'il avait supportée avec un incomparable stoïcisme, Maurras avait bien le droit de souhaiter une réparation éclatante et cinglante pour ses ennemis. Il n'en restait pas moins consternant et fort typique qu'il eût quêté pour cela les suffrages de l'Académie, le dérisoire honneur d'y être accueilli par un Henry Bordeaux, que cette consécration eût tenu dans ses soucis une place immense. Cette soif de respectabilité fut la petitesse de cet homme grand par bien d'autres traits. C'est en justifiant ses préjugés au lieu de les secouer qu'il a été le plus infidèle à sa destinée, s'inclinant devant tant d'hommes qui ne lui arrivaient pas à la cheville, devant tant de poncifs, lui qui fut si souvent l'incarnation de l'audace.
L'Action Française ne devait pas tarder à obtenir son absolution de Sa nouvelle Sainteté romaine, le prudent et melliflu Pacelli. Le Vatican, pour accomplir ce geste réparateur de la plus abjecte avanie, exigea des comités directeurs de la maison une lettre de plat repentir. L'outrance que mit Maurras à proclamer sa gratitude souligna encore cette humiliation.
On hissa rue du Boccador le pavois des grandes victoires. C’était pourtant un bien piètre renfort que celui des cagots qui avaient été assez couards ou assez imbéciles pour obéir au chantage théologal d'un vieux sapajou de politicien en soutane blanche.
Il est vrai que ces alleluias avaient surtout une cause pondérable : on comptait beaucoup, pour franchir quelques échéances pénibles, sur les prochains abonnements des papistes reconquis." (p.71)
"L'Action Française avait échoué sur toute la ligne.
Elle nous avait offert la critique la mieux construite, la plus pertinente, la plus habilement articulée de la démocratie tout entière, hommes, lois, société, éducation, justice. Elle avait surtout, par la pensée de Maurras, relié cette critique à des constantes éternelles de l'humanité et de l'histoire, de la condition véritable des mortels si l'on préfère, dissimulées longtemps sous le fatras du XVIIIe siècle et des romantiques. Ainsi, la tâche antirépublicaine était terminée, les principes égalitaires et libertaires brisés en menus morceaux, leurs racines les plus profondes déterrées jusque dans la pensée de cent illustres bonzes.
C'était un imposant travail. Mais quoi ! Tous les matériaux en existaient épars, bien avant l'Action Française. Nous étions des milliers de garçons, antidémocrates de naissance. Sans l'Action Française, n'aurions-nous pas fait cette critique nous-mêmes, plus sommairement, mais beaucoup plus pratiquement ?
Cet étrange parti, à la façade longtemps menaçante, n'avait jamais eu le sens, politiquement décisif, des alliances fécondes et nécessaires. Ses chefs s'étaient toujours signalés, au contraire, par un formalisme pointilleux, une intransigeance sur les doctrines et les disciplines qui rappelaient singulièrement les plus mesquines querelles de leurs adversaires, radicaux et sociauxdémocrates, sans l'emploi roué que ces derniers savaient en faire. Son histoire était semée ainsi d'un chapelet continu de dissidences, et l'addition de ces forces perdues stupéfiait.
Maurras, catholique sans foi, sans sacrements et sans pape, terroriste sans tueurs, royaliste renié par son prétendant1 n’avait été en fin de compte que l'illusionniste brillant de l'aboulie. Il avait rendu son antisémitisme même inopérant par les distinctions dangereuses, la porte ouverte au “ Juif bien né ”, tant de nuances que lui suggérait uniquement son horreur du racisme, seul principe complet, seul critère définitif, mais marqué d'une estampille germanique." (p.71-72)
"Les rédacteurs dont j'avais à diriger l'équipe croupissaient dans une paresse sereine. Pourquoi eussent-ils cherché à la secouer ? Ils étaient appointés ridiculement, la politique des salaires, dans la maison de “ l'Avenir de l'Intelligence ”, consistant à payer 150 francs par semaine la critique littéraire et à engraisser fastueusement les chauffeurs, les clicheurs et les balayeurs. Ils étaient mieux placés que personne pour connaître la vanité de tout effort dans l'orbe de Maurras. Le plus cossard de tous, le plus fantomatique était, certainement Talagrand, dit Thierry Maulnier, traînant son long corps d'escogriffe à lunettes avec une mine indicible d'ennui. Assez bon connaisseur en matière de lettres, il venait de terminer une Introduction à la Poésie française, trop abstraite, mais ingénieuse. Il était chargé à l'Action Française de tout un service de dépêches sans y consacrer plus d'un quart d'heure par jour."
(p.75)
"L'Italie, le Vendredi Saint, entrait en Albanie avec un énorme déploiement d'hommes, d'avions et de cuirassés. L'exploit était mince. Mais les brocards indignés de presque tous mes meilleurs camarades m'agaçaient. Après tout, les Italiens s'étaient emparés de quelque chose. Nous n'aurions pas été fichus d'en faire autant." (p.77)
"Céline, notre grand Céline, vient d'écrire un livre qui apparaîtra deux ans après d'un sublime bon sens, L'Ecole des Cadavres, sa plus magnifique prophétie, plus vaste encore que ses fameuses Bagatelles. Tout y est dit et prédit. Ferdinand envoie au bain Maurras, “lycéen enragé”, “Maurras, vous êtes avec les Juifs, en dépit de vos apparences”. Il vitupère l'Union Nationale, “astuce admirable, apothéose fossoyante”, la féroce Angleterre : “L'ennemi est au Nord ! Ce n'est pas Berlin ! C'est Londres ! La Cité ! Les Casemates tout en or ! La Banque d'Angleterre avec ses laquais framboise, voilà l'ennemi héréditaire.” " (p.78)
"Le seul article pensé et ferme de ces mois lamentables est signé chez nous par Robert Brasillach, écrivant en avril que si les fascismes étrangers menacent, c'est par le fascisme français qu'il faut leur répondre et non par la démocratie. Mais a-t-on jamais eu moins de chances d'abattre de l'intérieur la démocratie française ? Au reste, huit jours plus tard, Gaxotte rétablit bien vite l'équilibre : “Nous avons perdu la Tchécoslovaquie qui ne représentait pas grand' chose. Nous avons, en revanche gagné la Pologne... qui représente une force militaire, une cohésion et un patriotisme infiniment supérieurs”. Qu'est-ce donc, que ce “ nous ”, sinon la démocratie en croisade ? Gaxotte, dans le privé, ne le dissimule pas. Comme il est loin, l'ami vibrant, le pacifiste résolu de septembre ! Il vient de nous rabrouer, parce que nous nous obstinions, avec notre ami Cousteau, expert des affaires américaines, à traiter Roosevelt de faux frère et de vieille bête. Il estime que Roosevelt est désormais infiniment précieux, que lorsqu'il nous enverra ses avions et ses canons, nous lui tresserons des couronnes, que quiconque peut nous servir contre l'Allemand est tabou, que l'allié juif lui-même doit être ménagé. Et voilà le terme du Patriotisme lorrain. Cette versatilité de Gaxotte est pour moi et plus d'un de nos amis une noire déception. Un vrai politique ne saurait être sujet à ces caprices lunaires, chanceler ainsi sur ses bases au plus fort du combat. Gaxotte était le meilleur, le plus écouté, le plus connu de nous tous. Il nous faut maintenant le renier dans notre cœur." (p.79)
"Le général Weygand, au début de juillet, s'écrie à Lille en présidant un grand congrès hippique : “Je crois que l'armée française a une valeur plus grande qu'à aucun moment de son histoire. Elle possède un matériel de première qualité, des fortifications de premier ordre, un moral excellent et un Haut-Commandement remarquable. Personne chez nous ne désire la guerre, mais j'affirme que si on nous oblige à gagner une nouvelle victoire, nous la gagnerons”. Qui se permettrait de glisser le plus modeste doute dans les assurances que nous verse l’illustre soldat ?" (p.82)
"Je pensais à Maurras que mes amis strasbourgeois, après un banquet, avaient une fois fait passer à la dérobée en auto de l'autre côté du Rhin pour une heure ou deux : toute sa connaissance physique de cet énorme empire." (p.85)
-Lucien Romain Rebatet, Les décombres, 1942.
