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    Guy Chaussinand-Nogaret, Les Lumières au péril du bûcher. Helvétius et d'Holbach

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Guy Chaussinand-Nogaret, Les Lumières au péril du bûcher. Helvétius et d'Holbach Empty Guy Chaussinand-Nogaret, Les Lumières au péril du bûcher. Helvétius et d'Holbach

    Message par Johnathan R. Razorback Dim 27 Aoû - 10:14



    "Les nouveaux philosophes avaient renoncé aux spéculations scolastiques, étaient devenus journalistes, avocats, reporters ; ils avaient concentré tout leur intérêt sur l’actualité, la défense des causes justes, la dénonciation des iniquités, la définition du meilleur gouvernement. Que leur importaient les chimères de la philosophie traditionnelle et sorbonnesque ; ils n’avaient que faire des universaux, des propriétés générales de l’être et de la substance, de toutes les vanités dont l’expérience prouvait le vide sidéral. Ils jetaient aussi la rhétorique mensongère aux orties, dénonçaient l’usage immodéré des figures, des tropes et de la chrie et tout le verbiage inutile et creux qui formait le fond de l’enseignement de la jeunesse. Ce qu’ils voulaient c’était des faits et non des allégories, de l’histoire et non des mythes, une physique fondée sur l’expérimentation et non sur des paralogismes métaphysiques."

    "Rentiers de la crédulité."

    "L’âge des Lumières fut donc celui du combat que menèrent génération après génération les philosophes du xviiie siècle : combat dont les fronts se multipliaient à mesure qu’ils devenaient plus offensifs, contre les gouvernements et les mercenaires à leur solde, contre les autorités ecclésiastiques, judiciaires et tous les gardiens du temple d’iniquité, échafaudage branlant dont la seule justification était son ancienneté et le seul mérite de préserver des préjugés qui semblaient à beaucoup indestructibles parce qu’ils avaient longtemps duré et à quelques-uns honorables parce qu’ils garantissaient leurs intérêts. Pour remporter des victoires contre tant de conventions coalisées, il fallait des bombardes et des leviers puissants. Leurs armes seules n’étaient pas impuissantes, mais elles étaient assimilées à des bombes terroristes que les pouvoirs rêvaient d’anéantir car elles menaçaient leurs privilèges, faisaient fi du respect qu’ils exigeaient et secouaient les bases fragiles sur lesquelles ils reposaient. Les philosophes n’avaient donc pas seulement la tâche difficile et souvent ingrate de dénoncer abus et contrefaçons, de proposer remèdes et potions, ils devaient investir les lieux de pouvoir ; la Cour, hostile, était difficilement pénétrable et l’on n’y pouvait agir qu’en sous-main ; dans l’administration, plus perméable, il était possible de faire des transfuges et dans le clergé lui-même on pouvait trouver des auxiliaires ; quelques rares magistrats eux-mêmes, dans les parlements, se débauchaient et devenaient rebelles et fervents soutiens de la cause philosophique. Les Académies, soumises à la Cour, devaient échapper au contrôle des dévots et la république des lettres, en son patriciat « pipolisé », leur donna l’assaut tout au long du siècle et tenta de les ériger en quartier général de la contestation. En France, le roi et presque tout son entourage affectaient le mépris, la colère et mettaient en marche, contre les audacieux, la machine judiciaire et le mécanisme des sanctions. Mais en Europe, en Prusse, en Russie, en Suède, on trouvait des cautions dont le prestige et les encouragements intéressés stimulaient l’énergie, protégeaient aussi et multipliaient les forces des combattants. Il fallait aussi une vitrine où les Lumières s’exposassent et où chacun pût, à son gré, faire son marché d’idées nouvelles. Les salons, plus ou moins ouvertement, jouèrent ce rôle, contribuèrent à la diffusion, parmi l’élite européenne qui les fréquentait, des thèmes itératifs de la philosophie et portèrent la renommée de ses stars jusqu’aux confins du monde connu. La presse officielle était aux mains de l’autorité, mais les journaux clandestins, les correspondances privées, les livres interdits bravaient toutes les condamnations et un ouvrage brûlé par la main du bourreau se vendaient comme les petits pains de Gonesse.

