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    Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale + Écrits historiques et politiques + L'enracinement

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale + Écrits historiques et politiques + L'enracinement Empty Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale + Écrits historiques et politiques + L'enracinement

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 10 Jan - 14:34

    http://www.freepdf.info/index.php?post/Weil-Simone-Reflexions-sur-les-causes-de-la-liberte-et-de-l%E2%80%99oppression-sociale

    "Que le triomphe des mouvements autoritaires et nationalistes ruine un peu partout l'espoir que de braves gens avaient mis dans la démocratie et dans le pacifisme, ce n'est qu'une partie du mal dont nous souffrons ; il est bien plus profond et bien plus étendu. On peut se demander s'il existe un domaine de la vie publique ou privée où les sources mêmes de l'activité et de l'espérance ne soient pas empoisonnées par les conditions dans lesquelles nous vivons. Le travail ne s'accomplit plus avec la conscience orgueilleuse qu'on est utile, mais avec le sentiment humiliant et angoissant de posséder un privilège octroyé par une passagère faveur du sort, un privilège dont on exclut plusieurs êtres humains du fait même qu'on en jouit, bref une place." (p.7)

    "Le progrès technique semble avoir fait faillite, puisque au lieu du bien-être il n'a apporté aux masses que la misère physique et morale où nous les voyons se débattre." (p.7)

    "Quant au progrès scientifique, on voit mal à quoi il peut être utile d'empiler encore des connaissances sur un amas déjà bien trop vaste pour pouvoir être embrassé par la pensée même des spécialistes ; et l'expérience montre que nos aïeux se sont trompés en croyant à la diffusion des lumières, puisqu'on ne peut divulguer aux masses qu'une misérable caricature de la culture." (p.Cool

    "Nous vivons une époque privée d'avenir. L'attente de ce qui viendra n'est plus espérance, mais angoisse." (p.Cool

    "Depuis plus d'un siècle, chaque génération de révolutionnaires a espéré tour à tour en une révolution prochaine ; aujourd'hui, cette espérance a perdu tout ce qui pouvait lui servir de support. Ni dans le régime issu de la révolution d'Octobre, ni dans les deux Internationales, ni dans les partis socialistes ou communistes indépendants, ni dans les syndicats, ni dans les organisations anarchistes, ni dans les petits groupements de jeunes qui ont surgi en si grand nombre depuis quelque temps, on ne peut trouver quoi que ce soit de vigoureux, de sain ou de pur ; voici longtemps que la classe ouvrière n'a donné aucun signe de cette spontanéité sur laquelle comptait Rosa Luxemburg, et qui d'ailleurs ne s'est jamais manifestée que pour être aussitôt noyée dans le sang ; les classes moyennes ne sont séduites par la révolution que quand elle est évoquée, à des fins démagogiques, par des apprentis dictateurs." (p.8-9)

    "Qui sait si les révolutionnaires n'ont pas versé leur sang aussi vainement que ces Grecs et ces Troyens du poète qui, dupés par une fausse apparence, se battirent dix ans autour de l'ombre d'Hélène ?" (p.9)

    "Marx a bien montré que la véritable raison de l'exploitation des travailleurs, ce n'est pas le désir qu'auraient les capitalistes de jouir et de consommer, mais la nécessité d'agrandir l'entreprise le plus rapidement possible afin de la rendre plus puissante que ses concurrentes. Or ce n'est pas seulement l'entreprise, mais toute espèce de collectivité travailleuse, quelle qu'elle soit, qui a besoin de restreindre au maximum la consommation de ses membres pour consacrer le plus possible de temps à se forger des armes contre les collectivités rivales ; de sorte qu'aussi longtemps qu'il y aura, sur la surface du globe, une lutte pour la puissance, et aussi longtemps que le facteur décisif de la victoire sera la production industrielle, les ouvriers seront exploités. À vrai dire, Marx supposait précisément, sans le prouver d'ailleurs, que toute espèce de lutte pour la puissance disparaîtra le jour où le socialisme sera établi dans tous les pays industriels ; le seul malheur est que, comme Marx l'avait reconnu lui même, la révolution ne peut se faire partout à la fois ; et lorsqu'elle se fait dans un pays, elle ne supprime pas pour ce pays, mais accentue au contraire la nécessité d'exploiter et d'opprimer les masses travailleuses, de peur d'être plus faible que les autres nations. C'est ce dont l'histoire de la révolution russe constitue une illustration douloureuse." (p.11)

    "Il est rare cependant que les croyances réconfortantes soient en même temps raisonnables." (p.14)

    "L'essor de la grande industrie a fait des forces productives la divinité d'une sorte de religion dont Marx a subi malgré lui l'influence en élaborant sa conception de l'histoire. Le terme de religion peut surprendre quand il s'agit de Marx ; mais croire que notre volonté converge avec une volonté mystérieuse qui serait à l'œuvre dans le monde et nous aiderait à vaincre, c'est penser religieusement, c'est croire à la Providence. D'ailleurs le vocabulaire même de Marx en témoigne, puisqu'il contient des expressions quasi mystiques, telles que « la mission historique du prolétariat ». Cette religion des forces productives au nom de laquelle des générations de chefs d'entreprise ont écrasé les masses travailleuses sans le moindre remords constitue également un facteur d'oppression à l'intérieur du mouvement socialiste ; toutes les religions font de l'homme un simple instrument de la Providence, et le socialisme lui aussi met les hommes au service du progrès historique, c'est-à-dire du progrès de la production." (p.15)

    "Quel que soit l'outrage infligé à la mémoire de Marx par le culte que lui vouent les oppresseurs de la Russie moderne, il n'est pas entièrement immérité. Marx, il est vrai, n'a jamais eu d'autre mobile qu'une aspiration généreuse à la liberté et à l'égalité ; seulement cette aspiration, séparée de la religion matérialiste avec laquelle elle se confondait dans son esprit, n'appartient plus qu'à ce que Marx nommait dédaigneusement le socialisme utopique." (p.16)

    "Il faudrait pouvoir faire la somme de tous les travaux dont on pourrait se dispenser au prix d'une transformation du régime de la propriété. Encore la question ne serait-elle pas résolue par là ; il faut tenir compte des travaux qu'impliquerait la réorganisation complète de l'appareil de production, réorganisation nécessaire pour que la production soit adaptée à sa fin nouvelle, à savoir le bien-être des masses ; il ne faut pas oublier que la fabrication des armements ne serait pas abandonnée avant que le régime capitaliste ne soit détruit partout ; surtout il faut prévoir que la destruction du profit individuel, tout en faisant disparaître certaines formes de gaspillage, en susciterait nécessairement d'autres. Des calculs précis sont évidemment impossibles à établir ; mais ils ne sont pas indispensables pour apercevoir que la suppression de la propriété privée serait loin de suffire à empêcher que le labeur des mines et des usines continue à peser comme un esclavage sur ceux qui y sont assujettis." (p.17)

    "On peut aussi, et on devra sans doute un jour, trouver des sources d'énergie nouvelles ; seulement rien ne garantit que l'utilisation en exigera moins de travail que l'utilisation de la houille ou des huiles lourdes ; le contraire est également possible. [...] Or dès lors que le hasard entre en jeu, la notion de progrès continu n'est plus applicable. Ainsi espérer que le développement de la science amènera quelque jour, : d'une manière en quelque sorte automatique, la découverte d'une source d'énergie qui serait utilisable d'une manière presque immédiate pour tous les besoins humains, c'est rêver. On ne peut démontrer que ce soit impossible ; et à vrai dire il est possible aussi qu'un beau jour quelque transformation soudaine de l'ordre astronomique octroie à de vastes étendues du globe terrestre le climat enchanteur qui permet, dit-on, à certaines peuplades primitives de vivre sans travail ; mais les possibilités de cet ordre ne doivent jamais entrer en ligne de compte." (p.19)

    "Jamais aucune technique ne dispensera les hommes de renouveler et d'adapter continuellement, à la sueur de leur front, l'outillage dont ils se servent." (p.23)

    L'étape supérieure du communisme » considérée par Marx comme le dernier terme de l'évolution sociale est, en somme, une utopie absolument analogue à celle du mouvement perpétuel. Et c'est au nom de cette utopie que les révolutionnaires ont versé leur sang. Pour mieux dire ils ont versé leur sang au nom ou de cette utopie ou de la croyance également utopique que le système de production actuel pourrait être mis par un simple décret au service d'une société d'hommes libres et égaux. Quoi d'étonnant si tout ce sang a coulé en vain ? L'histoire du mouvement ouvrier s'éclaire ainsi d'une lumière cruelle, mais particulièrement vive. On peut la résumer tout entière en remarquant que la classe ouvrière n'a jamais fait preuve de force qu'autant qu'elle a servi autre chose que la révolution ouvrière. Le mouvement ouvrier a pu donner l'illusion de la puissance aussi longtemps qu'il s'est agi pour lui de contribuer à liquider les vestiges de la féodalité, à aménager la domination capitaliste." (p.25-26)

    "Le mot de révolution est un mot pour lequel on tue, pour lequel on meurt, pour lequel on envoie les masses populaires à la mort, mais qui n'a aucun contenu." (p.25)

    "Ce que nous demanderions à la révolution, c'est l'abolition de l'oppression sociale ; mais pour que cette notion ait au moins des chances d'avoir une signification quelconque, il faut avoir soin de distinguer entre oppression et subordination des caprices individuels à un ordre social. Tant qu'il y aura une société, elle enfermera la vie des individus dans des limites fort étroites et leur imposera ses règles ; mais cette contrainte inévitable ne mérite d'être nommée oppression que dans la mesure où, du fait quelle provoque une séparation entre ceux qui l'exercent et ceux qui la subissent, elle met les seconds à la discrétion des premiers et fait ainsi peser jusqu’à l'écrasement physique et moral la pression de ceux qui commandent sur ceux qui exécutent. Même après cette distinction, rien ne permet au premier abord de supposer que la suppression de l'oppression soit ou possible ou même seulement concevable à titre de limite. Marx a fait voir avec force, dans des analyses dont lui-même a méconnu la portée, que le régime actuel de la production, à savoir la grande industrie, réduit l'ouvrier à n'être qu'un rouage de la fabrique et un simple instrument aux mains de ceux qui le dirigent ; et il est vain d'espérer que le progrès technique puisse, par une diminution progressive et continue de l'effort de la production, alléger, jusqu'à le faire presque disparaître, le double poids sur l'homme de la nature et de la société. Le problème est donc bien clair ; il s'agit de savoir si l'on peut concevoir une organisation de la production qui, bien qu'impuissante à éliminer les nécessités naturelles et la contrainte sociale qui en résulte, leur permettrait du moins de s'exercer sans écraser sous 1'oppression les esprits et les corps." (p.26-27)

    "Pendant des siècles, des âmes généreuses ont considéré la puissance des oppresseurs comme constituant une usurpation pure et simple, à laquelle il fallait tenter de s'opposer soit par la simple expression d'une réprobation radicale, soit par la force armée mise au service de la justice. Des deux manières, l'échec a toujours été complet ; et jamais il n'était plus significatif que quand il prenait un moment l'apparence de la victoire, comme ce fut le cas pour la Révolution française, et qu'après avoir effectivement réussi à faire disparaître une certaine forme d'oppression, on assistait, impuissant, à l'installation immédiate d'une oppression nouvelle.
    La réflexion sur cet échec retentissant, qui était venu couronner tous les autres, amena enfin Marx à comprendre qu'on ne peut supprimer l'oppression tant que subsistent les causes qui la rendent inévitable, et que ces causes résident dans les conditions objectives, c'est-à-dire matérielles, de l'organisation sociale. Il élabora ainsi une conception de l'oppression tout à fait neuve, non plus en tant qu'usurpation d'un privilège, mais en tant qu'organe d'une fonction sociale. Cette fonction, c'est celle même qui consiste à développer les forces productives, dans la mesure où ce développement exige de durs efforts et de lourdes privations ; et, entre ce développement et l'oppression sociale, Marx et Engels ont aperçu des rapports réciproques. Tout d'abord, selon eux, l'oppression s'établit seulement quand les progrès de la production ont suscité une division du travail assez poussée pour que l'échange, le commandement militaire et le gouvernement constituent des fonctions distinctes ; d'autre part l'oppression, une fois établie, provoque le développement ultérieur des forces productives, et change de forme à mesure que l'exige ce développement, jusqu'au jour où, devenue pour lui une entrave et non une aide, elle disparaît purement et simplement. Quelque brillantes que soient les analyses concrètes par lesquelles les marxistes ont illustré ce schéma, et bien qu'il constitue un progrès sur les naïves indignations qu'il a remplacées, on ne peut dire qu'il mette en lumière le mécanisme de l'oppression. Il n'en décrit que partiellement la naissance ; car pourquoi la division du travail se tournerait-elle nécessairement en oppression ? Il ne permet nullement d'en attendre raisonnablement la fin ; car, si Marx a cru montrer comment le régime capitaliste finit par entraver la production, il n'a même pas essayé de prouver que, de nos jours, tout autre régime oppressif l'entraverait pareillement ; et de plus on ignore pourquoi l'oppression ne pourrait pas réussir à se maintenir, même une fois devenue un. facteur de régression économique. Surtout Marx omet d'expliquer pourquoi l'oppression est invincible aussi longtemps qu'elle est utile, pourquoi les opprimés en révolte n'ont jamais réussi à fonder une société non oppressive, soit sur la base des forces productives de leur époque, soit même au prix d'une régression économique qui pouvait difficilement accroître leur misère ; et enfin il laisse tout à fait dans l'ombre les principes généraux du mécanisme par lequel une forme déterminée d'oppression est remplacée par une autre
    ." (p.28-29)

    "L'action politique pourrait devenir quelque chose d'analogue à un travail, au lieu d'être, comme ce fut le cas jusqu'ici, soit un jeu, soit une branche de la magie." (p.32)

    "Parmi toutes les formes d'organisation sociale que nous présente l'histoire, fort rares sont celles qui apparaissent comme vraiment pures d'oppression ; encore sont-elles assez mal connues. Toutes correspondent à un niveau extrêmement bas de la production, si bas que la division du travail y est à peu près inconnue, sinon entre les sexes, et que chaque famille ne produit guère plus que ce qu'elle a besoin de consommer. Il est assez clair d'ailleurs qu'une pareille condition matérielle exclut forcément l'oppression, puisque chaque homme, contraint de se nourrir lui-même, est sans cesse aux prises avec la nature extérieure ; la guerre même, à ce stade, est guerre de pillage et d'extermination, non de conquête, parce que les moyens d'assurer la conquête et surtout d'en tirer parti font défaut. Ce qui est surprenant, ce n'est pas que l'oppression apparaisse seulement à partir des formes plus élevées de l'économie, c'est qu'elle les accompagne toujours. C'est donc qu'entre une économie tout à fait primitive et les formes économiques plus développées il n'y a pas seulement différence de degré, mais aussi de nature. Et en effet, si, du point de vue de la consommation, il n'y a que passage à un peu plus de bien-être, la production, qui est le facteur décisif, se transforme, elle, dans son essence même. Cette transformation consiste à première vue en un affranchissement progressif à l'égard de la nature. Dans les formes tout à fait primitives de la production, chasse, pêche, cueillette, l'effort humain apparaît comme une simple réaction à la pression inexorable continuellement exercée par la nature sur l'homme, et cela de deux manières ; tout d'abord il s'accomplit, ou peu s'en faut, sous la contrainte immédiate, sous l'aiguillon continuellement ressenti des besoins naturels ; et par une conséquence indirecte, l'action semble recevoir sa forme de la nature elle-même, à cause du rôle important qu'y jouent une intuition analogue à l'instinct animal et une patiente observation des phénomènes naturels les plus fréquents, à cause aussi de la répétition indéfinie des procédés qui ont souvent réussi sans qu'on sache pourquoi, et qui sont sans doute regardés comme étant accueillis par la nature avec une faveur particulière. À ce stade, chaque homme est nécessairement libre à l'égard des autres hommes, parce qu'il est en contact immédiat avec les conditions de sa propre existence, et que rien d'humain ne s'interpose entre elles et lui ; mais en revanche, et dans la même mesure, il est étroitement assujetti à la domination de la nature, et il le laisse bien voir en la divinisant. Aux étapes supérieures de la production, la contrainte de la nature continue certes à s'exercer, et toujours impitoyablement, mais d'une manière en apparence moins immédiate ; elle semble devenir de plus en plus large et laisser une marge croissante au libre choix de l’homme, à sa faculté d'initiative et de décision. L'action n'est plus collée d'instant en instant aux exigences de la nature ; on apprend à constituer des réserves, à longue échéance, pour des besoins non encore ressentis ; les efforts qui ne sont susceptibles que d'une utilité indirecte se font de plus en plus nombreux ; du même coup une coordination systématique dans le temps et dans l'espace devient possible et nécessaire, et l'importance s'en accroît continuellement. Bref l'homme semble passer par étapes, à l'égard de la nature, de l'esclavage à la domination. En même temps la nature perd graduellement son caractère divin, et la divinité revêt de plus en plus la forme humaine. Par malheur, cette émancipation n'est qu'une flatteuse apparence. En réalité, à ces étapes supérieures, l'action humaine continue, dans l'ensemble, à n'être que pure obéissance à l'aiguillon brutal d'une nécessité immédiate ; seulement, au lieu d'être harcelé par la nature, l'homme est désormais harcelé par l'homme. Au reste c'est bien toujours la pression de la nature qui continue à se faire sentir, quoique indirectement ; car l'oppression s'exerce par la force, et en fin de compte, toute force a sa source dans la nature." (p.33-35)

    "Les armes, elles aussi, donnent naissance à un privilège du jour où d'une part elles sont assez puissantes pour rendre impossible toute défense d'hommes désarmés contre des hommes armés, et où d'autre part leur maniement est devenu assez perfectionné et par suite assez difficile pour exiger un long apprentissage et une pratique continuelle. Car dès lors les travailleurs sont impuissants à se défendre, au lieu que les guerriers, tout en se trouvant dans l'impossibilité de produire, peuvent toujours s'emparer par les armes des fruits du travail d'autrui ; ainsi les travailleurs sont à la merci des guerriers, et non inversement." (p.35-36)

