http://www.freepdf.info/index.php?post/Weil-Simone-Reflexions-sur-les-causes-de-la-liberte-et-de-l%E2%80%99oppression-sociale
"Que le triomphe des mouvements autoritaires et nationalistes ruine un peu partout l'espoir que de braves gens avaient mis dans la démocratie et dans le pacifisme, ce n'est qu'une partie du mal dont nous souffrons ; il est bien plus profond et bien plus étendu. On peut se demander s'il existe un domaine de la vie publique ou privée où les sources mêmes de l'activité et de l'espérance ne soient pas empoisonnées par les conditions dans lesquelles nous vivons. Le travail ne s'accomplit plus avec la conscience orgueilleuse qu'on est utile, mais avec le sentiment humiliant et angoissant de posséder un privilège octroyé par une passagère faveur du sort, un privilège dont on exclut plusieurs êtres humains du fait même qu'on en jouit, bref une place." (p.7)
"Le progrès technique semble avoir fait faillite, puisque au lieu du bien-être il n'a apporté aux masses que la misère physique et morale où nous les voyons se débattre." (p.7)
"Quant au progrès scientifique, on voit mal à quoi il peut être utile d'empiler encore des connaissances sur un amas déjà bien trop vaste pour pouvoir être embrassé par la pensée même des spécialistes ; et l'expérience montre que nos aïeux se sont trompés en croyant à la diffusion des lumières, puisqu'on ne peut divulguer aux masses qu'une misérable caricature de la culture." (p.
"Nous vivons une époque privée d'avenir. L'attente de ce qui viendra n'est plus espérance, mais angoisse." (p.
"Depuis plus d'un siècle, chaque génération de révolutionnaires a espéré tour à tour en une révolution prochaine ; aujourd'hui, cette espérance a perdu tout ce qui pouvait lui servir de support. Ni dans le régime issu de la révolution d'Octobre, ni dans les deux Internationales, ni dans les partis socialistes ou communistes indépendants, ni dans les syndicats, ni dans les organisations anarchistes, ni dans les petits groupements de jeunes qui ont surgi en si grand nombre depuis quelque temps, on ne peut trouver quoi que ce soit de vigoureux, de sain ou de pur ; voici longtemps que la classe ouvrière n'a donné aucun signe de cette spontanéité sur laquelle comptait Rosa Luxemburg, et qui d'ailleurs ne s'est jamais manifestée que pour être aussitôt noyée dans le sang ; les classes moyennes ne sont séduites par la révolution que quand elle est évoquée, à des fins démagogiques, par des apprentis dictateurs." (p.8-9)
"Qui sait si les révolutionnaires n'ont pas versé leur sang aussi vainement que ces Grecs et ces Troyens du poète qui, dupés par une fausse apparence, se battirent dix ans autour de l'ombre d'Hélène ?" (p.9)
"Marx a bien montré que la véritable raison de l'exploitation des travailleurs, ce n'est pas le désir qu'auraient les capitalistes de jouir et de consommer, mais la nécessité d'agrandir l'entreprise le plus rapidement possible afin de la rendre plus puissante que ses concurrentes. Or ce n'est pas seulement l'entreprise, mais toute espèce de collectivité travailleuse, quelle qu'elle soit, qui a besoin de restreindre au maximum la consommation de ses membres pour consacrer le plus possible de temps à se forger des armes contre les collectivités rivales ; de sorte qu'aussi longtemps qu'il y aura, sur la surface du globe, une lutte pour la puissance, et aussi longtemps que le facteur décisif de la victoire sera la production industrielle, les ouvriers seront exploités. À vrai dire, Marx supposait précisément, sans le prouver d'ailleurs, que toute espèce de lutte pour la puissance disparaîtra le jour où le socialisme sera établi dans tous les pays industriels ; le seul malheur est que, comme Marx l'avait reconnu lui même, la révolution ne peut se faire partout à la fois ; et lorsqu'elle se fait dans un pays, elle ne supprime pas pour ce pays, mais accentue au contraire la nécessité d'exploiter et d'opprimer les masses travailleuses, de peur d'être plus faible que les autres nations. C'est ce dont l'histoire de la révolution russe constitue une illustration douloureuse." (p.11)
"Il est rare cependant que les croyances réconfortantes soient en même temps raisonnables." (p.14)
"L'essor de la grande industrie a fait des forces productives la divinité d'une sorte de religion dont Marx a subi malgré lui l'influence en élaborant sa conception de l'histoire. Le terme de religion peut surprendre quand il s'agit de Marx ; mais croire que notre volonté converge avec une volonté mystérieuse qui serait à l'œuvre dans le monde et nous aiderait à vaincre, c'est penser religieusement, c'est croire à la Providence. D'ailleurs le vocabulaire même de Marx en témoigne, puisqu'il contient des expressions quasi mystiques, telles que « la mission historique du prolétariat ». Cette religion des forces productives au nom de laquelle des générations de chefs d'entreprise ont écrasé les masses travailleuses sans le moindre remords constitue également un facteur d'oppression à l'intérieur du mouvement socialiste ; toutes les religions font de l'homme un simple instrument de la Providence, et le socialisme lui aussi met les hommes au service du progrès historique, c'est-à-dire du progrès de la production." (p.15)
"Quel que soit l'outrage infligé à la mémoire de Marx par le culte que lui vouent les oppresseurs de la Russie moderne, il n'est pas entièrement immérité. Marx, il est vrai, n'a jamais eu d'autre mobile qu'une aspiration généreuse à la liberté et à l'égalité ; seulement cette aspiration, séparée de la religion matérialiste avec laquelle elle se confondait dans son esprit, n'appartient plus qu'à ce que Marx nommait dédaigneusement le socialisme utopique." (p.16)
"Il faudrait pouvoir faire la somme de tous les travaux dont on pourrait se dispenser au prix d'une transformation du régime de la propriété. Encore la question ne serait-elle pas résolue par là ; il faut tenir compte des travaux qu'impliquerait la réorganisation complète de l'appareil de production, réorganisation nécessaire pour que la production soit adaptée à sa fin nouvelle, à savoir le bien-être des masses ; il ne faut pas oublier que la fabrication des armements ne serait pas abandonnée avant que le régime capitaliste ne soit détruit partout ; surtout il faut prévoir que la destruction du profit individuel, tout en faisant disparaître certaines formes de gaspillage, en susciterait nécessairement d'autres. Des calculs précis sont évidemment impossibles à établir ; mais ils ne sont pas indispensables pour apercevoir que la suppression de la propriété privée serait loin de suffire à empêcher que le labeur des mines et des usines continue à peser comme un esclavage sur ceux qui y sont assujettis." (p.17)
"On peut aussi, et on devra sans doute un jour, trouver des sources d'énergie nouvelles ; seulement rien ne garantit que l'utilisation en exigera moins de travail que l'utilisation de la houille ou des huiles lourdes ; le contraire est également possible. [...] Or dès lors que le hasard entre en jeu, la notion de progrès continu n'est plus applicable. Ainsi espérer que le développement de la science amènera quelque jour, : d'une manière en quelque sorte automatique, la découverte d'une source d'énergie qui serait utilisable d'une manière presque immédiate pour tous les besoins humains, c'est rêver. On ne peut démontrer que ce soit impossible ; et à vrai dire il est possible aussi qu'un beau jour quelque transformation soudaine de l'ordre astronomique octroie à de vastes étendues du globe terrestre le climat enchanteur qui permet, dit-on, à certaines peuplades primitives de vivre sans travail ; mais les possibilités de cet ordre ne doivent jamais entrer en ligne de compte." (p.19)
"Jamais aucune technique ne dispensera les hommes de renouveler et d'adapter continuellement, à la sueur de leur front, l'outillage dont ils se servent." (p.23)
"« L'étape supérieure du communisme » considérée par Marx comme le dernier terme de l'évolution sociale est, en somme, une utopie absolument analogue à celle du mouvement perpétuel. Et c'est au nom de cette utopie que les révolutionnaires ont versé leur sang. Pour mieux dire ils ont versé leur sang au nom ou de cette utopie ou de la croyance également utopique que le système de production actuel pourrait être mis par un simple décret au service d'une société d'hommes libres et égaux. Quoi d'étonnant si tout ce sang a coulé en vain ? L'histoire du mouvement ouvrier s'éclaire ainsi d'une lumière cruelle, mais particulièrement vive. On peut la résumer tout entière en remarquant que la classe ouvrière n'a jamais fait preuve de force qu'autant qu'elle a servi autre chose que la révolution ouvrière. Le mouvement ouvrier a pu donner l'illusion de la puissance aussi longtemps qu'il s'est agi pour lui de contribuer à liquider les vestiges de la féodalité, à aménager la domination capitaliste." (p.25-26)
"Le mot de révolution est un mot pour lequel on tue, pour lequel on meurt, pour lequel on envoie les masses populaires à la mort, mais qui n'a aucun contenu." (p.25)
"Ce que nous demanderions à la révolution, c'est l'abolition de l'oppression sociale ; mais pour que cette notion ait au moins des chances d'avoir une signification quelconque, il faut avoir soin de distinguer entre oppression et subordination des caprices individuels à un ordre social. Tant qu'il y aura une société, elle enfermera la vie des individus dans des limites fort étroites et leur imposera ses règles ; mais cette contrainte inévitable ne mérite d'être nommée oppression que dans la mesure où, du fait quelle provoque une séparation entre ceux qui l'exercent et ceux qui la subissent, elle met les seconds à la discrétion des premiers et fait ainsi peser jusqu’à l'écrasement physique et moral la pression de ceux qui commandent sur ceux qui exécutent. Même après cette distinction, rien ne permet au premier abord de supposer que la suppression de l'oppression soit ou possible ou même seulement concevable à titre de limite. Marx a fait voir avec force, dans des analyses dont lui-même a méconnu la portée, que le régime actuel de la production, à savoir la grande industrie, réduit l'ouvrier à n'être qu'un rouage de la fabrique et un simple instrument aux mains de ceux qui le dirigent ; et il est vain d'espérer que le progrès technique puisse, par une diminution progressive et continue de l'effort de la production, alléger, jusqu'à le faire presque disparaître, le double poids sur l'homme de la nature et de la société. Le problème est donc bien clair ; il s'agit de savoir si l'on peut concevoir une organisation de la production qui, bien qu'impuissante à éliminer les nécessités naturelles et la contrainte sociale qui en résulte, leur permettrait du moins de s'exercer sans écraser sous 1'oppression les esprits et les corps." (p.26-27)
"Pendant des siècles, des âmes généreuses ont considéré la puissance des oppresseurs comme constituant une usurpation pure et simple, à laquelle il fallait tenter de s'opposer soit par la simple expression d'une réprobation radicale, soit par la force armée mise au service de la justice. Des deux manières, l'échec a toujours été complet ; et jamais il n'était plus significatif que quand il prenait un moment l'apparence de la victoire, comme ce fut le cas pour la Révolution française, et qu'après avoir effectivement réussi à faire disparaître une certaine forme d'oppression, on assistait, impuissant, à l'installation immédiate d'une oppression nouvelle.
