https://www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-2003-1-page-63.htm
"Au début des années 1840 la machine acquiert une présence littéraire importante, de multiples textes mettent en scène des machines et à partir de ce motif voient le jour toutes sortes de réflexions sur le machinisme et aussi sur l’industrialisme, les deux termes à l’époque étant presque synonymes et en tout cas employés l’un pour l’autre. Sans doute peut-on trouver mention de la machine bien avant cette date chez quelques auteurs, et notamment chez Stendhal qui déclare au chapitre XIV d’Armance, en 1827, que « la machine à vapeur est la reine du monde » , et qui ouvre Le Rouge et le Noir, en 1830, par la description de la machine à fabriquer des clous de M. de Rénal, suivie de la description de la scie à bois du père Sorel, sans parler de cette autre machine qu’est la guillotine, étendant son ombre sur tout le roman. Mais ce n’est pas alors un motif extrêmement répandu. Ce n’est pas étonnant, le monde de la Restauration en France est un monde pré-industriel, où les machines ne sont pas encore les éléments obligés de la production, qui reste très artisanale, à la différence de ce qui se passe en Angleterre, dont le take off est bien antérieur à celui de la France et qui connaît une industrialisation incomparablement plus importante. Ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard que la machine, la machine industrielle, si l’on peut dire, fait son entrée en littérature. Il ne s’agit plus de quelques textes isolés, mais d’un véritable réseau, où se rencontrent aussi bien le Balzac d’Illusions perdues, le Hugo de Melancholia et du Rhin, que le Vigny de La Maison du Berger ou le Michelet du Peuple, ou encore le Nerval du Voyage en Orient, pour ne s’en tenir qu’à des écrivains majeurs. La convergence des dates est frappante : toutes ces œuvres ont été écrites entre 1837 et 1846, alors que la France opère sa mutation industrielle et devient une nation capitaliste moderne."
"Navire maudit, proprement infernal, il est l’emblème d’un XIXe siècle qui a trahi la mission historique qu’il avait reçue de la Révolution française en se faisant l’agent du mal, en l’occurrence le colonialisme qui est très clairement dénoncé dans l’entreprise guerrière du Léviathan. Aussi Hugo, dans sa volonté de sauver l’histoire sans que celle-ci soit entachée par un XIXe siècle qui a failli à sa mission historique, présente-t-il ce bateau comme un débris du passé, et en aucune façon comme une image positive du progrès. Littéralement le progrès est au fond de l’eau. Pour des raisons extrêmement complexes, qui touchent à l’économie idéologique et politique de La Légende des Siècles, Hugo a fait naufrager dans ce poème la prophétie euphorique qui était délivrée dans Le Satyre. L’examen de ces raisons n’entrant pas directement en ligne dans notre exposé, nous les laisserons de côté , insistant plutôt sur le fait que la révolution technique des temps modernes se révulse en archaïsme mythologique, au regard d’un observateur qui se place au XXe siècle pour apprécier l’œuvre du XIXe. La mythologie ici, à la différence de qui se passait dans Le Rhin ou dans Melancholia, ne concourt pas seulement à donner une représentation littéraire d’une réalité que sa nouveauté fait échapper précisément à la représentation, elle a un enjeu idéologique : elle désigne un régime historique dépassé, celui du mythe qui ne participe pas de l’histoire, celle que Hugo dans William Shakespeare appellera « l’histoire réelle » qui relève d’une historicité non-historique, exactement préhistorique. Il est à nos yeux capital que cette réalité industrielle et technique soit complètement tournée par Hugo du côté de l’archaïque, et non pas du moderne. Ce n’est pas du tout, précisons-le, réflexe passéiste et rétrograde de la part de Hugo face au modernisme ; cela exprime bien plutôt la conscience des limites d’un tel progrès, mis au service d’ambitions qui n’ont rien de progressistes. « Ce sinistre vaisseau les aidait dans leur œuvre » , est-il écrit à propos des hommes du XIXe siècle ayant « imaginé de s’entre-dévorer », en réduisant en esclavage leurs semblables. Quelle mélancolie est à l’œuvre dans cette vision des choses ? Elle est d’une nature philosophique, mais pas affective. La mélancolie est dans le regard amont que porte Hugo sur tout un XIXe siècle technicien et prométhéen, elle est dans la vision de ruine sur laquelle s’ouvre le poème, et où est offert le tableau hideux du navire du progrès à l’état d’épave, comme elle est dans le mouvement final du poème."