    Les atouts des philosophes n’étaient donc pas négligeables. Gagner à leur cause l’opinion éclairée et, si possible, des couches de plus en plus larges de la population alphabétisée restait toutefois une entreprise malaisée. Les obstacles qu’y opposaient le conservatisme, l’intérêt, le privilège, l’industrie des grands, le raidissement du roi, des juges et la hiérarchie ecclésiastique contre l’exécrable « secte dangereuse » qui empoisonne les sources publiques rendaient le triomphe improbable. Mais l’esprit, quand il s’opiniâtre et ne craint pas les coups, l’emporte parfois sur le glaive, au risque de provoquer des convulsions suivies de réactions funestes.
    Louis XIV avait revêtu le royaume d’une camisole de force. Sous son règne, la régulation des formes et la quérulence des gardiens de l’orthodoxie avaient éteint toute velléité non conformiste et de grandes œuvres, canalisées par les codes du classicisme, avaient mûri, imposantes et sereines ; Racine, Bossuet, Hardouin-Mansart avaient bâti des monuments voués à l’éternité. Mais la contrainte, l’uniformité et l’ennui étaient la rançon de ce succès et, déjà, chez Molière ou Fénelon, des signes d’impatience se manifestaient, des tiges s’évadaient du vase trop étroit où le jardinier les confinait, et l’on voyait éclore ici et là des fleurs qu’il n’avait pas plantées. Bayle ironisait, Boulainvilliers ruait. La mort du maître fut le signal d’une perestroïka annonciatrice de la fin de la glaciation. La camisole implosa. Libres de leurs mouvements, les captifs se crurent autorisés à gambader, à brocarder, à détruire. Mal leur en prit. La Bastille dressait encore ses tours menaçantes, ses geôliers n’avaient pas renoncé à leur vigilance et ne toléraient pas que l’on s’écartât de l’enceinte où s’étaient réfugiés l’autorité et ses contraintes, la foi et ses dogmes, tout l’héritage multiséculaire de la monarchie et de la religion unies dans une même épouvante de la liberté.

    [...]

    Aux générations libertines succédaient les générations radicales, toujours plus critiques et plus audacieuses, sous la houlette du prince de la philosophie, l’imprévisible patriarche de Ferney virevoltant et cynique, jouant de ses armes favorites, la dérision et l’ironie, pour dénoncer sans relâche les atteintes à la liberté, la bêtise des cuistres, l’intolérance des juges et des dévots. À ses côtés l’ivresse croissait. Montesquieu, Condillac, d’Alembert, Mably, Diderot, tous champions érudits de la pensée iconoclaste, lançaient leurs flèches meurtrières contre l’édifice, qui résistait maladroitement à l’assaut. Il se cabrait et ruait, mais ses coups arbitraires et sournois n’étaient déjà plus que des réactions de vaincu. Les plus insolents faisaient vaciller l’Église, portaient les bottes les plus rudes aux institutions les plus sacrées comme aux superstitions. Ils étaient aussi les plus persécutés avec des fortunes diverses. D’Holbach, le plus enragé mais prudent et anonyme, s’en tirait sans une égratignure. Mais Helvétius, qui avait rompu sa chaîne sans précaution, fut la victime expiatoire : il concentra les tirs de la meute déchaînée des suppôts du conformisme et des autorités aux abois. On n’osa le brûler en même temps que ses livres. Mais il fut voué au mépris et à l’exécration des bien-pensants pour avoir exprimé librement sa pensée. Sa carrière n’est pas anecdotique : elle renvoie au combat que se livrèrent jusqu’à l’issue finale les Lumières et les traditions, les philosophes et leurs ennemis, l’avenir et le passé.
    Ce livre n’a d’autre ambition que celle de la chronique : c’est le récit de la gloire universelle que ses audaces valurent à celui que Voltaire avait surnommé « le philosophe en us », et des persécutions qui l’accompagnèrent. La dernière génération des Lumières qui succéda à Helvétius puisa largement dans l’arsenal qu’il avait légué, entra délibérément en politique, démocratisa les idéaux de bonheur, de liberté, de responsabilité, maximes que les Lumières avaient popularisées. La Révolution en résulta et l’affirmation des grands principes qu’Helvétius et ses pairs avaient établis philosophiquement : qu’il est impossible aux hommes d’aliéner leur liberté ; qu’ils n’ont d’autres devoirs que d’obéir aux lois ; que le despotisme est dû à l’ignorance ; qu’on ne doit au gouvernement et à la société qu’en raison du profit qu’on en tire ; que les devoirs sont et ne peuvent être que proportionnels aux droits."