    "Un groupement social, pour être en mesure de se défendre contre les puissances extérieures qui voudraient se l'annexer, doit lui-même se soumettre à une autorité oppressive ; que le pouvoir ainsi établi, pour se maintenir en place, doit attiser les conflits avec les pouvoirs rivaux ; et ainsi de suite, encore une fois. C'est ainsi que le plus funeste des cercles vicieux entraîne la société tout entière à la suite de ses maîtres dans une ronde insensée." (p.37-38)

    "On ne peut briser le cercle que de deux manières, ou en supprimant l'inégalité, ou en établissant un pouvoir stable, un pouvoir tel qu'il y ait équilibre entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Cette seconde solution est celle qu'ont recherchée tous ceux que l'on nomme partisans de l'ordre, ou du moins tous ceux d'entre eux qui n'ont été mus ni par la servilité ni par l'ambition ; ce fut sans doute le cas des écrivains latins qui louèrent « l'immense majesté de la paix romaine », de Dante, de l'école réactionnaire du début du XIXe siècle, de Balzac, et, aujourd'hui, des hommes de droite sincères et réfléchis. Mais cette stabilité du pouvoir, objectif de ceux qui se disent réalistes, apparaît comme une chimère, si l'on y regarde de près, au même titre que l'utopie anarchiste." (p.38)

    "Les hommes sont des êtres essentiellement actifs, et possèdent une faculté de se déterminer eux-mêmes qu'ils ne peuvent jamais abdiquer, même s'ils le désirent, sinon le jour où ils retombent par la mort à l'état de matière inerte." (p.39)

    "D'une manière générale, entre êtres humain, les rapports de domination et de soumission, n'étant jamais pleinement acceptables, constituent toujours un déséquilibre sans remède et qui s'aggrave perpétuellement lui-même ; il en est ainsi même dam le domaine de la vie privée, où l'amour, par exemple, détruit tout équilibre dans l'âme dès qu'il cherche à s'asservir son objet ou à s'y asservir. Mais là du moins rien d'extérieur ne s'oppose à ce que la raison revienne [...] mettre en ordre en établissant la liberté et l'égalité ; au lieu que les rapports sociaux, dans la mesure où les procédés mêmes du travail et du combat excluent l'égalité, semblent faire peser la folie sur les hommes comme une fatalité extérieure. Car du fait qu'il n'y a jamais pouvoir, mais seulement course au pouvoir, et que cette course est sans terme, sans limite, sans mesure, il n'y a pas non plus de limite ni de mesure aux efforts qu'elle exige ; ceux qui s'y livrent, contraints de faire toujours plus que leurs rivaux, qui s'efforcent de leur côté de faire plus qu'eux, doivent sacrifier non seulement l'existence des esclaves, mais la leur propre et celle des êtres les plus chers." (p.39)

    "La course au pouvoir asservit tout le monde, les puissants comme les faibles." (p.39)

    "Le véritable sujet de l'Iliade, c'est l'emprise de la guerre sur les guerriers, et, par leur intermédiaire, sur tous les humains ; nul ne sait pourquoi chacun se sacrifie, et sacrifie tous les siens, à une guerre meurtrière et sans objet, et c'est pourquoi, tout au long du poème, c'est aux dieux qu'est attribuée l'influence mystérieuse qui fait échec aux pourparlers de paix, rallume sans cesse les hostilités, ramène les combattants qu'un éclair de raison pousse à abandonner la lutte." (p.40)

    "Ce n'est pas parce qu'elle devient nuisible à la production que l'oppression peut prendre fin ; la « révolte des forces productrices », si naïvement invoquée par Trotsky comme un facteur de l'histoire, est une pure fiction. On se tromperait de même en supposant que l'oppression cesse d'être inéluctable dès que les forces productives sont assez développées pour pouvoir assurer à tous le bien-être et le loisir. Aristote admettait qu'il n'y aurait plus aucun obstacle à la suppression de l'esclavage si l'on pouvait faire assumer les travaux indispensables par des « esclaves mécaniques », et Marx, quand il a tenté d'anticiper sur l'avenir de l'espèce humaine, n'a fait que reprendre et développer cette conception. Elle serait juste si les homme étaient conduits par la considération du bien-être ; mais, depuis l'époque de l'Iliade jusqu'à nos jours, les exigences insensées de la lutte pour le pouvoir ôtent même le loisir de songer au bien-être. L'élévation du rendement de l'effort humain demeurera impuissante à alléger le poids de cet effort aussi longtemps que la structure sociale impliquera le renversement du rapport entre le moyen et la fin, autrement dit aussi longtemps que les procédés du travail et du combat donneront à quelques-uns un pouvoir discrétionnaire sur les masses ; car les fatigues et les privations devenues inutiles dans la lutte contre la nature se trouveront absorbées par la guerre menée entre les hommes pour la défense ou la conquête des privilèges. Dès lors que la société est divisée en hommes qui ordonnent et hommes qui exécutent, toute la vie sociale est commandée par la lutte pour le pouvoir, et la lutte pour la subsistance n'intervient guère que comme un facteur, à vrai dire indispensable, de la première. La vue marxiste selon laquelle l'existence sociale est déterminée par les rapports entre l'homme et la nature établis par la production reste bien la seule base solide pour toute étude historique ; seulement ces rapports doivent être considérés d'abord en fonction du problème du pouvoir, les moyens de subsistance constituant simplement une donnée de ce problème. Cet ordre semble absurde, mais il ne fait que refléter l'absurdité essentielle qui est au cœur même de la vie sociale. Une étude scientifique de l'histoire serait donc une étude des actions et des réactions qui se produisent perpétuellement entre l'organisation du pouvoir et les procédés de la production ; car si le pouvoir dépend des conditions matérielles de la vie, il ne cesse jamais de transformer ces conditions elles-mêmes." (p.42-43)

    "Les formes [sociales] nouvelles ne peuvent se développer que pour autant qu'elles sont compatibles avec l'ordre établi et qu'elles ne présentent, tout au moins en apparence, aucun danger pour les pouvoirs constitués ; sans quoi rien ne pourrait empêcher ces pouvoirs de les anéantir, aussi longtemps qu'ils sont les plus forts. Pour que les nouvelles formes sociales l'emportent sur les anciennes, il faut qu'au préalable ce développement continu les ait amenées à jouer effectivement un rôle plus important dans le fonctionnement de l'organisme social, autrement dit qu'elles aient suscité des forces supérieures à celles dont disposent les pouvoirs officiels. Ainsi il n'y a jamais véritablement rupture de continuité, non pas même quand la transformation du régime semble l'effet d'une lutte sanglante ; car la victoire ne fait alors que consacrer des forcés qui, dès avant la lutte, constituaient le facteur décisif de la vie collective, des formes sociales qui avaient commencé depuis longtemps à se substituer progressivement à celles sur lesquelles reposait le régime en décadence. C'est ainsi que, dans l'Empire romain, les barbares s'étaient mis à occuper les postes les plus importants, l'armée se disloquait peu à peu en bandes menées par des aventuriers et l'institution du colonat substituait progressivement le servage à l'esclavage, tout cela longtemps avant les grandes invasions. De même la bourgeoisie française n'a pas, il s'en faut, attendu 1789 pour l'emporter sur la noblesse." (p.49)

    "Les efforts du travailleur moderne lui sont imposés par une contrainte aussi brutale, aussi impitoyable et qui le, serre d'aussi près que la faim serre de près le chasseur primitif ; depuis ce chasseur primitif jusqu'à l'ouvrier de nos grandes fabriques, en passant par les travailleurs égyptiens menés à coups de fouet, par les esclaves antiques, par les serfs du moyen âge que menaçait constamment l'épée des seigneurs, les hommes n'ont jamais cessé d'être poussés au travail par une force extérieure et sous peine de mort presque immédiate. Et quant à l'enchaînement des mouvements du travail, il est souvent, lui aussi, imposé du dehors à nos ouvriers tout comme aux hommes primitifs, et aussi mystérieux aux premiers qu'aux seconds ; bien plus, dans ce domaine, la contrainte est en certains cas sans comparaison plus brutale aujourd'hui qu'elle n'a jamais été ; si livré que pût être un homme primitif à la routine et aux tâtonnements aveugles, il pouvait au moins tenter de réfléchir, de combiner et d'innover à ses risques et périls, liberté dont un travailleur à la chaîne est absolument privé." (p.51-52)

    "Pour que les efforts de plusieurs se combinent, il faut qu’ils soient tous dirigés par un seul et même esprit, comme l'exprime le célèbre vers de Faust : « Un esprit suffit pour mille bras. »

    Dans l'organisation égalitaire des peuplades primitives, rien ne permet de résoudre aucun de ces problèmes, ni celui de la privation, ni celui du stimulant de l'effort, ni celui de la coordination des travaux ; en revanche l'oppression sociale fournit une solution immédiate, en créant, pour dire la chose en gros, deux catégories d'hommes, ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Le chef coordonne sans peine les efforts des hommes qui sont subordonnés à ses ordres ; il n'a aucune tentation à vaincre pour les réduire au strict nécessaire ; et quant au stimulant de l'effort, une organisation oppressive est admirablement propre à faire galoper les hommes au-delà des limites de leurs forces, les uns étant fouettés par l'ambition, les autres, selon la parole d'Homère, « sous la pression d'une dure nécessité ».

    Les résultats sont souvent prodigieux lorsque la division des catégories sociales est assez profonde Pour que ceux qui décident les travaux ne soient jamais exposés à en ressentir ou même à en connaître ni les peines épuisantes, ni les douleurs, ni les dangers, cependant que ceux qui exécutent et souffrent n'ont pas le choix, étant perpétuellement sous le coup d'une menace de mort plus ou moins déguisée. C'est ainsi que l'homme n'échappe dans une certaine mesure aux caprices d'une nature aveugle qu'en se livrant aux caprices non moins aveugles de la lutte pour le pouvoir. Cela n'est jamais plus vrai que lorsque l'homme arrive, comme c'est le cas pour nous, à une technique assez avancée pour avoir la maîtrise des forces de la nature ; car, pour qu'il puisse en être ainsi, la coopération doit s'accomplir à une échelle tellement vaste que les dirigeants se trouvent avoir en main une masse d'affaires qui dépasse formidablement leur capacité de contrôle. L'humanité se trouve de ce fait le jouet des forces de la nature, sous la nouvelle forme que leur a donnée le progrès technique, autant qu'elle l'a jamais été dans les temps primitifs ; nous en avons fait, nous en faisons, nous en ferons l'amère expérience. Quant aux tentatives pour conserver la technique en secouant l'oppression, elles suscitent aussi-tôt une telle paresse et un tel désordre que ceux qui s'y sont livrés se trouvent le plus souvent contraints de remettre presque aussitôt la tête sous le joug ; l'expérience en a été faite sur une petite échelle dans les coopératives de production, sur une vaste échelle lors de la révolution russe. Il semblerait que l'homme naisse esclave, et que la servitude soit sa condition propre.
    " (p.54-55)

    "Et pourtant rien au monde ne peut empêcher l'homme de se sentir né pour la liberté. Jamais, quoi qu'il advienne, il ne peut accepter la servitude ; car il pense. Il n'a jamais cessé de rêver une liberté sans limites, soit comme un bonheur passé dont un châtiment l'aurait privé, soit comme un bonheur à venir qui lui serait dû par une sorte de pacte avec une providence mystérieuse. Le communisme imaginé par Marx est la forme la plus récente de ce rêve. Ce rêve est toujours demeuré vain, comme tous les rêves, ou, s'il a pu consoler, ce n'est que comme un opium ; il est temps de renoncer a rêver la liberté, et de se décider à la concevoir.

    C'est la liberté parfaite qu'il faut s'efforcer de se représenter clairement, non pas dans l'espoir d'y atteindre, mais dans l'espoir d'atteindre une liberté moins imparfaite que n'est notre condition actuelle ; car le meilleur n'est concevable que par le parfait. On ne peut se diriger que vers un idéal, L'idéal est tout aussi irréalisable que le rêve, mais, à la différence du rêve, il a rapport à la réalité ; il permet, à titre de limite, de ranger des situations ou réelles ou réalisables dans l'ordre de la moindre à la plus haute valeur. La liberté parfaite ne peut pas être conçue comme consistant simplement dans la disparition de cette nécessité dont nous subissons perpétuellement la pression ; tant que l'homme vivra, c'est-à-dire tant qu'il constituera un infime fragment de cet univers impitoyable, la pression de la nécessité ne se relâchera jamais un seul instant. Un état de choses où l'homme aurait autant de jouissances et aussi peu de fatigues qu'il lui plairait ne peut pas trouver place, sinon par fiction, dans le monde où nous vivons. La nature est, il est vrai, plus clémente ou plus sévère aux besoins humains, selon les climats et peut-être selon les époques ; mais attendre l'invention miraculeuse qui la rendrait clémente partout et une fois pour toutes, c'est à peu près aussi raisonnable que les espérances attachées autrefois à la date de l'an mille. Au reste, si l'on examine cette fiction de près, il n'apparaît même pas qu'elle vaille un regret. Il suffit de tenir compte de la faiblesse humain pour comprendre qu'une vie d'où la notion même du travail aurait à peu près disparu serait livrée aux passions et peut-être à la folie ; il n'y a pas de maîtrise de soi sans discipline, et il n'y a pas d'autre source de discipline pour l'homme que l'effort demandé par les obstacles extérieurs. Un peuple d'oisifs pourrait bien s'amuser à se donner des obstacles, s'exercer aux sciences, aux arts, aux jeux ; mais les efforts qui procèdent de la seule fantaisie ne constituent pas pour l'homme un moyen de dominer ses propres fantaisies. Ce sont les obstacles auxquels on se heurte et qu'il faut surmonter qui fournissent l'occasion de se vaincre soi-même. Même les activités en apparence les plus libres, science, art, sport, n'ont de valeur qu'autant qu'elles imitent l'exactitude, la rigueur, le scrupule propres aux travaux, et même les exagèrent. Sans le modèle que leur fournissent sans le savoir le laboureur, le forgeron, le marin qui travaillent comme il faut, pour employer cette expression d'une ambiguïté admirable, elles sombreraient dans le pur arbitraire. La seule liberté qu'on puisse attribuer à l'âge d'or, c'est celle dont jouiraient les petits enfants si les parents ne leur imposaient pas des règles ; elle n'est en réalité qu'une soumission inconditionnée au caprice. Le corps humain ne peut en aucun cas cesser de dépendre du puissant univers dans le quel il est pris ; quand même l'homme cesserait d'être soumis aux choses et aux autres hommes par les besoins et les dangers, il ne leur serait que plus complètement livré par les émotions qui le saisiraient continuellement aux entrailles et dont aucune activité régulière ne le défendrait plus. Si l'on devait entendre par liberté la simple absence de toute nécessité, ce mot serait vide de toute signification concrète ; mais il ne représenterait pas alors pour nous ce dont la privation ôte à la vie sa valeur.

    On peut entendre par liberté autre chose que la possibilité d'obtenir sans effort ce qui plaît. Il existe une conception bien différente de la liberté, une conception héroïque qui est celle de la sagesse commune. La liberté véritable ne se définit pas par un rapport entre le désir et la satisfaction, mais par un rapport entre la pensée et l'action ; serait tout à fait libre l'homme dont toutes les actions procéderaient d'un jugement préalable concernant la fin qu'il se propose et l'enchaînement des moyens propres à amener cette fin. Peu importe que les actions en elles-mêmes soient aisées ou douloureuses, et peu importe même qu'elles soient couronnées de succès ; la douleur et l'échec peuvent rendre l'homme malheureux, mais ne peuvent pas l'humilier aussi longtemps que c'est lui-même qui dispose de sa propre faculté d'agir. Et disposer de ses propres actions ne signifie nullement agir arbitrairement ; les actions arbitraires ne procèdent d'aucun jugement, et ne peuvent à proprement parler être appelées libres. Tout jugement porte sur une situation objective, et par suite sur un tissu de nécessités. L'homme vivant ne peut en aucun cas cesser d'être enserré de toutes parts par une nécessité absolument inflexible ; mais comme il pense, il a le choix entre céder aveuglément à l'aiguillon par lequel elle le pousse de l'extérieur, ou bien se conformer à la représentation intérieure qu'il s'en forge ; et c'est en quoi consiste l'opposition entre servitude et liberté. Les deux termes de cette opposition ne sont au reste que des limites idéales entre lesquelles se meut la vie humaine sans pouvoir jamais en atteindre aucune, sous peine de n'être plus la vie. Un homme serait complètement esclave si tous ses gestes procédaient d'une autre source que sa pensée, à savoir ou bien les réactions irraisonnées du corps, ou bien la pensée d'autrui ; l'homme primitif affamé dont tous les bonds sont provoqués par les spasmes qui tordent ses entrailles, l'esclave romain perpétuellement tendu vers les ordres d'un surveillant armé d'un fouet, l'ouvrier moderne qui travaille à la chaîne, approchent de cette condition misérable. Quant à la liberté complète, on peut en trouver un modèle abstrait dans un problème d'arithmétique ou de géométrie bien résolu ; car dans un problème tous les éléments de la solution sont donnés, et l'homme ne peut attendre de secours que de son propre jugement, seul capable d'établir entre ces éléments le rapport qui constitue par lui-même la solution cherchée. Les efforts et les victoires de la mathématique ne dépassent pas le cadre de la feuille de papier, royaume des signes et des dessins ; une vie entièrement libre serait celle où toutes les difficultés réelles se présenteraient comme des sortes de problèmes, où toutes les victoires seraient comme des solutions mises en action. Tous les éléments du succès seraient alors donnés, c'est-à-dire connus et maniables comme sont les signes du mathématicien ; pour obtenir le résultat voulu, à suffirait de mettre ces éléments en rapport grâce à la direction méthodique qu'imprimerait la pensée non plus à de simples traits de plume, niais à des mouvements effectifs et qui laisseraient leur marque dans le monde. Pour mieux dire, l'accomplissement de n'importe quel ouvrage consisterait en une combinaison d'efforts aussi consciente et aussi méthodique que peut l'être la combinaison de chiffres par laquelle s'opère la solution d'un problème lorsqu'elle procède de la réflexion. L'homme aurait alors constamment son propre sort en mains ; il forgerait à chaque moment les conditions de sa propre existence par un acte de la pensée. Le simple désir, il est vrai, ne le mènerait à rien ; il ne recevrait rien gratuitement ; et même les possibilités d'effort efficace seraient pour lui étroitement limitées. Mais le fait même de ne pouvoir rien obtenir sans avoir mis en action, pour le conquérir, toutes les puissances de la pensée et du corps, permettrait à l'homme de s'arracher sans retour à l'emprise aveugle des passions. Une vue claire du possible et de l'impossible, du facile et du difficile, des peines qui séparent le projet de l'accomplissement efface seule les désirs insatiables et les craintes vaines ; de là et non d'ailleurs procèdent la tempérance et le courage, vertus sans lesquelles la vie n'est qu'un honteux délire. Au reste toute espèce de vertu a sa source dans la rencontre qui heurte la pensée humaine à une matière sans indulgence et sans perfidie. On ne peut rien concevoir de plus grand pour l'homme qu'un sort qui le mette directement aux prises avec la nécessité nue, sans qu'il ait rien à attendre que de soi, et tel que sa vie soit une perpétuelle création de lui-même par lui-même. L'homme est un être borné à qui il n'est pas donné d'être, comme le Dieu des théologiens, l'auteur direct de sa propre existence ; mais l'homme posséderait l'équivalent humain de cette puissance divine si les conditions matérielles qui lui permettent d'exister étaient exclusivement l'œuvre de sa pensée dirigeant l'effort de ses muscles. Telle serait la liberté véritable
    ." (p.55-60)