"C’est aussi sur le mode de la mélancolie que gagnent à s’appréhender Les Travailleurs de la mer, écrits en 1864-1865, où se reformulent, l’espace de tout un roman, bon nombre de questions posées dans Pleine Mer. La narration a pour objet le sauvetage de la machine d’un bateau à vapeur, la Durande , en plein milieu de l’archipel de la Manche, dans les années 1820. Apparemment on est en présence d’un grand roman technicien, à la gloire de la machine à vapeur, et les choses dans les tout premiers chapitres sont parfaitement claires, elles s’organisent selon des oppositions tranchées : le progrès/l’obscurantisme, les lumières/les ténèbres, la science/l’ignorance, etc. Hymne à la modernité, dans ces conditions ? pas vraiment. Le bateau lui-même est un « devil boat », entretenant une inquiétante relation avec le « devil fish » qu’est la pieuvre. Quant au sauvetage de la machine à vapeur, il est effectué non par la science, mais grâce au bricolage, et le bricoleur de génie qui réalise cet exploit est moins un technicien qu’un artisan chez qui se conjuguent le talent du forgeron et celui de l’alchimiste. Gilliatt, c’est son nom, est un Goliath égaré au XIXe siècle, un être appartenant au monde du mythe, et que Hugo définit comme un « Job Prométhée », et s’il est qualifié de malin , c’est moins en raison de son astuce bricoleuse que de ses accointances supposées avec le Malin. Bref, il appartient au monde du mythe, de la légende, de l’épopée, il appartient à une sorte d’Urwelt, qui n’a pas grand-chose à voir avec le monde moderne ; il est le témoin archaïque d’un ordre des choses qui est aujourd’hui anachronique. Et pourtant, c’est à lui que revient de remettre le progrès en route, en sauvant la machine emblématique de ce progrès. Tout se passe comme s’il fallait emprunter la voie d’une espèce de régression historique et plus encore philosophique pour penser le progrès. Cela est rendu de façon très visible par le fait que toute la réflexion sur la science et la technique qui se déploie dans la première partie du roman est doublée dans la deuxième par de longs développements sur le songe et sur la rêverie, c’est-à-dire sur ce qui est le plus étranger au modernisme qui peu à peu s’impose. Le songe, la rêverie représentent tout ce que le modernisme machiniste et bientôt industriel va faire disparaître. L’intéressant est que les deux paradigmes de l’archaïsme et du modernisme coexistent dans le roman."
"1869, c’est en même temps, la mort de Sainte-Beuve et de Lamartine — ce dernier, il est vrai, se survivant péniblement à lui-même depuis des décennies —, et la partition de L’Éducation sentimentale, et des Chants de Maldoror, qui, loin d’ouvrir à la modernité, sont le parodique tombeau du romantisme."
-Pierre Laforgue, « Machinisme et industrialisme, ou romantisme, modernité et mélancolie. Quelques jalons (1840-1870) », Revue d'histoire littéraire de la France, 2003/1 (Vol. 103), p. 63-92.
"Au début des années 1840 la machine acquiert une présence littéraire importante, de multiples textes mettent en scène des machines et à partir de ce motif voient le jour toutes sortes de réflexions sur le machinisme et aussi sur l’industrialisme, les deux termes à l’époque étant presque synonymes et en tout cas employés l’un pour l’autre. Sans doute peut-on trouver mention de la machine bien avant cette date chez quelques auteurs, et notamment chez Stendhal qui déclare au chapitre XIV d’Armance, en 1827, que « la machine à vapeur est la reine du monde » , et qui ouvre Le Rouge et le Noir, en 1830, par la description de la machine à fabriquer des clous de M. de Rénal, suivie de la description de la scie à bois du père Sorel, sans parler de cette autre machine qu’est la guillotine, étendant son ombre sur tout le roman. Mais ce n’est pas alors un motif extrêmement répandu. Ce n’est pas étonnant, le monde de la Restauration en France est un monde pré-industriel, où les machines ne sont pas encore les éléments obligés de la production, qui reste très artisanale, à la différence de ce qui se passe en Angleterre, dont le take off est bien antérieur à celui de la France et qui connaît une industrialisation incomparablement plus importante. Ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard que la machine, la machine industrielle, si l’on peut dire, fait son entrée en littérature. Il ne s’agit plus de quelques textes isolés, mais d’un véritable réseau, où se rencontrent aussi bien le Balzac d’Illusions perdues, le Hugo de Melancholia et du Rhin, que le Vigny de La Maison du Berger ou le Michelet du Peuple, ou encore le Nerval du Voyage en Orient, pour ne s’en tenir qu’à des écrivains majeurs. La convergence des dates est frappante : toutes ces œuvres ont été écrites entre 1837 et 1846, alors que la France opère sa mutation industrielle et devient une nation capitaliste moderne."