La réflexion sur cet échec retentissant, qui était venu couronner tous les autres, amena enfin Marx à comprendre qu'on ne peut supprimer l'oppression tant que subsistent les causes qui la rendent inévitable, et que ces causes résident dans les conditions objectives, c'est-à-dire matérielles, de l'organisation sociale. Il élabora ainsi une conception de l'oppression tout à fait neuve, non plus en tant qu'usurpation d'un privilège, mais en tant qu'organe d'une fonction sociale. Cette fonction, c'est celle même qui consiste à développer les forces productives, dans la mesure où ce développement exige de durs efforts et de lourdes privations ; et, entre ce développement et l'oppression sociale, Marx et Engels ont aperçu des rapports réciproques. Tout d'abord, selon eux, l'oppression s'établit seulement quand les progrès de la production ont suscité une division du travail assez poussée pour que l'échange, le commandement militaire et le gouvernement constituent des fonctions distinctes ; d'autre part l'oppression, une fois établie, provoque le développement ultérieur des forces productives, et change de forme à mesure que l'exige ce développement, jusqu'au jour où, devenue pour lui une entrave et non une aide, elle disparaît purement et simplement. Quelque brillantes que soient les analyses concrètes par lesquelles les marxistes ont illustré ce schéma, et bien qu'il constitue un progrès sur les naïves indignations qu'il a remplacées, on ne peut dire qu'il mette en lumière le mécanisme de l'oppression. Il n'en décrit que partiellement la naissance ; car pourquoi la division du travail se tournerait-elle nécessairement en oppression ? Il ne permet nullement d'en attendre raisonnablement la fin ; car, si Marx a cru montrer comment le régime capitaliste finit par entraver la production, il n'a même pas essayé de prouver que, de nos jours, tout autre régime oppressif l'entraverait pareillement ; et de plus on ignore pourquoi l'oppression ne pourrait pas réussir à se maintenir, même une fois devenue un. facteur de régression économique. Surtout Marx omet d'expliquer pourquoi l'oppression est invincible aussi longtemps qu'elle est utile, pourquoi les opprimés en révolte n'ont jamais réussi à fonder une société non oppressive, soit sur la base des forces productives de leur époque, soit même au prix d'une régression économique qui pouvait difficilement accroître leur misère ; et enfin il laisse tout à fait dans l'ombre les principes généraux du mécanisme par lequel une forme déterminée d'oppression est remplacée par une autre." (p.28-29)
"L'action politique pourrait devenir quelque chose d'analogue à un travail, au lieu d'être, comme ce fut le cas jusqu'ici, soit un jeu, soit une branche de la magie." (p.32)
"Parmi toutes les formes d'organisation sociale que nous présente l'histoire, fort rares sont celles qui apparaissent comme vraiment pures d'oppression ; encore sont-elles assez mal connues. Toutes correspondent à un niveau extrêmement bas de la production, si bas que la division du travail y est à peu près inconnue, sinon entre les sexes, et que chaque famille ne produit guère plus que ce qu'elle a besoin de consommer. Il est assez clair d'ailleurs qu'une pareille condition matérielle exclut forcément l'oppression, puisque chaque homme, contraint de se nourrir lui-même, est sans cesse aux prises avec la nature extérieure ; la guerre même, à ce stade, est guerre de pillage et d'extermination, non de conquête, parce que les moyens d'assurer la conquête et surtout d'en tirer parti font défaut. Ce qui est surprenant, ce n'est pas que l'oppression apparaisse seulement à partir des formes plus élevées de l'économie, c'est qu'elle les accompagne toujours. C'est donc qu'entre une économie tout à fait primitive et les formes économiques plus développées il n'y a pas seulement différence de degré, mais aussi de nature. Et en effet, si, du point de vue de la consommation, il n'y a que passage à un peu plus de bien-être, la production, qui est le facteur décisif, se transforme, elle, dans son essence même. Cette transformation consiste à première vue en un affranchissement progressif à l'égard de la nature. Dans les formes tout à fait primitives de la production, chasse, pêche, cueillette, l'effort humain apparaît comme une simple réaction à la pression inexorable continuellement exercée par la nature sur l'homme, et cela de deux manières ; tout d'abord il s'accomplit, ou peu s'en faut, sous la contrainte immédiate, sous l'aiguillon continuellement ressenti des besoins naturels ; et par une conséquence indirecte, l'action semble recevoir sa forme de la nature elle-même, à cause du rôle important qu'y jouent une intuition analogue à l'instinct animal et une patiente observation des phénomènes naturels les plus fréquents, à cause aussi de la répétition indéfinie des procédés qui ont souvent réussi sans qu'on sache pourquoi, et qui sont sans doute regardés comme étant accueillis par la nature avec une faveur particulière. À ce stade, chaque homme est nécessairement libre à l'égard des autres hommes, parce qu'il est en contact immédiat avec les conditions de sa propre existence, et que rien d'humain ne s'interpose entre elles et lui ; mais en revanche, et dans la même mesure, il est étroitement assujetti à la domination de la nature, et il le laisse bien voir en la divinisant. Aux étapes supérieures de la production, la contrainte de la nature continue certes à s'exercer, et toujours impitoyablement, mais d'une manière en apparence moins immédiate ; elle semble devenir de plus en plus large et laisser une marge croissante au libre choix de l’homme, à sa faculté d'initiative et de décision. L'action n'est plus collée d'instant en instant aux exigences de la nature ; on apprend à constituer des réserves, à longue échéance, pour des besoins non encore ressentis ; les efforts qui ne sont susceptibles que d'une utilité indirecte se font de plus en plus nombreux ; du même coup une coordination systématique dans le temps et dans l'espace devient possible et nécessaire, et l'importance s'en accroît continuellement. Bref l'homme semble passer par étapes, à l'égard de la nature, de l'esclavage à la domination. En même temps la nature perd graduellement son caractère divin, et la divinité revêt de plus en plus la forme humaine. Par malheur, cette émancipation n'est qu'une flatteuse apparence. En réalité, à ces étapes supérieures, l'action humaine continue, dans l'ensemble, à n'être que pure obéissance à l'aiguillon brutal d'une nécessité immédiate ; seulement, au lieu d'être harcelé par la nature, l'homme est désormais harcelé par l'homme. Au reste c'est bien toujours la pression de la nature qui continue à se faire sentir, quoique indirectement ; car l'oppression s'exerce par la force, et en fin de compte, toute force a sa source dans la nature." (p.33-35)
"Les armes, elles aussi, donnent naissance à un privilège du jour où d'une part elles sont assez puissantes pour rendre impossible toute défense d'hommes désarmés contre des hommes armés, et où d'autre part leur maniement est devenu assez perfectionné et par suite assez difficile pour exiger un long apprentissage et une pratique continuelle. Car dès lors les travailleurs sont impuissants à se défendre, au lieu que les guerriers, tout en se trouvant dans l'impossibilité de produire, peuvent toujours s'emparer par les armes des fruits du travail d'autrui ; ainsi les travailleurs sont à la merci des guerriers, et non inversement." (p.35-36)
"Un groupement social, pour être en mesure de se défendre contre les puissances extérieures qui voudraient se l'annexer, doit lui-même se soumettre à une autorité oppressive ; que le pouvoir ainsi établi, pour se maintenir en place, doit attiser les conflits avec les pouvoirs rivaux ; et ainsi de suite, encore une fois. C'est ainsi que le plus funeste des cercles vicieux entraîne la société tout entière à la suite de ses maîtres dans une ronde insensée." (p.37-38)
"On ne peut briser le cercle que de deux manières, ou en supprimant l'inégalité, ou en établissant un pouvoir stable, un pouvoir tel qu'il y ait équilibre entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Cette seconde solution est celle qu'ont recherchée tous ceux que l'on nomme partisans de l'ordre, ou du moins tous ceux d'entre eux qui n'ont été mus ni par la servilité ni par l'ambition ; ce fut sans doute le cas des écrivains latins qui louèrent « l'immense majesté de la paix romaine », de Dante, de l'école réactionnaire du début du XIXe siècle, de Balzac, et, aujourd'hui, des hommes de droite sincères et réfléchis. Mais cette stabilité du pouvoir, objectif de ceux qui se disent réalistes, apparaît comme une chimère, si l'on y regarde de près, au même titre que l'utopie anarchiste." (p.38)
"Les hommes sont des êtres essentiellement actifs, et possèdent une faculté de se déterminer eux-mêmes qu'ils ne peuvent jamais abdiquer, même s'ils le désirent, sinon le jour où ils retombent par la mort à l'état de matière inerte." (p.39)
"D'une manière générale, entre êtres humain, les rapports de domination et de soumission, n'étant jamais pleinement acceptables, constituent toujours un déséquilibre sans remède et qui s'aggrave perpétuellement lui-même ; il en est ainsi même dam le domaine de la vie privée, où l'amour, par exemple, détruit tout équilibre dans l'âme dès qu'il cherche à s'asservir son objet ou à s'y asservir. Mais là du moins rien d'extérieur ne s'oppose à ce que la raison revienne [...] mettre en ordre en établissant la liberté et l'égalité ; au lieu que les rapports sociaux, dans la mesure où les procédés mêmes du travail et du combat excluent l'égalité, semblent faire peser la folie sur les hommes comme une fatalité extérieure. Car du fait qu'il n'y a jamais pouvoir, mais seulement course au pouvoir, et que cette course est sans terme, sans limite, sans mesure, il n'y a pas non plus de limite ni de mesure aux efforts qu'elle exige ; ceux qui s'y livrent, contraints de faire toujours plus que leurs rivaux, qui s'efforcent de leur côté de faire plus qu'eux, doivent sacrifier non seulement l'existence des esclaves, mais la leur propre et celle des êtres les plus chers." (p.39)
"La course au pouvoir asservit tout le monde, les puissants comme les faibles." (p.39)
"Le véritable sujet de l'Iliade, c'est l'emprise de la guerre sur les guerriers, et, par leur intermédiaire, sur tous les humains ; nul ne sait pourquoi chacun se sacrifie, et sacrifie tous les siens, à une guerre meurtrière et sans objet, et c'est pourquoi, tout au long du poème, c'est aux dieux qu'est attribuée l'influence mystérieuse qui fait échec aux pourparlers de paix, rallume sans cesse les hostilités, ramène les combattants qu'un éclair de raison pousse à abandonner la lutte." (p.40)
