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    Roland Desné, « Progressif ou progressiste ? »

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Roland Desné, « Progressif ou progressiste ? » Empty Roland Desné, « Progressif ou progressiste ? »

    Message par Johnathan R. Razorback Mer 7 Juin - 17:44

    "Sur le sens du mot « progressive » dans l’article 1er de la constitution du Grand Orient de France, Roland Desné a bien voulu livrer cette réflexion à Humanisme. L’auteur, professeur de littérature émérite à l’université de Reims, est fondateur et ancien directeur de la revue Dix-Huitième siècle, et coauteur, notamment, du Parler des francs-maçons (Véga, 2008).

    1Quand nous lisons dans l’article 1er de la constitution du Grand Orient de France que la franc-maçonnerie est « une institution essentiellement philanthropique, philosophique et progressive », nous ressentons comme un embarras. La troisième qualité, « progressive », attachée à la franc-maçonnerie, est-elle de même nature que les deux premières, « philanthropique » et « philosophique » ? Devons-nous comprendre qu’à côté de notre amour de l’homme, qu’à côté de notre amour de la sagesse, nous devrions, de surcroît, être amoureux de la « progression », c’est à cette étrange conclusion que le dictionnaire pourtant nous invite, puisque à « progressive » nous trouvons les définitions suivantes : « 1) se dit de ce qui se fait par degré, graduellement, de manière régulière et continue. Hausse progressive de la production. 2) se dit de ce qui augmente, croît peu à peu, régulièrement ; croissant. Dictée de difficulté progressive ». Tous les dictionnaires mettent l’accent sur l’idée de développement graduel et rattachent l’adjectif « progressif » au substantif « progression ».

    2Insolite, le mot « progressif » apparaît toutefois maçonniquement recevable dès lors qu’il nous indique que la Maçonnerie accomplit son œuvre graduellement, à la manière d’une construction qui s’érige lentement et sûrement, et sans qu’un terme lui soit fixé. Qu’il s’agisse de l’action de l’Ordre dans son ensemble ou du cheminement initiatique de chaque frère, je ne conteste nullement la pertinence de la notion de progression appliquée au travail maçonnique. Mais il se trouve que ce n’est tout simplement pas cette notion que les rédacteurs de l’article 1er, en 1849, avaient en tête.

    Une raison d’être
    3Je propose de le démontrer en me fondant sur une argumentation successivement logique et historique.

    4Logiquement, la cohérence de l’article 1er est suspendue au sens que l’on donne à l’adjectif progressive. Philanthropique, philosophique et progressive sont mis sur le même plan pour caractériser ce qu’est « essentiellement » la Maçonnerie.

    5On indique, ensuite, quels sont ses objets : « la recherche de la vérité, l’étude de la morale… », etc. Il s’agit donc de définir une raison d’être et non une manière d’exister. Philanthropique et philosophique désignent bien une raison d’être, le contenu d’une activité par laquelle on se légitime. En revanche, si progressive avait le sens de « ce qui s’accomplit progressivement », il désignerait une manière d’être.

    6Non pas ce que la Maçonnerie a l’intention de réaliser, mais comment elle se réalise elle-même. Raisons d’être et manière d’être, il n’y aurait donc pas d’enchaînement logique entre les deux premiers adjectifs et le dernier. Pour rétablir cette logique ou, plus précisément, pour redonner à l’article 1er sa cohérence sémantique, il faut et il suffit de restituer au mot progressive le sens qu’il avait pour nos prédécesseurs du Convent de 1849. Or, ce sens est non pas celui « d’amateurs de progression », mais bien celui de « partisan et d’artisan du progrès ». Autrement dit, et pourvu que nous transposions dans le vocabulaire d’aujourd’hui, l’intention des rédacteurs de l’article 1er est d’affirmer que la Maçonnerie est « une institution essentiellement philanthropique, philosophique » et… « progressiste ».

    7L’histoire du mot « progressif » ne laisse aucun doute à ce sujet. C’est un mot ancien introduit à la fin du XVe siècle, un peu plus récent que « progression » qui date du XIIIe siècle. « Progressif » se rattache d’abord à « progression » et s’applique à un mouvement, celui des animaux ou, au figuré, des planètes. Il va ensuite qualifier un développement graduel à partir du XVIIIe siècle. C’est le mot « progrès », ancien mot lui aussi (du XVIe siècle) qui va enrichir le sens de « progressif ». Ce mot de « progrès » se charge de valeurs nouvelles au siècle des Lumières. Les philosophes du XVIIIe siècle vont léguer au XIXe une image des « progrès de l’esprit humain », selon le titre du célèbre ouvrage de Condorcet. Après avoir employé, surtout, le mot au pluriel, avec un complément de nom (l’accent étant mis sur la multiplicité des efforts et des conquêtes de l’humanité), on utilise de plus en plus le mot au singulier (l’accent étant mis alors sur l’amélioration globale que produit – ou doit produire – la civilisation). Il fallait un adjectif correspondant à cette notion nouvelle. Ce fut, dans un premier temps, « progressif ».

