"La phénoménologie et la philosophie analytique ont dominé la vie philosophique du siècle, Husserl est le père de la première et la seconde peut se rapporter à lui et se retrouver en lui de manière féconde. L’œuvre husserlienne est immense, nouvelle, riche d’analyses et d’inventions conceptuelles profondes et formatrices, elle est comme un gisement encore largement inexploité. C’en est assez pour que même ceux, nombreux, qui ne voient en lui qu’un personnage grisâtre, un idéaliste dépassé par le monde et l’histoire, et un écrivain assommant, acceptent, de guerre lasse, de le célébrer.
Le but de ce petit livre, au-delà de la simple exposition correcte des principaux gestes et idées de la philosophie husserlienne, serait de donner un contenu de passion à cette incontournable célébration. De montrer ce qu’il y a de fou, de grand, de littéraire, de mathématique, en bref d’émouvant et de vertigineux dans cette construction monumentale."
"Dans l’espoir d’embarquer notre lecteur sur la rivière husserlienne, de lui faire partager d’emblée son expérience originaire. Ce serait en substance celle-ci :
« À chaque instant je me trouve être quelqu’un qui perçoit, se représente, pense, sent, désire, etc. ; et par là je me découvre avoir la plupart du temps un rapport actuel à la réalité qui m’environne constamment. Je dis la plupart du temps, car ce rapport n’est pas toujours actuel ; chaque Cogito, au sein duquel je vis, n’a pas pour Cogitatum des choses, des hommes, des objets quelconques ou des états de chose appartenant à mon environnement. Je puis par exemple m’occuper des nombres purs et des lois des nombres ; rien de tel n’est présent dans mon environnement, entendons dans ce monde de “réalité naturelle”. Le monde des nombres, lui aussi, est là pour moi ; il constitue précisément le champ des objets où s’exerce l’activité de l’arithméticien ; pendant cette activité, quelques nombres ou constructions numériques seront au foyer de mon regard, environnés par un horizon arithmétique partiellement déterminé, partiellement indéterminé ; (…). Le monde arithmétique n’est là pour moi que quand je prends et aussi longtemps que je garde l’attitude de l’arithméticien ; tandis que le monde naturel, le monde au sens ordinaire du mot, est constamment là pour moi, aussi longtemps que je suis engagé dans la vie naturelle. [...]
Aussi longtemps qu’il en est ainsi, je suis “dans l’attitude naturelle” (natürlich eingestellt) ; et même les deux expressions ont exactement le même sens. Il n’est nullement besoin que cette présence naturelle du monde soit changée lorsque je fais mien le monde arithmétique ou d’autres “mondes”, en adoptant les attitudes correspondantes. Le monde actuel demeure encore “présent” (vorhandene) ; je reste après comme avant engagé dans l’attitude naturelle, sans en être dérangé par les nouvelles attitudes. Si mon Cogito se meut uniquement dans les divers mondes correspondant à ces nouvelles attitudes, le monde naturel n’entre pas en considération, il reste à l’arrière-plan de mon acte de conscience, mais il ne forme pas un horizon au centre duquel viendrait s’inclure un monde arithmétique. Les deux mondes simultanément présents n’entretiennent aucune relation, si on fait abstraction de leur rapport au moi, en vertu duquel je peux librement porter mon regard et mes actes au cœur de l’un ou de l’autre. » [Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie (Ideen I dans la suite), 1913, trad. franç. Paul Ricœur, Paris, 1950, Gallimard, p. 92-93].
Donc, selon Husserl, nous sommes entre des mondes, dénués de toute relation les uns avec les autres. Il y a bien un qui est privilégié, le « monde de l’attitude naturelle », il est pour ainsi dire constamment sous-jacent ou disponible, mais cela ne veut pas dire que tous les mondes soient des sous-mondes de celui-ci, ni que notre « activité », notre engagement, lui soient une fois pour toutes voués, y trouvent leur lien et leurs axes. Nous flottons d’un monde l’autre, nous sommes essentiellement et avant tout ce bouger, ce glissement qui va nous projeter dans les coordonnées, devant les horizons d’un monde. D’ailleurs, notre flottement est aussi une intermittence, si les mondes clignotent, basculent, comparaissent l’un après l’autre, c’est aussi parce que notre rapport à l’un ou l’autre s’actualise et se virtualise, nous nous allumons à un monde, ou nous nous en évadons, par une sorte d’interruption électrique.
Mais si nous pouvons ainsi flotter, trouver l’entrée et la sortie des mondes, nous allumer et nous éteindre, c’est que nous sommes un lieu, un champ, c’est qu’il y a un territoire de nos aventures, de nos velléités, de nos glissements. Une immanence dans laquelle nous sommes constamment perdus. Ce lieu d’immanence, Husserl l’a toute sa vie appelé flux héraclitéen des vécus. [...]
Ce qui peut empêcher de le suivre, c’est l’attachement à un autre point de vue, tout aussi « séduisant » sans doute, selon lequel nous sommes d’abord et fondamentalement les enfants de notre monde : nous y sommes en quelque sorte empalés, en lui nous nous réalisons, nous le défions et dialoguons avec lui, et c’est cela notre existence d’hommes. Telle serait plutôt la situation humaine de base au gré de Hegel, de Marx, de Heidegger ou de Merleau-Ponty, par exemple.