"Ce n'est pas parce qu'elle devient nuisible à la production que l'oppression peut prendre fin ; la « révolte des forces productrices », si naïvement invoquée par Trotsky comme un facteur de l'histoire, est une pure fiction. On se tromperait de même en supposant que l'oppression cesse d'être inéluctable dès que les forces productives sont assez développées pour pouvoir assurer à tous le bien-être et le loisir. Aristote admettait qu'il n'y aurait plus aucun obstacle à la suppression de l'esclavage si l'on pouvait faire assumer les travaux indispensables par des « esclaves mécaniques », et Marx, quand il a tenté d'anticiper sur l'avenir de l'espèce humaine, n'a fait que reprendre et développer cette conception. Elle serait juste si les homme étaient conduits par la considération du bien-être ; mais, depuis l'époque de l'Iliade jusqu'à nos jours, les exigences insensées de la lutte pour le pouvoir ôtent même le loisir de songer au bien-être. L'élévation du rendement de l'effort humain demeurera impuissante à alléger le poids de cet effort aussi longtemps que la structure sociale impliquera le renversement du rapport entre le moyen et la fin, autrement dit aussi longtemps que les procédés du travail et du combat donneront à quelques-uns un pouvoir discrétionnaire sur les masses ; car les fatigues et les privations devenues inutiles dans la lutte contre la nature se trouveront absorbées par la guerre menée entre les hommes pour la défense ou la conquête des privilèges. Dès lors que la société est divisée en hommes qui ordonnent et hommes qui exécutent, toute la vie sociale est commandée par la lutte pour le pouvoir, et la lutte pour la subsistance n'intervient guère que comme un facteur, à vrai dire indispensable, de la première. La vue marxiste selon laquelle l'existence sociale est déterminée par les rapports entre l'homme et la nature établis par la production reste bien la seule base solide pour toute étude historique ; seulement ces rapports doivent être considérés d'abord en fonction du problème du pouvoir, les moyens de subsistance constituant simplement une donnée de ce problème. Cet ordre semble absurde, mais il ne fait que refléter l'absurdité essentielle qui est au cœur même de la vie sociale. Une étude scientifique de l'histoire serait donc une étude des actions et des réactions qui se produisent perpétuellement entre l'organisation du pouvoir et les procédés de la production ; car si le pouvoir dépend des conditions matérielles de la vie, il ne cesse jamais de transformer ces conditions elles-mêmes." (p.42-43)
"Les formes [sociales] nouvelles ne peuvent se développer que pour autant qu'elles sont compatibles avec l'ordre établi et qu'elles ne présentent, tout au moins en apparence, aucun danger pour les pouvoirs constitués ; sans quoi rien ne pourrait empêcher ces pouvoirs de les anéantir, aussi longtemps qu'ils sont les plus forts. Pour que les nouvelles formes sociales l'emportent sur les anciennes, il faut qu'au préalable ce développement continu les ait amenées à jouer effectivement un rôle plus important dans le fonctionnement de l'organisme social, autrement dit qu'elles aient suscité des forces supérieures à celles dont disposent les pouvoirs officiels. Ainsi il n'y a jamais véritablement rupture de continuité, non pas même quand la transformation du régime semble l'effet d'une lutte sanglante ; car la victoire ne fait alors que consacrer des forcés qui, dès avant la lutte, constituaient le facteur décisif de la vie collective, des formes sociales qui avaient commencé depuis longtemps à se substituer progressivement à celles sur lesquelles reposait le régime en décadence. C'est ainsi que, dans l'Empire romain, les barbares s'étaient mis à occuper les postes les plus importants, l'armée se disloquait peu à peu en bandes menées par des aventuriers et l'institution du colonat substituait progressivement le servage à l'esclavage, tout cela longtemps avant les grandes invasions. De même la bourgeoisie française n'a pas, il s'en faut, attendu 1789 pour l'emporter sur la noblesse." (p.49)
"Les efforts du travailleur moderne lui sont imposés par une contrainte aussi brutale, aussi impitoyable et qui le, serre d'aussi près que la faim serre de près le chasseur primitif ; depuis ce chasseur primitif jusqu'à l'ouvrier de nos grandes fabriques, en passant par les travailleurs égyptiens menés à coups de fouet, par les esclaves antiques, par les serfs du moyen âge que menaçait constamment l'épée des seigneurs, les hommes n'ont jamais cessé d'être poussés au travail par une force extérieure et sous peine de mort presque immédiate. Et quant à l'enchaînement des mouvements du travail, il est souvent, lui aussi, imposé du dehors à nos ouvriers tout comme aux hommes primitifs, et aussi mystérieux aux premiers qu'aux seconds ; bien plus, dans ce domaine, la contrainte est en certains cas sans comparaison plus brutale aujourd'hui qu'elle n'a jamais été ; si livré que pût être un homme primitif à la routine et aux tâtonnements aveugles, il pouvait au moins tenter de réfléchir, de combiner et d'innover à ses risques et périls, liberté dont un travailleur à la chaîne est absolument privé." (p.51-52)
"Pour que les efforts de plusieurs se combinent, il faut qu’ils soient tous dirigés par un seul et même esprit, comme l'exprime le célèbre vers de Faust : « Un esprit suffit pour mille bras. »
Dans l'organisation égalitaire des peuplades primitives, rien ne permet de résoudre aucun de ces problèmes, ni celui de la privation, ni celui du stimulant de l'effort, ni celui de la coordination des travaux ; en revanche l'oppression sociale fournit une solution immédiate, en créant, pour dire la chose en gros, deux catégories d'hommes, ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Le chef coordonne sans peine les efforts des hommes qui sont subordonnés à ses ordres ; il n'a aucune tentation à vaincre pour les réduire au strict nécessaire ; et quant au stimulant de l'effort, une organisation oppressive est admirablement propre à faire galoper les hommes au-delà des limites de leurs forces, les uns étant fouettés par l'ambition, les autres, selon la parole d'Homère, « sous la pression d'une dure nécessité ».
Les résultats sont souvent prodigieux lorsque la division des catégories sociales est assez profonde Pour que ceux qui décident les travaux ne soient jamais exposés à en ressentir ou même à en connaître ni les peines épuisantes, ni les douleurs, ni les dangers, cependant que ceux qui exécutent et souffrent n'ont pas le choix, étant perpétuellement sous le coup d'une menace de mort plus ou moins déguisée. C'est ainsi que l'homme n'échappe dans une certaine mesure aux caprices d'une nature aveugle qu'en se livrant aux caprices non moins aveugles de la lutte pour le pouvoir. Cela n'est jamais plus vrai que lorsque l'homme arrive, comme c'est le cas pour nous, à une technique assez avancée pour avoir la maîtrise des forces de la nature ; car, pour qu'il puisse en être ainsi, la coopération doit s'accomplir à une échelle tellement vaste que les dirigeants se trouvent avoir en main une masse d'affaires qui dépasse formidablement leur capacité de contrôle. L'humanité se trouve de ce fait le jouet des forces de la nature, sous la nouvelle forme que leur a donnée le progrès technique, autant qu'elle l'a jamais été dans les temps primitifs ; nous en avons fait, nous en faisons, nous en ferons l'amère expérience. Quant aux tentatives pour conserver la technique en secouant l'oppression, elles suscitent aussi-tôt une telle paresse et un tel désordre que ceux qui s'y sont livrés se trouvent le plus souvent contraints de remettre presque aussitôt la tête sous le joug ; l'expérience en a été faite sur une petite échelle dans les coopératives de production, sur une vaste échelle lors de la révolution russe. Il semblerait que l'homme naisse esclave, et que la servitude soit sa condition propre." (p.54-55)
"Et pourtant rien au monde ne peut empêcher l'homme de se sentir né pour la liberté. Jamais, quoi qu'il advienne, il ne peut accepter la servitude ; car il pense. Il n'a jamais cessé de rêver une liberté sans limites, soit comme un bonheur passé dont un châtiment l'aurait privé, soit comme un bonheur à venir qui lui serait dû par une sorte de pacte avec une providence mystérieuse. Le communisme imaginé par Marx est la forme la plus récente de ce rêve. Ce rêve est toujours demeuré vain, comme tous les rêves, ou, s'il a pu consoler, ce n'est que comme un opium ; il est temps de renoncer a rêver la liberté, et de se décider à la concevoir.
C'est la liberté parfaite qu'il faut s'efforcer de se représenter clairement, non pas dans l'espoir d'y atteindre, mais dans l'espoir d'atteindre une liberté moins imparfaite que n'est notre condition actuelle ; car le meilleur n'est concevable que par le parfait. On ne peut se diriger que vers un idéal, L'idéal est tout aussi irréalisable que le rêve, mais, à la différence du rêve, il a rapport à la réalité ; il permet, à titre de limite, de ranger des situations ou réelles ou réalisables dans l'ordre de la moindre à la plus haute valeur. La liberté parfaite ne peut pas être conçue comme consistant simplement dans la disparition de cette nécessité dont nous subissons perpétuellement la pression ; tant que l'homme vivra, c'est-à-dire tant qu'il constituera un infime fragment de cet univers impitoyable, la pression de la nécessité ne se relâchera jamais un seul instant. Un état de choses où l'homme aurait autant de jouissances et aussi peu de fatigues qu'il lui plairait ne peut pas trouver place, sinon par fiction, dans le monde où nous vivons. La nature est, il est vrai, plus clémente ou plus sévère aux besoins humains, selon les climats et peut-être selon les époques ; mais attendre l'invention miraculeuse qui la rendrait clémente partout et une fois pour toutes, c'est à peu près aussi raisonnable que les espérances attachées autrefois à la date de l'an mille. Au reste, si l'on examine cette fiction de près, il n'apparaît même pas qu'elle vaille un regret. Il suffit de tenir compte de la faiblesse humain pour comprendre qu'une vie d'où la notion même du travail aurait à peu près disparu serait livrée aux passions et peut-être à la folie ; il n'y a pas de maîtrise de soi sans discipline, et il n'y a pas d'autre source de discipline pour l'homme que l'effort demandé par les obstacles extérieurs. Un peuple d'oisifs pourrait bien s'amuser à se donner des obstacles, s'exercer aux sciences, aux arts, aux jeux ; mais les efforts qui procèdent de la seule fantaisie ne constituent pas pour l'homme un moyen de dominer ses propres fantaisies. Ce sont les obstacles auxquels on se heurte et qu'il faut surmonter qui fournissent l'occasion de se vaincre soi-même. Même les activités en apparence les plus libres, science, art, sport, n'ont de valeur qu'autant qu'elles imitent l'exactitude, la rigueur, le scrupule propres aux travaux, et même les exagèrent. Sans le modèle que leur fournissent sans le savoir le laboureur, le forgeron, le marin qui travaillent comme il faut, pour employer cette expression d'une ambiguïté admirable, elles sombreraient dans le pur arbitraire. La seule liberté qu'on puisse attribuer à l'âge d'or, c'est celle dont jouiraient les petits enfants si les parents ne leur imposaient pas des règles ; elle n'est en réalité qu'une soumission inconditionnée au caprice. Le corps humain ne peut en aucun cas cesser de dépendre du puissant univers dans le quel il est pris ; quand même l'homme cesserait d'être soumis aux choses et aux autres hommes par les besoins et les dangers, il ne leur serait que plus complètement livré par les émotions qui le saisiraient continuellement aux entrailles et dont aucune activité régulière ne le défendrait plus. Si l'on devait entendre par liberté la simple absence de toute nécessité, ce mot serait vide de toute signification concrète ; mais il ne représenterait pas alors pour nous ce dont la privation ôte à la vie sa valeur.
