"9 [97] - Affirmer et nier une même chose, nous n'y saurions parvenir : c'est là un principe subjectif, dans quoi ne s'exprime aucune "nécessité", mais rien qu'une incapacité.
Si, selon Aristote, le principe de contradiction est le plus certain de tous les principes, s'il est le dernier et le plus foncier auquel se ramènent toutes les démonstrations et qu'en lui réside le principe de tous les autres axiomes: alors on devrait examiner avec d'autant plus de rigueur tout ce qu'il présuppose au fond d'affirmations préalables. Ou bien l'on affirme par lui quelque chose concernant le réel, l'étant, comme si d'ores et déjà l'on en avait une notion acquise par ailleurs: c'est-à-dire que des prédicats contradictoires ne sauraient être attribués à l'étant. Ou bien ce principe signifie que l'on ne doit pas attribuer semblables prédicats à l'étant ? Et dans ce cas, la logique serait un impératif, non pour la connaissance du vrai, mais pour poser et accommoder un monde censé s'appeler pour nous le monde vrai.
Bref, la question reste ouverte: les axiomes logiques sont-ils adéquats au réel, ou bien sont-ils des critères et des moyens propres à nous créer préalablement du réel -le concept de "réalité" ? ... Pour pouvoir affirmer le premier point, il faudrait d'ores et déjà connaître l'étant, comme on l'a dit ; ce qui n'est point le cas. Ainsi ce principe contient non pas un critère de vérité, mais un impératif quant à ce qui DOIT valoir pour vrai.
Admis qu'il n'existât point semblable A identique à soi-même, tel que le présuppose toute proposition de la logique (comme aussi des mathématiques) le A serait déjà une apparence, la logique n'aurait ainsi pour présupposition qu'un monde purement apparent. En fait, nous croyons à cette proposition sous l'impression de l'expérience infinie, qui semble la confirmer continuellement. La "chose" - voilà le substrat proprement dit de A: notre croyance aux choses est la présupposition de notre croyance à la logique. Le A de la logique, de même que l'atome est une construction après coup de la "chose"... Tandis que nous ne comprenons point ceci et que nous faisons de la logique un critère de l'être vrai, nous sommes déjà en train de poser toutes ces hypothèses, substance, prédicat, objet, sujet, action, etc. en tant que réalités: c'est-à-dire de concevoir un monde métaphysique, c'est-à-dire un "monde vrai" (-or celui-ci est encore une fois le monde apparent...).
Les actes de penser les plus originels, l'affirmation et la négation, tenir-pour-vrai et ne-pas-tenir-pour-vrai, pour autant qu'ils présupposent non seulement une habitude mais un droit de tenir pour vrai ou pour non vrai d'une manière générale, sont d'avance dominés par une croyance, à savoir que pour nous il existe une connaissance, que l'acte de juger PUISSE réellement toucher la vérité: -bref, la logique ne doute pas de pouvoir énoncer quelque chose de vrai-en-soi (notamment que des prédicats non contradictoires puissent lui être attribués).
Ici règne le grossier préjugé sensualiste selon lequel les sensations nous enseignent des vérités sur les choses, -je ne puis à la fois dire d'une seule et même chose qu'elle est dure et qu'elle est molle (la preuve instinctive "je ne puis avoir simultanément 2 sensations contradictoires" -absolument grossière et fausse). L'interdit conceptuel de contradiction procède de la croyance que nous pouvons former des concepts, qu'un concept non seulement définit le vrai d'une chose, mais le saisit... En fait, la logique (telle la géométrie et l'arithmétique) n'est valable que pour des vérités fictives QUE NOUS AVONS CRÉÉES. La logique est la tentative pour comprendre le monde réel selon un schème de l'être posé par nous-mêmes, pour nous le rendre plus exact, formulable, calculable..." (pp.58-59)
-Friedrich Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, tome XIII, Fragments posthumes. Automne 1887-Mars 1888, Gallimard, NRF, 2013 (1976 pour la première traduction française, 1970 pour la version allemande), 453 pages.