    "Avec impertinence et ingénuité, Helvétius à vingt ans affichait partout la même joie de vivre dans les salons mondains, les cénacles savants, les alcôves des duchesses et des prostituées. Il avait toutes les apparences d’Apollon, était paré de toutes les grâces de l’homme du monde et du poète. Il avait aussi ces pétillements d’esprit qui ajoutent à la séduction physique et font palpiter le cœur des femmes. Tant est vrai qu’il n’est pas nécessaire d’être laid comme Socrate ou de vivre dans un tonneau comme Diogène pour être homme d’esprit et même philosophe. N’être pas irascible et misanthrope n’est pas un obstacle au recueillement non plus, ni au bon usage de la librairie. Une complaisance joviale pour les plaisirs peut avoir une vertu heuristique, stimuler la réflexion et favoriser harmonieusement la fécondité intellectuelle épanouie dans les blandices d’un hédonisme de bon ton.

    Lorsque naquit Claude Adrien Helvétius, sa famille, originaire du Palatinat et passée par la Hollande, était établie à Paris depuis deux générations. Après avoir étudié la médecine à Leyde, le grand-père était venu compléter sa formation à Paris. Naturalisé et anobli par Louis XIV, il avait fait carrière à la Cour où il fut médecin du roi puis du régent Philippe d’Orléans. Ce fut lui qui répandit en France l’usage de l’ipéca. Est-il simplement anecdotique de rappeler que sa fille Anne donna un héritier au comte de Toulouse, fils naturel légitimé de Louis XIV et de Mme de Montespan : il devait se faire connaître dans la république des lettres sous le nom de chevalier d’Arcq et être le héros d’une célèbre querelle avec l’abbé Coyer qu’il affronta sur le sujet sensible des vocations nobiliaires.

    Né le 16 juillet 1685, Jean-Claude suivit la profession paternelle. Il fut d’abord premier médecin de la reine Marie Leszczynska qui le prit en affection, puis conseiller d’État et premier médecin de Louis XV. Cette charge, parce qu’elle permettait d’approcher quotidiennement le roi, donnait à son titulaire un grand crédit à la Cour. Elle était en outre rémunératrice, rapportait 36 000 livres d’appointements et 18 000 de revenus supplémentaires pour les droits sur les eaux minérales. Il épousa Geneviève de Carvoisin d’Armancourt. De ce mariage naquit Claude Adrien le 26 janvier 1715.

    L’enfance de ce fils très aimé et très protégé n’offre aucun de ces traits annonciateurs d’une grande destinée que la légende prête souvent aux hommes illustres. D’abord confié à un précepteur, puis au collège Louis-le-Grand, il fut un élève médiocre que ne distinguait qu’un visage où se lisait plus d’imbécillité que d’intelligence, car un rhume obstiné lui tenait en permanence la bouche ouverte et accusait son air niais. Mais lorsqu’il parvint en rhétorique, la chrysalide se changea en papillon flamboyant. Le père Charles Porée, éveilleur de talents, celui-là même qui, des années plus tôt, avait été le maître de Voltaire, le remarqua et prit grand intérêt à cet adolescent qui semblait ne s’intéresser qu’aux contes et fables merveilleux, mais chez qui il soupçonna des facultés qui ne demandaient qu’à s’épanouir. Sous sa direction ferme mais bienveillante, il s’initia à La Fontaine et à Boileau, puis peu à peu s’adonna à la lecture des meilleurs auteurs anciens et modernes. Il remporta bientôt des succès dans les exercices publics de son collège et prit goût aux louanges qu’il en reçut. Il aimait plaire, surtout aux femmes, maniait le fleuret avec adresse et dansait comme un professionnel. Saint-Lambert raconte même qu’il avait dansé à l’Opéra « sous le nom et le masque de Javollier » et qu’il avait été très applaudi1. Le même auteur signale dans son apologie qu’Helvétius acquit très vite une grande maturité d’esprit et qu’avant même de quitter le collège il avait lu l’Essai sur l’entendement humain qui avait provoqué une révolution dans sa jeune intelligence : « Il devint un zélé disciple de Locke, mais disciple comme Aristote l’a été de Platon, en ajoutant des découvertes à celles de son maître. » Il étudia ensuite le droit « dans l’esprit philosophique que Locke lui avait inspiré. Il cherchait dès lors les rapports des lois avec la nature et le bonheur des hommes ».
    Pourtant, et de façon assez inattendue, le jeune homme, dont le goût pour les spéculations intellectuelles s’affirmait de plus en plus, rêvait d’une carrière militaire. Mais cette activité, si honorable fût-elle, n’était pas de nature à lui apporter la fortune et son père avait d’autres projets que la protection de Marie Leszczynska rendait réalisables. Il voulait assurer à son fils plus que l’aisance dont il bénéficiait. Le plus sûr moyen d’acquérir l’opulence était d’entrer dans la finance. Le fisc généralement et la Ferme générale en particulier fabriquaient tous les jours des Crésus, mais il fallait pour y entrer des fonds considérables et de puissantes protections. Helvétius avait les uns et les autres. Les sommes nécessaires à son cautionnement furent empruntées aux courtisans et la reine usa de toute son influence pour l’imposer. Le frère de sa mère était directeur des fermes à Caen. Ce fut auprès de lui que Claude Adrien fit son apprentissage. Intelligence vive, et docile à la volonté paternelle, il s’initia rapidement aux arcanes, d’ailleurs assez simples, de la discipline financière et, devenu fermier général de plein exercice, fut rapidement en mesure de rembourser ses emprunts et d’accumuler un capital qui lui permit d’acquérir, lorsqu’il estima sa fortune suffisante, châteaux et seigneuries pour vivre une grande partie de l’année en gentilhomme campagnard, surveillant ses domaines tout en rédigeant des traités qui devaient lui apporter la célébrité.