On peut entendre par liberté autre chose que la possibilité d'obtenir sans effort ce qui plaît. Il existe une conception bien différente de la liberté, une conception héroïque qui est celle de la sagesse commune. La liberté véritable ne se définit pas par un rapport entre le désir et la satisfaction, mais par un rapport entre la pensée et l'action ; serait tout à fait libre l'homme dont toutes les actions procéderaient d'un jugement préalable concernant la fin qu'il se propose et l'enchaînement des moyens propres à amener cette fin. Peu importe que les actions en elles-mêmes soient aisées ou douloureuses, et peu importe même qu'elles soient couronnées de succès ; la douleur et l'échec peuvent rendre l'homme malheureux, mais ne peuvent pas l'humilier aussi longtemps que c'est lui-même qui dispose de sa propre faculté d'agir. Et disposer de ses propres actions ne signifie nullement agir arbitrairement ; les actions arbitraires ne procèdent d'aucun jugement, et ne peuvent à proprement parler être appelées libres. Tout jugement porte sur une situation objective, et par suite sur un tissu de nécessités. L'homme vivant ne peut en aucun cas cesser d'être enserré de toutes parts par une nécessité absolument inflexible ; mais comme il pense, il a le choix entre céder aveuglément à l'aiguillon par lequel elle le pousse de l'extérieur, ou bien se conformer à la représentation intérieure qu'il s'en forge ; et c'est en quoi consiste l'opposition entre servitude et liberté. Les deux termes de cette opposition ne sont au reste que des limites idéales entre lesquelles se meut la vie humaine sans pouvoir jamais en atteindre aucune, sous peine de n'être plus la vie. Un homme serait complètement esclave si tous ses gestes procédaient d'une autre source que sa pensée, à savoir ou bien les réactions irraisonnées du corps, ou bien la pensée d'autrui ; l'homme primitif affamé dont tous les bonds sont provoqués par les spasmes qui tordent ses entrailles, l'esclave romain perpétuellement tendu vers les ordres d'un surveillant armé d'un fouet, l'ouvrier moderne qui travaille à la chaîne, approchent de cette condition misérable. Quant à la liberté complète, on peut en trouver un modèle abstrait dans un problème d'arithmétique ou de géométrie bien résolu ; car dans un problème tous les éléments de la solution sont donnés, et l'homme ne peut attendre de secours que de son propre jugement, seul capable d'établir entre ces éléments le rapport qui constitue par lui-même la solution cherchée. Les efforts et les victoires de la mathématique ne dépassent pas le cadre de la feuille de papier, royaume des signes et des dessins ; une vie entièrement libre serait celle où toutes les difficultés réelles se présenteraient comme des sortes de problèmes, où toutes les victoires seraient comme des solutions mises en action. Tous les éléments du succès seraient alors donnés, c'est-à-dire connus et maniables comme sont les signes du mathématicien ; pour obtenir le résultat voulu, à suffirait de mettre ces éléments en rapport grâce à la direction méthodique qu'imprimerait la pensée non plus à de simples traits de plume, niais à des mouvements effectifs et qui laisseraient leur marque dans le monde. Pour mieux dire, l'accomplissement de n'importe quel ouvrage consisterait en une combinaison d'efforts aussi consciente et aussi méthodique que peut l'être la combinaison de chiffres par laquelle s'opère la solution d'un problème lorsqu'elle procède de la réflexion. L'homme aurait alors constamment son propre sort en mains ; il forgerait à chaque moment les conditions de sa propre existence par un acte de la pensée. Le simple désir, il est vrai, ne le mènerait à rien ; il ne recevrait rien gratuitement ; et même les possibilités d'effort efficace seraient pour lui étroitement limitées. Mais le fait même de ne pouvoir rien obtenir sans avoir mis en action, pour le conquérir, toutes les puissances de la pensée et du corps, permettrait à l'homme de s'arracher sans retour à l'emprise aveugle des passions. Une vue claire du possible et de l'impossible, du facile et du difficile, des peines qui séparent le projet de l'accomplissement efface seule les désirs insatiables et les craintes vaines ; de là et non d'ailleurs procèdent la tempérance et le courage, vertus sans lesquelles la vie n'est qu'un honteux délire. Au reste toute espèce de vertu a sa source dans la rencontre qui heurte la pensée humaine à une matière sans indulgence et sans perfidie. On ne peut rien concevoir de plus grand pour l'homme qu'un sort qui le mette directement aux prises avec la nécessité nue, sans qu'il ait rien à attendre que de soi, et tel que sa vie soit une perpétuelle création de lui-même par lui-même. L'homme est un être borné à qui il n'est pas donné d'être, comme le Dieu des théologiens, l'auteur direct de sa propre existence ; mais l'homme posséderait l'équivalent humain de cette puissance divine si les conditions matérielles qui lui permettent d'exister étaient exclusivement l'œuvre de sa pensée dirigeant l'effort de ses muscles. Telle serait la liberté véritable." (p.55-60)
"Nous vivons dans un monde où l'homme ne doit attendre de miracles que de soi." (p.62)
"Dans la mesure où le sort d'un homme dépend d'autres hommes, sa propre vie échappe non seulement à ses mains, mais aussi à son intelligence ; le jugement et la résolution n'ont plus rien à quoi s'appliquer ; au lieu de combiner et d'agir, il faut s'abaisser à supplier ou à menacer ; et l'âme tombe dans des gouffres sans fond de désir et de crainte, car il n'y a pas de limites aux satisfactions et aux souffrances qu'un homme peut recevoir des autres hommes. Cette dépendance avilissante n'est pas le fait des opprimés seuls, mais au même titre quoique de manières différentes, des opprimés et des puissants." (p.68)
"Si l'on veut former, d'une manière purement théorique, la conception d'une société où la vie collective serait soumise aux hommes considérés en tant qu'individus au lieu de se les soumettre, il faut se représenter une forme de vie matérielle dans laquelle n'interviendraient que des efforts exclusivement dirigés par la pensée claire, ce qui impliquerait que chaque travailleur ait lui-même à contrôler, sans se référer à aucune règle extérieure, non seulement l'adaptation de ses efforts avec l'ouvrage à produire, mais encore leur coordination avec les efforts de tous les autres membres de la collectivité. La technique devrait être de nature à mettre perpétuellement à l'œuvre la réflexion méthodique ; l'analogie entre les techniques des différents travaux devrait être assez étroite et la culture technique assez étendue pour que chaque travailleur se fasse une idée nette de toutes les spécialités ; la coordination devrait s'établir d'une manière assez simple pour que chacun en ait perpétuellement une connaissance précise, en ce qui concerne la coopération des travailleurs aussi bien que les échanges des produits ; les collectivités ne seraient jamais assez étendues pour dépasser la portée d'un esprit humain ; la communauté des intérêts serait assez évidente pour effacer les rivalités ; et comme chaque individu serait en état de contrôler l'ensemble de la vie collective, celle-ci serait toujours conforme à la volonté générale. Les privilèges fondés sur l'échange des produits, les secrets de la production ou la coordination des travaux se trouveraient automatiquement abolis. La fonction de coordonner n'impliquerait plus aucune puissance, puisqu'un contrôle continuel exercé par chacun rendrait toute décision arbitraire impossible. D'une manière générale la dépendance des hommes les uns vis-à-vis des autres n'impliquerait plus que leur sort se trouve livré à l'arbitraire, et elle cesserait d'introduire dans la vie humaine quoi que ce soit de mystérieux, puisque chacun serait en état de contrôler l'activité de tous les autres en faisant appel à sa seule raison." (p.71)
"Si rien n'est plus odieux que l'humiliation et l'avilissement de l'homme par l'homme, rien n'est si beau ni si doux que l'amitié." (p.72)
"La société la moins mauvaise est celle où le commun des hommes se trouve le plus souvent dans l'obligation de penser en agissant, a les plus grandes possibilités de contrôle sur l'ensemble de la vie collective et possède le plus d'indépendance." (p.75)
"Ce n'est pas par son rapport avec ce qu'il produit que le travail manuel doit devenir la valeur la plus haute, mais par son rapport avec l'homme qui l'exécute ; il ne doit pas être l'objet d'honneurs ou de récompenses, mais constituer pour chaque être humain ce dont il a besoin le plus essentiellement pour que sa vie prenne par elle-même un sens et une valeur à ses propres yeux. Même de nos jours, les activités qu'on nomme désintéressées, sport ou même art ou même pensée, n'arrivent peut-être pas à donner l'équivalent de ce que l'on éprouve à se mettre directement aux prises avec le monde par un travail non machinal. Rimbaud se plaignait que « nous ne sommes pas au monde » et que « la vraie vie est absente » ; en ces moments de joie et de plénitude incomparables on sait par éclairs que la vraie vie est là, on éprouve par tout son être que le monde existe et que l'on est au monde. Même la fatigue physique n'arrive pas à diminuer la puissance de ce sentiment, mais plutôt, tant qu'elle n'est pas excessive, elle l'augmente." (p.76)
"Naguère la culture était considérée par beaucoup comme une fin en soi, et de nos jours ceux qui y voient plus qu'une simple distraction y cherchent d'ordinaire un moyen de s'évader de la vie réelle. Sa valeur véritable consisterait au contraire à préparer à la vie réelle, à armer l'homme pour qu'il puisse entretenir, avec cet univers qui est son partage et avec ses frères dont la condition est identique à la sienne, des rapports dignes de la grandeur humaine. La science est aujourd'hui regardée par les uns comme un simple catalogue de recettes techniques, par les autres comme un ensemble de pures spéculations de l'esprit qui se suffisent à elles-mêmes ; les premiers font trop peu de cas de l'esprit et les seconds du monde. La pensée est bien la suprême dignité de l'homme ; mais elle s'exerce à vide, et par suite ne s'exerce qu'en apparence, lorsqu'elle ne saisit pas son objet, lequel ne peut être que l'univers. Or ce qui procure aux spéculations abstraites des savants ce rapport avec l'univers qui seul leur donne une valeur concrète, c'est le fait qu'elles sont directement ou indirectement applicables." (p.77)
"Décrire même sommairement un état de choses qui serait meilleur que ce qui est, c'est toujours bâtir une utopie ; pourtant rien n'est plus nécessaire à la vie que des descriptions semblables, pourvu qu'elles soient toujours dictées par la raison. Toute la pensée moderne depuis la Renaissance est d'ailleurs imprégnée d'aspirations plus ou moins vagues vers cette civilisation utopique." (p.78)
"La notion du travail considéré comme une valeur humaine est sans doute l'unique conquête spirituelle qu'ait faite la pensée humaine depuis le miracle grec ; c'était peut-être là la seule lacune à l'idéal de vie humaine que la Grèce a élaboré et qu'elle a laissé après elle comme un héritage impérissable. Bacon est le premier qui ait fait apparaître cette notion. À l'antique et désespérante malédiction de la Genèse, qui faisait apparaître le monde comme un bagne et le travail comme la marque de l'esclavage et de l'abjection des hommes, il a substitué dans un éclair de génie la véritable charte des rapports de l'homme avec le monde : « L'homme commande à la nature en lui obéissant. » Cette formule si simple devrait constituer à elle seule la Bible de notre époque. Elle suffit pour définir le travail véritable, celui qui fait les hommes libres, et cela dans la mesure même où il est un acte de soumission consciente à la nécessité." (p.79)
"Il semble que la lutte économique ait cessé d'être une rivalité pour devenir une sorte de guerre. Il s'agit non plus tant de bien organiser le travail que d'arracher la plus grande part possible de capital disponible épars dans la société en écoulant des actions, et d'arracher ensuite la plus grande quantité possible de l'argent dispersé de toutes parts en écoulant des produits ; tout se joue dans le domaine de l'opinion et presque de la fiction, à coups de spéculation et de publicité. Le crédit étant à la clef de tout succès économique, l'épargne est remplacée par les dépenses les plus folles., Le terme de propriété est devenu presque vide de sens ; il ne s'agit plus pour l'ambitieux de faire prospérer une affaire dont il serait le propriétaire, mais de faire passer sous son contrôle le plus large secteur possible de l'activité économique. En un mot, pour caractériser d'une manière d'ailleurs vague et sommaire cette transformation d'une obscurité presque impénétrable, il s'agit à présent dans la lutte pour la puissance économique bien moins de construire que de conquérir ; et comme la conquête est destructrice, le système capitaliste, demeuré pourtant en apparence à peu près le même qu'il y a cinquante ans, s'oriente tout entier vers la destruction. Les moyens de la lutte économique, publicité, luxe, corruption, investissements formidables reposant presque entièrement sur le crédit, écoulement de produits inutiles par des procédés presque violents, spéculations destinées à ruiner les entreprises rivales, tendent tous à saper les bases de notre vie économique bien plutôt qu'à les élargir. Mais tout cela est peu de chose auprès de deux phénomènes connexes qui commencent à apparaître clairement et à faire peser sur la vie de chacun une menace tragique ; à savoir d'une part le fait que l'État tend de plus en plus, et avec une extraordinaire rapidité, à devenir le centre de la vie économique et sociale, et d'autre part la subordination de l'économique au militaire." (p.88)
"Il apparaît assez clairement que l'humanité contemporaine tend un peu partout à une forme totalitaire d'organisation sociale, pour employer le terme que les nationaux-socialistes ont [mis] à la mode, c'est-à-dire à un régime où le pouvoir d'État déciderait souverainement dans tous les domaines, même et surtout dans le domaine de la pensée. La Russie offre un exemple presque parfait d'un ml régime, pour le plus grand malheur du peuple russe." (p.89)
"Quand le chaos et la destruction auront atteint la limite à partir de laquelle le fonctionnement même de l'organisation économique et sociale sera devenu matériellement impossible, notre civilisation périra ; et l'humanité, revenue à un niveau de vie plus ou moins primitif et à une vie sociale dispersée en des collectivités beaucoup plus petites, repartira sur une voie nouvelle qu'il nous est absolument impossible de prévoir.