    8La première attestation de « progressif » au sens de « qui amène du progrès » se trouverait chez d’Holbach en 1770 et, par extension, au sens de « qui est partisan du progrès » chez Benjamin Constant en 1815. Au sens de « qui participe au progrès » et de « favorable au progrès social et politique », le mot « progressif » commence à être d’un usage courant avant 1830. C’est en ce sens de « tourné vers le progrès » que le mot va être reçu chez les francs-maçons. C’est probablement le frère Olivier qui a été le premier, en 1835, dans un éditorial de la Revue maçonnique à affirmer que la Maçonnerie était « progressive ». Il écrivait : « La franc-maçonnerie a pour objet la propagation des Lumières, tant acquises qu’à acquérir (…) : elle est donc progressive. »

    9Après la révolution de 1830, le mot « progrès » fait son entrée dans les discours officiels du Grand Orient. Par exemple, à la fête solsticiale de décembre 1830, l’orateur adjoint assigne à la Maçonnerie la fonction de « favoriser les progrès de l’esprit humain et d’en accélérer la marche ».
    Émancipation sociale
    10Ces idées progressives connaissent avec la révolution de 1848 l’essor que l’on sait. Adressant son salut à une délégation du gouvernement provisoire issu de la révolution de février, le grand-maître adjoint affirme que « la franc-maçonnerie a toujours précédé le monde profane dans la recherche de la vérité et la mise en pratique des idées progressives ». Ce qui ne peut que vouloir dire que la Maçonnerie a soutenu des idées favorables au développement de la démocratie et à l’émancipation sociale. Et c’est dans ce contexte que le Convent de 1849 introduit dans les statuts du Grand Orient de France le mot « progressive » ainsi que la devise : « liberté, égalité, fraternité ».

    11Dans ces mêmes années 1830-1840, toutefois, des mots nouveaux dérivés de « progrès » font leur apparition. En 1842, le Complément du dictionnaire de l’Académie française enregistre les mots progresser, progresseur, progressible, progressibilité. Et, en 1846, un nouveau venu, « progressiste », entre dans les dictionnaires. Comme adjectif, il est attesté depuis 1830 et, comme nom, on le trouve pour la première fois dans un texte posthume de l’utopiste Charles Fourier publié en 1841, le Manifeste de l’École sociétaire, où l’on peut lire que cette école devrait attirer en son sein « tous les conservateurs intelligents et tous les sincères progressistes ». Le mot va ensuite faire lentement son chemin, notamment, semble-t-il, dans les milieux influencés par le socialisme utopique, et devenir synonyme de « progressif ».

    12Les deux mots vont ainsi coexister pendant longtemps.

    13Une question alors se pose. Pourquoi les maçons de 1849 n’ont-ils pas employé « progressiste » au lieu de « progressive » ? Ecartons d’abord l’hypothèse d’une différence de sens, même légère. Progressive s’entendant philosophiquement tandis que progressiste aurait une acception plus politique. Or, rien dans les textes de l’époque, ni dans les dictionnaires, n’autorise une telle supposition. Le choix des maçons semble tout simplement tenir à l’ancienneté plus grande du mot. En 1849, « progressiste » n’est entré que dans un seul dictionnaire et, pour Littré, en 1869, c’est toujours un néologisme. Or, comme on le sait, dans la tradition puriste française, les néologismes n’ont pas bonne presse. On les évite quand on rédige les statuts d’une association.

    Éviter l’ambiguïté
    14Une dernière question surgit alors. Pourquoi a-t-on créé « progressiste » si « progressif » avait un sens aussi évident ?

    15Sans doute cela tient-il à la bonne fortune, au XIXe siècle, du suffixe « -iste » pour signifier l’adhésion à une doctrine ou à une idée. « Progressiste » a été créé en même temps ou à peu près que « progresser ». De surcroît, « progressiste » avait l’avantage d’être utilisable comme nom et comme adjectif. Il évitait aussi toute ambiguïté puisque « progressif » avait d’autres significations qui le rattachaient à « progression ». Avec « progressiste », le rapport à « progrès » était sans équivoque.

    16Les deux mots vont rester longtemps en concurrence. Mais en 1963, le Grand Larousse encyclopédique tire clairement la leçon de l’évolution de notre couple. Après avoir signalé pour « progressif », « qui est partisan du progrès (vieilli) » et donné un exemple tiré de Flaubert, il rend son verdict : « On dit maintenant, dans ce sens, “progressiste” ».

    17Lexicologiquement, l’affaire est donc entendue.

    18Maçonniquement, un futur Convent pourrait opportunément remplacer, dans l’article 1er de la constitution, le mot « progressive » par celui de « progressiste ».

    19Ainsi afficherions-nous notre attachement à l’idée de Progrès, en un temps où d’aucuns ne veulent considérer que ses « dégâts ». Ainsi, surtout, les maçons d’aujourd’hui diraient-ils fidèlement ce que les maçons d’hier entendaient proclamer."
    -Roland Desné, « Progressif ou progressiste ? », Humanisme, 2013/2 (N° 299), p. 98-101. DOI : 10.3917/huma.299.0098. URL : https://www.cairn.info/revue-humanisme-2013-2-page-98.htm




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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

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    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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