« La réévaluation chez le théoricien italien du sens commun et populaire permet de comprendre comment Fanon thématise la possibilité d’une organisation collective et d’une autonomie de la culture populaire. En outre, la façon dont le philosophe martiniquais interroge les processus de colonisation, aussi bien comme occupation d’un territoire et expropriation, que comme colonisation de la subjectivité, se trouvait déjà d’une certaine manière chez Gramsci, connu pour son intérêt pour la colonialité directe (Éthiopie, Lybie) et indirecte (la « question méridionale ». On peut également soutenir que la notion gramscienne de subalternité rencontre un écho positif chez Fanon. »
« Critique du soutien apporté à Labriola à l’expédition italienne en Lybie. »
« Chez Gramsci, comme chez Fanon, le consentement n’est pas synonyme de paix sociale, ni même de renoncement à la violence. Il faut plutôt trouver les raisons d’un tel fonctionnement dual (coercition et consentement) des sociétés où la distinction entre société civile et État s’est amorcée. Elles relèvent d’une nécessité historique liée au développement du capitalisme, d’une recodification de l’agressivité sociale qui passe de l’agressivité guerrière à l’agressivité de la concurrence, sans que cette dernière annule la violence de la première. Fanon montre justement comment la phase dite de consentement est indissociable dans les pays colonisés de l’expansion du capitalisme qui, après la période dite de pacification des territoires indigènes, exige une routinisation sociale de la production et des échanges plutôt que l’extraction brutale de plus-value dans le cadre d’un système de travail forcé. »
« Gramsci voyait déjà dans la colonialité une domination à la fois culturelle et capitaliste, sans que ces deux aspects soient hétérogènes. Notons d’abord que chez lui – et à l’instar de bien des concepts gramsciens permettant d’analyser une réalité multiple et changeante historiquement –, la colonialité comme principe de domination caractérise un phénomène pluridimensionnel : 1) l’occupation et l’exploitation d’un pays sur un territoire étranger (Éthiopie, Lybie) dont il devient la métropole, 2) la racisation des masses paysannes du sud par l’imposition idéologique de frontières intérieures (au sein même de l’Italie) qui divisent le peuple en deux et font du Mezzogiorno une question à part entière 3) et enfin la subalternisation – au sens de la subordination économique et culturelle – des groupes sociaux qui ne disposent pas d’une organisation hégémonique (les masses prolétarisées du nord industriel de l’Italie, et les masses paysannes du sud de l’Italie entretiennent entre elles des rapports de méfiance nuisibles à la constitution d’une conscience populaire-nationale susceptible de renverser l’hégémonie capitaliste bourgeoise). De même, pour Fanon, la colonialité renvoie non seulement au fait même de l’occupation coloniale, mais également à une pluralité de processus de dépossession et de stigmatisation. »
« Il ne suffit pas selon Gramsci que la pédagogie soit désaliénante et débarrasse les élèves (enfants ou adultes) de leurs appartenances traditionnelles, de leurs préjugés relevant d’une pensée archaïque, voire magique. Elle doit elle-même faire l’objet d’une critique pour révéler l’idéologie qui la porte. D’une manière différente, mais dans une perspective comparable, Gramsci et Fanon montrent comment l’éducation peut fonctionner comme un système de domination au sein même des projets d’émancipation qui la justifient, en raison du contexte colonial de son exercice.