    "Nous vivons dans un monde où l'homme ne doit attendre de miracles que de soi." (p.62)

    "Dans la mesure où le sort d'un homme dépend d'autres hommes, sa propre vie échappe non seulement à ses mains, mais aussi à son intelligence ; le jugement et la résolution n'ont plus rien à quoi s'appliquer ; au lieu de combiner et d'agir, il faut s'abaisser à supplier ou à menacer ; et l'âme tombe dans des gouffres sans fond de désir et de crainte, car il n'y a pas de limites aux satisfactions et aux souffrances qu'un homme peut recevoir des autres hommes. Cette dépendance avilissante n'est pas le fait des opprimés seuls, mais au même titre quoique de manières différentes, des opprimés et des puissants." (p.68)

    "Si l'on veut former, d'une manière purement théorique, la conception d'une société où la vie collective serait soumise aux hommes considérés en tant qu'individus au lieu de se les soumettre, il faut se représenter une forme de vie matérielle dans laquelle n'interviendraient que des efforts exclusivement dirigés par la pensée claire, ce qui impliquerait que chaque travailleur ait lui-même à contrôler, sans se référer à aucune règle extérieure, non seulement l'adaptation de ses efforts avec l'ouvrage à produire, mais encore leur coordination avec les efforts de tous les autres membres de la collectivité. La technique devrait être de nature à mettre perpétuellement à l'œuvre la réflexion méthodique ; l'analogie entre les techniques des différents travaux devrait être assez étroite et la culture technique assez étendue pour que chaque travailleur se fasse une idée nette de toutes les spécialités ; la coordination devrait s'établir d'une manière assez simple pour que chacun en ait perpétuellement une connaissance précise, en ce qui concerne la coopération des travailleurs aussi bien que les échanges des produits ; les collectivités ne seraient jamais assez étendues pour dépasser la portée d'un esprit humain ; la communauté des intérêts serait assez évidente pour effacer les rivalités ; et comme chaque individu serait en état de contrôler l'ensemble de la vie collective, celle-ci serait toujours conforme à la volonté générale. Les privilèges fondés sur l'échange des produits, les secrets de la production ou la coordination des travaux se trouveraient automatiquement abolis. La fonction de coordonner n'impliquerait plus aucune puissance, puisqu'un contrôle continuel exercé par chacun rendrait toute décision arbitraire impossible. D'une manière générale la dépendance des hommes les uns vis-à-vis des autres n'impliquerait plus que leur sort se trouve livré à l'arbitraire, et elle cesserait d'introduire dans la vie humaine quoi que ce soit de mystérieux, puisque chacun serait en état de contrôler l'activité de tous les autres en faisant appel à sa seule raison." (p.71)

    "Si rien n'est plus odieux que l'humiliation et l'avilissement de l'homme par l'homme, rien n'est si beau ni si doux que l'amitié." (p.72)

    "La société la moins mauvaise est celle où le commun des hommes se trouve le plus souvent dans l'obligation de penser en agissant, a les plus grandes possibilités de contrôle sur l'ensemble de la vie collective et possède le plus d'indépendance." (p.75)

    "Ce n'est pas par son rapport avec ce qu'il produit que le travail manuel doit devenir la valeur la plus haute, mais par son rapport avec l'homme qui l'exécute ; il ne doit pas être l'objet d'honneurs ou de récompenses, mais constituer pour chaque être humain ce dont il a besoin le plus essentiellement pour que sa vie prenne par elle-même un sens et une valeur à ses propres yeux. Même de nos jours, les activités qu'on nomme désintéressées, sport ou même art ou même pensée, n'arrivent peut-être pas à donner l'équivalent de ce que l'on éprouve à se mettre directement aux prises avec le monde par un travail non machinal. Rimbaud se plaignait que « nous ne sommes pas au monde » et que « la vraie vie est absente » ; en ces moments de joie et de plénitude incomparables on sait par éclairs que la vraie vie est là, on éprouve par tout son être que le monde existe et que l'on est au monde. Même la fatigue physique n'arrive pas à diminuer la puissance de ce sentiment, mais plutôt, tant qu'elle n'est pas excessive, elle l'augmente." (p.76)

    "Naguère la culture était considérée par beaucoup comme une fin en soi, et de nos jours ceux qui y voient plus qu'une simple distraction y cherchent d'ordinaire un moyen de s'évader de la vie réelle. Sa valeur véritable consisterait au contraire à préparer à la vie réelle, à armer l'homme pour qu'il puisse entretenir, avec cet univers qui est son partage et avec ses frères dont la condition est identique à la sienne, des rapports dignes de la grandeur humaine. La science est aujourd'hui regardée par les uns comme un simple catalogue de recettes techniques, par les autres comme un ensemble de pures spéculations de l'esprit qui se suffisent à elles-mêmes ; les premiers font trop peu de cas de l'esprit et les seconds du monde. La pensée est bien la suprême dignité de l'homme ; mais elle s'exerce à vide, et par suite ne s'exerce qu'en apparence, lorsqu'elle ne saisit pas son objet, lequel ne peut être que l'univers. Or ce qui procure aux spéculations abstraites des savants ce rapport avec l'univers qui seul leur donne une valeur concrète, c'est le fait qu'elles sont directement ou indirectement applicables." (p.77)

    "Décrire même sommairement un état de choses qui serait meilleur que ce qui est, c'est toujours bâtir une utopie ; pourtant rien n'est plus nécessaire à la vie que des descriptions semblables, pourvu qu'elles soient toujours dictées par la raison. Toute la pensée moderne depuis la Renaissance est d'ailleurs imprégnée d'aspirations plus ou moins vagues vers cette civilisation utopique." (p.78)

    "La notion du travail considéré comme une valeur humaine est sans doute l'unique conquête spirituelle qu'ait faite la pensée humaine depuis le miracle grec ; c'était peut-être là la seule lacune à l'idéal de vie humaine que la Grèce a élaboré et qu'elle a laissé après elle comme un héritage impérissable. Bacon est le premier qui ait fait apparaître cette notion. À l'antique et désespérante malédiction de la Genèse, qui faisait apparaître le monde comme un bagne et le travail comme la marque de l'esclavage et de l'abjection des hommes, il a substitué dans un éclair de génie la véritable charte des rapports de l'homme avec le monde : « L'homme commande à la nature en lui obéissant. » Cette formule si simple devrait constituer à elle seule la Bible de notre époque. Elle suffit pour définir le travail véritable, celui qui fait les hommes libres, et cela dans la mesure même où il est un acte de soumission consciente à la nécessité." (p.79)

    "Il semble que la lutte économique ait cessé d'être une rivalité pour devenir une sorte de guerre. Il s'agit non plus tant de bien organiser le travail que d'arracher la plus grande part possible de capital disponible épars dans la société en écoulant des actions, et d'arracher ensuite la plus grande quantité possible de l'argent dispersé de toutes parts en écoulant des produits ; tout se joue dans le domaine de l'opinion et presque de la fiction, à coups de spéculation et de publicité. Le crédit étant à la clef de tout succès économique, l'épargne est remplacée par les dépenses les plus folles., Le terme de propriété est devenu presque vide de sens ; il ne s'agit plus pour l'ambitieux de faire prospérer une affaire dont il serait le propriétaire, mais de faire passer sous son contrôle le plus large secteur possible de l'activité économique. En un mot, pour caractériser d'une manière d'ailleurs vague et sommaire cette transformation d'une obscurité presque impénétrable, il s'agit à présent dans la lutte pour la puissance économique bien moins de construire que de conquérir ; et comme la conquête est destructrice, le système capitaliste, demeuré pourtant en apparence à peu près le même qu'il y a cinquante ans, s'oriente tout entier vers la destruction. Les moyens de la lutte économique, publicité, luxe, corruption, investissements formidables reposant presque entièrement sur le crédit, écoulement de produits inutiles par des procédés presque violents, spéculations destinées à ruiner les entreprises rivales, tendent tous à saper les bases de notre vie économique bien plutôt qu'à les élargir. Mais tout cela est peu de chose auprès de deux phénomènes connexes qui commencent à apparaître clairement et à faire peser sur la vie de chacun une menace tragique ; à savoir d'une part le fait que l'État tend de plus en plus, et avec une extraordinaire rapidité, à devenir le centre de la vie économique et sociale, et d'autre part la subordination de l'économique au militaire." (p.88)

    "Il apparaît assez clairement que l'humanité contemporaine tend un peu partout à une forme totalitaire d'organisation sociale, pour employer le terme que les nationaux-socialistes ont [mis] à la mode, c'est-à-dire à un régime où le pouvoir d'État déciderait souverainement dans tous les domaines, même et surtout dans le domaine de la pensée. La Russie offre un exemple presque parfait d'un ml régime, pour le plus grand malheur du peuple russe." (p.89)

    "Quand le chaos et la destruction auront atteint la limite à partir de laquelle le fonctionnement même de l'organisation économique et sociale sera devenu matériellement impossible, notre civilisation périra ; et l'humanité, revenue à un niveau de vie plus ou moins primitif et à une vie sociale dispersée en des collectivités beaucoup plus petites, repartira sur une voie nouvelle qu'il nous est absolument impossible de prévoir.
    Se figurer que l'on peut aiguiller l'histoire dans une direction différente en transformant le régime à coups de réformes ou de révolutions, espérer le salut d'une action défensive ou offensive contre la tyrannie et le militarisme, c'est rêver tout éveillé
    ." (p.90)
    -Simone Weil, Réflexion sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, 1934.

    http://www.freepdf.info/index.php?post/Weil-Simone-Ecrits-historiques-et-politiques
    http://www.freepdf.info/index.php?post/Weil-Simone-L-enracinement


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    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

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    Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale + Écrits historiques et politiques + L'enracinement Empty Re: Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale + Écrits historiques et politiques + L'enracinement

    Message par Johnathan R. Razorback Mer 18 Sep - 15:32

    "La notion d'obligation prime celle de droit, qui lui est subordonnée et relative. […] Un homme, considéré en lui-même, a seulement des devoirs, parmi lesquels se trouvent certains devoirs envers lui-même. Les autres, considérés de son point de vue, ont seulement des droits. Il a des droits à son tour quand il est considéré du point de vue des autres, qui se reconnaissent des obligations envers lui. Un homme qui serait seul dans l'univers n'aurait aucun droit, mais il aurait des obligations." (p.6)

    "Des obligations identiques lient tous les êtres humains, bien qu'elles correspondent à des actes différents selon les situations. Aucun être humain, quel qu'il soit, en aucune circonstance, ne peut s'y soustraire sans crime ; excepté dans les cas où, deux obligations réelles étant en fait incompatibles, un homme est contraint d'abandonner l'une d'elles.

    L'imperfection d'un ordre social se mesure à la quantité de situations de ce genre qu'il enferme.

    Mais même en ce cas il y a crime si l'obligation abandonnée n'est pas seulement abandonnée en fait, mais est de plus niée.

    L'objet de l'obligation, dans le domaine des choses humaines, est toujours l'être humain comme tel. Il y obligation envers tout être humain, du seul fait qu'il est un être humain, sans qu'aucune autre condition ait à intervenir, et quand même lui n'en reconnaîtrait aucune.

    Cette obligation ne repose sur aucune situation de fait, ni sur les jurisprudences, ni sur les coutumes, ni sur la structure sociale, ni sur les rapports de force, ni sur l'héritage du passé, ni sur l'orientation supposée de l'histoire. Car aucune situation de fait ne peut susciter une obligation
    ." (p.7)

    "Cette obligation ne repose sur aucune convention. Car toutes les conventions sont modifiables selon la volonté des contractants, au lieu qu'en elle aucun changement dans la volonté des hommes ne peut modifier quoi que ce soit.

    Cette obligation est éternelle. Elle répond à la destinée éternelle de l'être humain. Seul l'être humain a une destinée éternelle. Les collectivités humaines n'en ont pas. Aussi n'y a-t-il pas à leur égard d'obligations directes qui soient éternelles. Seul est éternel le devoir envers l'être humain comme tel. Cette obligation est inconditionnée. Si elle est fondée sur quelque chose, ce quelque chose n'appartient pas à notre monde. Dans notre monde, elle n'est fondée sur rien. C'est l'unique obligation relative aux choses humaines qui ne soit soumise à aucune condition.

    Cette obligation a non pas un fondement, mais une vérification dans l'accord de la conscience universelle. Elle est exprimée par certains des plus anciens textes écrits qui nous aient été conservés. Elle est reconnue par tous dans tous les cas particuliers où elle n'est pas combattue par les intérêts ou les passions. C'est relativement à elle qu'on mesure le progrès.

    La reconnaissance de cette obligation est exprimée d'une manière confuse et imparfaite, mais plus ou moins imparfaite selon les cas, par ce qu'on nomme les droits positifs. Dans la mesure où les droits positifs sont en contradiction avec elle, dans cette mesure exacte ils sont frappés d'illégitimité.

    Quoique cette obligation éternelle réponde à la destinée éternelle de l'être humain, elle n'a pas cette destinée pour objet direct. La destinée éternelle d'un être humain ne peut être l'objet d'aucune obligation, parce qu'elle n'est pas subordonnée à des actions extérieures.

    Le fait qu'un être humain possède une destinée éternelle n'impose qu'une seule obligation ; c'est le respect. L'obligation n'est accomplie que si le respect est effectivement exprimé, d'une manière réelle et non fictive ; il ne peut l'être que par l'intermédiaire des besoins terrestres de l'homme.

    La conscience humaine n'a jamais varié sur ce point. Il y a des milliers d'années, les Égyptiens pensaient qu'une âme ne peut pas être justifiée après la mort si elle ne peut pas dire : « Je n'ai laissé personne souffrir de la faim. » Tous les chrétiens se savent exposés à entendre un jour le Christ lui-même leur dire : « J'ai eu faim et tu ne m’as pas donné à manger. » Tout le monde se représente le progrès comme étant d'abord le passage à un état de la société humaine où les gens ne souffriront pas de la faim. Si on pose la question en termes généraux à n'importe qui, personne ne pense qu'un homme soit innocent si, ayant de la nourriture en abondance et trouvant sur le pas de sa porte quelqu'un aux trois quarts mort de faim, il passe sans rien lui donner.
    " (p.8 )

    "Par conséquent, la liste des obligations envers l'être humain doit correspondre à la liste de ceux des besoins humains qui sont vitaux, analogues à la faim.

    Parmi ces besoins, certains sont physiques, comme la faim elle-même. Ils sont assez faciles à énumérer. Ils concernent la protection contre la violence, le logement, les vêtements, la chaleur, l'hygiène, les soins en cas de maladie.

    D'autres, parmi ces besoins, n'ont pas rapport avec la vie physique, mais avec la vie morale. Comme les premiers cependant ils sont terrestres, et n'ont pas de relation directe qui soit accessible à notre intelligence avec la destinée éternelle de l'homme. Ce sont, comme les besoins physiques, des nécessités de la vie d'ici-bas. C'est-à-dire que s'ils ne sont pas satisfaits, l'homme tombe peu à peu dans un état plus ou moins analogue à la mort, plus ou moins proche d'une vie purement végétative. Ils sont beaucoup plus difficiles à reconnaître et à énumérer que les besoins du corps. Mais tout le monde reconnaît qu'ils existent. Toutes les cruautés qu'un conquérant peut exercer sur des populations soumises, massacres, mutilations, famine organisée, mise en esclavage ou déportations massives, sont généralement considérées comme des mesures de même espèce, quoique la liberté ou le pays natal
    ne soient pas des nécessités physiques. Tout le monde a conscience qu'il y a des cruautés qui portent atteinte à la vie de l'homme sans porter atteinte à son corps. Ce sont celles qui privent l'homme d'une certaine nourriture nécessaire à la vie de l'âme.