http://www.freepdf.info/index.php?post/Rebatet-Lucien-Romain-Les-memoires-d-un-fasciste-Tome-II
"On lira ici les souvenirs d'un révolutionnaire qui a cherché la révolution, d'un militariste qui a cherché l'armée, et qui n’a trouvé ni l'une ni l'autre." (p.3)
"J'ai parlé sans ménagements de plusieurs hommes qui ont eu naguère mon estime ou mon affection. Mais ce n'est point moi le renégat, ce sont eux. Je suis resté dans la logique de mes principes, fidèle à mes convictions qui étaient ou semblaient être les leurs. Pour eux, ils ont dévié, tourné casaque, vilipendé les premiers leurs amis, créé à mon pays par leurs folles humeurs une quantité de périls supplémentaires. Je n'allais pas, au nom de liens anciens qu'ils ont brisés de leurs mains, étendre un silence équivoque sur leurs palinodies et leurs trahisons.
Je tiens à dire encore que je n'ai à recevoir de personne des leçons de patriotisme, et que je puis prétendre au contraire à en donner. Je suis un de ceux qui, s'ils avaient été écoutés et suivis avant-guerre, voire depuis l'armistice, auraient évité à notre patrie tous ses malheurs, les auraient en tous cas largement réparés déjà." (p.3)
"Un mois après mon arrivée à Diez, je m'abonnais à l'Action Française.
Comme beaucoup d'autres garçons de mon âge, j’avais, dès la sortie du collège, trouvé chez Maurras, chez Léon Daudet et leurs disciples une explication et une confirmation à maintes de mes répugnances instinctives.
J'étais en politique du côté de Baudelaire et de Balzac. contre Hugo et Zola, pour “ le grand bon sens à la Machiavel ” voyant l'humanité telle qu'elle est, contre les divagations du progrès continu et les quatre vents de l'esprit. Je n'ai jamais eu dans les veines un seul globule de sang démocratique. J'ai retrouvé une note que j'écrivais à vingt ans, en 1924, pour un de mes amis, et où il était dit : “ Nous souffrons depuis la Révolution d'un grave déséquilibre parce que nous avons perdu la notion du chef... J'aspire à la dictature, à un régime sévère et aristocratique. ” A cette époque-là, pourtant, j'y pensais une fois tous les deux mois. Plongé dans la musique, la littérature et les grandes disputes sur nos fins dernières, je tenais pour dégradante la lecture de quelque journal que ce fût. Mais j’étais maintenant en Allemagne un figurant dans la démission de mon pays. J'éprouvais le besoin de faire un acte civique.
Mon travail de journaliste politique, dans la suite, n'a jamais eu d'autre sens, n'a jamais été inspiré que par l'urgente nécessité de faire triompher quelques idées et surtout quelques méthodes saines. Mon plaisir personnel et ma plus vive ambition seraient uniquement d'écrire des livres de critique et des récits qu'on pût encore relire dans une trentaine d'années." (p.7)
"La germanophobie systématique du méridional Maurras m'avait toujours fait hausser les épaules. Si l'occasion s'en était offerte, j'aurais sans doute débuté dans les lettres, vers 1923, quand je venais d'arriver en Sorbonne, par un essai qui fut aux trois quart écrit sur le ridicule du pseudo-classicisme maurrassien, avec Papadiamantopoulos, les tambourinaires du félibrige et les alexandrins à faux cols empesés de l'école romane, en face des œuvres immortelles du génie nordique auxquelles il prétendait s'opposer. J'aurais été assez en peine de dire si Wagner, Jean-Sébastien Bach et Nietzsche comptaient plus ou moins dans mon éducation, dans ma petite vue du monde que Racine ou Poussin. Quelques mois dans les forêts du Nassau, aux bords de la Moselle et du Rhin, parmi les vignes, les petits bourgs gris fleuris de géraniums, m'avaient familiarisé avec des images de l'Allemagne où j'aurais eu bien du mal à faire pénétrer quelque haine." (p.7)
"J'avais donc serré les poings de fureur en voyant, au printemps de 1930, dans un cinéma des boulevards, le dernier défilé de nos capotes bleues sous les tilleuls de Mayence. Les clairons vibraient, les hommes marquaient le pas comme devant un généralissime. Chacun voulait laisser derrière soi, malgré tout, une image fière et encore menaçante. Cette ingénuité militaire me touchait aux larmes. Elle accroissait encore ma révolte devant le tableau de notre force allègrement saccagée. Sambre et Meuse ne changeait rien à notre fuite.
L'année précédente, par le plus pur hasard, mais avec une vive joie, j'avais fait mes débuts de journaliste à l'Action Française dans une petite rubrique musicale, à quoi s'était ajoutée bientôt la chronique cinématographique, que je signais François Vinneuil, et le secrétariat des pages littéraires. J'avais estimé superflu de m'inscrire parmi les ligueurs, mais j'épousais avec ardeur la plupart des querelles et des raisons politiques du journal." (p.
"L'Action Française, encore que l'antisémitisme y fût fort en veilleuse depuis 1918, m'avait fourni quelques lumières. En 1933, je commençais à embrasser suffisamment le champ des déprédations judaïques pour apprendre avec une certaine allégresse les bâtonnades des sections d'assaut.
J'habitais une espèce d'atelier, rue Jean Dolent, juste à côté de la Ligue des Droits de l'Homme. Les exclus du Reich y accouraient par trains entiers, comme à un vrai consulat, pour recevoir, par la grâce de Victor Basch et d'Emile Kahn, tous les sacrements et passe-partout républicains, toutes les libertés de proliférer et de nuire. J'avais eu tout loisir pour contempler durant des mois ce défilé de cauchemar, la gueule crochue et verdâtre du socialisme international." (p.10)
"Il était entendu que le nazisme aux talons de fer, beaucoup trop systématique, n'avait aucune chance de pouvoir s'implanter chez nous. Mais nous ne doutions pas de nos affinités avec le fascisme romain, souple, “ respectueux des libertés humaines ”, et catégorique sur l'essentiel: le contrôle du grand capitalisme, la suppression du régime électif, la prospérité du peuple, l'anéantissement des pouvoirs secrets. Le Duce faisait bonne et sommaire justice des fariboles de la paix indéfinie. Enfin, il avait sacrifié à temps les appendices pileux de sa jeunesse socialiste, son profil parlait des consuls et des
Césars...
Nous étions plusieurs, aux alentours de l'Action Française, parmi les plus jeunes et les plus libres, qui depuis quelques années nous disions volontiers fascistes. La monarchie, dont nous admirions les images et les vertus passées, appartenait depuis beau temps à la métaphysique. Mais Rome nous offrait son exemple. Maurras expliquait lui-même souvent la belle étymologie du “ fascisme ”, de toutes les forces de la nation réunies. Nous n'ignorions pas que
Mussolini, de son côté, saluait notre vieux maître comme un de ses précurseurs.