"Navire maudit, proprement infernal, il est l’emblème d’un XIXe siècle qui a trahi la mission historique qu’il avait reçue de la Révolution française en se faisant l’agent du mal, en l’occurrence le colonialisme qui est très clairement dénoncé dans l’entreprise guerrière du Léviathan. Aussi Hugo, dans sa volonté de sauver l’histoire sans que celle-ci soit entachée par un XIXe siècle qui a failli à sa mission historique, présente-t-il ce bateau comme un débris du passé, et en aucune façon comme une image positive du progrès. Littéralement le progrès est au fond de l’eau. Pour des raisons extrêmement complexes, qui touchent à l’économie idéologique et politique de La Légende des Siècles, Hugo a fait naufrager dans ce poème la prophétie euphorique qui était délivrée dans Le Satyre. L’examen de ces raisons n’entrant pas directement en ligne dans notre exposé, nous les laisserons de côté , insistant plutôt sur le fait que la révolution technique des temps modernes se révulse en archaïsme mythologique, au regard d’un observateur qui se place au XXe siècle pour apprécier l’œuvre du XIXe. La mythologie ici, à la différence de qui se passait dans Le Rhin ou dans Melancholia, ne concourt pas seulement à donner une représentation littéraire d’une réalité que sa nouveauté fait échapper précisément à la représentation, elle a un enjeu idéologique : elle désigne un régime historique dépassé, celui du mythe qui ne participe pas de l’histoire, celle que Hugo dans William Shakespeare appellera « l’histoire réelle » qui relève d’une historicité non-historique, exactement préhistorique. Il est à nos yeux capital que cette réalité industrielle et technique soit complètement tournée par Hugo du côté de l’archaïque, et non pas du moderne. Ce n’est pas du tout, précisons-le, réflexe passéiste et rétrograde de la part de Hugo face au modernisme ; cela exprime bien plutôt la conscience des limites d’un tel progrès, mis au service d’ambitions qui n’ont rien de progressistes. « Ce sinistre vaisseau les aidait dans leur œuvre » , est-il écrit à propos des hommes du XIXe siècle ayant « imaginé de s’entre-dévorer », en réduisant en esclavage leurs semblables. Quelle mélancolie est à l’œuvre dans cette vision des choses ? Elle est d’une nature philosophique, mais pas affective. La mélancolie est dans le regard amont que porte Hugo sur tout un XIXe siècle technicien et prométhéen, elle est dans la vision de ruine sur laquelle s’ouvre le poème, et où est offert le tableau hideux du navire du progrès à l’état d’épave, comme elle est dans le mouvement final du poème."
"C’est aussi sur le mode de la mélancolie que gagnent à s’appréhender Les Travailleurs de la mer, écrits en 1864-1865, où se reformulent, l’espace de tout un roman, bon nombre de questions posées dans Pleine Mer. La narration a pour objet le sauvetage de la machine d’un bateau à vapeur, la Durande , en plein milieu de l’archipel de la Manche, dans les années 1820. Apparemment on est en présence d’un grand roman technicien, à la gloire de la machine à vapeur, et les choses dans les tout premiers chapitres sont parfaitement claires, elles s’organisent selon des oppositions tranchées : le progrès/l’obscurantisme, les lumières/les ténèbres, la science/l’ignorance, etc. Hymne à la modernité, dans ces conditions ? pas vraiment. Le bateau lui-même est un « devil boat », entretenant une inquiétante relation avec le « devil fish » qu’est la pieuvre. Quant au sauvetage de la machine à vapeur, il est effectué non par la science, mais grâce au bricolage, et le bricoleur de génie qui réalise cet exploit est moins un technicien qu’un artisan chez qui se conjuguent le talent du forgeron et celui de l’alchimiste. Gilliatt, c’est son nom, est un Goliath égaré au XIXe siècle, un être appartenant au monde du mythe, et que Hugo définit comme un « Job Prométhée », et s’il est qualifié de malin , c’est moins en raison de son astuce bricoleuse que de ses accointances supposées avec le Malin. Bref, il appartient au monde du mythe, de la légende, de l’épopée, il appartient à une sorte d’Urwelt, qui n’a pas grand-chose à voir avec le monde moderne ; il est le témoin archaïque d’un ordre des choses qui est aujourd’hui anachronique. Et pourtant, c’est à lui que revient de remettre le progrès en route, en sauvant la machine emblématique de ce progrès. Tout se passe comme s’il fallait emprunter la voie d’une espèce de régression historique et plus encore philosophique pour penser le progrès. Cela est rendu de façon très visible par le fait que toute la réflexion sur la science et la technique qui se déploie dans la première partie du roman est doublée dans la deuxième par de longs développements sur le songe et sur la rêverie, c’est-à-dire sur ce qui est le plus étranger au modernisme qui peu à peu s’impose. Le songe, la rêverie représentent tout ce que le modernisme machiniste et bientôt industriel va faire disparaître. L’intéressant est que les deux paradigmes de l’archaïsme et du modernisme coexistent dans le roman."
"1869, c’est en même temps, la mort de Sainte-Beuve et de Lamartine — ce dernier, il est vrai, se survivant péniblement à lui-même depuis des décennies —, et la partition de L’Éducation sentimentale, et des Chants de Maldoror, qui, loin d’ouvrir à la modernité, sont le parodique tombeau du romantisme."
-Pierre Laforgue, « Machinisme et industrialisme, ou romantisme, modernité et mélancolie. Quelques jalons (1840-1870) », Revue d'histoire littéraire de la France, 2003/1 (Vol. 103), p. 63-92.