Ce qui peut aussi dissuader de se reconnaître dans le flottement retranché de Husserl, c’est une réserve prudente, voire une peur devant l’atmosphère de schizoïdie rêveuse dans laquelle il nous plonge. Husserl nous emmène loin du sens commun pour nous soumettre à des expériences de pensée folles, comme un romancier de science-fiction inspiré. Dans la première partie de notre passage, il y a par exemple cette formulation qui peut paraître insensée : « aussi longtemps que je suis engagé dans la vie naturelle ». Quelle alternative ai-je, dira-t-on ? Comment puis-je faire passer au conditionnel cet engagement, comment puis-je tout simplement le baptiser engagement, comme s’il s’agissait de prendre l’uniforme ? Toute la phénoménologie husserlienne, certes, explique et rend plausible ce langage [...] mais on ne saurait nier, selon nous, son étrangeté initiale."
"Dès les Recherches logiques, Husserl distingue trois sens du mot conscience : le premier selon lequel la conscience est le « tissu des vécus psychiques dans l’unité du flux des vécus » ; le second selon lequel elle est perception interne ; le troisième selon lequel elle est le nom générique de nos actes psychiques. Ces trois significations sont finalement coordonnées, rendues solidaires dans la philosophie de Husserl, mais il est important qu’il ait originairement donné la prévalence au premier. Il en résulte que sa notion de flux des vécus est d’abord impersonnelle et collective, qu’elle vise la richesse fluente du vivre de la conscience avant le rapport de soi à soi de la pensée ou l’orientation de celle-ci vers un monde ou des résultats.
Le flux, donc, est une entité collective, il y a de multiples vécus rassemblés dans le flux. C’est un tissu, ce qui signifie que les vécus entretiennent des relations non indifférentes, caractéristiques du flux. La désignation le flux, avec l’article défini, évoque le collectif des vécus dans sa totalité."
"Le « projecteur » réflexif ne peut, par principe, nous révéler qu’une partie du flux, privilégiée pour un « observateur » idéal identifié au rayonnement du projecteur, qui finit par s’appeler l’ego transcendantal. Au stade des Recherches logiques, Husserl ne veut pas concevoir le flux des vécus comme dominé par un ego."
"Husserl se réclame en fait d’une des plus anciennes traditions de la pensée scientifique et philosophique pour nommer d’un seul coup cette richesse illimité, excessive du flux : il dit – constamment – que le flux des vécus est continu, qu’il est un flux continu, que la multiplicité substrat et dépôt du vivre dans son écoulement doit être dévisagée par la phénoménologie comme un continu.
Que signifie, dans le contexte, le mot continu ? Il a, en substance, toutes les grandes significations théoriques présentes à l’époque de Husserl et susceptibles d’être importantes.
Le continu du flux des vécus, certainement, est un continu aristotélicien : quelque chose qui est une virtualité incluant en soi toute multiplicité concevable, et refusant de se résoudre à l’agrégation d’actualités ponctuelles ou l’agencement de parties actuelles. Les points et parties sont en effet seulement virtuels, seulement des marquages possibles dans le continu et pas ses constituants isolables et authentiques. Le continu est « non compositionnel », selon l’expression souvent employée pour exprimer cette propriété « aristotélicienne ». Le continu est aussi un élément dans lequel les parties contiguës fusionnent sur leur bord, autre aspect de la définition aristotélicienne que l’on retrouve chez Husserl, et qui correspond bien avec notre intuition de l’espace. En tout cas, le continu est substantif, il est le nom d’un élément, d’un réceptacle, d’une quasi-multiplicité, il ne vaut pas comme qualité, modalité ou aspect.
D’ailleurs, le continu du flux des vécus, pour Husserl, est aussi, très certainement, quelque chose qui ressemble au continu mathématique."
"Une connaissance du continu paraît par principe impossible. En effet, connaître, c’est, semble-t-il, nommer, distinguer, comparer, décrire en termes de concepts synthétisants. Connaître les plantes, c’est savoir les identifier individuellement et porter sur elles des jugements qui les rattachent aux espèces qui leur conviennent ; connaître le langage, c’est trouver les unités de base – phonèmes ou entrées lexicales par exemple – en termes desquelles décrire la formation des unités langagières plus complexes, tout en évaluant selon toutes les catégories adaptées les objets de niveaux divers ainsi pris en considération. Mais comment pourrait-on connaître en ce sens si aucun constituant primitif élémentaire ne se donne, sur lequel le discours de connaissance puisse s’appuyer pour élaborer son réseau conceptuel-classifiant ?
[...] Husserl répond que le flux des vécus nous tire lui-même du mauvais pas où son continu nous a originellement mis. Il y a, en effet, dans ce flux, opérant en lui, un « flux de la synthèse intentionnelle », qui constitue des unités adaptées à la connaissance conceptuelle et descriptive à laquelle aspire légitimement, comme toute activité théorique, la phénoménologie. Donc, la phénoménologie sera la description rationnelle complète du flux à travers la considération des unités qui émergent de ce flux selon la synthèse intentionnelle, et la mise en évidence de l’agencement structural de ces unités. On voit donc tout de suite l’importance de ce que Husserl appelle analyse intentionnelle pour la phénoménologie."