Aux mécaniques genevoises des protêts, des pactes et d'une espèce de Dalloz international confectionné par des robins démocrates, nous opposions très
sainement le retour aux alliances, seules humaines et pondérables. Nous voulions celle de l'Italie. La parenté des deux peuples, leur fraternité d'armes,
leur communauté d'intérêt la rendaient aisée. Sans elle, nos obligés de l'Europe centrale et des Balkans ne nous servaient à rien. Avec elle, nous dressions une barrière continue contre l'Allemagne, de la mer du Nord à la Vistule." (p.12)
"Derrière l'immense vague de l'indignation populaire, il n'y avait que de louches et vaseux personnages, comme La Rocque, ou des écrivains, des théoriciens lucides mais trop vieux, qu'on eût désarmés parfaitement en leur ôtant leur encrier, prônant la supériorité de l'action en soi, mais incapables de lui assigner dans le concret le plus modeste objectif, de lui donner une ébauche de forme, écartant ombrageusement enfin les disciples ardents suspects de vouloir, “ agir ” leurs idées. Leur mission naturelle eût été de canaliser et de conduire le flux de cette colère publique qu'ils avaient si bien excitée. Ils s'étaient vu emporter par elle ils ne savaient où.
Le 7 février, dans l'après-midi, un fidèle de l'Action Française, Pierre Lecoeur, entrait fort animé dans la grande salle de notre rédaction et allait droit à Maurras, qui était en train d'écouter trop galamment le caquetage d'une pécore du monde :
- Maître, Paris est en fièvre. Il n'y a plus de gouvernement, tout le monde attend quelque chose. Que faisons-nous ?
Maurras se cambra, très froid et sec, en frappant du pied :
- Je n'aime pas qu'on perde son sang-froid.
Puis, incontinent, il se retourna vers la perruche, pour lui faire à n’en plus finir l'honneur bien immérité de son esprit.
Faute d'une parcelle de volonté pratique, Maurras freinait à grands coups l'élan de sa propre troupe. Il la freinait déjà depuis la nuit précédente. J'étais présent, cet après-midi là, échiné, aphone, le crâne encore saignant d'un caillou reçu la veille sur la Concorde, indigné par cette reculade du maître qui osait affecter la présence d'esprit pour dissimuler un haïssable désarroi. Je me sentais encore trop timide pour braver le courroux de Maurras et surtout ses syllogismes. Mais je voulais quitter la maison sur l'heure et sans retour. On m'arrêta, on me parla d'obéissance. Je m'inclinai ; j'eus tort. Ce n'était point de la discipline, mais de la faiblesse. Je l’ai compris plus tard.
Cinq cent mille Parisiens avaient tourbillonné comme des moucherons autour de la vieille ruine démocratique qu'une chiquenaude, c'est-à-dire la révolution de mille hommes vraiment conduite par dix autres hommes, eût suffi à jeter bas. Le radicalisme n’avait pas su davantage prendre prétexte de l'échauffourée pour se rajeunir et faire, à son compte, cette révolution de l'autorité que les trois quarts du pays appelaient, dont certains de ses affiliés, tel Eugène Frot, avaient caressé l'espoir, dans un chassé-croisé de complots d'opérette se recoupant comiquement avec ceux des “factieux” de droite.
La capitale, pendant tout le jour qui suivit l’émeute, avait été à qui voudrait la prendre. Mais les vainqueurs malgré eux étaient restés interdits et inertes, comme des châtrés devant une Vénus offerte." (p.13)
"Le triomphe du Front Populaire, en 1936, était un événement providentiel. Il avait fallu cette grande éruption marxiste pour que l'Italie et l'Allemagne fissent leur renaissance, comme si cette maladie purgeait le sang des nations. La fièvre rouge nous frappait les derniers, sans doute parce que nous étions les plus bourgeois et du plus petit tempérament. Mais elle s'annonçait carabinée. Après une pareille crise, on verrait bien s'il subsisterait encore des doutes sur la malfaisance du régime.
Le soir du deuxième tour des élections, j'étais dans le hall de notre confrère Le Jour. Je souhaitais violemment une catastrophe aussi complète qu'il se pût. Chaque dépêche comblait mes vœux. Les succès communistes, surtout, dépassaient du double les plus sombres pronostics. Il n'était plus question, cette fois, de dosages et de faux-fuyants. On ne pouvait rien imaginer de plus écrasant et de plus net. J'aspirais allègrement le fumet de révolution qui flottait dans l'air." (p.17)
"Je Suis Partout avait été créé, il y a une dizaine d'années par Arthème Fayard, qui fut un marchand de papier très ingénieux et très habile. Dans son esprit, ce devait être le pendant de droite du journal bolchevisant Lu qui faisait chaque semaine une abondante revue de la presse étrangère, une sorte de frère cadet, mais plus grave et plus disert, de Candide. Il est amusant de penser que la rédaction en chef avait failli en être confiée d'abord à un Juif russe, André Levinson, d'une culture à peu près infinie, d'une intelligence admirablement aiguisée, rompue à toutes les pensées d'occident, - ce qui ne l'empêchait pas d'être d'un caractère foncièrement judaïque - le seul Juif avec qui j'eusse été fâché de rompre violemment. Mais il eut l'esprit de mourir à temps. S'il est exact que chaque antisémite a son juif, le mien est mort... Pierre Gaxotte, le brillant historien antirépublicain lorrain de Revigny, un des principaux créateurs de Candide, lui avait été finalement préféré.
A l'avènement de Léon Blum, Je Suis Partout avait déjà cessé depuis de longs mois d'être une sorte de Temps hebdomadaire, érudit et rassis, s’adressant aux messieurs d'âge, gros actionnaires, honorables industriels, qui avaient pu d'abord trouver dans ce journal un respectueux défenseur de leurs portefeuilles. Les études sur la production du nickel ou les dernières doctrines financières des Etats-Unis y avaient fait place peu à peu à des rubriques de politique intérieure dont le ton ne cessait de monter. Au 6 Février déjà, le fascisme de Je Suis Partout sentait le roussi pour la droite comme pour la gauche et manquait de lui attirer l'excommunication majeure de l'Action Française. Les leaders de Pierre Gaxotte étincelaient d'esprit et de toutes les flammes des plus raisonnables passions. Qu'il s'agît d'expliquer le mécanisme d'un impôt, d'une méthode économique, ou d'un pacte d'alliance, de fustiger un imbécile ou de trouver dans l'histoire les leçons de notre dernière crise politique, rien n'était plus clair, plus vif et d'une langue plus ferme. On ne pouvait guère, pour cette période-là, lui reprocher qu'un souci excessif d'orthodoxie économique, d'équilibre financier, l'inquiétude devant les fluctuations du 3%, toutes choses héritées de son maître, le très capitaliste Jacques Bainville.
Un rédacteur du Journal de Rouen, Pierre Villette, rompu à toutes les combinaisons de couloirs, signait Dorsay dans nos colonnes une chronique parlementaire pleine de talent, de bon sens et de vigueur, dans laquelle l'avait précédé pour un temps très court le vendu Edile Buré : car Buré fut aussi un collaborateur de Je Suis Partout. Quelques jeunes diables se faisaient les griffes dans les coins, tous introduits par Gaxotte que l'académisme ennuyait. Je devais à son amitié de compter parmi les collaborateurs du début. Le premier gros morceau de ma contribution avait été une copieuse et consciencieuse étude sur les étrangers en France, nullement xénophobe, mais pour les conclusions d'un racisme qui ne savait pas encore très bien son nom. Gaxotte, il est vrai, avait porté un ciseau prudent clans le chapitre nègre et le chapitre juif. Mais cela se passait dans les temps timides de 1935." (p.19-20)
"Je Suis Partout devait sa seconde naissance à un sursaut vraiment fasciste : volonté de s'affranchir du capital peureux et dégoûtant, volonté d'une collaboration étroite dans des idées absolument communes et le même esprit d'enthousiasme et de jeunesse. C'était certainement le seul journal de France qui fût sans directeurs, sans fonds appréciables, sans la moindre servitude, conduit et possédé par la petite bande qui l'écrivait.
