https://books.openedition.org/pul/6047
"Les images que le hachischin reçoit plus qu’il ne les perçoit échappent entièrement à sa maîtrise et que paradoxalement « le hachisch ôte à l’homme la faculté de profiter de son imagination ». D’où la condamnation portée par Baudelaire au nom de la poésie, et bien sûr pas au nom de la morale. La seconde partie des Paradis artificiels, Un mangeur d’opium, va exactement dans le même sens et de nouveau la fantasmagorie a une dimension métaphorique, c’est en particulier par sa métaphore que Baudelaire conduit la description des hallucinations qui assaillent Thomas de Quincey. Très révélatrice une phrase comme celle-ci : « Le mangeur d’opium transformait en réalités tous les objets de ses rêveries. Toute cette fantasmagorie, si belle et si poétique qu’elle fût en apparence, était accompagnée d’une angoisse profonde et d’une noire mélancolie », ou cette autre, qui est une apostrophe que le mangeur d’opium adresse à l’opium lui-même : « tu bâtis sur le sein des ténèbres, avec les matériaux imaginaires du cerveau, avec un art plus profond que celui de Phidias et de Praxitèle, des cités et des temples qui dépassent en splendeur Babylone et Hécatompylos ». L’essentiel, c’est que « l’homme n’évoque plus les images, mais que les images s’offrent à lui, spontanément, despotiquement. Il ne peut pas les congédier ; car la volonté n’a plus de force et ne gouverne plus les facultés. La mémoire poétique, jadis source infinie de jouissances, est devenue un arsenal inépuisable d’instruments de supplices », et l’on pourrait multiplier les citations. Mais le plus remarquable, et le plus profond, est que Baudelaire dans ces pages n’assimile pas les images qui s’offrent au mangeur d’opium à des hallucinations, autrement dit à des représentations qui lui seraient extérieures, mais qu’il en fait des simulacres, presque au sens lucrétien, des projections en tout cas, et des projections de type fantasmagorique."
"Le Salon de 1859, manifeste anti-réaliste qui célèbre les vertus de l’imagination, « la reine des facultés » et en appelle dans le domaine de l’art à son « gouvernement ». Ainsi, dans le mot d’ordre qu’il prête au partisan de l’imagination : « Je veux illuminer les choses avec mon esprit et en projeter le reflet sur les autres esprits », ce qui importe, c’est que la représentation fantasmagorique se produit à partir d’un sujet et de la réflexion que ce sujet opère volontairement sur les autres. Ce qui donne tout son sens à la célèbre condamnation de la photographie qui occupe les premières pages du Salon : cette nouvelle technique est condamnée non seulement parce qu’elle prétend ériger la reproduction de la réalité comme vérité esthétique dernière, mais parce qu’en ne laissant nulle place à l’imagination créatrice elle ne ménage pas de place au sujet."
"Fantasmagorie à la fois artificielle, en ce qu’elle produit un objet esthétique à partir de la nature mais en en transcendant la naturalité, et fantasmagorie naturelle, en ce qu’elle se passe des artifices mécaniques des dioramas, panoramas, etc., du seul fait qu’elle résulte de l’activité d’un artiste qui ne recourt, hors son art, à aucun de ces artifices mécaniques. N’est-ce pas assez dire que c’est là le phénomène de l’imagination créatrice tel qu’il a été décrit par Baudelaire, à la suite de Mrs. Crowe, dans le Salon de 1859, et que plus généralement la fantasmagorie conçue par lui s’apparente à l’imagination elle-même ? La question est seulement de savoir comment empêcher l’imagination de n’être qu’une fantasmagorie folle.
"Quelques pages plus loin Baudelaire apporte la réponse en écrivant : « Tous les bons et vrais dessinateurs dessinent d’après l’image écrite dans leur cerveau, et non d’après la nature ». Constantin Guys comme eux opère la transformation fantasmagorique de cette image écrite dans son cerveau. Comme eux, et comme le mangeur d’opium, mais dans ce dernier cas à la différence majeure que lui, le peintre, est maître des images qu’il projette sur son papier et qu’il ne les subit pas. Ce qui lui permet une telle maîtrise des images, c’est que celles-ci sont l’expression même du Moi."
-Pierre Laforgue, Ut Pictura Poesis. Baudelaire, la peinture et le romantisme, Presses universitaires de Lyon, 2000, 222 pages.