"La question de principe posée par Husserl, celle de l’impossibilité d’une détermination théorique descriptive du continu, se pose, s’est posée dans ces autres champs, et la difficulté a été en fait contournée de plusieurs façons (généralement par une démarche imaginative et volontariste procurant malgré tout au savoir des éléments à assembler, sur lesquels opérer, même si l’expérience n’en fournit pas). Husserl n’envisage même pas de répondre d’une telle manière, et, à vrai dire, il traite en profondeur ce point dans Ideen I, où il affirme avec force que la phénoménologie ne peut pas être une « géométrie des vécus ». Il donne à ce sujet des arguments qui sont les siens et que nous ne voulons pas reprendre ici. On peut néanmoins, croyons-nous, faire l’hypothèse que ce qui compte le plus – dit ou pas dit – est la différence qu’apporte l’adjectif héraclitéen : à la différence du continu spatial ou du continu des nombres réels qui en est d’abord une réplique théorique, le continu des vécus est un flux héraclitéen, c’est-à-dire qu’il est le continu d’un écoulement ne revenant jamais sur soi, en proie à une dissipation irréversible."
"Le temps est la façon dont le flux s’apparaît primitivement à lui même."
"La rétention, c’est ce que nous faisons ou qui nous arrive lorsque, juste après que s’est déroulée en nous la réception d’un processus temporel, par exemple juste à l’issue de l’entente d’une mélodie, nous « retenons » encore ce fait temporel alors même que sa limite est déjà transgressée. Nous restons en arrière de la limite après l’avoir franchie, nous adhérons encore au son, à l’instant révolu, au « tout juste passé ». La présence du radical tenir dans le mot rétention a semble-t-il un double sens : d’une part, la rétention nous rattache au tout juste passé, nous fait tenir à lui, d’autre part dans la rétention nous maintenons l’identité de la réception révolue de la mélodie comme telle, nous unifions et synthétisons notre propre vécu en quelque sorte."
"Sa vision phénoménologique du temps a été bâtie sur la rétention et pas sur la protention [l'attente du tout prochain futur]."
"La rétention est un opérateur infinitésimal, mais c’est aussi une fonction de type perceptif, dénuée de pensée ou d’imagination, qui n’est pas à la disposition d’une liberté intellectuelle : elle surgit en moi nécessairement comme une sorte de vision ou de toucher compulsifs du temps. [...]
À côté de cette relation originaire au temps procédant de la rétention, donnant forme au champ temporel originaire, Husserl décrit un second mode temporalisant de la conscience : celui du ressouvenir ou souvenir secondaire (la rétention étant alors rebaptisée souvenir primaire). La rétention, nous l’avons dit, est supposée un mode perceptif, elle est la manière dont le temporel comme passé se présente originairement en nous, et pas du tout une représentation du temps par nous. Le ressouvenir ajoute à notre palette temporalisante, justement, la fonction représentative. Il consiste en la visée d’une durée non seulement révolue, mais aussi hors d’atteinte de la rétention, échappant à la fenêtre du champ temporel originaire. Cette visée est pour Husserl de type reproductif : lorsque je me ressouviens d’un contenu qui a été vécu selon un champ temporel originaire, mon champ temporel originaire actuel reproduit trait pour trait, rétention pour rétention, le champ d’occurrence du souvenu. En plus de la disposition « primaire » suivant laquelle nous mettons en perspective le présent et le tout-juste-passé selon le diagramme des rétentions, nous avons donc une disposition « secondaire » à rejoindre le fruit de cette mise en perspective alors qu’il échappe, qu’il est séparé de notre faculté de présentation temporelle : notre art secondaire consiste en l’emploi mimétique de notre champ temporel actuel, aux fins de la reproduction du champ temporel détaché de nous. Husserl insiste sur le « je peux » lié à cette seconde disposition temporelle : à l’égard de ce qui est séparé de la « perspective de présence », l’accès devient libre et réitérable. C’est en quelque sorte malgré nous, dans la passivité, ou en suivant la pente du flux que nous « projetons » la forme du diagramme des rétentions: en revanche, nous suscitons la reproduction du secondairement souvenu ad libitum. Le ressouvenir donne lieu à un jeu formel de la reproduction, qui nous permet de reproduire des enchaînements en mettant bout à bout des morceaux de reproduction, de reproduire des actes reproducteurs ou des structures combinant des degrés divers de reproduction. Le sujet phénoménologique du souvenir secondaire est une sorte de grammairien ou de logicien qui use de ses parties de flux comme des pièces d’un jeu de domino, comme des touches d’un clavier.