    Quand on est favori de la reine, devenir fermier général à vingt-trois ans n’est qu’un exploit mineur à la portée de tout courtisan. Gagner l’amitié d’Émilie du Châtelet, obtenir de Voltaire la confession qu’il était le plus grand espoir du Parnasse et qu’il ressuscitait la lyre d’Apollon était, pour le jeune homme qui rêvait de gloire, une entreprise qui tenait davantage du prodige. Les compliments et les encouragements de Voltaire, poète à la mode de son siècle plus sensible aux talents de la versification qu’au génie lyrique, accordaient d’emblée un brevet d’entrée dans la république des lettres à celui qui en bénéficiait. Il n’avait pas été difficile au jeune Helvétius de se faire remarquer par Voltaire, qui, à l’occasion, était le patient de son père. Ses premiers essais poétiques avaient fait concevoir à l’amant d’Émilie de grandes espérances sur ce « cher élève des Muses, d’Archimède et de Plutus » qui tentait de faire parler le langage des vers à « la sublime métaphysique ». Le père le soignait, le fils l’enchantait. « Je reçois dans ce moment, mon aimable petit-fils d’Apollon, une lettre de M. votre père, et une de vous. Le père ne veut que me guérir, mais le fils veut faire mes plaisirs. Je suis pour le fils. » Et Voltaire devint le directeur d’Helvétius. Celui-ci avait entrepris une Épître sur l’amour de l’étude, dédiée à la marquise du Châtelet, qu’il soumit à l’appréciation de ses hôtes pendant un bref séjour qu’il fit à Cirey en août 1738. Émilie et Voltaire en furent éblouis, mais l’auteur de La Henriade n’était pas d’humeur à se laisser séduire par quelques diamants d’esprit et d’imagination, quelques brillants qu’ils fussent, et estimait comme Boileau que l’art est une longue patience. Aussi lui conseillait-il de ne jamais se satisfaire d’un premier jet et du beau naturel qui sortait spontanément de sa plume. « Puisque vous chantez l’étude avec tant d’esprit et de courage, ayez aussi le courage de limer cette production vingt fois ; renvoyez-la-moi et je vous la renvoie encore… Continuez dans le bon chemin, travaillez, je veux que vous fassiez aux belles-lettres et à la France un honneur immortel. Plutus ne doit être que le valet de chambre d’Apollon. Le tarif est bientôt connu, mais une épître en vers est un terrible ouvrage. Je défie vos quarante fermiers généraux de le faire. »