    Les obligations, inconditionnées ou relatives, éternelles ou changeantes, directes ou indirectes à l'égard des choses humaines dérivent toutes, sans exception, des besoins vitaux de l'être humain. Celles qui ne concernent pas directement tel, tel et tel être humain déterminé ont toutes pour objet des choses qui ont par rapport aux hommes un rôle analogue à la nourriture.

    On doit le respect à un champ de blé, non pas pour lui-même, mais parce que c'est de la nourriture pour les hommes.

    D'une manière analogue, on doit du respect à une collectivité, quelle qu'elle soit – patrie, famille, ou toute autre –, non pas pour elle-même, mais comme nourriture d'un certain nombre d'âmes humaines.

    Cette obligation impose en fait des attitudes, des actes différents selon les différentes situations. Mais considérée en elle-même, elle est absolument identique pour tous
    ." (p.9)

    "La nourriture qu'une collectivité fournit à l'âme de ceux qui en sont membres n'a pas d'équivalent dans l'univers entier.

    Puis, de par sa durée, la collectivité pénètre déjà dans l'avenir. Elle contient de la nourriture, non seulement pour les âmes des vivants, mais aussi pour celles d'êtres non encore nés qui viendront au monde au cours des siècles prochains.

    Enfin, de par la même durée, la collectivité a ses racines dans le passé. Elle constitue l'unique organe de conservation pour les trésors spirituels amassés par les morts, l'unique organe de transmission par l'intermédiaire duquel les morts puissent parler aux vivants. Et l'unique chose terrestre qui ait un lien direct avec la destinée éternelle de l'homme, c'est le rayonnement de ceux qui ont su prendre une conscience complète de cette destinée, transmis de génération en génération.

    À cause de tout cela, il peut arriver que l'obligation à l'égard d'une collectivité en péril aille jusqu'au sacrifice total. Mais, il ne s'ensuit pas que la collectivité soit au-dessus de l'être humain. Il arrive aussi que l'obligation de secourir un être humain en détresse doive aller jusqu'au sacrifice total, sans que cela implique aucune supériorité du côté de celui qui est secouru.

    Un paysan, dans certaines circonstances, peut devoir s'exposer, pour cultiver son champ, à l'épuisement, à la maladie ou même à la mort. Mais il a toujours présent à l'esprit qu'il s'agit uniquement de pain.

    D'une manière analogue, même au moment du sacrifice total, il n'est jamais dû à aucune collectivité autre chose qu'un respect analogue à celui qui est dû à la nourriture.

    Il arrive très souvent que le rôle soit renversé. Certaines collectivités, au lieu de servir de nourriture, tout au contraire mangent les âmes. Il y a en ce cas maladie sociale, et la première obligation est de tenter un traitement ; dans certaines circonstances il peut être nécessaire de s'inspirer des méthodes chirurgicales.

    Sur ce point aussi, l'obligation est identique pour ceux qui sont à l'intérieur de la collectivité et pour ceux qui sont au-dehors.

    Il arrive aussi qu'une collectivité fournisse aux âmes de ceux qui en sont membres une nourriture insuffisante. En ce cas il faut l'améliorer
    ." (p.10)

    "Le premier besoin de l'âme, celui qui est le plus proche de sa destinée éternelle, c'est l'ordre, c'est-à-dire un tissu de relations sociales tel que nul ne soit contraint de violer des obligations rigoureuses pour exécuter d'autres obligations. L'âme ne souffre une violence spirituelle de la part des circonstances extérieures que dans ce cas. Car celui qui est seulement arrêté dans l'exécution d'une obligation par la menace de la mort ou de la souffrance peut passer outre, et ne sera blessé que dans son corps. Mais celui pour qui les circonstances rendent en fait incompatibles les actes ordonnés par plusieurs obligations strictes, celui-là, sans qu'il puisse s'en défendre, est blessé dans son amour du bien." (p.11)

    "On n'a même pas la certitude que l'idée d'un ordre où toutes les obligations seraient compatibles ne soit pas une fiction. Quand le devoir descend au niveau des faits, un si grand nombre de relations indépendantes entrent en jeu que l'incompatibilité semble bien plus probable que la compatibilité.

    Mais nous avons tous les jours sous les yeux l'exemple de l'univers, où une infinité d'actions mécaniques indépendantes concourent pour constituer un ordre qui, à travers les variations, reste fixe. Aussi aimons-nous la beauté du monde, parce que nous sentons derrière elle la présence de quelque chose d'analogue à la sagesse que nous voudrions posséder pour assouvir notre désir du bien.

    À un degré moindre, les œuvres d'art vraiment belles offrent l'exemple d'ensembles où des facteurs indépendants concourent, d'une manière impossible à comprendre, pour constituer une beauté unique.

    Enfin le sentiment des diverses obligations procède toujours d'un désir du bien qui est unique, fixe, identique à lui-même, pour tout homme, du berceau à la tombe. Ce désir perpétuellement agissant au fond de nous empêche que nous puissions jamais nous résigner aux situations où les obligations sont incompatibles. Ou nous avons recours au mensonge pour oublier qu'elles existent, ou nous nous débattons aveuglément pour en sortir.

    La contemplation des œuvres d'art authentiques, et bien davantage encore celle de la beauté du monde, et bien davantage encore celle du bien inconnu auquel nous aspirons peut nous soutenir dans l'effort de penser continuellement à l'ordre humain qui doit être notre premier objet
    ." (p.12)

    "Le premier caractère qui distingue les besoins des désirs, des fantaisies ou des vices, et les nourritures des gourmandises ou des poisons, c'est que les besoins sont limités, ainsi que les nourritures qui leur correspondent. Un avare n'a jamais assez d'or, mais pour tout homme, si on lui donne du pain à discrétion, il viendra un moment où il en aura assez. La nourriture apporte le rassasiement. Il en est de même des nourritures de l'âme.

    Le second caractère, lié au premier, c'est que les besoins s'ordonnent par couples de contraires, et doivent se combiner en un équilibre. L'homme a besoin de nourriture, mais aussi d'un intervalle entre les repas ; il a besoin de chaleur et de fraîcheur, de repos et d'exercice. De même pour les besoins de l'âme
    ." (p.13)

    "Une nourriture indispensable à l'âme humaine est la liberté. La liberté, au sens concret du mot, consiste dans une possibilité de choix." (p.13)

    "Quand les possibilités de choix sont larges au point de nuire à l'utilité commune, les hommes n'ont pas la jouissance de la liberté. Car il leur faut, soit avoir recours au refuge de l'irresponsabilité, de la puérilité, de l'indifférence, refuge où ils ne peuvent trouver que l'ennui, soit se sentir accablés de responsabilité en toute circonstance par la crainte de nuire à autrui. En pareil cas les hommes, croyant à tort qu'ils possèdent la liberté et sentant qu'ils n'en jouissent pas, en arrivent à penser que la liberté n'est pas un bien." (p.14)

    "Il est nécessaire qu'il soit généralement reconnu, et avant tout par les chefs, que le consentement et non pas la crainte du châtiment ou l'appât de la récompense constitue en fait le ressort principal de l'obéissance, de manière que la soumission ne soit jamais suspecte de servilité. Il faut qu'il soit connu aussi que ceux qui commandent obéissent de leur côté ; et il faut que toute la hiérarchie soit orientée vers un but dont la valeur et même la grandeur soit
    sentie par tous, du plus haut au plus bas.

    L'obéissance étant une nourriture nécessaire à l'âme, quiconque en est définitivement privé est malade. Ainsi toute collectivité régie par un chef souverain qui n'est comptable à personne se trouve entre les mains d'un malade.

    C'est pourquoi, là où un homme est placé pour la vie à la tête de l'organisation sociale, il faut qu'il soit un symbole et non un chef, comme c'est le cas pour le roi d'Angleterre ; il faut aussi que les convenances limitent sa liberté plus étroitement que celle d'aucun homme du peuple. De cette manière, les chefs effectifs, quoique chefs, ont quelqu'un au-dessus d'eux ; d'autre part ils peuvent, sans que la continuité soit rompue, se remplacer, et par suite recevoir chacun sa part indispensable d'obéissance
    ." (p.15)

    "Mille signes montrent que les hommes de notre époque étaient depuis longtemps affamés d'obéissance. Mais on en a profité pour leur donner l'esclavage." (p.16)

    "L'initiative et la responsabilité, le sentiment d'être utile et même indispensable, sont des besoins vitaux de l'âme humaine.

    La privation complète à cet égard est le cas du chômeur, même s'il est secouru de manière à pouvoir manger, s'habiller et se loger. Il n'est rien dans la vie économique, et le bulletin de vote qui constitue sa part dans la vie politique n'a pas de sens pour lui. […]

    La satisfaction de ce besoin exige qu'un homme ait à prendre souvent des décisions dans des problèmes, grands ou petits, affectant des intérêts étrangers aux siens propres, mais envers lesquels il se sent engagé. Il faut aussi qu'il ait à fournir continuellement des efforts. Il faut enfin qu'il puisse s'approprier par la pensée l'œuvre tout entière de la collectivité dont il est membre, y compris les domaines où il n'a jamais ni décision à prendre ni avis à donner. Pour cela, il faut qu'on la lui fasse connaître, qu'on lui demande d'y porter intérêt, qu'on lui en rende sensible la valeur, l'utilité, et s'il y a lieu la grandeur, et qu'on lui fasse clairement saisir la part qu'il y prend.

    Toute collectivité, de quelque espèce qu'elle soit, qui ne fournit pas ces satisfactions à ses membres, est tarée et doit être transformée.

    Chez toute personnalité un peu forte, le besoin d'initiative va jusqu'au besoin de commandement. Une vie locale et régionale intense, une multitude d'œuvres éducatives et de mouvements de jeunesse, doivent donner à quiconque n'en est pas incapable, l'occasion de commander pendant certaines périodes de sa vie
    ." (p.16)

    "L'égalité est un besoin vital de l'âme humaine. Elle consiste dans la reconnaissance publique, générale, effective, exprimée réellement par les institutions et les mœurs, que la même quantité de respect et d'égards est due à tout être humain, parce que le respect est dû à l'être humain comme tel et n'a pas de degrés.

    Par suite, les différences inévitables parmi les hommes ne doivent jamais porter la signification d'une différence dans le degré de respect. Pour qu'elles ne soient pas ressenties comme ayant cette signification, il faut un certain équilibre entre l'égalité et l'inégalité.

    Une certaine combinaison de l'égalité et de l'inégalité est constituée par l'égalité des possibilités. Si n'importe qui peut arriver au rang social correspondant à la fonction qu'il est capable de remplir, et si l'éducation est assez répandue pour que nul ne soit privé d'aucune capacité du seul fait de sa naissance, l'espérance est la même pour tous les enfants. Ainsi chaque homme est égal en espérance à chaque autre, pour son propre compte quand il est jeune, pour le compte de ses enfants plus tard.

    Mais cette combinaison, quand elle joue seule et non pas comme un facteur parmi d'autres, ne constitue pas un équilibre et enferme de grands dangers.
    D'abord, pour un homme qui est dans une situation inférieure et qui en souffre, savoir que sa situation est causée par son incapacité, et savoir que tout le monde le sait, n'est pas une consolation, mais un redoublement d'amertume ; selon les caractères, certains peuvent en être accablés, certains autres menés au crime.

    Puis il se crée ainsi inévitablement dans la vie sociale comme une pompe aspirante vers le haut. Il en résulte une maladie sociale si un mouvement descendant ne vient pas faire équilibre au mouvement ascendant. Dans la mesure où il est réellement possible qu'un enfant, fils de valet de ferme, soit un jour ministre, dans cette mesure il doit être réellement possible qu'un enfant, fils de ministre, soit un jour valet de ferme. Le degré de cette seconde possibilité ne peut être considérable sans un degré très dangereux de contrainte sociale.

    Cette espèce d'égalité, si elle joue seule et sans limites, donne à la vie sociale un degré de fluidité qui la décompose.

    Il y a des méthodes moins grossières pour combiner l'égalité et la différence. La première est la proportion. La proportion se définit comme la combinaison de l'égalité et de l'inégalité, et partout dans l'univers elle est l'unique facteur de l'équilibre. Appliquée à l'équilibre social, elle imposerait à chaque homme des charges correspondantes à la puissance, au bien-être qu'il possède, et des risques correspondants en cas d'incapacité ou de faute. Par exemple, il faudrait qu'un patron incapable ou coupable d'une faute envers ses ouvriers ait beaucoup plus à souffrir, dans son âme et dans sa chair, qu'un manœuvre incapable, ou coupable d'une faute envers son patron. De plus, il faudrait que tous les manœuvres sachent qu'il en est ainsi. Cela implique, d'une part, une certaine organisation des risques, d'autre part, en droit pénal, une conception du châtiment où le rang social, comme circonstance aggravante, joue toujours dans une large mesure pour la détermination de la peine. À plus forte raison l'exercice des hautes fonctions publiques doit comporter de graves
    risques personnels.

    Une autre manière de rendre l'égalité compatible avec la différence est d'ôter autant qu'on peut aux différences tout caractère quantitatif. Là où il y a seulement différence de nature, non de degré, il n'y a aucune inégalité.

    En faisant de l'argent le mobile unique ou presque de tous les actes, la mesure unique ou presque de toutes choses, on a mis le poison de l'inégalité partout. Il est vrai que cette inégalité est mobile ; elle n'est pas attachée aux personnes, car l'argent se gagne et se perd ; elle n'en est pas moins réelle.
    Il y a deux espèces d'inégalités, auxquelles correspondent deux stimulants différents. L'inégalité à peu près stable, comme celle de l'ancienne France, suscite l'idolâtrie des supérieurs – non sans un mélange de haine refoulée – et la soumission à leurs ordres. L'inégalité mobile, fluide, suscite le désir de s'élever. Elle n'est pas plus proche de l'égalité que l'inégalité stable, et elle est tout aussi malsaine. La Révolution de 1789, en mettant en avant l'égalité, n'a fait en réalité que consacrer la substitution d'une forme d'inégalité à l'autre.

    Plus il y a égalité dans une société, moindre est l'action des deux stimulants liés aux deux formes d'inégalité, et par suite il en faut d'autres.

    L'égalité est d'autant plus grande que les différentes conditions humaines sont regardées comme étant, non pas plus ou moins l'une que l'autre, mais simplement autres. Que la profession de mineur et celle de ministre soient simplement deux vocations différentes, comme celles de poète et de mathématicien. Que les duretés matérielles attachées à la condition de mineur soient comptées à l'honneur de ceux qui les souffrent.

    En temps de guerre, si une armée a l'esprit qui convient, un soldat est heureux et fier d'être sous le feu et non au quartier général ; un général est heureux et fier que le sort de la bataille repose sur sa pensée ; et en même temps le soldat admire le général et le général admire le soldat. Un tel équilibre constitue une égalité. Il y aurait égalité dans les conditions sociales s'il s'y trouvait cet équilibre.

    Cela implique pour chaque condition des marques de considération qui lui soient propres, et qui ne soient pas des mensonges
    ." (pp.17-19)

    "La hiérarchie est un besoin vital de l'âme humaine. Elle est constituée par une certaine vénération, un certain dévouement à l'égard des supérieurs, considérés non pas dans leurs personnes ni dans le pouvoir qu'ils exercent, mais comme des symboles. Ce dont ils sont les symboles, c'est ce domaine qui se trouve au-dessus de tout homme et dont l'expression en ce monde est constituée par les obligations de chaque homme envers ses semblables. Une véritable hiérarchie suppose que les supérieurs aient conscience de cette fonction de symbole et sachent qu'elle est l'unique objet légitime du dévouement de leurs subordonnés." (p.19)

    "L'honneur est un besoin vital de l'âme humaine. Le respect dû à chaque être humain comme tel, même s'il est effectivement accordé, ne suffit pas à satisfaire ce besoin ; car il est identique pour tous et immuable ; au lieu que l'honneur a rapport à un être humain considéré, non pas simplement comme tel, mais dans son entourage social. Ce besoin est pleinement satisfait, si chacune des collectivités dont un être humain est membre lui offre une part à une tradition de grandeur enfermée dans son passé et publiquement reconnue au-dehors.

    Par exemple, pour que le besoin d'honneur soit satisfait dans la vie professionnelle, il faut qu'à chaque profession corresponde quelque collectivité réellement capable de conserver vivant le souvenir des trésors de grandeur, d'héroïsme, de probité, de générosité, de génie, dépensés dans l'exercice de la profession.
    " (p.20)

    "Le degré extrême de la privation d'honneur est la privation totale de considération infligée à des catégories d'êtres humains. Tels sont en France, avec des modalités diverses, les prostituées, les repris de justice, les policiers, le sous-prolétariat d'immigrés et d'indigènes coloniaux... De. telles catégories ne doivent pas exister.

    Le crime seul doit placer l'être qui l'a commis hors de la considération sociale, et le châtiment doit l'y réintégrer.
    " (p.21)

    "De même que la seule manière de témoigner du respect à celui qui souffre de la faim est de lui donner à manger, de même le seul moyen de témoigner du respect à celui qui s'est mis hors la loi est de le réintégrer dans la loi en le soumettant au châtiment qu'elle prescrit.

    Le besoin de châtiment n'est pas satisfait là où, comme c'est généralement le cas, le code pénal est seulement un procédé de contrainte par la terreur.

    La satisfaction de ce besoin exige d'abord que tout ce qui touche au droit pénal ait un caractère solennel et sacré ; que la majesté de la loi se communique au tribunal, à la police, à l'accusé, au condamné, et cela même dans les affaires peu importantes, si seulement elles peuvent entraîner la privation de la liberté. Il faut que le châtiment soit un honneur, que non seulement il efface la honte du crime, mais qu'il soit regardé comme une éducation supplémentaire qui oblige à un plus grand degré de dévouement au bien public.
    " (p.21)

    "Comme le musicien éveille le sentiment du beau par les sons, de même le système pénal doit savoir éveiller le sentiment de la justice chez le criminel par la douleur, ou même, le cas échéant, par la mort. Comme on dit de l'apprenti qui s'est blessé que le métier lui entre dans le corps, de même le châtiment est une méthode pour faire entrer la justice dans l'âme du criminel par la souffrance de la chair." (p.22)

    "La liberté d'opinion et la liberté d'association sont généralement mentionnées ensemble. C'est une erreur. Sauf le cas des groupements naturels, l'association n'est pas un besoin, mais un expédient de la vie pratique.