Se figurer que l'on peut aiguiller l'histoire dans une direction différente en transformant le régime à coups de réformes ou de révolutions, espérer le salut d'une action défensive ou offensive contre la tyrannie et le militarisme, c'est rêver tout éveillé." (p.90)
-Simone Weil, Réflexion sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, 1934.
http://www.freepdf.info/index.php?post/Weil-Simone-Ecrits-historiques-et-politiques
http://www.freepdf.info/index.php?post/Weil-Simone-L-enracinement
"Que le triomphe des mouvements autoritaires et nationalistes ruine un peu partout l'espoir que de braves gens avaient mis dans la démocratie et dans le pacifisme, ce n'est qu'une partie du mal dont nous souffrons ; il est bien plus profond et bien plus étendu. On peut se demander s'il existe un domaine de la vie publique ou privée où les sources mêmes de l'activité et de l'espérance ne soient pas empoisonnées par les conditions dans lesquelles nous vivons. Le travail ne s'accomplit plus avec la conscience orgueilleuse qu'on est utile, mais avec le sentiment humiliant et angoissant de posséder un privilège octroyé par une passagère faveur du sort, un privilège dont on exclut plusieurs êtres humains du fait même qu'on en jouit, bref une place." (p.7)
"Le progrès technique semble avoir fait faillite, puisque au lieu du bien-être il n'a apporté aux masses que la misère physique et morale où nous les voyons se débattre." (p.7)
"Quant au progrès scientifique, on voit mal à quoi il peut être utile d'empiler encore des connaissances sur un amas déjà bien trop vaste pour pouvoir être embrassé par la pensée même des spécialistes ; et l'expérience montre que nos aïeux se sont trompés en croyant à la diffusion des lumières, puisqu'on ne peut divulguer aux masses qu'une misérable caricature de la culture." (p.
"Nous vivons une époque privée d'avenir. L'attente de ce qui viendra n'est plus espérance, mais angoisse." (p.
"Depuis plus d'un siècle, chaque génération de révolutionnaires a espéré tour à tour en une révolution prochaine ; aujourd'hui, cette espérance a perdu tout ce qui pouvait lui servir de support. Ni dans le régime issu de la révolution d'Octobre, ni dans les deux Internationales, ni dans les partis socialistes ou communistes indépendants, ni dans les syndicats, ni dans les organisations anarchistes, ni dans les petits groupements de jeunes qui ont surgi en si grand nombre depuis quelque temps, on ne peut trouver quoi que ce soit de vigoureux, de sain ou de pur ; voici longtemps que la classe ouvrière n'a donné aucun signe de cette spontanéité sur laquelle comptait Rosa Luxemburg, et qui d'ailleurs ne s'est jamais manifestée que pour être aussitôt noyée dans le sang ; les classes moyennes ne sont séduites par la révolution que quand elle est évoquée, à des fins démagogiques, par des apprentis dictateurs." (p.8-9)
"Qui sait si les révolutionnaires n'ont pas versé leur sang aussi vainement que ces Grecs et ces Troyens du poète qui, dupés par une fausse apparence, se battirent dix ans autour de l'ombre d'Hélène ?" (p.9)
"Marx a bien montré que la véritable raison de l'exploitation des travailleurs, ce n'est pas le désir qu'auraient les capitalistes de jouir et de consommer, mais la nécessité d'agrandir l'entreprise le plus rapidement possible afin de la rendre plus puissante que ses concurrentes. Or ce n'est pas seulement l'entreprise, mais toute espèce de collectivité travailleuse, quelle qu'elle soit, qui a besoin de restreindre au maximum la consommation de ses membres pour consacrer le plus possible de temps à se forger des armes contre les collectivités rivales ; de sorte qu'aussi longtemps qu'il y aura, sur la surface du globe, une lutte pour la puissance, et aussi longtemps que le facteur décisif de la victoire sera la production industrielle, les ouvriers seront exploités. À vrai dire, Marx supposait précisément, sans le prouver d'ailleurs, que toute espèce de lutte pour la puissance disparaîtra le jour où le socialisme sera établi dans tous les pays industriels ; le seul malheur est que, comme Marx l'avait reconnu lui même, la révolution ne peut se faire partout à la fois ; et lorsqu'elle se fait dans un pays, elle ne supprime pas pour ce pays, mais accentue au contraire la nécessité d'exploiter et d'opprimer les masses travailleuses, de peur d'être plus faible que les autres nations. C'est ce dont l'histoire de la révolution russe constitue une illustration douloureuse." (p.11)
"Il est rare cependant que les croyances réconfortantes soient en même temps raisonnables." (p.14)
"L'essor de la grande industrie a fait des forces productives la divinité d'une sorte de religion dont Marx a subi malgré lui l'influence en élaborant sa conception de l'histoire. Le terme de religion peut surprendre quand il s'agit de Marx ; mais croire que notre volonté converge avec une volonté mystérieuse qui serait à l'œuvre dans le monde et nous aiderait à vaincre, c'est penser religieusement, c'est croire à la Providence. D'ailleurs le vocabulaire même de Marx en témoigne, puisqu'il contient des expressions quasi mystiques, telles que « la mission historique du prolétariat ». Cette religion des forces productives au nom de laquelle des générations de chefs d'entreprise ont écrasé les masses travailleuses sans le moindre remords constitue également un facteur d'oppression à l'intérieur du mouvement socialiste ; toutes les religions font de l'homme un simple instrument de la Providence, et le socialisme lui aussi met les hommes au service du progrès historique, c'est-à-dire du progrès de la production." (p.15)
"Quel que soit l'outrage infligé à la mémoire de Marx par le culte que lui vouent les oppresseurs de la Russie moderne, il n'est pas entièrement immérité. Marx, il est vrai, n'a jamais eu d'autre mobile qu'une aspiration généreuse à la liberté et à l'égalité ; seulement cette aspiration, séparée de la religion matérialiste avec laquelle elle se confondait dans son esprit, n'appartient plus qu'à ce que Marx nommait dédaigneusement le socialisme utopique." (p.16)
"Il faudrait pouvoir faire la somme de tous les travaux dont on pourrait se dispenser au prix d'une transformation du régime de la propriété. Encore la question ne serait-elle pas résolue par là ; il faut tenir compte des travaux qu'impliquerait la réorganisation complète de l'appareil de production, réorganisation nécessaire pour que la production soit adaptée à sa fin nouvelle, à savoir le bien-être des masses ; il ne faut pas oublier que la fabrication des armements ne serait pas abandonnée avant que le régime capitaliste ne soit détruit partout ; surtout il faut prévoir que la destruction du profit individuel, tout en faisant disparaître certaines formes de gaspillage, en susciterait nécessairement d'autres. Des calculs précis sont évidemment impossibles à établir ; mais ils ne sont pas indispensables pour apercevoir que la suppression de la propriété privée serait loin de suffire à empêcher que le labeur des mines et des usines continue à peser comme un esclavage sur ceux qui y sont assujettis." (p.17)
"On peut aussi, et on devra sans doute un jour, trouver des sources d'énergie nouvelles ; seulement rien ne garantit que l'utilisation en exigera moins de travail que l'utilisation de la houille ou des huiles lourdes ; le contraire est également possible. [...] Or dès lors que le hasard entre en jeu, la notion de progrès continu n'est plus applicable. Ainsi espérer que le développement de la science amènera quelque jour, : d'une manière en quelque sorte automatique, la découverte d'une source d'énergie qui serait utilisable d'une manière presque immédiate pour tous les besoins humains, c'est rêver. On ne peut démontrer que ce soit impossible ; et à vrai dire il est possible aussi qu'un beau jour quelque transformation soudaine de l'ordre astronomique octroie à de vastes étendues du globe terrestre le climat enchanteur qui permet, dit-on, à certaines peuplades primitives de vivre sans travail ; mais les possibilités de cet ordre ne doivent jamais entrer en ligne de compte." (p.19)
"Jamais aucune technique ne dispensera les hommes de renouveler et d'adapter continuellement, à la sueur de leur front, l'outillage dont ils se servent." (p.23)
"« L'étape supérieure du communisme » considérée par Marx comme le dernier terme de l'évolution sociale est, en somme, une utopie absolument analogue à celle du mouvement perpétuel. Et c'est au nom de cette utopie que les révolutionnaires ont versé leur sang. Pour mieux dire ils ont versé leur sang au nom ou de cette utopie ou de la croyance également utopique que le système de production actuel pourrait être mis par un simple décret au service d'une société d'hommes libres et égaux. Quoi d'étonnant si tout ce sang a coulé en vain ? L'histoire du mouvement ouvrier s'éclaire ainsi d'une lumière cruelle, mais particulièrement vive. On peut la résumer tout entière en remarquant que la classe ouvrière n'a jamais fait preuve de force qu'autant qu'elle a servi autre chose que la révolution ouvrière. Le mouvement ouvrier a pu donner l'illusion de la puissance aussi longtemps qu'il s'est agi pour lui de contribuer à liquider les vestiges de la féodalité, à aménager la domination capitaliste." (p.25-26)
"Le mot de révolution est un mot pour lequel on tue, pour lequel on meurt, pour lequel on envoie les masses populaires à la mort, mais qui n'a aucun contenu." (p.25)
"Ce que nous demanderions à la révolution, c'est l'abolition de l'oppression sociale ; mais pour que cette notion ait au moins des chances d'avoir une signification quelconque, il faut avoir soin de distinguer entre oppression et subordination des caprices individuels à un ordre social. Tant qu'il y aura une société, elle enfermera la vie des individus dans des limites fort étroites et leur imposera ses règles ; mais cette contrainte inévitable ne mérite d'être nommée oppression que dans la mesure où, du fait quelle provoque une séparation entre ceux qui l'exercent et ceux qui la subissent, elle met les seconds à la discrétion des premiers et fait ainsi peser jusqu’à l'écrasement physique et moral la pression de ceux qui commandent sur ceux qui exécutent. Même après cette distinction, rien ne permet au premier abord de supposer que la suppression de l'oppression soit ou possible ou même seulement concevable à titre de limite. Marx a fait voir avec force, dans des analyses dont lui-même a méconnu la portée, que le régime actuel de la production, à savoir la grande industrie, réduit l'ouvrier à n'être qu'un rouage de la fabrique et un simple instrument aux mains de ceux qui le dirigent ; et il est vain d'espérer que le progrès technique puisse, par une diminution progressive et continue de l'effort de la production, alléger, jusqu'à le faire presque disparaître, le double poids sur l'homme de la nature et de la société. Le problème est donc bien clair ; il s'agit de savoir si l'on peut concevoir une organisation de la production qui, bien qu'impuissante à éliminer les nécessités naturelles et la contrainte sociale qui en résulte, leur permettrait du moins de s'exercer sans écraser sous 1'oppression les esprits et les corps." (p.26-27)
"Pendant des siècles, des âmes généreuses ont considéré la puissance des oppresseurs comme constituant une usurpation pure et simple, à laquelle il fallait tenter de s'opposer soit par la simple expression d'une réprobation radicale, soit par la force armée mise au service de la justice. Des deux manières, l'échec a toujours été complet ; et jamais il n'était plus significatif que quand il prenait un moment l'apparence de la victoire, comme ce fut le cas pour la Révolution française, et qu'après avoir effectivement réussi à faire disparaître une certaine forme d'oppression, on assistait, impuissant, à l'installation immédiate d'une oppression nouvelle.