Je n'ai pas besoin d'insister sur les ennemis mortels que nous nous étions faits à gauche. Il était naturel encore qu'une entreprise aussi révolutionnaire
nous valût l'hostilité moins ouverte mais plus pernicieuse des bourgeois nantis, qui détestaient notre ordre à l'égal des pires subversions. Ils affectaient de nous tenir pour des fantaisistes ou des chahuteurs. A nos condamnations catégoriques de toute espèce de libéralisme, ils opposaient, avec une ironie
doctorale, la complexité des affaires. Notre irrévérence pour l'argent les scandalisait jusqu'au fond de leurs fibres. Jalousies de jeunes gueux ! On verrait
bien, ricanaient-ils, comment nos principes résisteraient à quelques jolis mariages et quelques succès de librairie.
Pour l'immédiat, on nous annonçait avec des sourires apitoyés notre inévitable faillite. Ce qui n'empêchait pas qu'avec un titre qui ne valait et ne
signifiait plus rien, des ressources inexistantes, en dépit d'une conspiration hermétique de silence autour de nous, notre journal, après douze mois de vie
libre, avait atteint toute une clientèle nouvelle, doublé son tirage, quadruplé ses abonnements." (p.22)
"La farce énorme de la main tendue des communistes avait trouvé chez les catholiques militants et chez les ministres de l'Eglise non seulement des complices, mais des crédules fervents. Jacques Maritain, coupant des poils de rabbin en quatre au nom du Sacré Coeur, mobilisait toute la théologie et toute la métaphysique pour innocenter Israël, voire pour nous le proposer en modèle. Ce thomisme de synagogue avait, comme tant d'autres choses qui
semblent planer dans une noble spiritualité, la plus triviale des explications : le partage du lit et du bidet, le conjungo de notre philosophe avec la juive Raïssa. J'avais rappelé ce petit détail dans un de mes articles, et qualifié Maritain, comme il convenait, de souilleur de la race, Rassenschander. Quelques jours plus tard, dans une feuille soi-disant nationale, un dévot tricolore me répondait en s'étranglant d'horreur et en stigmatisant mon paganisme hitlérien." (p.24)
"Nous avions vu des catholiques illustres et même intolérants comme Mauriac et Bernanos devenir les détracteurs les plus acharnés et les plus fielleux de Franco." (p.24)
"Ces mois de 1936 et de 1937 auront été pour nous l'âge d'or de l'invective.
Nous avions compris. Le grand danger n'était plus hors de nos frontières, mais chez nous. La France était en train de se détruire par le dedans. Ses absurdes maîtres mettaient le comble à leur malfaisance en invectivant tous ses voisins.
Mon vieil ami le colonel Alerme, ancien chef du cabinet militaire de Clemenceau, marsouin pendant vingt ans de sa vie, l'un des plus infaillibles prophètes que j'aie connus, disait très souvent : “ je me demande ce que les Allemands attendent pour entrer chez nous comme chez eux, pour venir foutre cul par-dessus tête toute cette saloperie.. ”. " (p.26)
"L'arithmétique de Maurras, “ Hitler ennemi No 1 ”, nous portait sur les nerfs. Dans son dernier livre, Les Dictateurs, composé aux trois quarts par des nègres (j'y fis les Soviets et le Portugal, Brasillach, je crois, l'Italie et l'Espagne), Jacques Bainville, l'homme le plus averti de l'Allemagne dans l'Action Française, avait couvert de son nom des phrases comme celles-ci : “ Hitler parle toujours des Juifs avec une haine profonde et une absence complète
d'esprit critique... Les idées que semble se faire l'auteur de Mein Kempf sur le développement de la “nation juive” à travers le monde sont si grossières qu’on se demande s'il ne s'agit pas d'images frappantes destinées à la foule, aux troupes, aux sections d'assaut, de mythes créateurs d'énergie beaucoup plus que de raisonnements sincères ”. Le remâchage des querelles avec les mânes de Gabriel Monod, les disputes autour des textes du Bas-Empire sur la romanité ou la germanité des Gaulois, les diatribes sur la goinfrerie allemande, recueillies avec soin dans le Dictionnaire des idées de Maurras, sentaient vraiment le vieux grimoire. L'assimilation de l'Allemand au juif était d'une fantaisie par trop énorme. Dans la préface de son Allemagne éternelle, où il venait de reproduire un gros paquet de ces paperasses, Maurras n'hésitait pas à nous donner comme signe de la férocité teutonne les nouveaux procédés de stérilisation, et à nous menacer d'un écouillage méthodique au cas où les Hitlériens deviendraient nos vainqueurs." (p.27)
"Il se pouvait que selon Platon, Aristote et les Pères de l'Eglise, l'Allemagne ne fût pas digne de commander l'ordre en Europe. Mais dans l'immédiat qui nous importait beaucoup plus, il nous fallait bien reconnaître que sans Hitler et les sections d'assaut, avec les millions de communistes qui avaient grouillé dans le Reich, avec Léon Blum et Thorez chez nous, la République marxiste en Espagne, Maurras aurait perdu depuis un certain temps déjà le goût du grec, et l'hôtel de l'Action Française, rue du Boccador, abrité un triomphant commissariat du peuple." (p.27)
"Lénine dont j'ai toujours admiré la méthode révolutionnaire." (p.29)
"Wagnérien, nietzschéen, antisémite, anticlérical, connaissant par le menu le folklore national-socialiste, j'étais naturellement désigné pour jouer dans notre bande le rôle de S. A. d'élite. Je m'en acquittais avec des Horst Wessel Lied et des “Heil” retentissants. Plus sérieusement, j'étais toujours à boucler ma valise pour ce Reich à qui les mensonges et l’exclusive d'Israël rendaient les attraits de l'inconnu. J'allai vivre quelques jours, un peu au hasard, à Cologne ou à Munich. J'en rapportais des provisions d'images que nous seuls pouvions publier parce qu'elles étaient vraies. J’osais dire que je m'étais beaucoup amusé pendant une semaine de carnaval à Munich que j'y avais, à la bavaroise naturellement, beaucoup bu et mangé, et qu'on y respirait une atmosphère de grosse Kermesse, de solide et tranquille équilibre bien plutôt que de misère et de conspiration ourdie dans la servitude. La première étape de mon voyage en Europe Centrale, au mois de juillet 1938, avait été pour Vienne, rattachée depuis Pâques au Reich. J'avais connu fort auparavant une capitale déchue, râpée et dolente. Elle portait tout entière les traces de cette souillure juive que nous avons connue à de vastes quartiers de Paris : laideur des personnages qui grouillent à vos côtés, immense étalage des camelotes et des friperies, appauvrissement et angoisse du
chrétien que le marxisme installé avec l'envahisseur dépouille un peu plus chaque jour. Des hardes séchaient aux fenêtres de Schönbrunn transformé en
phalanstère ouvrier. Les mendiants vous harcelaient, et les étudiants, quand je les interrogeais sur ces choses, ne répondaient pas, mais dessinaient une croix gammée sur mon Baedeker.