Comme nous l’annonçions tout à l’heure, Husserl se propose de comprendre comment, à partir de ces deux dispositions temporelles, nous en venons à un temps total, unique et omni-englobant. À le lire, on s’aperçoit qu’il conçoit en fait cette synthèse totalisante du temps de deux façons : sur le mode objectif, et sur le mode subjectif. Cette distinction est rendue nécessaire par le point de vue phénoménologique qui est le sien : dès le début des Leçons…, il a déclaré d’une part qu’il entendait ne pas accorder crédit a priori au temps chosique, au temps des choses réelles du monde, d’autre part qu’il accueillait une certaine évidence primitive de l’écoulement comme quelque chose au-delà de quoi le questionnement n’avait pas de sens ; que toutes les réalités se tiennent dans un « temps objectif » avec leurs dates ou leurs durées, c’est une vérité rationnelle totalisante qui peut être suspendue, mais il est hors de notre pouvoir de nier le « passage » que nous vivons. Cette déclaration est en quelque sorte l’équivalent, au stade des Leçons…, de ce qui s’appelle dans la suite de son œuvre réduction phénoménologique."
"Du point de vue du temps objectif, du temps chosique ou temps du monde, appelé à être systématisé comme temps de la science, la synthèse totalisante est une pure affaire de technique rationnelle : Husserl la décrit d’abord comme un processus systématique de prolongation de la droite temporelle objective « vue », en faisant collaborer la faculté de reproduction et la disposition à l’ouverture d’un champ temporel originaire : je peux « déployer-reproduire » le champ originaire centré en n’importe quel point de mon ressouvenu, et de cette façon, repousser plus loin vers le passé la partie du temps que je totalise. Reste, en quelque sorte, à passer à la limite et symétriser, tout en s’assurant que la structure d’ordre du temps est bien une le long de ces recollements. L’intéressant, dans cette description de Husserl, est que l’on y voit comment il conçoit les modalités primitives de la rationalité scientifique, on comprend qu’à ses yeux certains actes du comportement fondamental de l’homme, actes jamais appris et pas même thématisés en général, ont déjà le type de cohérence et d’efficacité qui caractérise au plus haut niveau la science. Les opérations de reproduction des champs temporels révolus et de déploiement du présent épais d’une fenêtre temporelle de base, en effet, ne sont pas des opérations théoriques conscientes et volontaristes, mais les gestes fondamentaux de notre rapport au temps ; cependant, ils sont supposés « tracer » de proche en proche pour nous quelque chose comme une droite temporelle convenant à la science.
Mais ce qui est en fin de compte le plus intéressant est la manière dont il décrit l’unité subjective du temps. Il remarque d’abord que cet « écoulement » intime, dont il a déclaré d’emblée que le mettre en doute n’avait aucun sens, est le flux lui-même, le flux des vécus comme « subjectivité absolue ». Subjectivité signifiant ici, non pas qu’il y aurait un sujet, une conscience, une instance égoïque de contrôle possédant et supervisant tout, mais simplement que l’intimité de l’écoulement et de l’éprouver de l’écoulement ne peut comparaître devant aucun tribunal, elle est un témoignage ultime qu’aucun point de vue externe ne saurait amender."
"Husserl baptise du nom général d’intentionnalité la fonction de visée dont notre immanence, dont le flux des vécus, a la faculté, et sur laquelle repose donc son analyse de la temporalité. Dans sa discussion de l’unité du temps ultimement immanent, il distingue entre l’intentionnalité longitudinale, celle que portent les rétentions comme visées du tout-juste-passé comme tel, selon laquelle les durées révolues adhérentes sont repoussées – intentionnalité qui est comme l’auto-susceptibilité du flux – et l’intentionnalité transverse, celle qui habite la conscience impressionnelle, par la grâce de laquelle dans les vécus s’annonce à nous quelque chose d’étranger."
"Il s’agit pour Husserl d’étudier le vivre dans sa complexité de façon séparée et indépendante d’abord, pour ne traiter la question de sa « validité », de sa corrélation au « monde », que dans un second temps.
D’autre part, elle nous révèle peut-être une inspiration profonde et essentielle de la démarche husserlienne. Le prototype de cette étrange notion d’épochè pourrait bien être, en effet, la suspension mathématique, dont Platon, déjà, remarque la singularité dans La République : il appartient à l’optique et à l’attitude mathématiciennes de s’emparer des énoncés ou des situations en coupant court à tout questionnement sur leur validité ou leur effectivité, pour chercher seulement, dans un premier temps, à les analyser dans leur structure ou à dégager leurs conséquences, toute prise de position dogmatique quant à ce qui est ou ce qui peut être intuitionné étant renvoyée à plus tard. Il est plausible que la démarche phénoménologique avait dans cette attitude son secret modèle plus que dans le doute cartésien."
"Ne disposant plus de la facilité de plonger constamment dans le monde des entités que je valide, de les contempler et d’en user comme des repères, je rencontre l’activité ordinairement cachée, silencieuse et inaperçue par le truchement de laquelle ces entités comme leur(s) monde(s) en viennent à valoir pour moi. La réduction me « renvoie » à une région dont Husserl s’attache à dire qu’elle est multiforme, riche, proliférante, et qui est tout simplement la région de la conscience pure ou le lieu de l’immanence, soit, à la lettre, et comme le dit Husserl, le flux des vécus [...]