La réflexion sur cet échec retentissant, qui était venu couronner tous les autres, amena enfin Marx à comprendre qu'on ne peut supprimer l'oppression tant que subsistent les causes qui la rendent inévitable, et que ces causes résident dans les conditions objectives, c'est-à-dire matérielles, de l'organisation sociale. Il élabora ainsi une conception de l'oppression tout à fait neuve, non plus en tant qu'usurpation d'un privilège, mais en tant qu'organe d'une fonction sociale. Cette fonction, c'est celle même qui consiste à développer les forces productives, dans la mesure où ce développement exige de durs efforts et de lourdes privations ; et, entre ce développement et l'oppression sociale, Marx et Engels ont aperçu des rapports réciproques. Tout d'abord, selon eux, l'oppression s'établit seulement quand les progrès de la production ont suscité une division du travail assez poussée pour que l'échange, le commandement militaire et le gouvernement constituent des fonctions distinctes ; d'autre part l'oppression, une fois établie, provoque le développement ultérieur des forces productives, et change de forme à mesure que l'exige ce développement, jusqu'au jour où, devenue pour lui une entrave et non une aide, elle disparaît purement et simplement. Quelque brillantes que soient les analyses concrètes par lesquelles les marxistes ont illustré ce schéma, et bien qu'il constitue un progrès sur les naïves indignations qu'il a remplacées, on ne peut dire qu'il mette en lumière le mécanisme de l'oppression. Il n'en décrit que partiellement la naissance ; car pourquoi la division du travail se tournerait-elle nécessairement en oppression ? Il ne permet nullement d'en attendre raisonnablement la fin ; car, si Marx a cru montrer comment le régime capitaliste finit par entraver la production, il n'a même pas essayé de prouver que, de nos jours, tout autre régime oppressif l'entraverait pareillement ; et de plus on ignore pourquoi l'oppression ne pourrait pas réussir à se maintenir, même une fois devenue un. facteur de régression économique. Surtout Marx omet d'expliquer pourquoi l'oppression est invincible aussi longtemps qu'elle est utile, pourquoi les opprimés en révolte n'ont jamais réussi à fonder une société non oppressive, soit sur la base des forces productives de leur époque, soit même au prix d'une régression économique qui pouvait difficilement accroître leur misère ; et enfin il laisse tout à fait dans l'ombre les principes généraux du mécanisme par lequel une forme déterminée d'oppression est remplacée par une autre." (p.28-29)
"L'action politique pourrait devenir quelque chose d'analogue à un travail, au lieu d'être, comme ce fut le cas jusqu'ici, soit un jeu, soit une branche de la magie." (p.32)
"Parmi toutes les formes d'organisation sociale que nous présente l'histoire, fort rares sont celles qui apparaissent comme vraiment pures d'oppression ; encore sont-elles assez mal connues. Toutes correspondent à un niveau extrêmement bas de la production, si bas que la division du travail y est à peu près inconnue, sinon entre les sexes, et que chaque famille ne produit guère plus que ce qu'elle a besoin de consommer. Il est assez clair d'ailleurs qu'une pareille condition matérielle exclut forcément l'oppression, puisque chaque homme, contraint de se nourrir lui-même, est sans cesse aux prises avec la nature extérieure ; la guerre même, à ce stade, est guerre de pillage et d'extermination, non de conquête, parce que les moyens d'assurer la conquête et surtout d'en tirer parti font défaut. Ce qui est surprenant, ce n'est pas que l'oppression apparaisse seulement à partir des formes plus élevées de l'économie, c'est qu'elle les accompagne toujours. C'est donc qu'entre une économie tout à fait primitive et les formes économiques plus développées il n'y a pas seulement différence de degré, mais aussi de nature. Et en effet, si, du point de vue de la consommation, il n'y a que passage à un peu plus de bien-être, la production, qui est le facteur décisif, se transforme, elle, dans son essence même. Cette transformation consiste à première vue en un affranchissement progressif à l'égard de la nature. Dans les formes tout à fait primitives de la production, chasse, pêche, cueillette, l'effort humain apparaît comme une simple réaction à la pression inexorable continuellement exercée par la nature sur l'homme, et cela de deux manières ; tout d'abord il s'accomplit, ou peu s'en faut, sous la contrainte immédiate, sous l'aiguillon continuellement ressenti des besoins naturels ; et par une conséquence indirecte, l'action semble recevoir sa forme de la nature elle-même, à cause du rôle important qu'y jouent une intuition analogue à l'instinct animal et une patiente observation des phénomènes naturels les plus fréquents, à cause aussi de la répétition indéfinie des procédés qui ont souvent réussi sans qu'on sache pourquoi, et qui sont sans doute regardés comme étant accueillis par la nature avec une faveur particulière. À ce stade, chaque homme est nécessairement libre à l'égard des autres hommes, parce qu'il est en contact immédiat avec les conditions de sa propre existence, et que rien d'humain ne s'interpose entre elles et lui ; mais en revanche, et dans la même mesure, il est étroitement assujetti à la domination de la nature, et il le laisse bien voir en la divinisant. Aux étapes supérieures de la production, la contrainte de la nature continue certes à s'exercer, et toujours impitoyablement, mais d'une manière en apparence moins immédiate ; elle semble devenir de plus en plus large et laisser une marge croissante au libre choix de l’homme, à sa faculté d'initiative et de décision. L'action n'est plus collée d'instant en instant aux exigences de la nature ; on apprend à constituer des réserves, à longue échéance, pour des besoins non encore ressentis ; les efforts qui ne sont susceptibles que d'une utilité indirecte se font de plus en plus nombreux ; du même coup une coordination systématique dans le temps et dans l'espace devient possible et nécessaire, et l'importance s'en accroît continuellement. Bref l'homme semble passer par étapes, à l'égard de la nature, de l'esclavage à la domination. En même temps la nature perd graduellement son caractère divin, et la divinité revêt de plus en plus la forme humaine. Par malheur, cette émancipation n'est qu'une flatteuse apparence. En réalité, à ces étapes supérieures, l'action humaine continue, dans l'ensemble, à n'être que pure obéissance à l'aiguillon brutal d'une nécessité immédiate ; seulement, au lieu d'être harcelé par la nature, l'homme est désormais harcelé par l'homme. Au reste c'est bien toujours la pression de la nature qui continue à se faire sentir, quoique indirectement ; car l'oppression s'exerce par la force, et en fin de compte, toute force a sa source dans la nature." (p.33-35)
"Les armes, elles aussi, donnent naissance à un privilège du jour où d'une part elles sont assez puissantes pour rendre impossible toute défense d'hommes désarmés contre des hommes armés, et où d'autre part leur maniement est devenu assez perfectionné et par suite assez difficile pour exiger un long apprentissage et une pratique continuelle. Car dès lors les travailleurs sont impuissants à se défendre, au lieu que les guerriers, tout en se trouvant dans l'impossibilité de produire, peuvent toujours s'emparer par les armes des fruits du travail d'autrui ; ainsi les travailleurs sont à la merci des guerriers, et non inversement." (p.35-36)
"Un groupement social, pour être en mesure de se défendre contre les puissances extérieures qui voudraient se l'annexer, doit lui-même se soumettre à une autorité oppressive ; que le pouvoir ainsi établi, pour se maintenir en place, doit attiser les conflits avec les pouvoirs rivaux ; et ainsi de suite, encore une fois. C'est ainsi que le plus funeste des cercles vicieux entraîne la société tout entière à la suite de ses maîtres dans une ronde insensée." (p.37-38)
"On ne peut briser le cercle que de deux manières, ou en supprimant l'inégalité, ou en établissant un pouvoir stable, un pouvoir tel qu'il y ait équilibre entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Cette seconde solution est celle qu'ont recherchée tous ceux que l'on nomme partisans de l'ordre, ou du moins tous ceux d'entre eux qui n'ont été mus ni par la servilité ni par l'ambition ; ce fut sans doute le cas des écrivains latins qui louèrent « l'immense majesté de la paix romaine », de Dante, de l'école réactionnaire du début du XIXe siècle, de Balzac, et, aujourd'hui, des hommes de droite sincères et réfléchis. Mais cette stabilité du pouvoir, objectif de ceux qui se disent réalistes, apparaît comme une chimère, si l'on y regarde de près, au même titre que l'utopie anarchiste." (p.38)
"Les hommes sont des êtres essentiellement actifs, et possèdent une faculté de se déterminer eux-mêmes qu'ils ne peuvent jamais abdiquer, même s'ils le désirent, sinon le jour où ils retombent par la mort à l'état de matière inerte." (p.39)
"D'une manière générale, entre êtres humain, les rapports de domination et de soumission, n'étant jamais pleinement acceptables, constituent toujours un déséquilibre sans remède et qui s'aggrave perpétuellement lui-même ; il en est ainsi même dam le domaine de la vie privée, où l'amour, par exemple, détruit tout équilibre dans l'âme dès qu'il cherche à s'asservir son objet ou à s'y asservir. Mais là du moins rien d'extérieur ne s'oppose à ce que la raison revienne [...] mettre en ordre en établissant la liberté et l'égalité ; au lieu que les rapports sociaux, dans la mesure où les procédés mêmes du travail et du combat excluent l'égalité, semblent faire peser la folie sur les hommes comme une fatalité extérieure. Car du fait qu'il n'y a jamais pouvoir, mais seulement course au pouvoir, et que cette course est sans terme, sans limite, sans mesure, il n'y a pas non plus de limite ni de mesure aux efforts qu'elle exige ; ceux qui s'y livrent, contraints de faire toujours plus que leurs rivaux, qui s'efforcent de leur côté de faire plus qu'eux, doivent sacrifier non seulement l'existence des esclaves, mais la leur propre et celle des êtres les plus chers." (p.39)
"La course au pouvoir asservit tout le monde, les puissants comme les faibles." (p.39)
"Le véritable sujet de l'Iliade, c'est l'emprise de la guerre sur les guerriers, et, par leur intermédiaire, sur tous les humains ; nul ne sait pourquoi chacun se sacrifie, et sacrifie tous les siens, à une guerre meurtrière et sans objet, et c'est pourquoi, tout au long du poème, c'est aux dieux qu'est attribuée l'influence mystérieuse qui fait échec aux pourparlers de paix, rallume sans cesse les hostilités, ramène les combattants qu'un éclair de raison pousse à abandonner la lutte." (p.40)