    Au contraire, la liberté d'expression totale, illimitée, pour toute opinion quelle qu'elle soit, sans aucune restriction ni réserve, est un besoin absolu pour l'intelligence
    ." (p.22)

    "Il serait désirable de constituer, dans le domaine de la publication, une réserve de liberté absolue, mais de manière qu'il soit entendu que les ouvrages qui s'y trouvent publiés n'engagent à aucun degré les auteurs et ne contiennent aucun conseil pour les lecteurs. Là pourraient se trouver étalés dans toute leur force tous les arguments en faveur des causes mauvaises. Il est bon et salutaire qu'ils soient étalés. N'importe qui pourrait y faire l'éloge de ce qu'il réprouve le plus. Il serait de notoriété publique que de tels ouvrages auraient pour objet, non pas de définir la position des auteurs en face des problèmes de la vie, mais de contribuer, par des recherches préliminaires, à l'énumération complète et correcte des données relatives à chaque problème. La loi empêcherait que leur publication implique pour l'auteur aucun risque d'aucune espèce.

    Au contraire, les publications destinées à influer sur ce qu'on nomme l'opinion, c'est-à-dire en fait sur la conduite de la vie, constituent des actes et doivent être soumises aux mêmes restrictions que tous les actes. Autrement dit, elles ne doivent porter aucun préjudice illégitime à aucun être humain, et surtout elles ne doivent jamais contenir aucune négation, explicite ou implicite, des obligations éternelles envers l'être humain, une fois que ces obligations ont été solennellement reconnues par la loi.

    La distinction des deux domaines, celui qui est hors de l'action et celui qui en fait partie, est impossible à formuler sur le papier en langage juridique. Mais cela n'empêche pas qu'elle soit parfaitement claire. La séparation de ces domaines est facile à établir en fait, si seulement la volonté d'y parvenir est assez forte.
    " (p.23)

    "Le besoin même de liberté, si essentiel à l'intelligence, exige une protection contre la suggestion, la propagande, l'influence par obsession. Ce sont là des modes de contrainte, une contrainte particulière, que n'accompagnent pas la peur ou la douleur physique, mais qui n'en est pas moins une violence. La technique moderne lui fournit des instruments extrêmement efficaces. Cette contrainte, par sa nature, est collective, et les âmes humaines en sont victimes.

    L'État, bien entendu, se rend criminel s'il en use lui-même, sauf le cas d'une nécessité criante de salut public. Mais il doit de plus en empêcher l'usage. La publicité, par exemple, doit être rigoureusement limitée par la loi ; la masse doit en être très considérablement réduite ; il doit lui être strictement interdit de jamais toucher à des thèmes qui appartiennent au domaine de la pensée.
    " (pp.24-25)

    "De même, il peut y avoir répression contre la presse, les émissions radiophoniques, et toute autre chose semblable, non seulement pour atteinte aux principes de moralité publiquement reconnus, mais pour la bassesse du ton et de la pensée, le mauvais goût, la vulgarité, pour une atmosphère morale sournoisement corruptrice. Une telle répression peut s'exercer sans toucher si peu que ce soit à la liberté d'opinion. Par exemple, un journal peut être supprimé sans que les membres de la rédaction perdent le droit de publier où bon leur semble, ou même, dans les cas les moins graves, de rester groupés pour continuer le même journal sous un autre nom.

    Seulement, il aura été publiquement marqué d'infamie et risquera de l'être encore. La liberté d'opinion est due uniquement, et sous réserves, au journaliste, non au journal ; car le journaliste seul possède la capacité de former une opinion. D'une manière générale, tous les problèmes concernant la liberté d'expression s'éclaircissent si l'on pose que cette liberté est un besoin de l'intelligence, et que l'intelligence réside uniquement dans l'être humain considéré seul. Il n'y a pas d'exercice collectif de l'intelligence. Par suite nul groupement ne peut légitimement prétendre à la liberté d'expression, parce que nul groupement n'en a le moins du monde besoin
    ." (p.25)

    "La solution pratique immédiate, c'est l'abolition des partis politiques. La lutte des partis, telle qu'elle existait dans la Troisième République, est intolérable ; le parti unique, qui en est d'ailleurs inévitablement l'aboutissement, est le degré extrême du mal ; il ne reste d'autre possibilité qu'une vie publique sans partis. Aujourd'hui, pareille idée sonne comme quelque chose de nouveau et d'audacieux. Tant mieux, puisqu'il faut du nouveau. Mais en fait c'est simplement la tradition de 1789. Aux yeux des gens de 1789, il n'y avait même pas d'autre possibilité ; une vie publique telle que la nôtre au cours du dernier demi-siècle leur aurait paru un hideux cauchemar ; ils n'auraient jamais cru possible qu'un représentant du peuple pût abdiquer sa dignité au point de devenir le membre discipliné d'un parti.

    Rousseau d'ailleurs avait montré clairement que la lutte des partis tue automatiquement la République. Il en avait prédit les effets. Il serait bon d'encourager en ce moment la lecture du
    Contrat Social. En fait, à présent, partout où il y avait des partis politiques, la démocratie est morte. Chacun sait que les partis anglais ont des traditions, un esprit, une fonction tels qu'ils ne sont comparables à rien d'autre. Chacun sait aussi que les équipes concurrentes des États-Unis ne sont pas des partis politiques. Une démocratie où la vie publique est constituée par la lutte des partis politiques est incapable d'empêcher la formation d'un parti qui ait pour but avoué de la détruire." (p.26)

    "La sécurité est un besoin essentiel de l'âme. La sécurité signifie que l'âme n'est pas sous le poids de la peur ou de la terreur, excepté par l'effet d'un concours de circonstances accidentelles et pour des moments rares et courts. La peur ou la terreur, comme états d'âme durables, sont des poisons presque mortels, que la cause en soit la possibilité du chômage, ou la répression policière, ou la présence d'un conquérant étranger, ou l'attente d'une invasion probable, ou tout autre malheur qui semble surpasser les forces humaines." (p.29)

    "Le risque est un besoin essentiel de l'âme. L'absence de risque suscite une espèce d'ennui qui paralyse autrement que la peur, mais presque autant."
    (p.30)

    "La propriété privée est un besoin vital de l'âme. L'âme est isolée, perdue, si elle n'est pas dans un entourage d'objets qui soient pour elle comme un prolongement des membres du corps. Tout homme est invinciblement porté à s'approprier par la pensée tout ce dont il a fait longtemps et continuellement usage pour le travail, le plaisir ou les nécessités de la vie. Ainsi un jardinier, au bout d'un certain temps, sent que le jardin est à lui. Mais là où le sentiment d'appropriation ne coïncide pas avec la propriété juridique, l'homme est continuellement menacé d'arrachements très douloureux.

    Si la propriété privée est reconnue comme un besoin, cela implique pour tous la possibilité de posséder autre chose que les objets de consommation courante. Les modalités de ce besoin varient beaucoup selon les circonstances ; mais il est désirable que la plupart des gens soient propriétaires de leur logement et d'un peu de terre autour, et, quand il n'y a pas impossibilité technique, de leurs instruments de travail.
    " (p.31)

    "La participation aux biens collectifs, participation consistant non pas en jouissance matérielle, mais en un sentiment de propriété, est un besoin non moins important. Il s'agit d'un état d'esprit plutôt que d'une disposition juridique. Là où il y a véritablement une vie civique, chacun se sent personnellement propriétaire des monuments publics, des jardins, de la magnificence déployée dans les cérémonies, et le luxe que presque tous les êtres humains désirent est ainsi accordé même aux plus pauvres. Mais ce n'est pas seulement l'État qui doit fournir cette satisfaction, c'est toute espèce de collectivité." (p.32)

    "Le besoin de vérité est plus sacré qu'aucun autre. Il n'en est pourtant jamais fait mention. […]

    Il y a des hommes qui travaillent huit heures par jour et font le grand effort de lire le soir pour s'instruire. Ils ne peuvent pas se livrer à des vérifications dans les grandes bibliothèques. Ils croient le livre sur parole. On n'a pas le droit de leur donner à manger du faux. […]
    Tout le monde sait que, lorsque le journalisme se confond avec l'organisation du mensonge, il constitue un crime.
    " (p.33)

    "Par exemple un amant de la Grèce antique, lisant dans le dernier livre de Maritain : « les plus grands penseurs de l'antiquité n'avaient pas songé à condamner l'esclavage », traduirait Maritain devant un de ces tribunaux. Il y apporterait le seul texte important qui nous soit parvenu sur l'esclavage, celui d'Aristote. Il y ferait lire aux magistrats la phrase : « quelques-uns affirment que l'esclavage est absolument contraire à la nature et à la raison ». Il ferait observer que rien ne permet de supposer que ces quelques-uns n'aient pas été au nombre des plus grands penseurs de l'antiquité. Le tribunal blâmerait Maritain pour avoir imprimé, alors qu'il lui était si facile d'éviter l'erreur, une affirmation fausse et constituant, bien qu'involontairement, une calomnie atroce contre une civilisation tout entière. Tous les journaux quotidiens, hebdomadaires et autres, toutes les revues et la radio seraient dans l'obligation de
    porter à la connaissance du public le blâme du tribunal, et, le cas échéant, la réponse de Maritain. Dans ce cas précis, il pourrait difficilement y en avoir une.

    Le jour où
    Gringoire publia in extenso un discours attribué à un anarchiste espagnol qui avait été annoncé comme orateur dans une réunion parisienne, mais qui en fait, au dernier moment, n'avait pu quitter l'Espagne, un pareil tribunal n'aurait pas été superflu. La mauvaise foi étant dans un tel cas plus évidente que deux et deux font quatre, la prison ou le bagne n'auraient peut-être pas été trop sévères." (p.34)

    "L'enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l'âme humaine. C'est un des plus difficiles à définir. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l'existence d'une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d'avenir. Participation naturelle, c'est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l'entourage. Chaque être humain a besoin d'avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l'intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie.

    Les échanges d'influences entre milieux très différents ne sont pas moins indispensables que l'enracinement dans l'entourage naturel. Mais un milieu déterminé doit recevoir une influence extérieure non pas comme un apport, mais comme un stimulant qui rende sa vie propre plus intense. Il ne doit se nourrir des apports extérieurs qu'après les avoir digérés, et les individus qui le composent ne doivent les recevoir qu'à travers lui.
    " (p.36)

    "Il y a déracinement toutes les fois qu'il y a conquête militaire, et en ce sens la conquête est presque toujours un mal. Le déracinement est au minimum quand les conquérants sont des migrateurs qui s'installent dans le pays conquis, se mélangent à la population et prennent racine eux-mêmes. Tel fut le cas des Hellènes en Grèce, des Celtes en Gaule, des Maures en Espagne. Mais quand le conquérant reste étranger au territoire dont il est devenu possesseur, le déracinement est une maladie presque mortelle pour les populations soumises. Il atteint le degré le plus aigu quand il y a déportations massives, comme dans l'Europe occupée par l'Allemagne ou dans la boucle du Niger, ou quand il y a suppression brutale de toutes les traditions locales, comme dans les possessions françaises d'Océanie (s'il faut croire Gauguin et Alain Gerbault).

    Même sans conquête militaire, le pouvoir de l'argent et la domination économique peuvent imposer une influence étrangère au point de provoquer la maladie du déracinement.

    Enfin les relations sociales à l'intérieur d'un même pays peuvent être des facteurs très dangereux de déracinement. Dans nos contrées, de nos jours, la conquête mise à part, il y a deux poisons qui propagent cette maladie. L'un est l'argent. L'argent détruit les racines partout où il pénètre, en remplaçant tous les mobiles par le désir de gagner. Il l'emporte sans peine sur les autres mobiles parce qu'il demande un effort d'attention tellement moins grand. Rien n'est si clair et si simple qu'un chiffre.
    " (p.37)

    "On croit couramment qu’un petit paysan d'aujourd'hui, élève de l'école primaire, en sait plus que Pythagore, parce qu'il répète docilement que la terre tourne autour du soleil. Mais en fait il ne regarde plus les étoiles. Ce soleil dont on lui parle en classe n'a pour lui aucun rapport avec celui qu'il voit. On l'arrache à l'univers qui l'entoure, comme on arrache les petits Polynésiens à leur passé en les forçant à répéter : « Nos ancêtres les Gaulois avaient les cheveux blonds. » "(p.38)

    "Les Romains étaient une poignée de fugitifs qui se sont agglomérés artificiellement en une cité ; et ils ont privé les populations méditerranéennes de leur vie propre, de leur patrie, de leur tradition, de leur passé, à un degré tel que la postérité les a pris, sur leur propre parole, pour les fondateurs de la civilisation sur ces territoires, Les Hébreux étaient des esclaves évadés, et ils ont exterminé ou réduit en servitude toutes les populations de Palestine. Les Allemands, au moment où Hitler s'est emparé d'eux, étaient vraiment, comme il le répétait sans cesse, une nation de prolétaires, c'est-à-dire de déracinés ; l'humiliation de 1918, l'inflation, l'industrialisation à outrance et surtout l'extrême gravité de la crise de chômage avaient porté chez eux la maladie morale au degré d'acuité qui entraîne l'irresponsabilité. Les Espagnols et les Anglais qui, à partir du XVIe siècle, ont massacré ou asservi des populations de couleur étaient des aventuriers presque sans contact avec la vie profonde de leur pays. Il en est de même pour une partie de l'Empire français, qui d'ailleurs a été constitué dans une période où la tradition française avait une vitalité affaiblie. Qui est déraciné déracine. Qui est enraciné ne déracine pas." (p.39)

    "Du côté des conservateurs, il y a une équivoque analogue. Un petit nombre désire réellement le réenracinement des ouvriers ; simplement leur désir s'accompagne d'images dont la plupart, au lieu d'être relatives à l'avenir, sont empruntées à un passé d'ailleurs en partie fictif. Les autres désirent purement et simplement maintenir ou aggraver la condition de matière humaine à laquelle le prolétariat est réduit." (p.40)

    "La richesse est cosmopolite ; le faible attachement au pays qui pouvait y demeurer intact était de bien loin dépassé, surtout depuis 1936, par la peur et la haine à l'égard des ouvriers." (p.40)

    "L'opposition entre l'avenir et le passé est absurde. L'avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; c'est nous qui pour le construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour donner il faut posséder, et nous ne possédons d'autre vie, d'autre sève, que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous. De tous les besoins de l'âme humaine, il n'y en a pas de plus vital que le passé.

    L'amour du passé n'a rien à voir avec une orientation politique réactionnaire. Comme toutes les activités humaines, la révolution puise toute sa sève dans une tradition. Marx l'a si bien senti qu'il a tenu à faire remonter cette tradition aux âges les plus lointains en faisant de la lutte des classes l'unique principe d'explication historique. Au début de ce siècle encore, peu de choses en Europe étaient plus près du Moyen Âge que le syndicalisme français, unique reflet chez nous de l'esprit des corporations. Les faibles restes de ce syndicalisme sont au nombre des étincelles sur lesquelles il est le plus urgent de souffler.
    " (p.41)

    "L'enracinement et la multiplication des contacts sont complémentaires. Par exemple, si, partout où la technique le permet – et au prix d'un léger effort dans cette direction elle le permettrait largement –, les ouvriers étaient dispersés et propriétaires chacun d'une maison, d'un coin de terre et d'une machine ; et si en revanche on ressuscitait pour les jeunes le Tour de France d'autrefois, au besoin à l'échelle internationale ; si les ouvriers avaient fréquemment l'occasion de faire des stages à l'atelier de montage où les pièces qu'ils fabriquent se combinent avec toutes les autres, ou d'aller aider à former des apprentis ; avec en plus une protection efficace des salaires, le malheur de la condition prolétarienne disparaîtrait.

    On ne détruira pas la condition prolétarienne avec des mesures juridiques, qu'il s'agisse de la nationalisation des industries-clefs, ou de la suppression de la propriété privée, ou de pouvoirs accordés aux syndicats pour la conclusion de conventions collectives, ou de délégués d'usines, ou du contrôle de l'embauche. Toutes les mesures qu'on propose, qu'elles aient l'étiquette révolutionnaire ou réformiste, sont purement juridiques, et ce n'est pas sur le plan juridique que se situent le malheur des ouvriers et le remède à ce malheur. Marx l'aurait parfaitement compris s'il avait eu de la probité à l'égard de sa propre pensée, car c'est une évidence qui éclate dans les meilleures pages du
    Capital.

    On ne peut pas chercher dans les revendications des ouvriers le remède à leur malheur. Plongés dans le malheur corps et âme, y compris l'imagination, comment imagineraient-ils quelque chose qui n'en porte pas la marque ? S'ils font un violent effort pour s'en dégager, ils tombent dans des rêveries apocalyptiques, ou cherchent une compensation dans un impérialisme ouvrier qui n'est pas plus à encourager que l'impérialisme national.

    Ce qu'on peut chercher dans leurs revendications, c'est le signe de leurs souffrances. Or les revendications expriment toutes ou presque la souffrance du déracinement. S'ils veulent le contrôle de l'embauche et la nationalisation, c'est qu'ils sont obsédés par la peur du déracinement total, du chômage.
    " (p.42)

    "S'il y a une certitude qui apparaisse avec une force irrésistible dans les études de Marx, c'est qu'un changement dans le rapport des classes doit demeurer une pure illusion s'il n'est pas accompagné d'une transformation de la technique, transformation cristallisée dans des machines nouvelles.

    Du point de vue ouvrier, une machine a besoin de posséder trois qualités. D'abord elle doit pouvoir être maniée sans épuiser ni les muscles, ni les nerfs, ni aucun organe – et aussi sans couper ou déchirer la chair, sinon d'une manière très exceptionnelle.

