" [Aron] ne cachait pas, non plus, son admiration pour Marx, auquel, comme d’ailleurs Pareto et Schumpeter, il reconnaissait un trait de caractère digne d’éloge, celui de détester avant tout la servilité. À ce point de vue, que Marx ait pu servir de maître à penser à tant d’esprits serviles ou tyranniques reste un mystère." (p.12)
-Jean-Claude Casanova,, Préface à Raymond Aron, Le marxisme de Marx, Éditions de Fallois, 2002, 831 pages.
"Marx a beaucoup écrit, dans les journaux en particulier, et des textes de nature très diverse, entre autres des pamphlets, dans tous les sens du mot pamphlet, et on a le droit de s’interroger sur l’importance qu’il convient d’attacher à ces diverses sortes d’écrits. Faut-il reconnaître la même signification et la même portée à une lettre adressée à un correspondant ou à un disciple qu’à un texte figurant dans une des œuvres majeures ? Comme tous les auteurs prolifiques, Marx s’est exprimé sur la plupart des sujets politiques, économiques et historiques, et, avec un peu d’assiduité et d’ingéniosité, on peut retrouver sous sa plume, sur la plupart des sujets, des opinions quelque peu contradictoires. Seuls ne se contredisent pas ceux qui écrivent peu, et Marx certainement n’appartenait pas à cette catégorie. Dès lors, toute proposition d’ordre général attribuée à Marx peut être corrigée ou réfutée en utilisant une citation le plus souvent inconnue, tirée d’un article de journal ou d’une lettre. Au fur et à mesure du développement historique les marxistes, ou les marxologues, ou les marxiens — comme on voudra, ces trois catégories peuvent être distinguées mais elles ont des caractères communs — ont rectifié les propositions qui paraissaient ne pas être en accord avec les événements, en découvrant un de ces textes où l’interprétation ordinaire de Marx se trouvait en défaut. Je pense que, pour surmonter ce genre de difficultés, il faut procéder avec bonne foi et bonne volonté. C’est-à-dire qu’il faut établir une hiérarchie d'importance des textes disponibles, saisir ce qui est le ou tel centre et l’inspiration de la doctrine, reconnaître que, sur tel point précis, tel texte particulier corrige la doctrine généralement acceptée, mais malgré tout ne pas se laisser détourner de la règle ordinaire d’interprétation : à savoir qu’il faut s’attacher aux livres principaux, aux textes les plus médités, et en particulier aux livres scientifiques, et qu’il faut essayer de conserver le sens de ce qu’impliquent les grandes lignes de la pensée de Marx." (pp.17-18)
"Beaucoup des marxiens actuels attachent à ces œuvres de jeunesse une importance que le Marx de la maturité leur refusait. [...] Au bout du compte, un auteur n’est pas le juge suprême de l’importance respective de ses différents ouvrages." (pp.20-21)
"Tout le monde admet, à la suite de Marx lui-même, que celui-ci est allé de la philosophie et spécifiquement de la philosophie hégélienne à l’économie et à la sociologie, ou encore à une certaine conception de l’histoire résumée dans la préface à la Contribution à la critique de l’économie politique (publiée en 1859)." (p.21)
"Si le sens général de l’itinéraire de Marx est connu, un grand nombre de questions fondamentales se posent. La plus générale est de savoir quel rapport existe entre le jeune Marx, philosophe auteur du Manuscrit économico-philosophique, et le Marx de la maturité, auteur du Capital ? S’agit-il de deux penseurs distincts ? Et la question elle-même se subdivise en au moins deux questions particulières : que pensait le Marx du Capital du Marx du Manuscrit économico-philosophique, ou encore que pensait Marx en 1867 de la philosophie hégélienne, que pensait-il de la critique qu’il avait rédigée en 1844 de la Phénoménologie de Hegel ? Dans quelle mesure Marx lui-même jugeait-il que Le Capital comportait l’application à la matière économique d’une méthode philosophique inspirée par Hegel ?" (p.22)
"En un certain sens, Schumpeter a absolument raison : par ses concepts, par ses catégories, par sa méthode d’analyse dans le livre I du Capital, Marx est un disciple de Ricardo et il appartient à l’économie anglaise de son époque. Mais, en même temps, Marx avait une ambition qui le mettait à part des économistes classiques : il pensait utiliser d’une certaine manière leurs concepts et leurs méthodes pour élaborer ce qu’il appelait une critique de l’économie politique. Cette critique de l’économie politique aurait été simultanément une interprétation ou une explication du mode de fonctionnement de l’économie capitaliste, une mise en place de l’économie capitaliste dans le développement historique des différents régimes économiques, enfin une analyse du développement nécessaire de l’économie capitaliste vers la catastrophe finale. Peut-être même faudrait-il ajouter à ces trois formules une quatrième : Marx avait l’idée, à la fois géniale et extrêmement difficile à réaliser, que les catégories de la pensée économique ne s’expliquaient que par la réalité économique elle-même. Donc la critique de l’économie politique aurait été à la fois l’étude de la formation et de la mort de l’économie capitaliste et l’étude de la force et de la faiblesse de la pensée économique appliquée à la réalité capitaliste." (p.23)
"Il y a souvent quelque chose d’irritant dans le soin et le pédantisme avec lesquels on essaye de trouver un sens rigoureux à toutes les phrases d’un Marx de vingt-cinq ans, écrivant pour lui-même ses réflexions sur le monde et sur la philosophie de Hegel. Il y a une différence fondamentale pour tous les auteurs, Marx compris, entre le manuscrit achevé et publié [...] et le manuscrit que l’on garde dans ses papiers, parce que l’on n’a pas l’impression qu’il soit au point et qu’il soit digne d’être lu. Or la marxologie et même la pensée marxienne spéculent et ratiocinent indéfiniment sur n'importe quel fragment du Marx de jeunesse, que Marx lui-même, qui n’était pas entièrement incompétent sur le sujet, trouvait indigne de la publication. Le respect du sacré peut aller quelquefois trop loin, même en matière scientifique." (p.24)
-Raymond Aron, Le marxisme de Marx, Éditions de Fallois, 2002, 831 pages.