"Ce n'est pas parce qu'elle devient nuisible à la production que l'oppression peut prendre fin ; la « révolte des forces productrices », si naïvement invoquée par Trotsky comme un facteur de l'histoire, est une pure fiction. On se tromperait de même en supposant que l'oppression cesse d'être inéluctable dès que les forces productives sont assez développées pour pouvoir assurer à tous le bien-être et le loisir. Aristote admettait qu'il n'y aurait plus aucun obstacle à la suppression de l'esclavage si l'on pouvait faire assumer les travaux indispensables par des « esclaves mécaniques », et Marx, quand il a tenté d'anticiper sur l'avenir de l'espèce humaine, n'a fait que reprendre et développer cette conception. Elle serait juste si les homme étaient conduits par la considération du bien-être ; mais, depuis l'époque de l'Iliade jusqu'à nos jours, les exigences insensées de la lutte pour le pouvoir ôtent même le loisir de songer au bien-être. L'élévation du rendement de l'effort humain demeurera impuissante à alléger le poids de cet effort aussi longtemps que la structure sociale impliquera le renversement du rapport entre le moyen et la fin, autrement dit aussi longtemps que les procédés du travail et du combat donneront à quelques-uns un pouvoir discrétionnaire sur les masses ; car les fatigues et les privations devenues inutiles dans la lutte contre la nature se trouveront absorbées par la guerre menée entre les hommes pour la défense ou la conquête des privilèges. Dès lors que la société est divisée en hommes qui ordonnent et hommes qui exécutent, toute la vie sociale est commandée par la lutte pour le pouvoir, et la lutte pour la subsistance n'intervient guère que comme un facteur, à vrai dire indispensable, de la première. La vue marxiste selon laquelle l'existence sociale est déterminée par les rapports entre l'homme et la nature établis par la production reste bien la seule base solide pour toute étude historique ; seulement ces rapports doivent être considérés d'abord en fonction du problème du pouvoir, les moyens de subsistance constituant simplement une donnée de ce problème. Cet ordre semble absurde, mais il ne fait que refléter l'absurdité essentielle qui est au cœur même de la vie sociale. Une étude scientifique de l'histoire serait donc une étude des actions et des réactions qui se produisent perpétuellement entre l'organisation du pouvoir et les procédés de la production ; car si le pouvoir dépend des conditions matérielles de la vie, il ne cesse jamais de transformer ces conditions elles-mêmes." (p.42-43)
"Les formes [sociales] nouvelles ne peuvent se développer que pour autant qu'elles sont compatibles avec l'ordre établi et qu'elles ne présentent, tout au moins en apparence, aucun danger pour les pouvoirs constitués ; sans quoi rien ne pourrait empêcher ces pouvoirs de les anéantir, aussi longtemps qu'ils sont les plus forts. Pour que les nouvelles formes sociales l'emportent sur les anciennes, il faut qu'au préalable ce développement continu les ait amenées à jouer effectivement un rôle plus important dans le fonctionnement de l'organisme social, autrement dit qu'elles aient suscité des forces supérieures à celles dont disposent les pouvoirs officiels. Ainsi il n'y a jamais véritablement rupture de continuité, non pas même quand la transformation du régime semble l'effet d'une lutte sanglante ; car la victoire ne fait alors que consacrer des forcés qui, dès avant la lutte, constituaient le facteur décisif de la vie collective, des formes sociales qui avaient commencé depuis longtemps à se substituer progressivement à celles sur lesquelles reposait le régime en décadence. C'est ainsi que, dans l'Empire romain, les barbares s'étaient mis à occuper les postes les plus importants, l'armée se disloquait peu à peu en bandes menées par des aventuriers et l'institution du colonat substituait progressivement le servage à l'esclavage, tout cela longtemps avant les grandes invasions. De même la bourgeoisie française n'a pas, il s'en faut, attendu 1789 pour l'emporter sur la noblesse." (p.49)
"Les efforts du travailleur moderne lui sont imposés par une contrainte aussi brutale, aussi impitoyable et qui le, serre d'aussi près que la faim serre de près le chasseur primitif ; depuis ce chasseur primitif jusqu'à l'ouvrier de nos grandes fabriques, en passant par les travailleurs égyptiens menés à coups de fouet, par les esclaves antiques, par les serfs du moyen âge que menaçait constamment l'épée des seigneurs, les hommes n'ont jamais cessé d'être poussés au travail par une force extérieure et sous peine de mort presque immédiate. Et quant à l'enchaînement des mouvements du travail, il est souvent, lui aussi, imposé du dehors à nos ouvriers tout comme aux hommes primitifs, et aussi mystérieux aux premiers qu'aux seconds ; bien plus, dans ce domaine, la contrainte est en certains cas sans comparaison plus brutale aujourd'hui qu'elle n'a jamais été ; si livré que pût être un homme primitif à la routine et aux tâtonnements aveugles, il pouvait au moins tenter de réfléchir, de combiner et d'innover à ses risques et périls, liberté dont un travailleur à la chaîne est absolument privé." (p.51-52)
"Pour que les efforts de plusieurs se combinent, il faut qu’ils soient tous dirigés par un seul et même esprit, comme l'exprime le célèbre vers de Faust : « Un esprit suffit pour mille bras. »
Dans l'organisation égalitaire des peuplades primitives, rien ne permet de résoudre aucun de ces problèmes, ni celui de la privation, ni celui du stimulant de l'effort, ni celui de la coordination des travaux ; en revanche l'oppression sociale fournit une solution immédiate, en créant, pour dire la chose en gros, deux catégories d'hommes, ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Le chef coordonne sans peine les efforts des hommes qui sont subordonnés à ses ordres ; il n'a aucune tentation à vaincre pour les réduire au strict nécessaire ; et quant au stimulant de l'effort, une organisation oppressive est admirablement propre à faire galoper les hommes au-delà des limites de leurs forces, les uns étant fouettés par l'ambition, les autres, selon la parole d'Homère, « sous la pression d'une dure nécessité ».
Les résultats sont souvent prodigieux lorsque la division des catégories sociales est assez profonde Pour que ceux qui décident les travaux ne soient jamais exposés à en ressentir ou même à en connaître ni les peines épuisantes, ni les douleurs, ni les dangers, cependant que ceux qui exécutent et souffrent n'ont pas le choix, étant perpétuellement sous le coup d'une menace de mort plus ou moins déguisée. C'est ainsi que l'homme n'échappe dans une certaine mesure aux caprices d'une nature aveugle qu'en se livrant aux caprices non moins aveugles de la lutte pour le pouvoir. Cela n'est jamais plus vrai que lorsque l'homme arrive, comme c'est le cas pour nous, à une technique assez avancée pour avoir la maîtrise des forces de la nature ; car, pour qu'il puisse en être ainsi, la coopération doit s'accomplir à une échelle tellement vaste que les dirigeants se trouvent avoir en main une masse d'affaires qui dépasse formidablement leur capacité de contrôle. L'humanité se trouve de ce fait le jouet des forces de la nature, sous la nouvelle forme que leur a donnée le progrès technique, autant qu'elle l'a jamais été dans les temps primitifs ; nous en avons fait, nous en faisons, nous en ferons l'amère expérience. Quant aux tentatives pour conserver la technique en secouant l'oppression, elles suscitent aussi-tôt une telle paresse et un tel désordre que ceux qui s'y sont livrés se trouvent le plus souvent contraints de remettre presque aussitôt la tête sous le joug ; l'expérience en a été faite sur une petite échelle dans les coopératives de production, sur une vaste échelle lors de la révolution russe. Il semblerait que l'homme naisse esclave, et que la servitude soit sa condition propre." (p.54-55)
"Et pourtant rien au monde ne peut empêcher l'homme de se sentir né pour la liberté. Jamais, quoi qu'il advienne, il ne peut accepter la servitude ; car il pense. Il n'a jamais cessé de rêver une liberté sans limites, soit comme un bonheur passé dont un châtiment l'aurait privé, soit comme un bonheur à venir qui lui serait dû par une sorte de pacte avec une providence mystérieuse. Le communisme imaginé par Marx est la forme la plus récente de ce rêve. Ce rêve est toujours demeuré vain, comme tous les rêves, ou, s'il a pu consoler, ce n'est que comme un opium ; il est temps de renoncer a rêver la liberté, et de se décider à la concevoir.
C'est la liberté parfaite qu'il faut s'efforcer de se représenter clairement, non pas dans l'espoir d'y atteindre, mais dans l'espoir d'atteindre une liberté moins imparfaite que n'est notre condition actuelle ; car le meilleur n'est concevable que par le parfait. On ne peut se diriger que vers un idéal, L'idéal est tout aussi irréalisable que le rêve, mais, à la différence du rêve, il a rapport à la réalité ; il permet, à titre de limite, de ranger des situations ou réelles ou réalisables dans l'ordre de la moindre à la plus haute valeur. La liberté parfaite ne peut pas être conçue comme consistant simplement dans la disparition de cette nécessité dont nous subissons perpétuellement la pression ; tant que l'homme vivra, c'est-à-dire tant qu'il constituera un infime fragment de cet univers impitoyable, la pression de la nécessité ne se relâchera jamais un seul instant. Un état de choses où l'homme aurait autant de jouissances et aussi peu de fatigues qu'il lui plairait ne peut pas trouver place, sinon par fiction, dans le monde où nous vivons. La nature est, il est vrai, plus clémente ou plus sévère aux besoins humains, selon les climats et peut-être selon les époques ; mais attendre l'invention miraculeuse qui la rendrait clémente partout et une fois pour toutes, c'est à peu près aussi raisonnable que les espérances attachées autrefois à la date de l'an mille. Au reste, si l'on examine cette fiction de près, il n'apparaît même pas qu'elle vaille un regret. Il suffit de tenir compte de la faiblesse humain pour comprendre qu'une vie d'où la notion même du travail aurait à peu près disparu serait livrée aux passions et peut-être à la folie ; il n'y a pas de maîtrise de soi sans discipline, et il n'y a pas d'autre source de discipline pour l'homme que l'effort demandé par les obstacles extérieurs. Un peuple d'oisifs pourrait bien s'amuser à se donner des obstacles, s'exercer aux sciences, aux arts, aux jeux ; mais les efforts qui procèdent de la seule fantaisie ne constituent pas pour l'homme un moyen de dominer ses propres fantaisies. Ce sont les obstacles auxquels on se heurte et qu'il faut surmonter qui fournissent l'occasion de se vaincre soi-même. Même les activités en apparence les plus libres, science, art, sport, n'ont de valeur qu'autant qu'elles imitent l'exactitude, la rigueur, le scrupule propres aux travaux, et même les exagèrent. Sans le modèle que leur fournissent sans le savoir le laboureur, le forgeron, le marin qui travaillent comme il faut, pour employer cette expression d'une ambiguïté admirable, elles sombreraient dans le pur arbitraire. La seule liberté qu'on puisse attribuer à l'âge d'or, c'est celle dont jouiraient les petits enfants si les parents ne leur imposaient pas des règles ; elle n'est en réalité qu'une soumission inconditionnée au caprice. Le corps humain ne peut en aucun cas cesser de dépendre du puissant univers dans le quel il est pris ; quand même l'homme cesserait d'être soumis aux choses et aux autres hommes par les besoins et les dangers, il ne leur serait que plus complètement livré par les émotions qui le saisiraient continuellement aux entrailles et dont aucune activité régulière ne le défendrait plus. Si l'on devait entendre par liberté la simple absence de toute nécessité, ce mot serait vide de toute signification concrète ; mais il ne représenterait pas alors pour nous ce dont la privation ôte à la vie sa valeur.