L’exemple type pour Gramsci est la manière dont la pédagogie, et le courant marxiste représenté par Antonio Labriola en Italie, s’insèrent dans un discours de justification de la colonisation et de la réduction en esclavage au nom d’une dialectique historiciste selon laquelle le passage au communisme suppose une maturation des éléments sociaux propre aux sociétés capitalistes et donc une évolution historique vers le capitalisme. Celle-ci pourrait, dès lors, être imposée violemment, pour en accélérer le cours, chez les peuples dits primitifs. Ainsi, à la question posée par un étudiant lors d’un cours sur la pédagogie : « Comment ferez-vous pour éduquer moralement un Papou ? », Labriola répondit qu’il en ferait provisoirement un esclave dans un premier temps et que « ce serait là la pédagogie à appliquer dans son cas ». Gramsci critique une coïncidence gênante entre le discours pédagogico-marxiste de Labriola et le discours pédagogico-religieux d’un Giovanni Gentile, philosophe hégélien finalement partisan du fascisme de Mussolini. Outre que tous deux justifient les expéditions coloniales en Lybie (1911-1918), Gramsci met au jour un même historicisme « décadent » et un même discours faisant des colonisés et de tout peuple en général des enfants qu’il faudrait éduquer, associant l’enfance à un primitivisme de la pensée. Il distingue à l’inverse la contrainte, nécessaire à toute pédagogie, de l’esclavage, et il souligne la nécessité tout aussi impérieuse d’une éducation des classes dominantes. La confusion indue entre l’immaturité attribuée aux classes subalternes et aux peuples colonisés, et l’arriération de ces mêmes peuples et classes est d’autant plus illégitime que l’immaturité en question n’est jamais « pure » et est toujours mêlée à des éléments mûrs. »
« Chez Gramsci, on comprend que l’école criminologique de Cesare Lombroso (qui occupa la chaire de médecine légale à l’université de Turin à partir de 1876) est signalée implicitement comme ayant fourni le cadre conceptuel de la pathologisation et de la criminalisation des populations du sud et, par extension, des femmes. Dans « Aux marges de l’histoire. (Histoire des groupes sociaux subalternes) », Gramsci cite l’ouvrage de Cesare Lombroso, Pazzi ed anomali (Fous et anormaux), parmi d’autres ouvrages ayant traité d’une forme dite prototypique d’organisation collective des paysans du sud de l’Italie par un ouvrier « mystique », David Lazzaretti. Il faut lire cette analyse dans le cadre d’une discussion plus générale de la racisation des populations du sud, de leur criminalisation et du motif de leur arriération héréditaire. Pour Gramsci, il s’agit dans ce passage d’analyser comment le meurtre de David Lazzaretti par les autorités publiques est représenté dans les discours des intellectuels du nord qui considèrent Lazzaretti non pas comme le leader d’un groupe marginalisé mais comme un fou. Dans ce cadre, la pathologisation fonctionne comme une déshistoricisation et par conséquent comme une dépolitisation d’une des formes de mobilisation collective des paysans du sud. Ici, les conduites subalternes du sud sont bien l’objet d’une racisation et d’une essentialisation. L’école criminologique de Lombroso, notamment, a largement contribué à populariser, hors du cercle restreint des études dites scientifiques, l’idée que les gens du sud sont plus enclins à la criminalité. »
« Chez Gramsci, l’analyse de la tendance à naturaliser la sexualité permet de critiquer plus généralement l’idée d’une nature immuable de l’homme, qui sert les conservatismes sociaux et légitime la violence sociale, notamment la criminalisation de l’anormalité. « Qu’est-ce que cela signifie qu’une certaine action, un certain mode de vie, une certaine attitude ou habitude soient ‘naturels’ ou qu’à l’inverse ils soient ‘contre-nature’ ? » Gramsci déconstruit l’argument ordinaire, assez populaire, selon lequel est qualifié de naturel, c’est-à-dire de normal, ce qui se rapporte aux comportements animaux pour ce qui est des rapports sexuels. Outre le fait que, la plupart du temps, l’exemplarité animale en question concerne les animaux domestiques, donc des animaux dénaturés, Gramsci indique dans un geste analytique qui présente des similitudes avec la critique fanonienne de l’essentialisation, que la nature de l’homme correspond en réalité à l’ensemble des rapports sociaux qui déterminent une conscience historiquement définie.