"Les images que le hachischin reçoit plus qu’il ne les perçoit échappent entièrement à sa maîtrise et que paradoxalement « le hachisch ôte à l’homme la faculté de profiter de son imagination ». D’où la condamnation portée par Baudelaire au nom de la poésie, et bien sûr pas au nom de la morale. La seconde partie des Paradis artificiels, Un mangeur d’opium, va exactement dans le même sens et de nouveau la fantasmagorie a une dimension métaphorique, c’est en particulier par sa métaphore que Baudelaire conduit la description des hallucinations qui assaillent Thomas de Quincey. Très révélatrice une phrase comme celle-ci : « Le mangeur d’opium transformait en réalités tous les objets de ses rêveries. Toute cette fantasmagorie, si belle et si poétique qu’elle fût en apparence, était accompagnée d’une angoisse profonde et d’une noire mélancolie », ou cette autre, qui est une apostrophe que le mangeur d’opium adresse à l’opium lui-même : « tu bâtis sur le sein des ténèbres, avec les matériaux imaginaires du cerveau, avec un art plus profond que celui de Phidias et de Praxitèle, des cités et des temples qui dépassent en splendeur Babylone et Hécatompylos ». L’essentiel, c’est que « l’homme n’évoque plus les images, mais que les images s’offrent à lui, spontanément, despotiquement. Il ne peut pas les congédier ; car la volonté n’a plus de force et ne gouverne plus les facultés. La mémoire poétique, jadis source infinie de jouissances, est devenue un arsenal inépuisable d’instruments de supplices », et l’on pourrait multiplier les citations. Mais le plus remarquable, et le plus profond, est que Baudelaire dans ces pages n’assimile pas les images qui s’offrent au mangeur d’opium à des hallucinations, autrement dit à des représentations qui lui seraient extérieures, mais qu’il en fait des simulacres, presque au sens lucrétien, des projections en tout cas, et des projections de type fantasmagorique."
"Le Salon de 1859, manifeste anti-réaliste qui célèbre les vertus de l’imagination, « la reine des facultés » et en appelle dans le domaine de l’art à son « gouvernement ». Ainsi, dans le mot d’ordre qu’il prête au partisan de l’imagination : « Je veux illuminer les choses avec mon esprit et en projeter le reflet sur les autres esprits », ce qui importe, c’est que la représentation fantasmagorique se produit à partir d’un sujet et de la réflexion que ce sujet opère volontairement sur les autres. Ce qui donne tout son sens à la célèbre condamnation de la photographie qui occupe les premières pages du Salon : cette nouvelle technique est condamnée non seulement parce qu’elle prétend ériger la reproduction de la réalité comme vérité esthétique dernière, mais parce qu’en ne laissant nulle place à l’imagination créatrice elle ne ménage pas de place au sujet."
"Fantasmagorie à la fois artificielle, en ce qu’elle produit un objet esthétique à partir de la nature mais en en transcendant la naturalité, et fantasmagorie naturelle, en ce qu’elle se passe des artifices mécaniques des dioramas, panoramas, etc., du seul fait qu’elle résulte de l’activité d’un artiste qui ne recourt, hors son art, à aucun de ces artifices mécaniques. N’est-ce pas assez dire que c’est là le phénomène de l’imagination créatrice tel qu’il a été décrit par Baudelaire, à la suite de Mrs. Crowe, dans le Salon de 1859, et que plus généralement la fantasmagorie conçue par lui s’apparente à l’imagination elle-même ? La question est seulement de savoir comment empêcher l’imagination de n’être qu’une fantasmagorie folle.
"Quelques pages plus loin Baudelaire apporte la réponse en écrivant : « Tous les bons et vrais dessinateurs dessinent d’après l’image écrite dans leur cerveau, et non d’après la nature ». Constantin Guys comme eux opère la transformation fantasmagorique de cette image écrite dans son cerveau. Comme eux, et comme le mangeur d’opium, mais dans ce dernier cas à la différence majeure que lui, le peintre, est maître des images qu’il projette sur son papier et qu’il ne les subit pas. Ce qui lui permet une telle maîtrise des images, c’est que celles-ci sont l’expression même du Moi."
-Pierre Laforgue, Ut Pictura Poesis. Baudelaire, la peinture et le romantisme, Presses universitaires de Lyon, 2000, 222 pages.