    En second lieu, relativement au danger général de chômage, l'appareil de production dans son ensemble doit être aussi souple que possible, pour pouvoir suivre les variations de la demande. Par suite une même machine doit être à usages multiples, très variés si possible et même dans une certaine mesure indéterminée. C'est aussi une nécessité militaire, pour la plus grande aisance du passage de l'état de paix à l'état de guerre. Enfin c'est un facteur favorable pour la joie au travail, car on peut ainsi éviter cette monotonie si redoutée des ouvriers pour l'ennui et le dégoût qu'elle engendre.

    En troisième lieu, elle doit normalement correspondre à un travail de professionnel qualifié. C'est là aussi une nécessité militaire, et de plus c'est indispensable à la dignité, au bien-être moral des ouvriers. Une classe ouvrière formée presque entièrement de bons professionnels n'est pas un prolétariat. Un très grand développement de la machine automatique, réglable, à usages multiples, satisferait dans une large mesure à ces besoins. Les premières réalisations dans ce domaine existent, et il est certain qu'il y a dans cette direction de très grandes possibilités.
    " (p.45)
    -Simone Weil, L'enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain, écrit en 1943, édité à Paris, Éditions Gallimard, 1949, cité d'après coll. "Les classiques des sciences sociales", 198 pages.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

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    Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale + Écrits historiques et politiques + L'enracinement Empty Re: Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale + Écrits historiques et politiques + L'enracinement

    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 19 Sep - 10:34

    "Si les ouvriers devenaient pour la plupart à peu près heureux, plusieurs problèmes en apparence essentiels et angoissants seraient non pas résolus, mais abolis. Sans qu'ils aient été résolus, on oublierait qu'ils se sont jamais posés. Le malheur est un bouillon de culture pour faux problèmes. Il suscite des obsessions. Le moyen de les apaiser n'est pas de fournir ce qu'elles réclament, mais de faire disparaître le malheur. Si un homme a soif à cause d'une blessure au ventre, il ne faut pas le faire boire, mais guérir la blessure." (p.47)

    "La nation seule, depuis déjà longtemps, joue le rôle qui constitue par excellence la mission de la collectivité à l'égard de l'être humain, à savoir assurer à travers le présent une liaison entre le passé et l'avenir. En ce sens, on peut dire que c'est la seule collectivité qui existe dans l'univers actuel. La famille n'existe pas. Ce qu'on appelle aujourd'hui de ce nom, c'est un groupe minuscule d'êtres humains autour de chacun ; père et mère, mari ou femme, enfants ; frères et sœurs déjà un peu loin. Ces derniers temps, au milieu de la détresse générale, ce petit groupe est devenu une force d'attraction presque irrésistible, au point de faire oublier parfois toute espèce de devoir ; mais c'est que là seulement se trouvait un peu de chaleur vivante, parmi le froid glacé qui s’était abattu tout d'un coup. C'était une réaction presque animale.

    Mais personne aujourd'hui ne pense à ceux de ses aïeux qui sont morts cinquante ans, ou fût-ce vingt ou dix ans, avant sa naissance, ni à ceux de ses descendants qui naîtront cinquante ans, ou fût-ce vingt ou dix ans après sa mort. Par suite, du point de vue de la collectivité et de sa fonction propre, la famille ne compte pas.

    La profession, de ce point de vue, ne compte pas non plus. La corporation était un lien entre les morts, les vivants et les hommes non encore nés, dans le cadre d'un certain travail. Il n'y a rien aujourd'hui qui soit si peu que ce soit orienté vers une telle fonction. Le syndicalisme français vers 1900 a peut-être eu quelques velléités en ce sens, vite effacées.

    Enfin le village, la ville, la contrée, la province, la région, toutes les unités géographiques plus petites que la nation, ont presque cessé de compter. Celles qui englobent plusieurs nations ou plusieurs morceaux de nations aussi. Quand on disait, par exemple, il y a quelques siècles, « la chrétienté », cela avait une tout autre résonance affective qu'aujourd'hui l'Europe.

    En somme, le bien le plus précieux de l'homme dans l'ordre temporel, c'est-à-dire la continuité dans le temps, par delà les limites de l'existence humaine, dans les deux sens, ce bien a été entièrement remis en dépôt à l'État.

    Et pourtant c'est précisément dans cette période où la nation subsiste seule que nous avons assisté à la décomposition instantanée, vertigineuse de la nation. Cela nous a laissés étourdis, au point qu'il est extrêmement difficile de réfléchir là-dessus.
    " (p.71-72)

    "Ce qui n'avait jamais existé jusqu'à une époque récente, c'est un objet cristallisé, offert d'une manière permanente au sentiment patriotique. Le patriotisme était diffus, errant, et s'élargissait ou se resserrait selon les affinités et les périls. Il était mélangé à des loyautés différentes, celles envers des hommes, seigneurs ou rois, celles envers des cités. Le tout formait quelque chose de très confus, mais aussi de très humain. Pour exprimer le sentiment d'obligation que chacun éprouve envers son pays, on disait le plus souvent « le public », « le bien public », mot qui peut à volonté désigner un village, une ville, une province, la France, la chrétienté, le genre humain." (p.75)

    "On peut trouver dans l'histoire des faits d'une atrocité aussi grande, mais non plus grande, sauf peut-être quelques rares exceptions, que la conquête par les Français des territoires situés au sud de la Loire, au début du XIIIe siècle. Ces territoires où existait un niveau élevé de culture, de tolérance, de liberté, de vie spirituelle, étaient animés d'un patriotisme intense pour ce qu'ils nommaient leur « langage » ; mot par lequel ils désignaient la patrie. Les Français étaient pour eux des étrangers et des barbares, comme pour nous les Allemands. Pour imprimer immédiatement la terreur, les Français commencèrent par exterminer la ville entière de Béziers, et ils obtinrent l'effet cherché. Une fois le pays conquis, ils y installèrent l'Inquisition. Un trouble sourd continua à couver parmi ces populations, et les poussa plus tard à embrasser avec ardeur le protestantisme, dont d'Aubigné dit, malgré les différences si considérables de doctrine, qu'il procède directement des Albigeois. On peut voir combien était forte dans ces pays la haine du pouvoir central, par la ferveur religieuse témoignée à Toulouse aux restes du duc de Montmorency, décapité pour rébellion contre Richelieu. La même protestation latente les jeta avec enthousiasme dans la Révolution française. Plus tard, ils devinrent radicaux-socialistes, laïques, anticléricaux ; sous la IIIe République ils ne haïssaient plus le pouvoir central, ils s'en étaient dans une large mesure emparés et l'exploitaient.

    On peut remarquer qu'à chaque fois leur protestation a pris un caractère de déracinement plus intense et un niveau de spiritualité et de pensée plus bas. On peut remarquer aussi que depuis qu'ils ont été conquis, ces pays ont apporté à la culture française une contribution assez faible, alors qu'auparavant ils étaient tellement brillants. La pensée française doit davantage aux Albigeois et aux troubadours du XIIe siècle, qui n'étaient pas français, qu'à tout ce que ces territoires ont produit au cours des siècles suivants
    ." (p.76)

    "La Franche-Comté, libre et heureuse sous la suzeraineté très lointaine des Espagnols, se battit au XVIIe siècle pour ne pas devenir française. Les gens de Strasbourg se mirent à pleurer quand ils virent les troupes de Louis XIV entrer dans leur ville en pleine paix, sans aucune déclaration préalable, par une violation de la parole donnée digne d'Hitler.

    Paoli, le dernier héros corse, dépensa son héroïsme pour empêcher son pays de tomber aux mains de la France. Il y a un monument en son honneur dans une église de Florence ; en France on ne parle guère de lui. La Corse est un exemple du danger de contagion impliqué par le déracinement. Après avoir conquis, colonisé, corrompu et pourri les gens de cette île, nous les avons subis sous forme de préfets de police, policiers, adjudants, pions et autres fonctions de cette espèce, à la faveur desquelles ils traitaient à leur tour les Français comme une population plus ou moins conquise. Ils ont aussi contribué à donner à la France auprès de beaucoup d'indigènes des colonies, une réputation de brutalité et de cruauté.

    Quand on loue les rois de France d'avoir assimilé les pays conquis, la vérité est surtout qu'ils les ont dans une large mesure déracinés. C'est un procédé d'assimilation facile, à la portée de chacun. Des gens à qui on enlève leur culture ou bien restent sans culture ou bien reçoivent des bribes de celle qu'on veut bien leur communiquer. Dans les deux cas, ils ne font pas des taches de couleur différente, ils semblent assimilés. La vraie merveille est d'assimiler des populations qui conservent leur culture vivante, bien que modifiée. C'est une merveille rarement réalisée.

    Certainement, sous l'Ancien Régime, il y a eu une grande intensité de conscience française à tous les moments de grand éclat de la France ; au XIIIe siècle, quand l'Europe accourait à l'Université de Paris ; au XVIe siècle, quand la Renaissance, déjà éteinte ou non encore allumée ailleurs, avait son siège en France ; dans les premières années de Louis XIV, quand le prestige des lettres s'unissait à celui des armes. Il n'en est pas moins vrai que ce ne sont pas les rois qui ont soudé ces territoires disparates. C'est uniquement la Révolution
    ." (p.77)

    "La Révolution a fondu les populations soumises à la couronne de France en une masse unique, et cela par l'ivresse de la souveraineté nationale. Ceux qui avaient été Français de force le devinrent par libre consentement ; beaucoup de ceux qui ne l'étaient pas souhaitaient le devenir. Car être Français, dès ce moment, c'était être la nation souveraine. Si tous les peuples étaient devenus souverains partout, comme on l'espérait, la France ne pouvait perdre la gloire d'avoir commencé." (p.78)

    "Conquérir le monde et libérer le monde sont deux formes de gloire incompatibles en fait, mais qui se concilient très bien dans la rêverie." (p.80)

    "Sauf erreur, la notion d'État comme objet de fidélité est apparue, pour la première fois en France et en Europe, avec Richelieu. Avant lui on pouvait parler, sur un ton d'attachement religieux, du bien public, du pays, du roi, du seigneur. Lui, le premier, adopta le principe que quiconque exerce une fonction publique doit sa fidélité tout entière, dans l'exercice de cette fonction, non pas au public, non pas au roi, mais à l'État et à rien d'autre. Il serait difficile de définir l'État d'une manière rigoureuse.

    Mais il n'est malheureusement pas possible de douter que ce mot ne désigne une réalité.

    Richelieu, qui avait la clarté d'intelligence si fréquente à cette époque, a défini en termes lumineux cette différence entre morale et politique autour de laquelle on a semé depuis tant de confusion. Il a dit à peu près : On doit se garder d'appliquer les mêmes règles au salut de l'État qu'à celui de l'âme ; car le salut des âmes s'opère dans l'autre monde, au lieu que celui des États ne s'opère que dans celui-ci.

    Cela est cruellement vrai. Un chrétien ne devrait pouvoir en tirer qu'une seule conclusion : c'est qu'au lieu qu'on doit au salut de l'âme, c'est-à-dire à Dieu, une fidélité totale, absolue, inconditionnée, la cause du salut de l'État est de celles auxquelles on doit une fidélité limitée et conditionnelle.

    Mais bien que Richelieu crût être chrétien, et sans doute sincèrement, sa conclusion était tout autre. Elle était que l'homme responsable du salut de l'État, et ses subordonnés, doivent employer à cette fin tous les moyens efficaces, sans aucune exception, et en y sacrifiant au besoin leurs propres personnes, leur souverain, le peuple, les pays étrangers, et toute espèce d'obligation.

    C'est, avec beaucoup plus de grandeur, la doctrine de Maurras : « Politique d'abord. » Mais Maurras, très logiquement, est athée. Ce cardinal, en posant comme un absolu une chose dont toute la réalité réside ici-bas, commettait le crime d'idolâtrie.
    " (p.81)

    "Il suffit de lire les dédicaces de Corneille pour sentir à quel degré de servilité ignoble [Richelieu] avait su abaisser les esprits. Depuis, pour préserver de la honte nos gloires nationales, on a imaginé de dire que c'était simplement le langage de politesse de l'époque. Mais c'est un mensonge. Pour s'en convaincre, il n'y a qu'à lire les écrits de Théophile de Viau." (p.82)

    "Après l'explosion de la Fronde, qui en ses débuts, par bien des points, annonçait 1789, Louis XIV s'installa au pouvoir dans un esprit de dictateur bien plutôt que de souverain légitime. C'est ce qu'exprime sa phrase : « L'État c'est moi. »» Ce n'est pas là une pensée de roi. Montesquieu a très bien expliqué cela, à mots couverts. Mais ce qu'il ne pouvait encore apercevoir à son époque, c'est qu'il y a eu deux étapes dans la déchéance de la monarchie française. La monarchie après Charles V a dégénéré en despotisme personnel. Mais à partir de Richelieu, elle a été remplacée par une machine d'État à tendances totalitaires, qui, comme le dit Marx, non seulement a subsisté à travers tous les changements, mais a été perfectionnée et accrue par chaque changement de régime.

    Pendant la Fronde et sous Mazarin, la France, malgré la détresse publique, a respiré moralement. Louis XIV l'a trouvée pleine de génies brillants qu'il a reconnus et encouragés. Mais en même temps il a continué, avec un degré d'intensité bien plus élevé, la politique de Richelieu. Il a ainsi réduit la France, en très peu de temps, à un état moralement désertique, sans parler d'une atroce misère matérielle
    ." (p.82)

    "Du fait que l'État était demeuré, au milieu d'un vide total, la seule chose qualifiée pour demander à l'homme la fidélité et le sacrifice, la notion de patrie se posait comme un absolu dans la pensée. La patrie était hors du bien et du mal. C'est ce qu'exprime le proverbe anglais « right or wrong, my country ». Mais souvent on va plus loin. On n’admet pas que la patrie puisse avoir tort.

    Si peu enclins que soient les hommes de tous les milieux à l'effort de l'examen critique, une absurdité éclatante, même s'ils ne la reconnaissent pas, les met dans un état de malaise qui affaiblit l'âme. Il n'y a au fond rien de plus mélangé à la vie humaine commune et quotidienne que la philosophie, mais une philosophie implicite.

    Poser la patrie comme un absolu que le mal ne peut souiller est une absurdité éclatante
    ." (p.90)

    "Il peut toujours se produire des circonstances impliquant un choix à faire entre Dieu et n'importe quoi de terrestre, et le choix ne doit jamais être douteux." (p.91)

    "La patrie ne peut être cette idée unique que dans un régime du genre hitlérien. Cela pourrait facilement être prouvé, jusque dans les détails, mais c'est inutile tant l'évidence est grande. Si la patrie n'est pas cette idée, et si néanmoins elle tient une place, alors ou bien il y a incohérence intérieure, et une faiblesse cachée dans l'âme, ou bien il faut qu'il y ait quelque autre idée, dominant tout le reste, et relativement à laquelle la patrie tienne une place bien clairement reconnue, place limitée et subordonnée.

    Ce n'était pas le cas dans notre IIIe République. […]

    Combien loin est allée la désagrégation intérieure chez les Français, on peut s'en rendre compte si l'on songe qu'aujourd'hui encore l'idée de la collaboration avec l'ennemi n'a pas perdu tout prestige. D'un autre côté, si l'on cherche un réconfort dans le spectacle de la résistance, si l'on se dit que les résistants n'ont aucune difficulté à trouver leur inspiration à la fois dans le patriotisme et dans une foule d'autres mobiles, il faut en même temps se dire et se redire que la France en tant que nation se trouve en ce moment aux côtés de la justice, du bonheur général et des choses de ce genre, c'est-à-dire dans la catégorie des belles choses qui n'existent pas. La victoire alliée la sortira de cette catégorie, la rétablira dans le domaine des faits ; beaucoup de difficultés qui semblaient écartées reparaîtront. En un sens, le malheur simplifie tout. Le fait que la France est entrée dans la voie de la résistance plus lentement, plus tard que la plupart des pays occupés montre qu'on aurait tort d'être sans inquiétude pour l'avenir
    ." (p.94)

    "Les conquêtes qu'elle a faites et perdues peuvent à la rigueur être l'objet d'un léger doute, comme celles de Napoléon ; jamais celles qu'elle a conservées. Le passé n'est que l'histoire de la croissance de la France, et il est admis que cette croissance est toujours un bien à tous égards. Jamais on ne se demande si en s'accroissant elle n'a pas détruit. Examiner s'il ne lui est pas peut-être arrivé de détruire des choses qui la valaient semblerait le plus affreux blasphème. Bernanos dit que les gens d'Action Française regardent la France comme un marmot à qui on ne demande que de grandir, de prendre de la chair. Mais il n'y a pas qu'eux. C'est la pensée générale qui, sans jamais être exprimée, est toujours implicite dans la manière dont on regarde le passé du pays. Et la comparaison avec un marmot est encore trop honorable. Les êtres auxquels on ne demande que de prendre de la chair, ce sont les lapins, les porcs, les poulets. Platon a le mot le plus juste en comparant la collectivité à un animal." (p.95)

    "Notre patriotisme vient tout droit des Romains. C'est pourquoi les petits Français sont encouragés à en chercher l'inspiration dans Corneille. C'est une vertu païenne, si les deux mots sont compatibles. Le mot de païen, quand il est appliqué à Rome, a vraiment à titre légitime la signification chargée d'horreur que lui donnaient les premiers polémistes chrétiens. C'était vraiment un peuple athée et idolâtre ; non pas idolâtre de statues faites en pierre ou en bronze, mais idolâtre de lui-même. C'est cette idolâtrie de soi qu'il nous a léguée sous le nom de patriotisme." (p.97)

    "Quand on a pris l'habitude de considérer comme un bien absolu et clair de toute ombre cette croissance au cours de laquelle la France a dévoré et digéré tant de territoires, comment une propagande inspirée exactement de la même pensée, et mettant seulement le nom de l'Europe à la place de celui de la France, ne s'infiltrera-telle pas dans un coin de l'âme ?" (p.98)

    "À toutes les causes particulières de désaffection s'en est ajoutée une très générale qui est comme le rebours de l'idolâtrie. L'État avait cessé d'être, sous le nom de nation ou de patrie, un bien infini, dans le sens d'un bien à servir par le dévouement. En revanche il était devenu aux yeux de tous un bien illimité à consommer. L'absolu lié à l'idolâtrie lui est resté attaché, une fois l'idolâtrie effacée, et a pris cette forme nouvelle. L'État a paru être une corne d'abondance inépuisable qui distribuait les trésors proportionnellement aux pressions qu'il subissait. Ainsi on lui en voulait toujours de ne pas accorder davantage. Il semblait qu'il refusât tout ce qu'il ne fournissait pas. Quand il demandait, c'était une exigence qui paraissait paradoxale. Quand il imposait, c'était une contrainte intolérable. L'attitude des gens envers l'État était celle des enfants non pas envers leurs parents, mais envers des adultes qu'ils n'aiment ni ne craignent ; ils demandent sans cesse et ne veulent pas obéir.