Dans la continuité de ces remarques, on trouve chez les deux auteurs une critique des processus, propres à toute aliénation, qui viennent contaminer jusqu’au désir lui-même. Gramsci, dans une démarche proche de celle de son contemporain Lukács, montre ainsi comment les femmes en viennent à être réifiées, c’est-à-dire à être considérées comme des marchandises. Ce processus de réification, solidaire de la rigidification des groupes sociaux en castes dans l’hypermodernité capitaliste (le fordisme pour Gramsci) conduit à une extension de la sphère marchande. Cette extension est visible depuis la cosmétisation des corps féminins, avec la figure hyperbolique des femmes de milliardaires, « mammifères de luxe » dont l’utilité est réduite à la parade, jusqu’à la diffusion plus générale d’une mentalité de prostitution légale avec la « traite des Blanches » dans les hautes sphères et dans les milieux qui favorisent la circulation des marchandises transatlantiques (la marine). »
« Gramsci adopte une approche qui tient compte de conditions d’ordre à la fois économique et culturel pour montrer comment les nouvelles méthodes de production et de travail, liées au développement du fordisme notamment, obligent à une nouvelle économie des rapports sexuels. Il note ainsi que la reproduction sexuelle contrôlée par les démarches paternalistes de planning familial des entreprises fordistes, transforme le visage de la nation en obligeant le recours à une main-d’œuvre étrangère moins chère, ce qui conduit à l’ethnicisation de la division intérieure du travail ; les immigrés fournissant désormais une ressource pour le travail non qualifié, tandis que les nationaux s’attribuent les postes de direction. »
« Cette attention à ce que l’on a tendance à appeler, en termes marxistes, la superstructure des sociétés, et plus particulièrement aux phénomènes de déliaison ou de réification touchant la personnalité, comprise dans des rapports sociaux morbides, est caractéristique de l’orientation critique commune de Gramsci et Fanon. C’est en fait dans le cadre d’une discussion des théories mécanistes et matérialistes « vulgaires » qui disqualifient les processus culturels comme étant des processus subsidiaires ou de second ordre, que les deux auteurs en viennent à avancer l’idée qu’il faut requalifier ces processus secondarisés comme étant non pas des éléments superficiels ou des épiphénomènes d’une structure matérielle, mais comme ayant une force susceptible de produire des effets de domination ou à l’inverse de résistance à cette domination. »
« Gramsci avait déjà eu l’occasion, en défendant la révolution bolchévique dans « La révolution contre Le Capital » (1917), de critiquer toute vision mécaniciste du matérialisme élevée au rang de théorie scientifique. Dans les Quaderni, il s’en prend directement à Boukharine. La critique est particulièrement âpre vis-à-vis de ce qu’il considère comme un réductionnisme théorique et donc un appauvrissement de l’articulation entre théorie et pratique. Le point nodal de l’analyse est celui du rapport entre structure et superstructure, que Marx avait exposé dans son avant-propos à la Critique de l’économie politique (1859). Gramsci affirme en effet que Marx ne considère pas la
« superstructure » (les formes de l’idéalité sociale : juridiques, politiques, religieuses, artistiques, intellectuelles) comme un reflet ou une apparence. »
« Les deux auteurs s’accordent sur la nécessité non seulement de dialectiser l’intellectualité et l’effort musculaire mais également de rehistoriciser les rapports sociaux dans lesquels la culture elle-même s’insère. Ainsi, on ne peut pas dire que la culture populaire est fataliste ou réactionnaire, que la religion est un opium du peuple ou que les danses mystiques fonctionnent comme une catharsis nuisible à la révolution. Cette culture populaire comporte en elle des éléments susceptibles d’être dirigés, orientés dans le cadre d’un mouvement collectif qui redonne au peuple son caractère de protagoniste historique. »