Mais, donc, le flux des vécus, dans le circuit phénoménologique, est décelé au prix de la perte de toute validation et de toute objectivité, au-delà même, de tout monde. On comprend ainsi l’orientation odysséenne de la phénoménologie : il s’agit pour elle, après cet exil « troyen » qu’est la réduction, de retrouver les objets et le monde, Pénélope dont il est à redouter qu’elle ne se donne jamais plus telle qu’on l’a laissée. Le programme phénoménologique, donc, est celui d’une restitution des objets et du monde, que l’on espère de l’activité de la conscience."
"Les anciens objets du monde, les arbres et les tables que l’attitude naturelle prenait pour argent comptant, ont une trace dans l’immanence : ils s’y résolvent en système d’esquisses. « À la place » de l’arbre, dans l’immanence, j’ai une multiplicité d’esquisses qui me présentent l’arbre sous telle ou telle face, avec telle ou telle luminosité. Mon rapport immanent à l’ancien arbre n’est pas enclos dans la ponctualité d’un vécu fugitif, il s’élabore au fil de tout un bougé d’esquisses différentes les unes des autres, variant selon les circonstances de la connexion perceptive. En première analyse, mon rapport à l’arbre consiste en cela que l’arbre est constamment posé un et le même tout le long de cette variation des esquisses. Cela, c’est le mode typique de présentation dans l’immanence des entités qui valent pour nous comme transcendantes, mot qui, dans le vocabulaire de Husserl, qualifie simplement la situation « au-delà » de l’immanence, l’extériorité par rapport à ce résidu d’abord purement subjectif qu’est le flux comme immanence. Elles ne se donnent pas totalement dans une intuition pleine, mais leur donation se divise en une multiplicité d’esquisses dont chacune est structurellement incomplète.
À cette façon de se donner s’oppose singulièrement celle des entités immanentes : elles m’apparaissent dans la simple réflexion, mon immanence a ce pouvoir de revenir sur elle-même pour s’apparaître. Et, dans le principe, cette saisie ou cette donation est pleine : l’entité immanente n’est pas structurellement diffractée en esquisses, la proximité à soi de l’immanence me la campe comme se montrant dans sa totalité, l’inachèvement ou le raté de la saisie sont limités à des paramètres marginaux (degré de vigilance, flou de la frontière temporelle des vécus réflexivement pris en vue).
La réflexion dans l’immanence purement subjective sur les modes de donation des entités nous « restitue » donc deux catégories d’entités, deux régions ontologiques, celle de la transcendance et celle de l’immanence, qui seront désormais distinguées a priori au pôle objectif : à chaque région correspond un « type intentionnel » de la donation, celui de la diffraction en esquisses et celui de la saisie réflexive principiellement totale respectivement. Nous disons « type intentionnel » pour exprimer le fait que ces deux modes de donation sont évidemment deux façons pour l’immanence de se tourner vers des contenus dont elle fait ses objets, semblent bien correspondre à des intentions de style différent émanant du flux des vécus.
Donc, la phénoménologie rencontre une sorte de bénédiction : la réduction, qui menaçait de faire perdre toute entité, tout objet, révèle au bout du compte « deux fois plus » d’objets qu’il n’y en avait auparavant."
"Cette première analyse distinctive des modes de donation, rapportée ici d’après Ideen I toujours, est exemplaire pour l’entreprise phénoménologique. Le projet de Husserl est bel et bien d’inventorier les modes de donation, de mettre au jour, pour les entités de chaque type, la façon dont nous les « avons » originairement. C’est dans ce sens qu’il faut entendre le fameux « Principe des principes » :
« (…) toute intuition donatrice originaire est une source de droit pour la connaissance ; tout ce qui s’offre à nous dans « l’intuition » de façon originaire (dans sa réalité corporelle pour ainsi dire) doit être simplement reçu pour ce qu’il se donne, mais sans non plus outrepasser les limites dans lesquelles il se donne alors ».
Le principe, dans la citation donnée, insiste simplement sur le fait qu’il y a certaines « intuitions originaires » qui sont source de droit, si bien qu’il n’y a pas de sens à les questionner : il faut enregistrer ce qu’elles enseignent sur ce qui se montre en elles et le valider comme connaissance phénoménologique, sans aller au-delà. Mais le projet phénoménologique postule « réciproquement » que toute entité, dès lors qu’elle est concevable, dès lors qu’elle fait partie du champ polymorphe de ce qui passe pour quelque chose dans le monde humain – pour un homme au moins, pour le philosophe accomplissant le métier phénoménologique – a son intuition originaire : il peut lui être associé un protocole de donation définissant comment une entité de cette sorte est connue de l’immanence, et comment une connaissance de cette sorte d’entité est corrélativement possible. En raison même de sa volonté de remonter toujours à des intuitions donatrices originaires, l’analyse intentionnelle de la phénoménologie est constitutivement régionaliste, elle est conduite à diviser l’être en autant de couches qu’il y a de types de donation."