Je retrouvais une Vienne allégée et nettoyée. Cela sautait aux yeux dans ces rues reconquises par des jeunes filles en petites jupes à fleurs et gorgerettes de Gretchens, des garçons frais et athlétiques fiers de leurs uniformes neufs. J'aurais cru assez facilement, moi aussi, à des heurts de moeurs et de caractère entre Allemands et Autrichiens. Mais rien n'avait plus compté devant la joie de piétiner le traité qui avait férocement et stupidement coupé de tout, voué à une décrépitude fatale une ville de deux millions d'habitants, de se mettre entre les mains du chef prestigieux qui chassait l'ennemi et liait votre destinée à un empire fier et vigoureux." (p.32)
"Certains de nous s'étonnaient quelquefois que la véhémence de notre pacifisme, remplissant la moitié de notre journal et de l'Action Française, ne valût pas à notre bord les vastes suffrages qu'avaient recueillis autrefois le briandisme, le socialisme anti-militariste et genevois. Je n'en étais pas autrement surpris. L'abrutissement des cerveaux français, la confusion des idées et des sentiments les plus simples étaient tels qu'il existait une paix “pour la gauche” et une paix “pour la droite”. La paix à l'usage des démagogues et du prolétariat se prêchait par d'énormes insanités. On la garantissait perpétuelle et universelle. Ses apôtres, qui connaissaient leur métier, ne s'embarrassaient pas de scrupules logiques. Ils préconisaient froidement la plus sauvage guerre civile comme remède à la guerre bourgeoise. Ils avaient su confondre la paix avec l'abolition de la caserne et la fin des galonnards. Ils avaient l'immense avantage de flatter l'animal populaire dans sa candide sottise et dans ses instincts. Pour nous, nous avions le tort d'être des pacifistes intelligents. Nos écrits réclamaient une certaine paix, dans le temps et dans l'espace, parce que notre pays n’avait plus les moyens de conduire victorieusement une guerre, et que nous répugnions à souhaiter une révolution nationale issue d'une défaite." (p.38)
"Contre le flot des turlupinades juridiques ou héroïques, il reprenait imperturbablement et toujours avec plus de verve, définitions et démonstrations. Nous lui vouions une gratitude immense pour l'exemple qu'il donnait en refoulant ses instincts les plus vifs et les plus tenaces, en étant de tous les Français celui qui détestait le plus profondément l'Allemagne et qui administrait cependant les plus roides leçons aux petits claironneurs impatients de découdre du Boche. Maurras avait su faire triompher dans son esprit l'amour de la France et de la paix.
J'aurais voulu que l'on pût le promener partout, comme un apôtre ferme et lumineux, pour redresser les hésitants, pour fournir d'idées toutes les cervelles vides comme un tambour qui battaient le rantanplan de la guerre." (p.43)
"Munich, vu de 1942, apparaît comme la répétition générale de septembre 1939. Le parti de la guerre venait de faire de ses forces et des faiblesses de l'adversaire une expérience un peu improvisée sans doute, mais qui demeurerait. Il connaissait désormais les erreurs à éviter, les hommes à abattre, ceux qu'il suffirait de neutraliser, ceux qui se laisseraient gagner. Il pourrait maintenant fignoler ses manoeuvres sur un terrain bien repéré. Il semblait peut-être en échec. Mais c'était pour lui une grande victoire que d'avoir pu déterminer pendant trois semaines une crise de cette ampleur, qui nous avait obligés à démasquer toutes nos batteries, à user nos meilleurs arguments, qui avait dangereusement secoué les nerfs et les esprits du pays. C'était pour lui un triomphe que d'avoir été libre de jouer ainsi avec ses effroyables torches, que d'avoir pu habituer à l'idée de la guerre des millions de coeurs et de tètes.
Nous étions ainsi, après déjà tant de défaites, les vrais vaincus de Munich. Nous, c’est-à-dire tous les nationaux, jusques et y compris les fascistes de Je Suis Partout. Les journaux grossoyaient encore les louanges de Daladier que nous apercevions dans nos rangs les plus fâcheux tiraillements. Chez notre ami Doriot, dont l'énergie et les progrès nous avaient tant séduits depuis une année et que nous épaulions de notre mieux, la campagne de septembre se soldait par une dissidence. Plusieurs des meilleurs lieutenants du Chef réprouvaient la franchise de son pacifisme." (p.54)
"Ce n'était pas une politique fort reluisante ? Mais qui nous avait ôté les moyens d'en faire une autre ? Nous tirions une extrême fierté d'être pour cette politique, parce qu’il est plus méritoire de vouloir le bien de sa patrie en dépit du scandale, des injures, de la bêtise publique, qu'avec l'assentiment de tout un peuple pâmé." (p.57)
"Il faut dire que l'Italie, en se mettant à réclamer Nice, la Corse et la Savoie quelques semaines après Munich, ne facilitait guère la besogne aux partisans irréductibles du fascisme français et de la paix fasciste. Notre petite bande de Je Suis Partout avait supporté jusque-là unie au coude à coude la grande contre-attaque judéo-belliciste. Mais, pour la première fois depuis trois années, notre étonnante harmonie était entamée. Les manifestations italiennes m'affligeaient comme l'injure d'un ami intime et que l'on a partout vanté. Il ne me semblait pas indispensable d'en faire part aux foules. Robert Brasillach, d'une fermeté admirable en ces jours-là, et moi-même, nous nous évertuions à répéter : la “ligne” plus que jamais la “ligne”, accrochons-nous à la “ligne fasciste”. Mais il devenait manifeste que certains de nos meilleurs amis commençaient à juger notre obstination outrée." (p.57)
"Les Juifs venaient d'atteindre la plus grande puissance qu'ils eussent jamais rêvée, au bout de cent cinquante années ensanglantées par les guerres et les révolutions les plus obscures et les plus meurtrières, déshonorées par les chimères les plus folles et les plus funestes, les formes de tyrannie les plus
féroces, que le monde eût connues sans doute depuis toujours. Le Juif, antique pillard de morts, ne pouvait conquérir sa plus grande fortune que dans le temps où s'amoncelaient de tels charniers humains. Il ne pouvait prétendre au rang de prince et de chef que dans une époque où les têtes perdues d'illusion oubliaient toute réalité. Il avait fallu le dogme insane de l'égalité des hommes pour qu'il pût à nouveau se faufiler parmi nous en déchirant ses passeports d'infamie, pour que ce parasite, ce vagabond fraudeur pût s'arroger tous le droits de notre peuple laborieux, attaché depuis des millénaires à notre sol." (p.59)
"Les judéolâtres, allaient chercher leurs références, chez cet être de boue et de bave, Léon Bloy, fameuse plume, certes, l'un des plus prodigieux pamphlétaires au poivre rouge de nos lettres, mais véritable juif d'adoption." (p.61)
"Les portes de la presse se fermaient une à une autour des pestiférés de mon
espèce.
Au début de 1939, il m'avait fallu prendre, sans enthousiasme, la place de chef des informations à l'Action Française. Son pacifisme intermittent, son antisémitisme de principe, en faisaient toujours et malgré tout le seul quotidien de Paris où un garçon dans mes sentiments pût travailler sans trop se renier, en ayant l'espoir de se rendre plus ou moins utile. Mais j'étais depuis trop longtemps son collaborateur pour garder beaucoup d'illusions sur son rôle
politique, Le spectacle de sa vie quotidienne allait m'enlever bientôt celles que j'avais essayé de conserver jusque là."