    L’atelier d’un fermier général ne se limitait pas à l’hôtel des Fermes et il devait souvent quitter Paris pour se rendre en tournée dans les provinces françaises. Ces chevauchées à travers la Champagne, la Bourgogne ou l’Aquitaine n’étaient certes pas toujours des parties de plaisir et le tourisme y avait peu de place. Mais elles permettaient à Helvétius de visiter ses amis exilés de Paris, volontairement ou non : Buffon à Montbard, Montesquieu à La Brède, Voltaire à Cirey chez Émilie du Châtelet. Avec ce dernier la correspondance ne tarissait pas. Le maître et le disciple, en parfaite harmonie de rêves poétiques, l’un conseillant, le second remettant son ouvrage sur le métier selon les exigences voltairiennes, se couvraient mutuellement d’éloges et Émilie elle-même prenait le plus grand intérêt au jeune prodige, qui, de son côté, faisait grande impression partout où il passait. À Dijon, le président Bouhier, humaniste en relation avec toute l’Europe savante, tenait salon et l’accueillit en hôte privilégié. À Montbard, il fit sensation et le secrétaire et ami de Buffon, l’abbé Le Blanc, lut dans son joli visage les plus grandes promesses d’avenir. [...] Helvétius, qui suivait comme un fils soumis les observations de Voltaire, n’hésitait pas à son tour, avec une suffisance qui peut surprendre chez un jeune homme qui était entré d’hier dans la carrière littéraire, à donner des conseils à de jeunes amis dont il était à peine l’aîné. Ainsi avec Mondion de Montmirel, de trois ans seulement son cadet, qui devait devenir conseiller au Parlement et recevoir un prix de l’Académie, n’hésitait-il pas à le prendre d’assez haut comme s’il eût blanchi sous le harnais de la philosophie. « Rien de mieux dans le monde que de lire Locke, lui écrivait-il alors qu’il atteignait vingt-trois ans, rien de plus rare que de bien l’entendre. Laissez croire à vos vieux parents qu’on est malhonnête alors qu’on n’a point de foi… Comptez qu’il n’y a point d’autre esprit dans le monde que l’esprit de métaphysique, et que c’est cet esprit qui a produit les Newton, les Milton et les chanceliers Bacon. » Dans ces conseils où l’on sent l’orgueil d’une jeune âme qui se découvre perce déjà l’audace de l’auteur de l’Esprit.

    Que n’a-t-on dit sur sa bienfaisance, ses ménagements envers les contribuables ; n’est-on pas allé jusqu’à affirmer qu’il avait un jour harangué les Bordelais pour les encourager à se révolter manu militari contre les agents de la Ferme pour résister à un impôt sur les vins ? Attitude édifiante, qui n’est peut-être pas controuvée, mais qui ne l’empêchait pas de faire fortune comme tout autre fermier général. S’il prenait au sérieux le soin de sa fortune, il était aussi, il était surtout un homme de plaisirs. Grimm affirme que Buffon a tiré sa maxime qu’en amour seul le physique est bon du code Helvétius. Et, ajoute-t-il, « la passion dominante de M. Helvétius était celle des femmes : il s’y livra à l’excès dans sa jeunesse ». Les agréments de sa figure lui valurent de bonnes fortunes parmi les femmes du monde et sa liaison avec la duchesse de Chaulnes fit grand bruit. Mais c’était surtout les femmes galantes qui l’attiraient et dont il tirait le plus de volupté. Son libertinage avait attiré l’attention de la police, qui se plaisait à espionner les fantaisies érotiques de tout personnage en vue à une époque où les maisons closes attiraient en grand nombre financiers, grands seigneurs et ecclésiastiques, et où le bonheur sexuel se cherchait souvent dans des pratiques peu orthodoxes. La fantaisie d’Helvétius était d’être fouetté. Si l’on en croit les rapports des inspecteurs, souvent sujets à caution, et les déclarations des filles enfermées à la Bastille, il était friand de flagellation et se faisait battre jusqu’au sang. Soit qu’il entretînt des demoiselles légères ou eût des passades tarifées avec des filles qui avaient fait leurs académies chez des maquerelles, il avait toujours les mêmes exigences. Ce goût pour les verges qu’Helvétius partageait avec nombre de ses contemporains était fort coûteux et il donnait jusqu’à 40 louis pour une séance. Le mariage ne l’assagit pas, et si l’on en croit un rapport des Archives de la Bastille, sa femme ne s’offusquait pas des débauches domestiques de son mari : « Lorsqu’il s’acquitte vis-à-vis de son épouse du devoir conjugal, une femme de chambre de Madame lui fait pendant l’action la même opération qu’il se fait faire lorsqu’il s’amuse chez les autres femmes. »."
    -Guy Chaussinand-Nogaret, Les Lumières au péril du bûcher. Helvétius et d'Holbach, Fayard, 2009.




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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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