"Le principe des principes dit aussi que nous devons, pour nous réapproprier notre connaissance et en faire une connaissance réellement scientifique, c’est-à-dire philosophique indissolublement, remonter à des évidences premières, indiscutables. Et de fait, dans la plupart des expositions de la phénoménologie qu’il a rédigées, Husserl part de cette volonté fondationnelle, de l’exigence d’un système de la certitude : où l’on puisse clairement désigner les connaissances primitives, connues sur le mode de l’évidence apodictique – ce qui signifiera en l’occurrence qu’aucun doute à leur sujet ne parvient à se stabiliser en aucune conscience – et les règles de dérivation conduisant de ces évidences aux connaissances médiates, règles dont la légitimité est saisie avec une certitude apodictique aussi."
"L’évidence, en dernière analyse, est celle de la présentation de la conscience à elle-même, soit de l’auto-apparition du flux, sur laquelle repose tout ce que recouvre pour nous le mot réflexion. Elle est donc prise dans le bougé du continu, qui l’entame : elle est bordée d’apparition déclinante, elle fait champ et multiplicité."
"Ce qu’on appelle dans ce chapitre restitution intentionnelle, en effet, consiste, on vient de le dire, à décrire pour chaque type d’objet, chaque région donc, le genre d’intentionnalité qui lui correspond. Mais il ne s’agit pas, bien sûr, de prendre sur le fait une certaine conformation intentionnelle du flux à chaque fois qu’un objet particulier du type considéré est donné ; de se contenter, par exemple, que se superposent en nous des visions élémentaires de l’étendue occupée par cette pomme sous cet angle à cet instant, et des visions élémentaires concomitantes de son rouge pailleté de jaune si remarquable. La phénoménologie husserlienne ne nous délivre pas des compte rendus ou des photographies d’exemplaires psychologiques singuliers de tel ou tel agencement intentionnel. Elle se propose de décrire la forme à laquelle tous les agencements tels satisfont. Ou plutôt : la structure qui fait critère pour déterminer si un objet du type correspondant est à chaque fois donné. Les formes ou structures intentionnelles dégagées au fur et à mesure par la phénoménologie ont donc une signification normative : elle sont en quelque sorte le critère immanent ou la règle de la donation d’objets d’un type particulier. Ainsi tout objet externe se montre dans des « esquisses » qui nous révèlent une extension spatiale en même temps qu’un aspect chromatique, et il doit en aller ainsi pour toute entité perçue de notre environnement : cette division, bidimensionnalité ou bivalence de notre visée a force de loi pour la donation de ces entités, par exemple celle de la pomme rouge pailleté de jaune de tout à l’heure.
Husserl décrit l’agencement intentionnel qui est comme l’essence de chaque mode intentionnel particulier accomplissant la donation d’un objet du type considéré. Une essence, dans son langage, s’appelle aussi un eidos, une idéalité, soit, conformément à la tradition platonicienne, une sorte de modèle qui transcende chacun de ses exemples, où il se reconnaît néanmoins. La forme dégagée par l’analyse intentionnelle, donc, est une idéalité ayant une valeur normative, dominant chaque accomplissement intentionnel occurrent dans un flux de vécus : chacun d’eux lui correspond, l’illustre, en constitue une instance, comme on le dit volontiers dans une terminologie de style logique.
L’acte philosophique du dégagement de cette forme est nommé restitution intentionnelle ici, parce que l’on insiste sur le biais réflexif de la phénoménologie, et sur le fait que l’investigation et la description phénoménologiques sont une sorte de répétition dans l’après-coup du cours événementiel du flux. Husserl, quant à lui, parle plutôt de constitution. C’est que, pour lui, le dégagement de ces essences configuratives caractérisant la donation des divers types d’objet est la « science transcendantale » par excellence. Connaître une forme intentionnelle de la donation, c’est connaître dans sa détermination essentielle première tout objet du type considéré, c’est anticiper tout savoir possible de tels objets : l’analyse intentionnelle accomplit donc une « prestation transcendantale », elle élucide la possibilité de la connaissance et en prépare normativement l’exercice."
"Pour en revenir à la façon dont la phénoménologie trouve de tels modèles, de telles essences ou eidè, disons qu’elle nous recommande l’expérience de pensée suivante : on part d’une donation particulière d’un objet du type, et l’on explore par l’imagination tout ce que cette donation pourrait être, on la déforme selon les possibilités qui se présentent dans l’espace des configurations phénoménologiques où l’objet se dessine, où la donation a lieu. De la sorte, on accède à un point de vue tel que l’on voit ce qui appartient essentiellement à l’objet, à sa donation : ce que le point de départ de l’expérience de pensée pouvait avoir de particulier est abrogé par le plongement du cas dans la famille de ses variantes phénoménologiques. À tel point que, Husserl le remarque, on peut aussi bien partir d’une imagination, d’une situation perceptive fictive, seulement envisagée, pour rejoindre le même universum de possibles à partir d’un élément non actuel : de toute façon, le champ des possibles qu’il faut prendre en considération excède largement ce qui remplit actuellement la conscience à titre de donation.