(p.62)
"J'ai pesé scrupuleusement ce que je dois à l'Action Française dans la vérité et dans l’erreur, ce qu'elle m'a montré et ce qu'elle m'a caché, ce qu'elle m'a donné et ce qu'elle m'a interdit. Le compte fait, je n'estime pas que je doive être obligé au silence par gratitude. L’Action Française est une de ces entreprises d'hier qui ont vécu d'équivoques soigneusement entretenues et sont arrivées ainsi à maintenir aujourd'hui encore une partie de leur influence. Si l'on veut aller de l'avant, on doit purger ces vieilles hypothèques. Maintes faiblesses du nationalisme français sont inexplicables sans quelques lumières sur l'Action Française." (p.62)
"J'avais souvent passé de longues heures plongé dans les collections de l'A. F. d'avant 1914. C'était un incomparable journal, le plus beau sans doute qui se fût jamais imprimé à Paris. Tout y était neuf : la doctrine de la corporation, la revue de la presse imaginée par Maurras, la fermeté du style dans un quotidien, son extraordinaire variété de registre, les chahuts inventifs de ses étudiants. La violence de la langue y faisait un merveilleux ménage avec la violence de la pensée. Un air irrésistible de jeunesse et de joyeuse audace traversait chaque numéro, animait la théorie aussi bien que les blagues des Camelots du Roi. L'Action Française avait rendu aux idées nationales le charme de la verdeur et de la subversion.
Le massacre à la guerre de tant de ses meilleurs militants lui fournissait une glorieuse excuse. Cependant, ces pertes avaient été comblées en 1924 quand elle pouvait faire défiler dix mille garçons sur le Boul' Mich pour réclamer la tête d'un maçon sorbonnard, quand dans les villages d'Alsace le tambour municipal lui-même annonçait les réunions de ses sections.
Elle effrayait la République. Mais elle avait commencé à la rassurer en la laissant tuer ses hommes sans riposter. Beaucoup de ses anciens fidèles désabusés faisaient avec raison dater sa décadence du jour où la fille Berthon avait pu assassiner dans la maison même Plateau, un de ses meilleurs chefs, sans être pendue cinq minutes plus tard à un balcon. Lucien Dubech, disait l'histoire, détourna, le revolver d'un camelot qui allait abattre la meurtrière, en criant : “Il faut que l'on sache, il faut qu'elle soit jugée. ” Toujours la peur du sang chez ceux qui ne pouvaient vaincre que par le sang, toujours cette absurde religion du droit. Les nationaux, incapables de faire occire convenablement un vulgaire espion à trois galons n'avaient pas eu assez d'une affaire Dreyfus. Il leur en fallait à la douzaine. Ils ne semblaient pouvoir vivre, tels de vieux Bridoye, que de ces juridiques et interminables duperies. Le régime devait les leur fournir généreusement : après l'affaire de la Berthon, l'affaire Philippe Daudet. Après Philippe Daudet, la rue Damrémont, après la rue Damrémont, Jean Guiraud. Puis le Six Février, puis le procès La Rocque. Aux coups de pistolet, aux mitraillades, jamais d'autre riposte que les papiers bleus et les plaintes contre inconnu. Des exploits d'huissiers pour venger quarante cadavres !
L'Action Française, avec ses doctrines hardies et inédites, son royalisme, ses menaces, ses prophéties, jouissait presque du mystère d'une société occulte. Elle avait eu l'étrange fantaisie de vouloir faire élire des parlementaires à elle sur un programme qui réclamait la fin des Parlements, la folle légèreté d'attaquer ainsi la démocratie sur le terrain où celle-ci était vraiment imbattable, qu'elle minait, sapait, où elle manoeuvrait à son gré.
L'équipée électorale de 1924 n'avait pas seulement coûté à l’Action Française un piteux échec, mais surtout son secret. Elle pouvait bien organiser
maintenant des défilés et des rassemblements, en multipliant généreusement ces foules pour son compte rendu du lendemain matin : la République avait fait dans les urnes le recensement précis de ses fidèles. Bien peu de monde, en somme, pour tant de bruit et d'ambitions. On réduirait ces agités sans peine. Il ne restait plus qu'à choisir le bon moyen.
Deux ans plus tard, sur la requête de Briand, le démagogue à tiare Ratti, dit Pie XI, jetait, sur l'Action Française son interdit, lui arrachant la moitié de ses
ressources et de ses lecteurs.
Le siège de ses bureaux en 1927, pour l'arrestation de Léon Daudet, les encriers jetés à la tête des flics, les comités directeurs palabrant avec le préfet
de police du haut du troisième étage, n’avaient été qu’une cacade, selon le vocabulaire même du héros de l'aventure, l'investissement de Tarascon et le brave capitaine Bravida chef de la “ résistengce ”." (p.62-63)
"Au début de 1939, Jacques Bainville, que toute son intelligence avait conduit à écrire une Histoire de la Troisième République sans un seul mot de la question juive, était mort depuis déjà trois ans. Le cher Léon Daudet avait eu encore bien du talent pour peindre Victor Hugo retroussant ses jolies bonnes et, faute de mieux, tromper ses vieilles envies en pelotant amoureusement ses mots. Mais Daudet affaissé et désabusé ne comptait plus. Jacques Delebecque, esprit très fin et très libre, le savoureux et si raisonnable colonel Larpent, tous deux hommes d'un vaste savoir, mais revenus de tout, avaient résigné depuis longtemps leur rôle actif. L'Action Française tout entière reposait sur Maurras. Ce qu'elle était devenue, ce qui s'y faisait chaque jour n'était plus intelligible que par lui. La survie du journal, le crédit qu'il pouvait encore posséder tenaient uniquement au génie du vieux lutteur, à son ardeur intacte, à l'intrépidité de sa pensée, à son infatigable dialectique. Mais chaque jour aussi il détruisait de ses mains cette création de toute son existence, et voici comment il s'y prenait. Sur ce cas singulier, quelques détails précis sont nécessaires.
Chaque soir, Maurras arrivait vers sept heures à son bureau de la rue du Boccador, vaste et orné à profusion de moulages et de photographies de sculptures grecques, de portraits dédicacés, Barrès, la famille royale, Mussolini en place d'honneur, d'une foule de sous-verres saugrenus et naïfs d'on ne savait quels admirateurs, bibelots de foire, poupées-fétiches, images de première communion, petits lapins de porcelaine. Haut, massif, plein de barbe, trottinant sur de grandes jambes molles, Maurice Pujo, le rédacteur en chef, qui rythmait sa vie sur celle de Maurras l'avait précédé de quelques minutes au plus. Pujo, qui sortait de son lit, ne tardait du reste pas à s'offrir, dans la quiétude de son cabinet, un petit acompte de sommeil.
Maurras s'enfermait avec des visiteurs variés. C'étaient avant tout, comme on l'affirmait dans les journaux à échos de la gauche, des escouades de
douairières qui possédaient un véritable abonnement à ces séances, des marquises de répertoire comme on n’imaginait plus qu'il pût en exister encore,
ou de ces vieilles timbrées, emplumées et peintes comme des aras, qui rôderont toujours autour des littérateurs académisables. L'une des plus notoires des “jeunes filles ” royalistes, pucelle de cinquante-cinq ans au cuir boucané et moustachu, qui se nommait Mlle de Montdragon ou quelque chose de ce genre, était venue dire au Maître dans les débuts du Front populaire : “ Les communistes préparent un grand coup. Ils ont des dépôts d'armes dans
beaucoup de maisons. Ils les ont désignés en dessinant sur les portes des pistolets. Voyez, j'en ai pris le modèle. ” Et elle exhiba, soigneusement relevé
par sa vertueuse main, un superbe et classique braquemart de murailles, assorti de ses pendentifs. Je peux faire certifier l'anecdote par dix témoins à qui la demoiselle avait d'abord confié sa terrible découverte.