    Comment passer tout d'un coup de cette attitude au dévouement sans bornes exigé par la guerre ?
    " (p.105)

    "Le centre de la contradiction inhérente au patriotisme, c'est que la patrie est une chose limitée dont l'exigence est illimitée. Au moment du péril extrême, elle demande tout. Pourquoi accorderait-on tout à une chose limitée ? D'un autre côté, ne pas être résolu à lui donner tout en cas de besoin, c'est l'abandonner tout à fait, car sa conservation ne peut être assurée à un moindre prix. Ainsi on semble toujours être ou en deçà ou au-delà de ce qu'on lui doit, et si l'on va au-delà, par réaction on revient plus tard d'autant plus en deçà.

    La contradiction n'est qu'apparente. Ou plus exactement elle est réelle, mais vue dans sa vérité elle se ramène à une de ces contradictions fondamentales de la situation humaine, qu'il faut reconnaître, accepter, et utiliser comme marchepied pour monter au-dessus de ce qui est humain. Jamais dans cet univers il n'y a égalité de dimensions entre une obligation et son objet. L'obligation est un infini, l'objet ne l'est pas. Cette contradiction pèse sur la vie quotidienne de tous les hommes, sans exception, y compris ceux qui seraient tout à fait incapables de la formuler même confusément. Tous les procédés que les hommes ont cru trouver pour en sortir sont des mensonges.

    L'un d'eux consiste à ne se reconnaître d'obligations qu'envers ce qui n'est pas de ce monde. Une variété de ce procédé constitue la fausse mystique, la fausse contemplation. Une autre est la pratique des bonnes œuvres accomplie dans un certain esprit, « pour l'amour de Dieu », comme on dit, les malheureux secourus n'étant que la matière de l'action, une occasion anonyme de témoigner de la bienveillance à Dieu. Dans les deux cas il y a mensonge, car « celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, comment aimerait-il Dieu qu'il ne voit pas ? ». C'est seulement à travers les choses et les êtres d'ici-bas que l'amour humain peut percer jusqu'à ce qui habite derrière.

    Un autre procédé consiste à admettre qu'il y a ici-bas un ou plusieurs objets enfermant cet absolu, cet infini, cette perfection qui sont essentiellement liés à l'obligation comme telle. C'est le mensonge de l'idolâtrie.

    Le troisième procédé consiste à nier toute obligation.
    " (p.106)

    "Il faut accepter la situation qui nous est faite et qui nous soumet à des obligations absolues envers des choses relatives, limitées et imparfaites. Pour discriminer quelles sont ces choses et comment peuvent se composer leurs exigences envers nous, il faut seulement voir clairement en quoi consiste leur relation avec le bien.

    Pour la patrie, les notions d'enracinement, de milieu vital, suffisent à cet effet. Elles n'ont pas besoin d'être établies par des preuves, car depuis quelques années elles sont vérifiées expérimentalement. Comme il y a des milieux de culture pour certains animaux microscopiques, des terrains indispensables pour certaines plantes, de même il y a une certaine partie de l'âme en chacun et certaines manières de penser et d'agir circulant des uns aux autres qui ne peuvent exister que dans le milieu national et disparaissent quand un pays est détruit.

    Aujourd'hui, tous les Français savent ce qui leur a manqué dès que la France a sombré. Ils le savent comme ils savent ce qui manque quand on ne mange pas. Ils savent qu'une partie de leur âme colle tellement à la France que lorsque la France leur est ôtée elle y reste collée, comme la peau à un objet brûlant, et est ainsi arrachée. Il existe donc une chose à laquelle est collée une partie de l'âme de chaque Français, la même pour tous, unique, réelle quoique impalpable, et réelle à la manière des choses qu'on peut toucher. Dès lors, ce qui menace la France de destruction – et dans certaines circonstances une invasion est une menace de destruction – équivaut à la menace d'une mutilation physique de tous les Français, et de leurs enfants et petits-enfants, et de leurs descendants à perte de vue. Car il y a des populations qui ne se sont jamais guéries d'avoir été une fois conquises.

    Cela suffit pour que l'obligation envers la patrie s'impose comme une évidence. Elle coexiste avec d'autres ; elle ne contraint pas à donner tout toujours ; elle contraint à donner tout quelquefois. De même un mineur doit quelquefois donner tout, lorsqu'il y a accident dans la mine et des camarades en péril de mort. Cela est admis, reconnu. L'obligation envers la patrie est tout aussi évidente, dès lors que la patrie est éprouvée concrètement comme une réalité. Elle l'est aujourd'hui. La réalité de la France est devenue sensible à tous les Français par l'absence
    ." (p.107)

    "En définissant la patrie comme un certain milieu vital, on évite les contradictions et les mensonges qui rongent le patriotisme. Il est un certain milieu vital ; mais il y en a d'autres. Il a été produit par un enchevêtrement de causes où se sont mélangés le bien et le mal, le juste et l'injuste, et de ce fait il n'est pas le meilleur possible. Il s'est peut-être constitué aux dépens d'une autre combinaison plus riche en effluves vitaux, et au cas où il en serait ainsi les regrets seraient légitimes ; mais les événements passés sont accomplis ; ce milieu existe, et tel qu'il est doit être préservé comme un trésor à cause du bien qu'il contient.

    Les populations conquises par les soldats du roi de France ont dans beaucoup de cas souffert un mal. Mais tant de liens organiques ont poussé au cours des siècles qu'un remède chirurgical ne ferait qu'ajouter à ce mal un mal nouveau. Le passé n'est que partiellement réparable, et il ne peut l'être que par une vie locale et régionale autorisée, encouragée sans réserves par les pouvoirs publics dans le cadre de la nation française. D'autre part, la disparition de la nation française, loin de réparer si peu que ce soit le mal de la conquête passée, le renouvelle avec une gravité considérablement accrue ; si des populations ont subi, il y a quelques siècles, une perte de vitalité du fait des armes françaises, elles seront moralement tuées par une nouvelle blessure infligée par les armes allemandes. En ce sens seulement est vrai le lieu commun, selon lequel il n'y a pas incompatibilité entre l'amour de la petite patrie et celui de la grande. Car de cette manière un homme de Toulouse peut regretter passionnément que sa ville soit jadis devenue française ; que tant de merveilleuses églises romanes aient été détruites pour faire place à un médiocre gothique d'importation ; que l'Inquisition ait arrêté l'épanouissement spirituel ; et il peut plus passionnément encore se promettre de ne jamais accepter que cette même ville devienne allemande.

    De même pour l'extérieur. Si la patrie est considérée comme un milieu vital, elle n'a besoin d'être soustraite aux influences extérieures que dans la mesure nécessaire pour le demeurer, et non pas absolument.
    " (p.109)

    "D'une manière générale, si l'on reconnaît l'existence d'un grand nombre de milieux porteurs de vie, la patrie ne constituant que l'un d'entre eux, néanmoins, quand elle est en danger de disparaître, toutes les obligations impliquées par la fidélité à tous ces milieux s'unissent dans l'obligation unique de secourir la patrie. Car les membres d'une population asservie à un État étranger sont privés de tous ces milieux à la fois, et non pas seulement du milieu national. Ainsi quand une nation se trouve à ce degré de péril, l'obligation militaire devient l'expression unique de toutes les fidélités d'ici-bas." (p.110)

    "Chaque individu dans la population doit au pays la totalité de ses forces, de ses ressources, et sa vie même, jusqu'à ce que le danger soit écarté. Il est désirable que les souffrances et les périls soient répartis à travers toutes les catégories de la population, jeunes et vieux, hommes et femmes, bien portants et mal portants, dans toute la mesure des possibilités techniques, et même un peu au-delà. Enfin l'honneur est tellement lié à l'accomplissement de cette obligation, et la contrainte extérieure est tellement contraire à l'honneur, qu'on devrait bien autoriser ceux qui le désirent à se soustraire à cette obligation ; on leur infligerait la perte de la nationalité, et de plus soit l'expulsion avec interdiction de revenir jamais dans le pays, soit des humiliations permanentes comme marque publique qu'ils sont sans honneur. Il est choquant que le manquement à l'honneur soit puni de la même manière que le vol et l'assassinat. Ceux qui ne veulent pas défendre leur patrie doivent perdre, non pas la vie ni la liberté, mais purement et simplement la patrie." (p.110)

    "Le devoir le plus évident de l'État, c'est de veiller efficacement en tout temps à la sécurité du territoire national." (p.110)

    "Dans l'ensemble, un Français a-t-il lieu d'être heureux que la France ait un Empire, et d'y penser, d'en parler avec joie, avec fierté, et sur le ton d'un propriétaire légitime ?

    Oui, si ce Français est patriote à la manière de Richelieu, de Louis XIV ou de Maurras. Non, si l'inspiration chrétienne, si la pensée de 1789 sont indissolublement mélangées à la substance même de son patriotisme
    ." (p.112)

    "Jeanne d'Arc disait qu'elle avait pitié du royaume de France.

    Mais on peut alléguer une autorité infiniment plus haute. Dans l'Évangile, on ne peut pas trouver de marque que le Christ ait éprouvé à l'égard de Jérusalem et de la Judée rien qui ressemble à de l'amour, sinon seulement l'amour enfermé dans la compassion. Il n'a jamais témoigné à son pays aucun attachement d'une autre espèce. Mais la compassion, il l'a exprimée plus d'une fois. Il a pleuré sur la ville, en prévoyant, comme il était facile de le faire à cette époque, la destruction qui s'abattrait prochainement sur elle. Il lui a parlé comme à une personne. « Jérusalem, Jérusalem, combien de fois j'ai voulu... » Même portant sa croix, il lui a encore témoigné sa pitié.

    Qu'on ne pense pas que la compassion pour la patrie n'enferme pas d'énergie guerrière. Elle a animé les Carthaginois à un des exploits les plus prodigieux de l'histoire. Vaincus et réduits à peu de chose par Scipion l'Africain, ils subirent ensuite pendant cinquante ans un processus de démoralisation auprès duquel la capitulation de la France à Munich est peu de chose. Ils furent exposés sans aucun recours à toutes les injures des Numides, et, ayant renoncé par traité à la liberté de faire la guerre, ils imploraient vainement de Rome la permission de se défendre. Quand ils le firent enfin sans autorisation, leur armée fut exterminée. Il fallut alors implorer le pardon des Romains. Ils consentirent à livrer trois cents enfants nobles et toutes leurs armes. Puis leurs délégués reçurent l'ordre d'évacuer entièrement et définitivement la ville afin qu'elle pût être rasée. Ils éclatèrent en cris d'indignation, puis en larmes. « Ils
    appelaient leur patrie par son nom, et, lui parlant comme à une personne, ils lui disaient les choses les plus déchirantes. » Puis ils supplièrent les Romains, s'ils voulaient leur faire du mal, d'épargner cette cité, ces pierres, ces monuments, ces temples, à qui on ne pouvait rien reprocher, et d'exterminer plutôt la population tout entière ; ils dirent que ce parti serait moins honteux pour les Romains et bien préférable pour le peuple de Carthage. Les Romains restant inflexibles, la ville se souleva, bien que sans ressources, et Scipion l'Africain, à la tête d'une armée nombreuse, mit trois années entières pour s'en emparer et la détruire.

    Ce sentiment de tendresse poignante pour une chose belle, précieuse, fragile et périssable, est autrement chaleureux que celui de la grandeur nationale. L'énergie dont il est chargé est parfaitement pure. Elle est très intense. Un homme n'est-il pas facilement capable d'héroïsme pour protéger ses enfants, ou ses vieux parents, auxquels ne s'attache pourtant aucun prestige de grandeur ? Un amour parfaitement pur de la patrie a une affinité avec les sentiments qu'inspirent à un homme ses jeunes enfants, ses vieux parents, une femme aimée. La pensée de la faiblesse peut enflammer l'amour comme celle de la force, mais c'est d'une flamme bien autrement pure. La compassion pour la fragilité est toujours liée à l'amour pour la véritable beauté, parce que nous sentons vivement que les choses vraiment belles devraient être assurées d'une existence éternelle et ne le sont pas.

    On peut aimer la France pour la gloire qui semble lui assurer une existence étendue au loin dans le temps et l'espace. Ou bien on peut l'aimer comme une chose qui, étant terrestre, peut-être détruite, et dont le prix est d'autant plus sensible.

    Ce sont deux amours distincts ; peut-être, probablement, incompatibles, quoique le langage les mélange. Ceux dont le cœur est fait pour éprouver le second peuvent, par la force de l'habitude, employer le langage qui ne convient qu'au premier.

    Le second seul est légitime pour un chrétien, car seul il a la couleur de l'humilité chrétienne. Il appartient seul à l'espèce d'amour qui peut recevoir le nom de charité. Qu'on ne croie pas que cet amour puisse seulement avoir pour objet un pays malheureux.

    Le bonheur est un objet pour la compassion au même titre que le malheur, parce qu'il est terrestre, c'est-à-dire incomplet, fragile et passager. Au reste il y a malheureusement toujours dans la vie d'un pays un certain degré de malheur.

    Qu'on ne croie pas non plus qu'un tel amour risquerait d'ignorer ou de négliger ce qu'il y a de grandeur authentique et pure dans le passé, le présent et les aspirations de la France. Bien au contraire. La compassion est d'autant plus tendre, d'autant plus poignante, qu'on discerne davantage de bien dans l'être qui en est l'objet, et elle dispose à discerner le bien. Quand un chrétien se représente le Christ en croix, la compassion en lui n'est pas diminuée par la pensée de la perfection, ni inversement. Mais d'un autre côté, un tel amour peut avoir les yeux ouverts sur les injustices, les cruautés, les erreurs, les mensonges, les crimes, les hontes, contenus dans le passé, le présent et les appétits du pays, sans dissimulation ni réticence, et sans en être diminué; il en est rendu seulement plus douloureux. Pour la compassion, le crime lui-même est une raison, non pas de s'éloigner, mais de s'approcher, pour partager, non pas la culpabilité, mais la honte. Les crimes des hommes n'ont pas diminué la compassion du Christ. Ainsi la compassion a les yeux ouverts sur le bien et le mal et trouve dans l'un et l'autre des raisons d'aimer. C'est le seul amour ici-bas qui soit vrai et juste.

    C'est en ce moment le seul amour qui convienne aux Français. Si les événements que nous venons de traverser ne suffisent pas à nous avertir d'avoir à changer notre manière d'aimer la patrie, quelle leçon peut nous instruire ?
    " (pp.114-115)

    "Celui qui a froid et faim, et qui est tenté d'avoir pitié de soi-même, peut, au lieu de cela, à travers sa propre chair contractée, diriger sa pitié vers la France ; le froid et la faim mêmes font alors entrer l'amour de la France par la chair jusqu'au fond de l'âme. Et cette compassion peut sans obstacles franchir les frontières, s'étendre à tous les pays malheureux, à tous les pays sans exception ; car toutes les populations humaines sont soumises aux misères de notre condition.

    Alors que l'orgueil de la grandeur nationale est par nature exclusif, non transposable, la compassion est universelle par nature ; elle est seulement plus virtuelle pour les choses lointaines et étrangères, plus réelle, plus charnelle, plus chargée de sang, de larmes et d'énergie efficace pour les choses proches.

    L'orgueil national est loin de la vie quotidienne. En France, il ne peut trouver d'expression que dans la résistance ; mais beaucoup, ou bien n'ont pas l'occasion de prendre effectivement part à la résistance, ou n'y consacrent pas tout leur temps. La compassion pour la France est un mobile au moins aussi énergique pour l'action de résistance ; mais de plus elle peut trouver une expression quotidienne, ininterrompue, en toutes espèces d'occasions, même les plus ordinaires, par un accent de fraternité dans les relations entre Français. La fraternité germe aisément dans la compassion pour un malheur qui, tout en infligeant à chacun sa part de souffrance, met en péril quelque chose de bien plus précieux que le bien-être de chacun. L'orgueil national, soit dans la prospérité, soit dans le malheur, est incapable de susciter une fraternité réelle, chaleureuse. Il n'y en avait pas chez les Romains. Ils ignoraient les sentiments vraiment tendres.

    Un patriotisme inspiré par la compassion donne à la partie la plus pauvre du peuple une place morale privilégiée.
    " (p.116)

    "En tout cas une condition nécessaire, quoique non suffisante, pour pouvoir désobéir sans crime, c'est d'être poussé par une obligation si impérieuse qu'elle contraigne à mépriser tous les risques sans exception. Si l'on incline à désobéir, mais qu'on soit arrêté par l'excès du danger, on est impardonnable, selon les cas, ou bien d'avoir songé à désobéir, ou bien de ne l'avoir pas fait. Au reste, toutes les fois qu'on n'est pas rigoureusement obligé de désobéir, on est rigoureusement obligé d'obéir. Un pays ne peut pas posséder la liberté s'il n'est pas reconnu que la désobéissance envers les autorités publiques, toutes les fois qu'elle ne procède pas d'un sentiment impérieux de devoir, déshonore plus que le vol. C'est-à-dire que l'ordre public doit être tenu pour plus sacré que la propriété privée. Les pouvoirs publics peuvent répandre cette manière de voir par l'enseignement et par des mesures appropriées qu'il s'agirait d'inventer.