On peut entendre par liberté autre chose que la possibilité d'obtenir sans effort ce qui plaît. Il existe une conception bien différente de la liberté, une conception héroïque qui est celle de la sagesse commune. La liberté véritable ne se définit pas par un rapport entre le désir et la satisfaction, mais par un rapport entre la pensée et l'action ; serait tout à fait libre l'homme dont toutes les actions procéderaient d'un jugement préalable concernant la fin qu'il se propose et l'enchaînement des moyens propres à amener cette fin. Peu importe que les actions en elles-mêmes soient aisées ou douloureuses, et peu importe même qu'elles soient couronnées de succès ; la douleur et l'échec peuvent rendre l'homme malheureux, mais ne peuvent pas l'humilier aussi longtemps que c'est lui-même qui dispose de sa propre faculté d'agir. Et disposer de ses propres actions ne signifie nullement agir arbitrairement ; les actions arbitraires ne procèdent d'aucun jugement, et ne peuvent à proprement parler être appelées libres. Tout jugement porte sur une situation objective, et par suite sur un tissu de nécessités. L'homme vivant ne peut en aucun cas cesser d'être enserré de toutes parts par une nécessité absolument inflexible ; mais comme il pense, il a le choix entre céder aveuglément à l'aiguillon par lequel elle le pousse de l'extérieur, ou bien se conformer à la représentation intérieure qu'il s'en forge ; et c'est en quoi consiste l'opposition entre servitude et liberté. Les deux termes de cette opposition ne sont au reste que des limites idéales entre lesquelles se meut la vie humaine sans pouvoir jamais en atteindre aucune, sous peine de n'être plus la vie. Un homme serait complètement esclave si tous ses gestes procédaient d'une autre source que sa pensée, à savoir ou bien les réactions irraisonnées du corps, ou bien la pensée d'autrui ; l'homme primitif affamé dont tous les bonds sont provoqués par les spasmes qui tordent ses entrailles, l'esclave romain perpétuellement tendu vers les ordres d'un surveillant armé d'un fouet, l'ouvrier moderne qui travaille à la chaîne, approchent de cette condition misérable. Quant à la liberté complète, on peut en trouver un modèle abstrait dans un problème d'arithmétique ou de géométrie bien résolu ; car dans un problème tous les éléments de la solution sont donnés, et l'homme ne peut attendre de secours que de son propre jugement, seul capable d'établir entre ces éléments le rapport qui constitue par lui-même la solution cherchée. Les efforts et les victoires de la mathématique ne dépassent pas le cadre de la feuille de papier, royaume des signes et des dessins ; une vie entièrement libre serait celle où toutes les difficultés réelles se présenteraient comme des sortes de problèmes, où toutes les victoires seraient comme des solutions mises en action. Tous les éléments du succès seraient alors donnés, c'est-à-dire connus et maniables comme sont les signes du mathématicien ; pour obtenir le résultat voulu, à suffirait de mettre ces éléments en rapport grâce à la direction méthodique qu'imprimerait la pensée non plus à de simples traits de plume, niais à des mouvements effectifs et qui laisseraient leur marque dans le monde. Pour mieux dire, l'accomplissement de n'importe quel ouvrage consisterait en une combinaison d'efforts aussi consciente et aussi méthodique que peut l'être la combinaison de chiffres par laquelle s'opère la solution d'un problème lorsqu'elle procède de la réflexion. L'homme aurait alors constamment son propre sort en mains ; il forgerait à chaque moment les conditions de sa propre existence par un acte de la pensée. Le simple désir, il est vrai, ne le mènerait à rien ; il ne recevrait rien gratuitement ; et même les possibilités d'effort efficace seraient pour lui étroitement limitées. Mais le fait même de ne pouvoir rien obtenir sans avoir mis en action, pour le conquérir, toutes les puissances de la pensée et du corps, permettrait à l'homme de s'arracher sans retour à l'emprise aveugle des passions. Une vue claire du possible et de l'impossible, du facile et du difficile, des peines qui séparent le projet de l'accomplissement efface seule les désirs insatiables et les craintes vaines ; de là et non d'ailleurs procèdent la tempérance et le courage, vertus sans lesquelles la vie n'est qu'un honteux délire. Au reste toute espèce de vertu a sa source dans la rencontre qui heurte la pensée humaine à une matière sans indulgence et sans perfidie. On ne peut rien concevoir de plus grand pour l'homme qu'un sort qui le mette directement aux prises avec la nécessité nue, sans qu'il ait rien à attendre que de soi, et tel que sa vie soit une perpétuelle création de lui-même par lui-même. L'homme est un être borné à qui il n'est pas donné d'être, comme le Dieu des théologiens, l'auteur direct de sa propre existence ; mais l'homme posséderait l'équivalent humain de cette puissance divine si les conditions matérielles qui lui permettent d'exister étaient exclusivement l'œuvre de sa pensée dirigeant l'effort de ses muscles. Telle serait la liberté véritable." (p.55-60)
"Nous vivons dans un monde où l'homme ne doit attendre de miracles que de soi." (p.62)
"Dans la mesure où le sort d'un homme dépend d'autres hommes, sa propre vie échappe non seulement à ses mains, mais aussi à son intelligence ; le jugement et la résolution n'ont plus rien à quoi s'appliquer ; au lieu de combiner et d'agir, il faut s'abaisser à supplier ou à menacer ; et l'âme tombe dans des gouffres sans fond de désir et de crainte, car il n'y a pas de limites aux satisfactions et aux souffrances qu'un homme peut recevoir des autres hommes. Cette dépendance avilissante n'est pas le fait des opprimés seuls, mais au même titre quoique de manières différentes, des opprimés et des puissants." (p.68)
"Si l'on veut former, d'une manière purement théorique, la conception d'une société où la vie collective serait soumise aux hommes considérés en tant qu'individus au lieu de se les soumettre, il faut se représenter une forme de vie matérielle dans laquelle n'interviendraient que des efforts exclusivement dirigés par la pensée claire, ce qui impliquerait que chaque travailleur ait lui-même à contrôler, sans se référer à aucune règle extérieure, non seulement l'adaptation de ses efforts avec l'ouvrage à produire, mais encore leur coordination avec les efforts de tous les autres membres de la collectivité. La technique devrait être de nature à mettre perpétuellement à l'œuvre la réflexion méthodique ; l'analogie entre les techniques des différents travaux devrait être assez étroite et la culture technique assez étendue pour que chaque travailleur se fasse une idée nette de toutes les spécialités ; la coordination devrait s'établir d'une manière assez simple pour que chacun en ait perpétuellement une connaissance précise, en ce qui concerne la coopération des travailleurs aussi bien que les échanges des produits ; les collectivités ne seraient jamais assez étendues pour dépasser la portée d'un esprit humain ; la communauté des intérêts serait assez évidente pour effacer les rivalités ; et comme chaque individu serait en état de contrôler l'ensemble de la vie collective, celle-ci serait toujours conforme à la volonté générale. Les privilèges fondés sur l'échange des produits, les secrets de la production ou la coordination des travaux se trouveraient automatiquement abolis. La fonction de coordonner n'impliquerait plus aucune puissance, puisqu'un contrôle continuel exercé par chacun rendrait toute décision arbitraire impossible. D'une manière générale la dépendance des hommes les uns vis-à-vis des autres n'impliquerait plus que leur sort se trouve livré à l'arbitraire, et elle cesserait d'introduire dans la vie humaine quoi que ce soit de mystérieux, puisque chacun serait en état de contrôler l'activité de tous les autres en faisant appel à sa seule raison." (p.71)
"Si rien n'est plus odieux que l'humiliation et l'avilissement de l'homme par l'homme, rien n'est si beau ni si doux que l'amitié." (p.72)
"La société la moins mauvaise est celle où le commun des hommes se trouve le plus souvent dans l'obligation de penser en agissant, a les plus grandes possibilités de contrôle sur l'ensemble de la vie collective et possède le plus d'indépendance." (p.75)
"Ce n'est pas par son rapport avec ce qu'il produit que le travail manuel doit devenir la valeur la plus haute, mais par son rapport avec l'homme qui l'exécute ; il ne doit pas être l'objet d'honneurs ou de récompenses, mais constituer pour chaque être humain ce dont il a besoin le plus essentiellement pour que sa vie prenne par elle-même un sens et une valeur à ses propres yeux. Même de nos jours, les activités qu'on nomme désintéressées, sport ou même art ou même pensée, n'arrivent peut-être pas à donner l'équivalent de ce que l'on éprouve à se mettre directement aux prises avec le monde par un travail non machinal. Rimbaud se plaignait que « nous ne sommes pas au monde » et que « la vraie vie est absente » ; en ces moments de joie et de plénitude incomparables on sait par éclairs que la vraie vie est là, on éprouve par tout son être que le monde existe et que l'on est au monde. Même la fatigue physique n'arrive pas à diminuer la puissance de ce sentiment, mais plutôt, tant qu'elle n'est pas excessive, elle l'augmente." (p.76)
"Naguère la culture était considérée par beaucoup comme une fin en soi, et de nos jours ceux qui y voient plus qu'une simple distraction y cherchent d'ordinaire un moyen de s'évader de la vie réelle. Sa valeur véritable consisterait au contraire à préparer à la vie réelle, à armer l'homme pour qu'il puisse entretenir, avec cet univers qui est son partage et avec ses frères dont la condition est identique à la sienne, des rapports dignes de la grandeur humaine. La science est aujourd'hui regardée par les uns comme un simple catalogue de recettes techniques, par les autres comme un ensemble de pures spéculations de l'esprit qui se suffisent à elles-mêmes ; les premiers font trop peu de cas de l'esprit et les seconds du monde. La pensée est bien la suprême dignité de l'homme ; mais elle s'exerce à vide, et par suite ne s'exerce qu'en apparence, lorsqu'elle ne saisit pas son objet, lequel ne peut être que l'univers. Or ce qui procure aux spéculations abstraites des savants ce rapport avec l'univers qui seul leur donne une valeur concrète, c'est le fait qu'elles sont directement ou indirectement applicables." (p.77)
"Décrire même sommairement un état de choses qui serait meilleur que ce qui est, c'est toujours bâtir une utopie ; pourtant rien n'est plus nécessaire à la vie que des descriptions semblables, pourvu qu'elles soient toujours dictées par la raison. Toute la pensée moderne depuis la Renaissance est d'ailleurs imprégnée d'aspirations plus ou moins vagues vers cette civilisation utopique." (p.78)
"La notion du travail considéré comme une valeur humaine est sans doute l'unique conquête spirituelle qu'ait faite la pensée humaine depuis le miracle grec ; c'était peut-être là la seule lacune à l'idéal de vie humaine que la Grèce a élaboré et qu'elle a laissé après elle comme un héritage impérissable. Bacon est le premier qui ait fait apparaître cette notion. À l'antique et désespérante malédiction de la Genèse, qui faisait apparaître le monde comme un bagne et le travail comme la marque de l'esclavage et de l'abjection des hommes, il a substitué dans un éclair de génie la véritable charte des rapports de l'homme avec le monde : « L'homme commande à la nature en lui obéissant. » Cette formule si simple devrait constituer à elle seule la Bible de notre époque. Elle suffit pour définir le travail véritable, celui qui fait les hommes libres, et cela dans la mesure même où il est un acte de soumission consciente à la nécessité." (p.79)
"Il semble que la lutte économique ait cessé d'être une rivalité pour devenir une sorte de guerre. Il s'agit non plus tant de bien organiser le travail que d'arracher la plus grande part possible de capital disponible épars dans la société en écoulant des actions, et d'arracher ensuite la plus grande quantité possible de l'argent dispersé de toutes parts en écoulant des produits ; tout se joue dans le domaine de l'opinion et presque de la fiction, à coups de spéculation et de publicité. Le crédit étant à la clef de tout succès économique, l'épargne est remplacée par les dépenses les plus folles., Le terme de propriété est devenu presque vide de sens ; il ne s'agit plus pour l'ambitieux de faire prospérer une affaire dont il serait le propriétaire, mais de faire passer sous son contrôle le plus large secteur possible de l'activité économique. En un mot, pour caractériser d'une manière d'ailleurs vague et sommaire cette transformation d'une obscurité presque impénétrable, il s'agit à présent dans la lutte pour la puissance économique bien moins de construire que de conquérir ; et comme la conquête est destructrice, le système capitaliste, demeuré pourtant en apparence à peu près le même qu'il y a cinquante ans, s'oriente tout entier vers la destruction. Les moyens de la lutte économique, publicité, luxe, corruption, investissements formidables reposant presque entièrement sur le crédit, écoulement de produits inutiles par des procédés presque violents, spéculations destinées à ruiner les entreprises rivales, tendent tous à saper les bases de notre vie économique bien plutôt qu'à les élargir. Mais tout cela est peu de chose auprès de deux phénomènes connexes qui commencent à apparaître clairement et à faire peser sur la vie de chacun une menace tragique ; à savoir d'une part le fait que l'État tend de plus en plus, et avec une extraordinaire rapidité, à devenir le centre de la vie économique et sociale, et d'autre part la subordination de l'économique au militaire." (p.88)
"Il apparaît assez clairement que l'humanité contemporaine tend un peu partout à une forme totalitaire d'organisation sociale, pour employer le terme que les nationaux-socialistes ont [mis] à la mode, c'est-à-dire à un régime où le pouvoir d'État déciderait souverainement dans tous les domaines, même et surtout dans le domaine de la pensée. La Russie offre un exemple presque parfait d'un ml régime, pour le plus grand malheur du peuple russe." (p.89)
"Quand le chaos et la destruction auront atteint la limite à partir de laquelle le fonctionnement même de l'organisation économique et sociale sera devenu matériellement impossible, notre civilisation périra ; et l'humanité, revenue à un niveau de vie plus ou moins primitif et à une vie sociale dispersée en des collectivités beaucoup plus petites, repartira sur une voie nouvelle qu'il nous est absolument impossible de prévoir.
Se figurer que l'on peut aiguiller l'histoire dans une direction différente en transformant le régime à coups de réformes ou de révolutions, espérer le salut d'une action défensive ou offensive contre la tyrannie et le militarisme, c'est rêver tout éveillé." (p.90)
-Simone Weil, Réflexion sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, 1934.
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