Maurras, harcelé par les besognes d'un parti et d'un quotidien, commençant ses journées avec un retard invraisemblable, perdait ainsi deux heures et parfois plus à recueillir gravement les ragots de salons du Faubourg Saint-Germain qui sentaient déjà le moisi sous Louis-Philippe, des caquets d'antiques folles d'une indiscrétion éhontée, quêtant l'avis du prince de la raison sur les opinions politiques du nouveau vicaire de Saint-François-Xavier, révélant la fâcheuse pente libérale que prenait telle comtesse, et dont les voix perçantes de cacatoès parlant à un sourd retentissaient jusqu'à l'autre bout de la maison.
Pendant ce temps, l'infortuné rédacteur chargé de soumettre à Maurras copies ou suggestions pour le numéro du jour, droguait devant sa porte en songeant aux imprécations du metteur en page qui l'accueilleraient à l'imprimerie. Il n'était pas rare qu’une sommité de l'industrie ou de la presse, un
étranger éminent poireautât à ses côtés, dans l'attente d'une audience qu'il sollicitait depuis huit jours.
De quart d'heure en quart d'heure, le secrétaire de Maurras téléphonait à quelque maîtresse de maison des Invalides ou d'Auteuil qui avait eu la témérité de promettre un dîner avec le Maître à une douzaine de dames, d'officiers supérieurs et de financiers catholiques. A partir de neuf heures et demie, M.
Maurras faisait prier que l'on se mit à table sans lui. Sur le coup de dix heures, il partait vers le lieu de son dîner.
Toujours précédé à dix minutes de distance par son fourrier Pujo, Maurras surgissait à l'imprimerie de la rue Montmartre aux alentours de minuit. A l'heure où tous les journaux de Paris et de France étaient sous presse, les deux maîtres de l'Action Française commençaient leur tâche de directeur et de
rédacteur en chef. Chacun de son côté se plongeait dans un jeu des épreuves du jour. Cette lecture avait sur Pujo un effet infaillible. Avant la cinquième
colonne, il dodelinait de la tête et s'endormait le nez sur la sixième. Maurras tenait le coup jusqu'au bout du pensum. Mais c'était pour s'octroyer aussitôt un petit somme qu'il faisait incontinent, à la renverse dans son fauteuil.
Vers une heure du matin, son chauffeur, l'un des correcteurs ou moi-même avions la charge de le secouer vigoureusement. De ses beaux yeux graves et
perçants, couleur d'eau de mer, il regardait la pendule. A ce moment, tout le papier imprimé de Paris roulait vers les gares ou vers les portes dans les
camions d'Hachette. Maurras daignait s'atteler enfin à son article quotidien.
J'admirais chaque fois, avec la même surprise, cet instant-là. Comme des
servantes fidèles veillant sur le repos de leur maître, guettant son premier geste, toutes les pensées du vieillard prodigieux étaient rassemblées, alertes et innombrables, dans la seconde où il sortait du sommeil le plus accablé. Sa main nouée sur un porte-plume de deux sous galopait et volait, mais si rapide fût-elle, elle était aussitôt devancée par le flot des arguments. Dès le deuxième feuillet, elle ne traçait plus que des arabesques hautaines et
mystérieuses. Et il y avait ainsi, zébrées d’éclairs, sabrées de paraphes qui voulaient dire ou bien France ou bien tartine, des soixante-dix et des quatrevingts pages arrachées une à une à un cahier d'écolier.
Un cryptologue attitré, sexagénaire se prévalant d'un titre de “chevalier”, se faisant la tête d'Henri IV sur une blouse grise, suprêmement vain de son talent d'expert en hiéroglyphes maurrassiens, le seul qui eût jamais logé dans sa cervelle, se penchait longuement sur ce majestueux rébus et le dictait mot à mot au meilleur de nos linotypistes.
Vers les trois heures du matin, cette opération infernale aboutissait à une douzaine de colonnes de plomb." (p.64-65)
"Maurras était très vivement pénétré de son génie, et d'un non moins juste mépris pour l'ensemble du troupeau humain. Il n'a jamais eu de foi que dans la puissance de ses idées. Il a tout soumis autour de lui aux singulières conditions de leur épanouissement. Il fallait à tel grand créateur des robes de chambre en soie, un décor de satin pour écrite à son aise, à celui-ci, des flots de café, à celui-là le lit, des volets clos, une chambre tapissée de liège.
Maurras, lui, avait gardé comme maints écrivains de vieux plis d'étudiant, renforcés par les mœurs du journalisme, par les horaires imprévus que l'on adopte si volontiers dans ce métier. Il éprouvait cette répugnance devant la page blanche que connaissent la plupart des esclaves de la plume, qui vous fait remettre le labeur inévitable jusqu'à l'instant où l'on est pressuré par la nécessité. Il affectionnait la nuit qui favorise et accélère chez tant de complexions le travail de l'esprit. Il n'avait jamais consenti le moindre sacrifice à ces commodités de sa pensée.
Pour l'élaboration d'une œuvre purement personnelle, cette intransigeance eût été magnifique. Nous étions nombreux, sachant tout ce qu'elle entraînait, à ne pouvoir nous empêcher d'admirer cette vie de bohème septuagénaire, tout entière dévorée par la pensée. Je la comparais, avec son pittoresque, sa noble pauvreté, aux rites, aux pourchas d'argent, aux beaux complets d'administrateurs, aux emplois du temps de capitaines d'industrie qui remplissaient les semaines et les ans de tant d'illustres gens de lettres. Au milieu de ces bourgeois, les mœurs insolites de notre maître désignaient un grand homme. Avec sa lampe brûlant jusqu'au delà de l'aube, le capharnaüm de son bureau, ses épreuves inlassablement surchargées, Maurras, s'il eût travaillé seul,
nous eût proposé l'exemple tonique d'une existence à la Balzac, à la Wagner, à la Rembrandt, et par plus d'un côté il en laissera en effet l'image. Mais ce superbe égoïsme devenait une calamité dans une entreprise collective." (p.67-68)
"Je l'ai vu dix ans durant, chaque semaine, exercer sur les rubriques littéraires de son journal une censure aussi comique et vétilleuse que celle de l'abbé Bethléem. Il avait devant Baudelaire, Rimbaud, André Gide ou Proust des répulsions non point seulement esthétiques, mais de vieille demoiselle qu'effarouche une peinture un peu crue du vrai.
Cette disposition n’a pas peu contribué à faire de l'Action Française un rassemblement d'abbesses, d'antiques vierges, de dames et de puceaux d’œuvres, de gentilshommes bretons à bottines et sacrés-coeurs, de vieillards qui ont perpétué jusqu'à notre âge la race des ultras et des zouaves pontificaux. Il restera!t à savoir de quelle utilité pouvaient bien être ces curieux fossiles de notre paléontologie sociale dans un parti qui se réclamait si volontiers de la subversion." (p.70)
"En 1938, au sortir de la prison qu'il avait supportée avec un incomparable stoïcisme, Maurras avait bien le droit de souhaiter une réparation éclatante et cinglante pour ses ennemis. Il n'en restait pas moins consternant et fort typique qu'il eût quêté pour cela les suffrages de l'Académie, le dérisoire honneur d'y être accueilli par un Henry Bordeaux, que cette consécration eût tenu dans ses soucis une place immense. Cette soif de respectabilité fut la petitesse de cet homme grand par bien d'autres traits. C'est en justifiant ses préjugés au lieu de les secouer qu'il a été le plus infidèle à sa destinée, s'inclinant devant tant d'hommes qui ne lui arrivaient pas à la cheville, devant tant de poncifs, lui qui fut si souvent l'incarnation de l'audace.
