"Est-il sérieux de parler purement et simplement d’une crise de nos sciences cognitives ? Cette expression que l’on entend aujourd’hui n’est-elle pas outrancière ? Car la crise d’une science cela ne signifie rien de moins que le fait que sa scientificité authentique – ou encore la façon même dont elle a défini ses tâches et élaboré en conséquence sa méthode – est devenue douteuse. Or cela peut bien valoir pour la philosophie et la psychologie qui, des nos jours menacent de succomber sous les coups portés précisément par ces sciences dont on devrait annoncer la crise. Et en effet à l’apparence c’est bien la philosophie – dans son autonomie et dans son identité – qui est sérieusement défiée par les recherches cognitivistes contemporaines.
Si nous parlons – de façon provocatrice, il est évident – de « crise » des sciences cognitives, nous visons, comme déjà Husserl au début du XXe siècle, à la critique d’un certain paradigme épistémologique en dépit presque de son manifeste succès scientifique. Face aux récentes découvertes dans le domaine neurophysiologique, la philosophie semble être obligée de choisir : ou bien elle essaie de courir après la science, en devenant une sorte de paraphrase de celle-là, ou bien elle s’efforce de répondre aux défis – éthiques non moins que théoriques – que la science lui lance.
Ce livre naît de l’étonnement tout philosophique devant cette avancée du cognitivisme et, en même temps, du désir de proposer une approche alternative du problème aujourd’hui crucial de la relation corps/esprit. Comme son titre l’indique, notre recherche se veut une étude croisée du phénomène de la corporéité entre la phénoménologie et les sciences cognitives. Une telle étude implique également une investigation sur l’origine du sens et la genèse de la signification : dès lors, nous nous engagerons dans une critique de l’idéalité au profit précisément d’une redécouverte de l’expérience sensible et pathique dans son originarité. Tout au long de cet ouvrage nous poursuivrons une notion non-idéaliste, non-autonome, non-formelle du Sens – quelque chose comme un Sens sensible. Nous tâcherons de surmonter le dualisme traditionnel du corps et de l’esprit et de renverser le rapport tout aussi classique entre la réalité et la pensée. Nous mettrons l’accent sur la teneur ontologique de la dimension horizontale de l’espace afin d’écarter le risque de toute transcendance extra-mondaine, pour ne conserver que le sens immanent de la transcendance de la phénoménalité. En entrecroisant phénoménologie et Linguistique Cognitive nous espérons pouvoir offrir une contribution nouvelle à cette « réhabilitation ontologique du Sensible » qui était le manifeste de la philosophie de Merleau-Ponty." (pp.19-20)
-Lorenzo Altieri, Eidos et Pathos. Corporéité et Signification entre phénoménologie et linguistique cognitive, Zeta Books, 2009, 379 pages.