« Le travail du théoricien, de l’intellectuel, est dans un premier temps de faire ce que Gramsci nomme l’effort de « traduire » en langage théorique les éléments de la vie historique, afin de faire comprendre aux autres intellectuels que les éléments supposés de passivité de la culture populaire peuvent être interprétés comme des premiers éléments d’organisation de la conscience de classe ou de la conscience nationale. Le deuxième moment consiste pour les intellectuels à devenir des « persuadeurs permanents. […]
Tout philosophe de la praxis, doit consister à se faire peuple, à traduire les aspirations formulées au sein du peuple pour les transformer en potentiel contre-hégémonique. »
-Hourya Bentouhami-Molino, « De Gramsci à Fanon, un marxisme décentré », Actuel Marx, 2014/1 (n° 55), p. 99-118, DOI : 10.3917/amx.055.0099. URL : https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2014-1-page-99.htm
« Critique du soutien apporté à Labriola à l’expédition italienne en Lybie. »
« Chez Gramsci, comme chez Fanon, le consentement n’est pas synonyme de paix sociale, ni même de renoncement à la violence. Il faut plutôt trouver les raisons d’un tel fonctionnement dual (coercition et consentement) des sociétés où la distinction entre société civile et État s’est amorcée. Elles relèvent d’une nécessité historique liée au développement du capitalisme, d’une recodification de l’agressivité sociale qui passe de l’agressivité guerrière à l’agressivité de la concurrence, sans que cette dernière annule la violence de la première. Fanon montre justement comment la phase dite de consentement est indissociable dans les pays colonisés de l’expansion du capitalisme qui, après la période dite de pacification des territoires indigènes, exige une routinisation sociale de la production et des échanges plutôt que l’extraction brutale de plus-value dans le cadre d’un système de travail forcé. »
« Gramsci voyait déjà dans la colonialité une domination à la fois culturelle et capitaliste, sans que ces deux aspects soient hétérogènes. Notons d’abord que chez lui – et à l’instar de bien des concepts gramsciens permettant d’analyser une réalité multiple et changeante historiquement –, la colonialité comme principe de domination caractérise un phénomène pluridimensionnel : 1) l’occupation et l’exploitation d’un pays sur un territoire étranger (Éthiopie, Lybie) dont il devient la métropole, 2) la racisation des masses paysannes du sud par l’imposition idéologique de frontières intérieures (au sein même de l’Italie) qui divisent le peuple en deux et font du Mezzogiorno une question à part entière 3) et enfin la subalternisation – au sens de la subordination économique et culturelle – des groupes sociaux qui ne disposent pas d’une organisation hégémonique (les masses prolétarisées du nord industriel de l’Italie, et les masses paysannes du sud de l’Italie entretiennent entre elles des rapports de méfiance nuisibles à la constitution d’une conscience populaire-nationale susceptible de renverser l’hégémonie capitaliste bourgeoise). De même, pour Fanon, la colonialité renvoie non seulement au fait même de l’occupation coloniale, mais également à une pluralité de processus de dépossession et de stigmatisation. »
« Il ne suffit pas selon Gramsci que la pédagogie soit désaliénante et débarrasse les élèves (enfants ou adultes) de leurs appartenances traditionnelles, de leurs préjugés relevant d’une pensée archaïque, voire magique. Elle doit elle-même faire l’objet d’une critique pour révéler l’idéologie qui la porte. D’une manière différente, mais dans une perspective comparable, Gramsci et Fanon montrent comment l’éducation peut fonctionner comme un système de domination au sein même des projets d’émancipation qui la justifient, en raison du contexte colonial de son exercice.