    Mais seule la compassion pour la patrie, la préoccupation anxieuse et tendre de lui éviter le malheur, peut donner à la paix, et notamment à la paix civile, ce que la guerre civile ou étrangère possède malheureusement d'elle-même ; quelque chose d'exaltant, de touchant, de poétique, de sacré. Cette compassion seule peut nous faire retrouver le sentiment, depuis si longtemps perdu, d'ailleurs si rarement éprouvé au cours de l'histoire, que Théophile exprimait dans le beau vers : « La sainte majesté des lois. »

    Le moment où Théophile écrivait ce vers est peut-être le dernier moment où ce sentiment ait été profondément ressenti en France. Ensuite est venu Richelieu, puis la Fronde, puis Louis XIV, puis le reste. Montesquieu a vainement essayé de le faire de nouveau pénétrer dans le public au moyen d'un livre. Les hommes de 1789 s'en réclamaient, mais ils ne l'avaient pas au fond du cœur, sans quoi le pays n'aurait pas glissé si facilement dans la guerre à la fois civile et étrangère.
    " (p.119)

    "Étant donné qu'en fait il y a eu rupture de continuité dans notre histoire récente, la légitimité ne peut plus avoir un caractère historique ; elle doit procéder de la source éternelle de toute légitimité. Il faut que les hommes qui se proposeront au pays pour le gouverner reconnaissent publiquement certaines obligations répondant aux aspirations essentielles du peuple, éternellement inscrites au fond des âmes ; il faut que le peuple ait confiance dans leur parole et dans leur capacité et reçoive le moyen de le témoigner ; et il faut que le peuple sente qu'en les acceptant il s'engage à leur obéir.

    L'obéissance du peuple envers les pouvoirs publics, étant un besoin de la patrie, est de ce fait une obligation sacrée, et qui confère aux pouvoirs publics eux-mêmes, parce qu'ils en sont l'objet, le même caractère sacré. Ce n'est pas là l'idolâtrie envers l'État liée au patriotisme à la romaine. C'en est l'opposé. L'État est sacré, non pas à la manière d'une idole, mais comme les objets du culte, ou les pierres de l'autel, ou l'eau du baptême, ou toute autre chose semblable. Tout le monde sait que c'est seulement de la matière. Mais des morceaux de matière sont regardés comme sacrés parce qu'ils servent à un objet sacré. C'est l'espèce de majesté qui convient à l'État. Si on ne sait pas insuffler au peuple de France une semblable inspiration, il aura le choix seulement entre le désordre et l'idolâtrie
    ." (p.120)
    -Simone Weil, L'enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain, écrit en 1943, édité à Paris, Éditions Gallimard, 1949, cité d'après coll. "Les classiques des sciences sociales", 198 pages.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

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    Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale + Écrits historiques et politiques + L'enracinement Empty Re: Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale + Écrits historiques et politiques + L'enracinement

    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 19 Sep - 17:11

    "Vouloir conduire des créatures humaines – autrui ou soi-même – vers le bien en indiquant seulement la direction, sans avoir veillé à assurer la présence des mobiles correspondants, c'est comme si l'on voulait, en appuyant sur l'accélérateur, faire avancer une auto vide d'essence." (p.125)

    "Par-dessus le reste le général de Gaulle, entouré de ceux qui l'ont suivi, est un symbole. Le symbole de la fidélité de la France à elle-même, concentrée un moment en lui presque seul ; et surtout le symbole de tout ce qui dans l'homme refuse la basse adoration de la force." (p.127)

    "La politique, comme toute activité humaine, est une activité dirigée vers un bien." (p.132)

    "Les sentiments personnels jouent dans les grands événements du monde un rôle qu'on ne discerne jamais dans toute son étendue. Le fait qu'il y a ou qu'il n'y a pas amitié entre deux hommes, entre deux milieux humains, peut dans certains cas être décisif pour la destinée du genre humain.

    C'est tout à fait compréhensible. Une vérité n'apparaît jamais que dans l'esprit d'un être humain particulier. Comment la communiquera-t-il ? S'il essaie de l'exposer, il ne sera pas écouté ; car les autres, ne connaissant pas cette vérité, ne la reconnaîtront pas pour telle ; ils ne sauront pas que ce qu'il est en train de dire est vrai ; ils n'y porteront pas une attention suffisante pour s'en apercevoir ; car ils n'auront aucun motif d'accomplir cet effort d'attention.

    Mais l'amitié, l'admiration, la sympathie, ou tout autre sentiment bienveillant les disposerait naturellement à un certain degré d'attention. Un homme qui a quelque chose de nouveau à dire – car pour les lieux communs nulle attention n'est nécessaire – ne peut être d'abord écouté que de ceux qui l'aiment.

    Ainsi la circulation des vérités parmi les hommes dépend entièrement de l'état des sentiments ; et il en est ainsi pour toutes les espèces de vérités.

    Chez des exilés qui n'oublient pas leur pays – et ceux qui l'oublient sont perdus – le cœur est si irrésistiblement tourné vers la patrie malheureuse qu'il y a peu de ressources affectives pour l'amitié à l'égard du pays qu'on habite. Cette amitié ne peut pas vraiment germer et, pousser dans leur cœur s'ils ne se font pas une sorte de violence. Mais cette violence est une obligation.

    Les Français qui sont à Londres n'ont pas de plus impérieuse obligation envers le peuple français, qui vit les yeux tournés vers eux, que de faire en sorte qu'il y ait entre eux-mêmes et l'élite des Anglais une amitié réelle, vivante, chaleureuse, intime, efficace.
    " (p.137)

    "On ne regarde presque jamais la politique comme un art d'espèce tellement élevée. Mais c'est qu'on est accoutumé depuis des siècles à la regarder seulement, ou en tout cas principalement, comme la technique de l'acquisition et de la conservation du pouvoir.

    Or le pouvoir n'est pas une fin. Par nature, par essence, par définition, il constitue exclusivement un moyen. Il est à la politique ce qu'est un piano à la composition musicale. Un compositeur qui a besoin d'un piano pour l'invention des mélodies se trouvera embarrassé s'il est dans un village où il n'y en ait pas. Mais si on lui en procure un, il s'agit alors qu'il compose.

    Malheureux que nous sommes, nous avions confondu la fabrication d'un piano avec la composition d'une sonate.

    Une méthode d'éducation n'est pas grand-chose si elle n'a pas pour inspiration la conception d'une certaine perfection humaine. Quand il s'agit de l'éducation d'un peuple, cette conception doit être celle d'une civilisation. Il ne faut pas la chercher dans le passé, qui ne contient que de l'imparfait. Bien moins encore dans nos rêves d'avenir, qui sont par nécessité aussi médiocres que nous-mêmes, et par suite de très loin inférieurs au passé. Il faut chercher l'inspiration d'une telle éducation, comme la méthode elle-même, parmi les vérités éternellement inscrites dans la nature des choses.
    " (p.145)

    "L'art gaulois ne risque pas d'être l'objet de mémoires de la part de nos archéologues, parce que la matière en était le bois. Mais la ville de Bourges était une si pure merveille de beauté que les Gaulois perdirent leur dernière campagne faute d'avoir le courage de la détruire eux-mêmes. Bien entendu, César la détruisit, et massacra du même coup la totalité des quarante mille êtres humains qui s'y trouvaient.

    On sait par César que les études des Druides duraient vingt ans et consistaient à apprendre par cœur des poèmes concernant la divinité et l'univers. La poésie gauloise contenait donc en tout cas une quantité de poèmes religieux et métaphysiques telle qu'elle constituait la matière de vingt ans d'études. À coté de l'incroyable richesse suggérée par cette seule indication, la poésie latine, malgré Lucrèce, est quelque chose de misérable.

    Diogène Laërce dit qu'une tradition attribuait à la sagesse grecque plusieurs origines étrangères, parmi lesquelles les Druides de Gaule. D'autres textes indiquent que la pensée des Druides s'apparentait à celle des Pythagoriciens. Ainsi il y avait dans ce peuple une mer de poésie sacrée dont les œuvres de Platon peuvent seules nous permettre de nous représenter l'inspiration
    ." (p.147)

    "Le seul châtiment capable de punir Hitler et de détourner de son exemple les petits garçons assoiffés de grandeur des siècles à venir, c'est une transformation si totale du sens de la grandeur qu'il en soit exclu.

    C'est une chimère, due à l'aveuglement des haines nationales, que de croire qu'on puisse exclure Hitler de la grandeur sans une transformation totale, parmi les hommes d'aujourd'hui, de la conception et du sens de la grandeur. Et pour contribuer à cette transformation, il faut l'avoir accomplie en soi-même. Chacun peut en cet instant même commencer le châtiment d'Hitler dans l'intérieur de sa propre âme, en modifiant la distribution du sentiment de la grandeur. C'est loin d'être facile, car une pression sociale aussi lourde et enveloppante que celle de l'atmosphère s'y oppose. Il faut, pour y parvenir, s'exclure spirituellement de la société.
    " (p.150)

    "Peut-on admirer sans aimer ? Et si l'admiration est un amour, comment ose-t-on aimer autre chose que le bien ?

    Il serait simple de faire avec soi-même le pacte de n'admirer dans l'histoire que les actions et les vies au travers desquelles rayonne l'esprit de vérité, de justice et d'amour ; et, loin au-dessous, celles à l'intérieur desquelles on peut discerner à l'œuvre un pressentiment réel de cet esprit.

    Cela exclut, par exemple, saint Louis lui-même, à cause du fâcheux conseil donné à ses amis, de plonger leur épée au ventre de quiconque tiendrait en leur présence des propos entachés d'hérésie ou d'incrédulité.

    On dira, il est vrai, pour l'excuser, que c'était l'esprit de son temps, lequel, étant situé sept siècles avant le nôtre, était obnubilé en proportion. C'est un mensonge. Peu avant saint Louis, les catholiques de Béziers, loin de plonger leur épée dans le corps des hérétiques de leur ville, sont tous morts plutôt que de consentir à les livrer.

    L'Église a oublié de les mettre au rang des martyrs, rang qu'elle accorde à des inquisiteurs punis de mort par leurs victimes. Les amateurs de la tolérance, des lumières et de la laïcité, au cours des trois derniers siècles, n'ont guère commémoré ce souvenir non plus ; une forme aussi héroïque de la vertu qu'ils nomment platement tolérance aurait été gênante pour eux.

    Mais quand même ce serait vrai, quand même la cruauté du fanatisme aurait dominé toutes les âmes du Moyen Âge, l'unique conclusion à en tirer serait qu'il n'y a rien à admirer ni à aimer dans cette époque. Cela ne mettrait pas saint Louis un millimètre plus près du bien. L'esprit de vérité, de justice et d'amour n'a absolument rien à voir avec un millésime ; il est éternel ; le mal est la distance qui sépare de lui les actions et les pensées ; une cruauté du Xe siècle est exactement aussi cruelle, ni plus ni moins, qu'une cruauté du XIXe
    ." (p.151)

    "Il n'y a pas de patrie sans histoire. On voit trop bien aux États-Unis ce que c'est qu'un peuple privé de la dimension du temps.

    D'autres proposent d'enseigner l'histoire en mettant les guerres au dernier plan. Ce serait mentir. Nous ne sentons que trop aujourd'hui, il est également évident pour le passé, que rien n'est plus important pour les peuples que la guerre. Il faut parler de la guerre autant ou plus qu'on ne fait ; mais il faut en parler autrement.

    Il n'y a pas d'autre procédé pour la connaissance du coeur humain que l'étude de l'histoire jointe à l'expérience de la vie, de telle manière qu'elles s'éclairent mutuellement. On a l'obligation de fournir cette nourriture aux esprits des adolescents et des hommes. Mais il faut que ce soit une nourriture de vérité. Il faut non seulement que les faits soient exacts autant qu'on peut les contrôler, mais qu'ils soient montrés dans leur perspective vraie relativement au bien et au mal
    ." (p.153)

    "Pour aimer la France, il faut sentir qu'elle a un passé, mais il ne faut pas aimer l'enveloppe historique de ce passé. Il faut en aimer la partie muette, anonyme, disparue." (p.153)

    "L'Arioste n'a pas rougi de dire à son maître le duc d'Este, au cours de son poème, quelque chose qui revient à ceci : Je suis en votre pouvoir pendant ma vie, et il dépend de vous que je sois riche ou pauvre. Mais votre nom est en mon pouvoir dans l'avenir, et il dépend de moi que dans trois cents ans on dise de vous du bien, du mal, ou rien. Nous avons intérêt à nous entendre. Donnez-moi la faveur et la richesse et je ferai votre éloge.

    Virgile avait bien trop le sens des convenances pour exposer publiquement un marché de cette nature. Mais en fait, c'est exactement le marché qui a eu lieu entre Auguste et lui. Ses vers sont souvent délicieux à lire, mais malgré cela, pour lui et ses pareils, il faudrait trouver un autre nom que celui de poète. La poésie ne se vend pas. Dieu serait injuste si
    l'Énéide, ayant été composée dans ces conditions, valait l'Iliade. Mais Dieu est juste, et l'Énéide est infiniment loin de cette égalité." (p.154)

    "Dans la poésie, il faut commencer par Villon, le premier, le plus grand." (p.155)

    "L'existence de la science donne mauvaise conscience aux chrétiens. Peu d'entre eux osent être certains que, s'ils partaient de zéro et s'ils considéraient tous les problèmes en abolissant toute préférence, dans un esprit d'examen absolument impartial, le dogme chrétien leur apparaîtrait comme étant manifestement et totalement la vérité.
    Cette incertitude devrait relâcher leurs liens avec la religion ; il n'en est pas ainsi, et ce qui empêche qu'il en soit ainsi, c'est que la vie religieuse leur fournit quelque chose dont ils ont besoin. Ils sentent plus ou moins confusément eux-mêmes qu'ils sont attachés à la religion par un besoin. Or le besoin n'est pas un lien légitime de l'homme à Dieu.
    " (p.163)

    "La foi est avant tout la certitude que le bien est un. Croire qu'il y a plusieurs biens distincts et mutuellement indépendants, comme vérité, beauté, moralité, c'est cela qui constitue le péché de polythéisme, et non pas laisser l'imagination jouer avec Apollon et Diane." (p.166)

    "L'amour réel et pur désire toujours avant tout demeurer tout entier dans la vérité, quelle qu'elle puisse être, inconditionnellement. Toute autre espèce d'amour désire avant tout des satisfactions, et de ce fait est principe d'erreur et de mensonge." (p.167)

    "Aux XVe et XVIIe siècles, les savants se lançaient des défis. Quand ils publiaient leurs découvertes, ils omettaient exprès des chaînons dans l'enchaînement des preuves, ou bien ils en bouleversaient l'ordre, pour empêcher leurs collègues de comprendre tout à fait ; ils se garantissaient ainsi du danger qu'un rival pût prétendre avoir fait la même découverte avant eux. Descartes lui-même avoue avoir fait cela dans sa Géométrie. Cela prouve qu'il n'était pas un philosophe au sens qu'avait le mot pour Pythagore et Platon, un amant de la Sagesse divine ; depuis la disparition de la Grèce il n'y a pas eu de philosophe.

    Aujourd'hui, dès qu'un savant a trouvé quelque chose, avant même d'en avoir mûri et éprouvé la valeur, il se précipite pour envoyer ce qu'on appelle une « note au compte rendu » afin de s'assurer la priorité. Un cas comme celui de Gauss est peut-être unique dans notre science ; il oubliait dans des fonds de tiroirs des manuscrits enfermant les découvertes les plus merveilleuses, puis, quand quelqu'un mettait au jour quelque chose de sensationnel, il faisait remarquer négligemment : « Tout cela est exact, je l'avais trouvé il y a quinze ans ; mais on peut aller beaucoup plus loin dans ce sens et poser encore tel, tel et tel théorème. » Mais aussi c'était un génie de tout premier ordre. Peut-être y en a-t-il eu quelques-uns comme cela, une minuscule poignée, au cours des trois ou quatre derniers siècles ; ce qu'a signifié la science pour eux est resté leur secret. Les stimulants inférieurs tiennent une très grande place dans l'effort quotidien de tous les autres
    ." (p.169)

    "L'esprit de vérité peut résider dans la science à la condition que le mobile du savant soit l'amour de l'objet qui est la matière de son étude. Cet objet, c'est l'univers dans lequel nous vivons. Que peut-on aimer en lui, sinon sa beauté ? La vraie définition de la science, c'est qu'elle est l'étude de la beauté du monde." (p.171)

    "Caligula avait derrière lui, quand il mangeait, des sénateurs debout en tunique, ce qui était à Rome pour les esclaves la marque caractéristique de la dégradation. Aux banquets il s'absentait un quart d'heure pour emmener une femme noble dans son cabinet particulier, puis la ramenait rouge et décoiffée parmi les convives, au nombre desquels était son mari. Mais ces gens avaient toujours trouvé tout naturel de traiter ainsi non seulement leurs esclaves, mais les populations colonisées des provinces. Ainsi dans le culte de l'Empereur, ce qui était divinisé, c'était l'institution de l'esclavage. Des millions d'esclaves rendaient un culte idolâtre à leur propriétaire." (p.180)

    "Quand un être humain s'est mis par un crime hors du bien, le vrai châtiment constitue sa réintégration dans la plénitude du bien par le moyen de la douleur. Rien n'est merveilleux comme un châtiment." (p.197)
    -Simone Weil, L'enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain, écrit en 1943, édité à Paris, Éditions Gallimard, 1949, cité d'après coll. "Les classiques des sciences sociales", 198 pages.




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    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

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