L'Action Française ne devait pas tarder à obtenir son absolution de Sa nouvelle Sainteté romaine, le prudent et melliflu Pacelli. Le Vatican, pour accomplir ce geste réparateur de la plus abjecte avanie, exigea des comités directeurs de la maison une lettre de plat repentir. L'outrance que mit Maurras à proclamer sa gratitude souligna encore cette humiliation.
On hissa rue du Boccador le pavois des grandes victoires. C’était pourtant un bien piètre renfort que celui des cagots qui avaient été assez couards ou assez imbéciles pour obéir au chantage théologal d'un vieux sapajou de politicien en soutane blanche.
Il est vrai que ces alleluias avaient surtout une cause pondérable : on comptait beaucoup, pour franchir quelques échéances pénibles, sur les prochains abonnements des papistes reconquis." (p.71)
"L'Action Française avait échoué sur toute la ligne.
Elle nous avait offert la critique la mieux construite, la plus pertinente, la plus habilement articulée de la démocratie tout entière, hommes, lois, société, éducation, justice. Elle avait surtout, par la pensée de Maurras, relié cette critique à des constantes éternelles de l'humanité et de l'histoire, de la condition véritable des mortels si l'on préfère, dissimulées longtemps sous le fatras du XVIIIe siècle et des romantiques. Ainsi, la tâche antirépublicaine était terminée, les principes égalitaires et libertaires brisés en menus morceaux, leurs racines les plus profondes déterrées jusque dans la pensée de cent illustres bonzes.
C'était un imposant travail. Mais quoi ! Tous les matériaux en existaient épars, bien avant l'Action Française. Nous étions des milliers de garçons, antidémocrates de naissance. Sans l'Action Française, n'aurions-nous pas fait cette critique nous-mêmes, plus sommairement, mais beaucoup plus pratiquement ?
Cet étrange parti, à la façade longtemps menaçante, n'avait jamais eu le sens, politiquement décisif, des alliances fécondes et nécessaires. Ses chefs s'étaient toujours signalés, au contraire, par un formalisme pointilleux, une intransigeance sur les doctrines et les disciplines qui rappelaient singulièrement les plus mesquines querelles de leurs adversaires, radicaux et sociauxdémocrates, sans l'emploi roué que ces derniers savaient en faire. Son histoire était semée ainsi d'un chapelet continu de dissidences, et l'addition de ces forces perdues stupéfiait.
Maurras, catholique sans foi, sans sacrements et sans pape, terroriste sans tueurs, royaliste renié par son prétendant1 n’avait été en fin de compte que l'illusionniste brillant de l'aboulie. Il avait rendu son antisémitisme même inopérant par les distinctions dangereuses, la porte ouverte au “ Juif bien né ”, tant de nuances que lui suggérait uniquement son horreur du racisme, seul principe complet, seul critère définitif, mais marqué d'une estampille germanique." (p.71-72)
"Les rédacteurs dont j'avais à diriger l'équipe croupissaient dans une paresse sereine. Pourquoi eussent-ils cherché à la secouer ? Ils étaient appointés ridiculement, la politique des salaires, dans la maison de “ l'Avenir de l'Intelligence ”, consistant à payer 150 francs par semaine la critique littéraire et à engraisser fastueusement les chauffeurs, les clicheurs et les balayeurs. Ils étaient mieux placés que personne pour connaître la vanité de tout effort dans l'orbe de Maurras. Le plus cossard de tous, le plus fantomatique était, certainement Talagrand, dit Thierry Maulnier, traînant son long corps d'escogriffe à lunettes avec une mine indicible d'ennui. Assez bon connaisseur en matière de lettres, il venait de terminer une Introduction à la Poésie française, trop abstraite, mais ingénieuse. Il était chargé à l'Action Française de tout un service de dépêches sans y consacrer plus d'un quart d'heure par jour."
(p.75)
"L'Italie, le Vendredi Saint, entrait en Albanie avec un énorme déploiement d'hommes, d'avions et de cuirassés. L'exploit était mince. Mais les brocards indignés de presque tous mes meilleurs camarades m'agaçaient. Après tout, les Italiens s'étaient emparés de quelque chose. Nous n'aurions pas été fichus d'en faire autant." (p.77)
"Céline, notre grand Céline, vient d'écrire un livre qui apparaîtra deux ans après d'un sublime bon sens, L'Ecole des Cadavres, sa plus magnifique prophétie, plus vaste encore que ses fameuses Bagatelles. Tout y est dit et prédit. Ferdinand envoie au bain Maurras, “lycéen enragé”, “Maurras, vous êtes avec les Juifs, en dépit de vos apparences”. Il vitupère l'Union Nationale, “astuce admirable, apothéose fossoyante”, la féroce Angleterre : “L'ennemi est au Nord ! Ce n'est pas Berlin ! C'est Londres ! La Cité ! Les Casemates tout en or ! La Banque d'Angleterre avec ses laquais framboise, voilà l'ennemi héréditaire.” " (p.78)
"Le seul article pensé et ferme de ces mois lamentables est signé chez nous par Robert Brasillach, écrivant en avril que si les fascismes étrangers menacent, c'est par le fascisme français qu'il faut leur répondre et non par la démocratie. Mais a-t-on jamais eu moins de chances d'abattre de l'intérieur la démocratie française ? Au reste, huit jours plus tard, Gaxotte rétablit bien vite l'équilibre : “Nous avons perdu la Tchécoslovaquie qui ne représentait pas grand' chose. Nous avons, en revanche gagné la Pologne... qui représente une force militaire, une cohésion et un patriotisme infiniment supérieurs”. Qu'est-ce donc, que ce “ nous ”, sinon la démocratie en croisade ? Gaxotte, dans le privé, ne le dissimule pas. Comme il est loin, l'ami vibrant, le pacifiste résolu de septembre ! Il vient de nous rabrouer, parce que nous nous obstinions, avec notre ami Cousteau, expert des affaires américaines, à traiter Roosevelt de faux frère et de vieille bête. Il estime que Roosevelt est désormais infiniment précieux, que lorsqu'il nous enverra ses avions et ses canons, nous lui tresserons des couronnes, que quiconque peut nous servir contre l'Allemand est tabou, que l'allié juif lui-même doit être ménagé. Et voilà le terme du Patriotisme lorrain. Cette versatilité de Gaxotte est pour moi et plus d'un de nos amis une noire déception. Un vrai politique ne saurait être sujet à ces caprices lunaires, chanceler ainsi sur ses bases au plus fort du combat. Gaxotte était le meilleur, le plus écouté, le plus connu de nous tous. Il nous faut maintenant le renier dans notre cœur." (p.79)
"Le général Weygand, au début de juillet, s'écrie à Lille en présidant un grand congrès hippique : “Je crois que l'armée française a une valeur plus grande qu'à aucun moment de son histoire. Elle possède un matériel de première qualité, des fortifications de premier ordre, un moral excellent et un Haut-Commandement remarquable. Personne chez nous ne désire la guerre, mais j'affirme que si on nous oblige à gagner une nouvelle victoire, nous la gagnerons”. Qui se permettrait de glisser le plus modeste doute dans les assurances que nous verse l’illustre soldat ?" (p.82)
"Je pensais à Maurras que mes amis strasbourgeois, après un banquet, avaient une fois fait passer à la dérobée en auto de l'autre côté du Rhin pour une heure ou deux : toute sa connaissance physique de cet énorme empire." (p.85)
-Lucien Romain Rebatet, Les décombres, 1942.