Donc, Husserl prévoit et promet que, en suivant cette sorte d’expérience de pensée, on « tombe » naturellement sur ce qui domine et caractérise l’universum de possibles que l’on visite, sur les limites et les contraintes de la variation, sur les invariances qui se manifestent à mesure que l’on varie sur fond d’elles : sur l’eidos, sur ce qui est proprement l’essence sous-jacente au type de donation considéré, sur les propriétés de structure qu’elle possède toujours, qu’une donation doit respecter pour rester un cas de son type. L’essence se montre, à la faveur de l’expérience dite par Husserl expérience de la variation eidétique, un peu comme un optimum visuel se trouve dans l’effort dit d’accommodation du regard, ou plus proprement comme le vrai et le général se révèlent dans le raisonnement imaginant du géomètre, lui aussi constamment projeté dans les infinies possibilités évoquées par la particularité de la donnée stylisée qu’est – sous ses yeux sur sa feuille – la figure base de sa spéculation, qu’il s’agisse d’un triangle, d’un cercle ou d’un arc d’hyperbole.
Cette expérience de pensée présuppose clairement la réduction phénoménologique, puisqu’elle a tout entière lieu dans l’immanence, et roule sur la saisie réflexive des modalités intentionnelles du flux. Les types de donation ne peuvent renvoyer qu’à des types de dispositifs intentionnels, à travers lesquels un objet est accueilli. Mais ces dispositifs témoignent du travail clandestin qu’abrite le flux et auquel nous devons notre confiance ordinaire en des choses et un monde : il faut l’épochè pour les révéler.
Donc, la connaissance de l’essence procède de l’imagination : la méthode suivie pour arriver à la saisie intuitive de l’essence en porte témoignage. L’imagination prend conséquemment le rang d’une faculté noble et fondamentale. Deux observations philosophiques générales peuvent éclairer la portée de cette séduisante thèse.
D’abord, la méthode de la variation eidétique fait appel à l’imagination comme faculté de parcourir les possibles pertinents : ce qui nous rend sûrs que nos variations nous autorisent à dire l’essence, c’est en effet la conviction que toute modification d’une situation intentionnelle pertinente pour la donation, notamment toute modification typique susceptible d’entraîner la non-donation, aura été envisagée. En d’autres termes, l’imagination embrasse tout le possible qui compte pour cette affaire. Cela se comprend, dans la perspective de Husserl, parce que l’imagination a une prise compétente sur la réflexion : ce qui peut être réfléchi, c’est-à-dire ce dont la conscience peut témoigner que c’était présent dans le flux, peut aussi être convoqué par elle, présentifié arbitrairement, soit imaginé. D’où il résulte, puisque la réflexion est ce par quoi le flux nous est donné, son prisme transcendantal en quelque sorte, que l’imagination pénètre par principe toutes les configurations concevables du flux, l’immanence dans toute sa diversité.
En second lieu, il faut bien voir que cette imagination experte à concevoir les configurations possibles du flux des vécus n’est pas pour Husserl autre chose que l’imagination de tout le monde, plus précisément, elle englobe l’imagination culturelle et littéraire. Dans la mesure où la réduction ne perd rien de ce que connaît l’attitude naturelle, elle le met seulement entre parenthèse, l’imagination peut accéder dans ses variations à toute fiction appartenant à la tradition de l’esprit objectif. Exposant la méthode de la variation dans Ideen I, Husserl tient à expliciter cette ouverture « encyclopédique » de l’imagination conduisant la recherche des essences. Il affirme la possibilité, pour l’imagination de sa méthode, de puiser dans les « (…) exemples fournis par l’histoire et, dans une mesure encore plus ample, par l’art et en particulier par la poésie »."
"L’intentionnalité désigne d’abord, chez Husserl, la propriété qu’a la conscience de faire événement, l’activité par excellence de la conscience. Cette conscience qui est avant tout flux des vécus, elle sait se cristalliser ou se nouer en telle sorte qu’elle se fait acte, ce qui, dès les Recherches logiques, nous l’avions dit, signifie en même temps de sa part pointer sur, viser. L’intentionnalité satisfait à une fonction de visée, mais elle s’accomplit toujours dans des actes, qui sont autant d’événements.
Husserl, il ne s’en cache pas, reçoit le concept d’intentionnalité de Brentano."
"Il distingue en effet deux types de vécus :
– les vécus hylétiques, qui sont de simples contenus, un pur matériau pour la vie de conscience12 ; ces vécus sont une sorte de donnée que l’immanence trouve en elle-même après la réduction, ils sont l’élémentaire de la sensation et du sentiment ;
– les vécus qui, à un degré quelconque, participent de l’intentionnalité ; bien que chacun d’eux, par lui-même, n’ait pas la capacité d’envoyer la conscience vers le hors d’elle, l’intentionnalité s’édifie par la grâce de leur collaboration, et elle s’édifie comme une prise en charge des vécus hylétiques.