L’exemple type pour Gramsci est la manière dont la pédagogie, et le courant marxiste représenté par Antonio Labriola en Italie, s’insèrent dans un discours de justification de la colonisation et de la réduction en esclavage au nom d’une dialectique historiciste selon laquelle le passage au communisme suppose une maturation des éléments sociaux propre aux sociétés capitalistes et donc une évolution historique vers le capitalisme. Celle-ci pourrait, dès lors, être imposée violemment, pour en accélérer le cours, chez les peuples dits primitifs. Ainsi, à la question posée par un étudiant lors d’un cours sur la pédagogie : « Comment ferez-vous pour éduquer moralement un Papou ? », Labriola répondit qu’il en ferait provisoirement un esclave dans un premier temps et que « ce serait là la pédagogie à appliquer dans son cas ». Gramsci critique une coïncidence gênante entre le discours pédagogico-marxiste de Labriola et le discours pédagogico-religieux d’un Giovanni Gentile, philosophe hégélien finalement partisan du fascisme de Mussolini. Outre que tous deux justifient les expéditions coloniales en Lybie (1911-1918), Gramsci met au jour un même historicisme « décadent » et un même discours faisant des colonisés et de tout peuple en général des enfants qu’il faudrait éduquer, associant l’enfance à un primitivisme de la pensée. Il distingue à l’inverse la contrainte, nécessaire à toute pédagogie, de l’esclavage, et il souligne la nécessité tout aussi impérieuse d’une éducation des classes dominantes. La confusion indue entre l’immaturité attribuée aux classes subalternes et aux peuples colonisés, et l’arriération de ces mêmes peuples et classes est d’autant plus illégitime que l’immaturité en question n’est jamais « pure » et est toujours mêlée à des éléments mûrs. »
« Chez Gramsci, on comprend que l’école criminologique de Cesare Lombroso (qui occupa la chaire de médecine légale à l’université de Turin à partir de 1876) est signalée implicitement comme ayant fourni le cadre conceptuel de la pathologisation et de la criminalisation des populations du sud et, par extension, des femmes. Dans « Aux marges de l’histoire. (Histoire des groupes sociaux subalternes) », Gramsci cite l’ouvrage de Cesare Lombroso, Pazzi ed anomali (Fous et anormaux), parmi d’autres ouvrages ayant traité d’une forme dite prototypique d’organisation collective des paysans du sud de l’Italie par un ouvrier « mystique », David Lazzaretti. Il faut lire cette analyse dans le cadre d’une discussion plus générale de la racisation des populations du sud, de leur criminalisation et du motif de leur arriération héréditaire. Pour Gramsci, il s’agit dans ce passage d’analyser comment le meurtre de David Lazzaretti par les autorités publiques est représenté dans les discours des intellectuels du nord qui considèrent Lazzaretti non pas comme le leader d’un groupe marginalisé mais comme un fou. Dans ce cadre, la pathologisation fonctionne comme une déshistoricisation et par conséquent comme une dépolitisation d’une des formes de mobilisation collective des paysans du sud. Ici, les conduites subalternes du sud sont bien l’objet d’une racisation et d’une essentialisation. L’école criminologique de Lombroso, notamment, a largement contribué à populariser, hors du cercle restreint des études dites scientifiques, l’idée que les gens du sud sont plus enclins à la criminalité. »
« Chez Gramsci, l’analyse de la tendance à naturaliser la sexualité permet de critiquer plus généralement l’idée d’une nature immuable de l’homme, qui sert les conservatismes sociaux et légitime la violence sociale, notamment la criminalisation de l’anormalité. « Qu’est-ce que cela signifie qu’une certaine action, un certain mode de vie, une certaine attitude ou habitude soient ‘naturels’ ou qu’à l’inverse ils soient ‘contre-nature’ ? » Gramsci déconstruit l’argument ordinaire, assez populaire, selon lequel est qualifié de naturel, c’est-à-dire de normal, ce qui se rapporte aux comportements animaux pour ce qui est des rapports sexuels. Outre le fait que, la plupart du temps, l’exemplarité animale en question concerne les animaux domestiques, donc des animaux dénaturés, Gramsci indique dans un geste analytique qui présente des similitudes avec la critique fanonienne de l’essentialisation, que la nature de l’homme correspond en réalité à l’ensemble des rapports sociaux qui déterminent une conscience historiquement définie.