Qu’il y ait des flèches qui pointent sur, hantant le flux des vécus et témoignant de sa capacité d’acte, qu’il y ait de l’intentionnalité, en somme, c’est en fin de compte supposé par Husserl résulter de ce qu’une multiplicité de micro-actes, les noèses, anime les vécus participant de l’intentionnalité, en sorte de leur faire composer avec le matériau des vécus hylétiques une forme. La hylè de conscience est promue par les vécus de l’intentionnalité, sous l’égide des noèses, au rang de la morphè. C’est seulement dans la mesure où vécus hylétiques et vécus participant de l’intentionnalité s’équilibrent dans une telle forme qu’un objet est visé.
Cette analyse s’applique par excellence et prioritairement à l’objet de perception banal. L’arbre du jardin se « traduit » dans le flux des vécus – comme nous l’indiquions déjà plus haut – par un faisceau d’esquisses perceptives, chacune d’elles me donnant cet arbre sous un certain angle, avec un certain contour apparent, avec un certain chromatisme et une certaine luminosité, avec une senteur actuelle peut-être également, etc. Ces esquisses varient pour le sujet perceptif en qui elles se recueillent en raison du bougé du flux des vécus, qui est proprement le bougé de la vie : qui, en tout cas, recèle constamment la profusion micro-événementielle que nous connaissons comme la vie, justement. Cependant, l’arbre est le même pour nous le long de la variation de nos esquisses de lui. Toutes nos esquisses lui sont imputées comme autant de façon de pointer sur lui, comme homologues selon l’intentionnalité dans la mesure où elles le visent.
Or, cette convergence intentionnelle des esquisses, elle est interprétée par Husserl comme liée à leur équilibration dans une forme, agie par le moment noétique de la conscience, pour nommer ainsi d’un seul coup la multiplicité des noèses dans leur fonction. C’est parce que, et pour autant que, toutes mes esquisses de l’arbre sont équilibrées dans une morphè, constituent collectivement quelque chose comme une statue à partir du bronze des data hylétiques de l’arbre, que je vise l’arbre, que l’arbre est mon objet intentionnel, que j’accède à ce que Husserl appelle alors noème perceptif de l’arbre : l’arbre perçu comme tel, l’arbre en tant que pôle unitaire de mes esquisses sous l’animation noétique. Les noèses, collectivement, font de mes vécus les agents solidaires d’une visée, et cela qui est visé, considéré comme tel, nommé au seul titre qu’il est visé et pas parce qu’il aurait par ailleurs ou préalablement une consistance dans l’être, est baptisé noème."
"La « donation de sens » qui a lieu chaque fois que la forme s’équilibre, valant intimement comme règle, est pour une part « avènement de sens », comme on le dirait dans un langage idéaliste, elle est, disons, la spiritualité et l’idéalité du sens s’affirmant ou s’accomplissant à la faveur du flux, à même le flux.
Cela signifie notamment que le repérage de l’émergence intentionnelle est ce qui distingue la description phénoménologique du flux des vécus d’une taxinomie visant l’être-là « minéral », pour ainsi dire mort, du psychique. Husserl pense s’opposer, à cet égard, aux conceptions de ses prédécesseurs anglais Hume, Berkeley et Locke [...] ur leur appréhension de l’immanence comme diversité inanimée, « étendue intime » morte attendant une description classifiante naturaliste."
"Si le flux des vécus est constamment soumis à la pression d’une activité noétique, faisant advenir en lui des formes qui insistent comme des prescriptions, cela signifie que ce qu’il est ou plutôt la façon dont il se dispose est constamment concerné par une norme. La phénoménologie transcendantale appréhende la vie immanente comme révélant la norme à laquelle, comme activité, elle renvoie, et se donne pour tâche de dégager, dans chaque cas, cette norme. L’intentionnalité surgissant de fait, à chaque fois, est une émergence de sens selon laquelle le flux se dénaturalise, et qui atteste la gouvernance en lui d’une norme transcendantale.
La méthode eidétique, par la voie de la variation imaginaire, remonte des faits intentionnels aux morphès sous-jacentes en tant que structures régulatrices."
"Dans la première partie d’Ideen I, il distingue, pour une chose quelconque de la nature, les niveaux intentionnels du schème sensible et de la réalité : en substance, le schème sensible correspond la synthèse intentionnelle des qualités sensibles apparaissantes – comme la couleur et la rugosité – en l’étendue qu’elles remplissent, et la réalité à la position de la chose comme existante au sein d’un contexte de choses, en sorte qu’elle voit ses phénomènes se modifier au gré des mouvements respectifs des choses, d’un système causal en d’autres termes. Dans cette orientation, il est amené à s’intéresser à la relativité de la donation des choses aux mouvements de notre corps : il introduit le concept extrêmement fécond pour la psychologie et la philosophie de la perception ultérieures de kinesthèse, soit d’une « attitude motrice » qui est en même temps accueil de la chose : Husserl décrit comment « l’œil parcourt les angles, les surfaces », ou « la main glisse sur les objets en les touchant », comment en général la perception renvoie à des séries de sensations pilotées par la mobilité du corps. Toutes ces études fines de notre rapport canonique aux choses externes passe donc par la mise en évidence de « modes intentionnels » eux-mêmes canoniques."
-Jean-Michel Salanskis, Husserl, Les Belles Lettres, 2011 (1998 pour la première édition).