Dans la continuité de ces remarques, on trouve chez les deux auteurs une critique des processus, propres à toute aliénation, qui viennent contaminer jusqu’au désir lui-même. Gramsci, dans une démarche proche de celle de son contemporain Lukács, montre ainsi comment les femmes en viennent à être réifiées, c’est-à-dire à être considérées comme des marchandises. Ce processus de réification, solidaire de la rigidification des groupes sociaux en castes dans l’hypermodernité capitaliste (le fordisme pour Gramsci) conduit à une extension de la sphère marchande. Cette extension est visible depuis la cosmétisation des corps féminins, avec la figure hyperbolique des femmes de milliardaires, « mammifères de luxe » dont l’utilité est réduite à la parade, jusqu’à la diffusion plus générale d’une mentalité de prostitution légale avec la « traite des Blanches » dans les hautes sphères et dans les milieux qui favorisent la circulation des marchandises transatlantiques (la marine). »
« Gramsci adopte une approche qui tient compte de conditions d’ordre à la fois économique et culturel pour montrer comment les nouvelles méthodes de production et de travail, liées au développement du fordisme notamment, obligent à une nouvelle économie des rapports sexuels. Il note ainsi que la reproduction sexuelle contrôlée par les démarches paternalistes de planning familial des entreprises fordistes, transforme le visage de la nation en obligeant le recours à une main-d’œuvre étrangère moins chère, ce qui conduit à l’ethnicisation de la division intérieure du travail ; les immigrés fournissant désormais une ressource pour le travail non qualifié, tandis que les nationaux s’attribuent les postes de direction. »
« Cette attention à ce que l’on a tendance à appeler, en termes marxistes, la superstructure des sociétés, et plus particulièrement aux phénomènes de déliaison ou de réification touchant la personnalité, comprise dans des rapports sociaux morbides, est caractéristique de l’orientation critique commune de Gramsci et Fanon. C’est en fait dans le cadre d’une discussion des théories mécanistes et matérialistes « vulgaires » qui disqualifient les processus culturels comme étant des processus subsidiaires ou de second ordre, que les deux auteurs en viennent à avancer l’idée qu’il faut requalifier ces processus secondarisés comme étant non pas des éléments superficiels ou des épiphénomènes d’une structure matérielle, mais comme ayant une force susceptible de produire des effets de domination ou à l’inverse de résistance à cette domination. »
« Gramsci avait déjà eu l’occasion, en défendant la révolution bolchévique dans « La révolution contre Le Capital » (1917), de critiquer toute vision mécaniciste du matérialisme élevée au rang de théorie scientifique. Dans les Quaderni, il s’en prend directement à Boukharine. La critique est particulièrement âpre vis-à-vis de ce qu’il considère comme un réductionnisme théorique et donc un appauvrissement de l’articulation entre théorie et pratique. Le point nodal de l’analyse est celui du rapport entre structure et superstructure, que Marx avait exposé dans son avant-propos à la Critique de l’économie politique (1859). Gramsci affirme en effet que Marx ne considère pas la
« superstructure » (les formes de l’idéalité sociale : juridiques, politiques, religieuses, artistiques, intellectuelles) comme un reflet ou une apparence. »
« Les deux auteurs s’accordent sur la nécessité non seulement de dialectiser l’intellectualité et l’effort musculaire mais également de rehistoriciser les rapports sociaux dans lesquels la culture elle-même s’insère. Ainsi, on ne peut pas dire que la culture populaire est fataliste ou réactionnaire, que la religion est un opium du peuple ou que les danses mystiques fonctionnent comme une catharsis nuisible à la révolution. Cette culture populaire comporte en elle des éléments susceptibles d’être dirigés, orientés dans le cadre d’un mouvement collectif qui redonne au peuple son caractère de protagoniste historique. »
« Le travail du théoricien, de l’intellectuel, est dans un premier temps de faire ce que Gramsci nomme l’effort de « traduire » en langage théorique les éléments de la vie historique, afin de faire comprendre aux autres intellectuels que les éléments supposés de passivité de la culture populaire peuvent être interprétés comme des premiers éléments d’organisation de la conscience de classe ou de la conscience nationale. Le deuxième moment consiste pour les intellectuels à devenir des « persuadeurs permanents. […]
Tout philosophe de la praxis, doit consister à se faire peuple, à traduire les aspirations formulées au sein du peuple pour les transformer en potentiel contre-hégémonique. »
-Hourya Bentouhami-Molino, « De Gramsci à Fanon, un marxisme décentré », Actuel Marx, 2014/1 (n° 55), p. 99-118, DOI : 10.3917/amx.055.0099. URL : https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2014-1-page-99.htm