"Comment se fait-il que le développement de la société chrétienne et de l’Église ait donné naissance à une société, à une civilisation, à une culture en tout inverses de ce que nous lisons dans la Bible, de ce qui est le texte indiscutable à la fois de la Torah, des prophètes, de Jésus et de Paul ? Je dis bien en tout. Ce n’est pas sur un point qu’il y a eu contradiction, mais sur tous les points. Si bien que d’une part, on a accusé le christianisme de tout un ensemble de fautes, de crimes, de mensonges qui ne sont en rien contenus, nulle part, dans le texte et l’inspiration d’origine, et d’autre part on a modelé progressivement, réinterprété la Révélation sur la pratique qu’en avaient la chrétienté et l’Église. Les critiques n’ont voulu considérer que cette pratique, cette réalité concrète, se refusant absolument à se référer à la vérité de ce qui est dit. Or, il n’y a pas seulement dérive, il y a contradiction radicale, essentielle, donc véritable subversion.
Ce n’est pas du tout le même phénomène qu’entre les écrits de Marx et la Russie des Goulags ni entre le Coran et les pratiques fanatiques de l’Islam. Ce n’est pas le même phénomène parce que dans ces deux derniers cas on peut certes trouver la racine de la déviation dans le texte même. Je laisse de côté le second cas qui nous entraînerait trop loin pour m’en tenir au premier. On a pu procéder à la remontée de Staline à Lénine et de Lénine à Marx, il y avait chaque fois un rapport indiscutable de l’un à l’autre, si bien que l’on pouvait très aisément comprendre qu’il y ait eu cette dérive, et que les conséquences soient tragiques, tout à fait contradictoires avec ce que Marx avait pensé, voulu, espéré. Cependant il y a un point de rapprochement évident entre ce qui s’est produit dans le marxisme et dans le christianisme. C’est que tous deux font de la pratique la pierre de touche de la vérité ou de l’authenticité. Autrement dit, c’est d’après cette pratique que nous avons à apprécier et non pas d’après les intentions ou la pureté de la doctrine, ou la vérité de la Source et de l’origine.
On connaît le rapport chez Marx entre Praxis et Théorie, mais c’est, il ne faut pas l’oublier, un rapport circulaire. Ce qui implique finalement qu’une praxis fausse engendre inévitablement une théorie fausse et on peut voir la fausseté de la pratique non seulement à ses effets (jugés d’ailleurs d’après quoi ? sans doute Marx aurait récusé l’émotion humaniste et morale en face des monstres staliniens, mais il aurait sûrement retenu l’aggravation du pouvoir de l’État, la dissolution de la lutte des classes, l’aggravation de l’aliénation, donc la praxis est jugée à partir de la théorie qui l’a inspirée) mais encore à la nouvelle théorie à laquelle elle donne naissance, et ceci fut tout à fait visible dans l’expression théorique de la fin du stalinisme et la disparition de la théorie chez les dirigeants de l’URSS qui sont rentrés ni plus ni moins dans le cadre des conflits entre États et de leur propre impérialisme. Or, le christianisme se juge aussi d’après la pratique. Nous sommes ainsi en présence de la mise en garde permanente à ce sujet.
Toute la Révélation du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob revient incessamment là-dessus : l’homme qui mettra en pratique les commandes de Dieu vivra (par exemple Lv 18,5 — Nh 9,29 — Éz 20,11). Tu mettras en pratique ces commandements… L’Éternel te commande de mettre en pratique… (Dt 25,16 ; 27, 10). Et réciproquement, le mal et la mort sont liés à l’absence de mise en pratique ou encore à la pratique des usages des autres peuples, aux coutumes abominables (Lv 18,30) et l’on met en opposition radicale l’Écoute et la Pratique : ils écoutent mais ne pratiquent pas (Ez 33,31). Or, cette importance décisive de la pratique est exactement reprise par Jésus, presque dans les mêmes termes. Les fidèles sont ceux qui écoutent et qui mettent en pratique (Lc 8,21). Et il y a une parabole à ce sujet que l’on entend habituellement fort mal : à la fin du Sermon sur la Montagne (Mt 7,24-27), il y a la parabole célèbre de l’homme qui construit sa maison sur le roc ou sur le sable, la première est solide et résiste à la tempête et aux torrents, la seconde s’effondre. En général on dit que le roc c’est Jésus lui-même. Mais ce n’est en rien la parabole !
Jésus dit : celui qui entend ces paroles et les met en pratique est semblable à un homme qui construit sur le roc. Autrement dit ce qui est le roc c’est l’Écoute et la Pratique ensemble. Mais la seconde partie est plus restrictive : celui qui écoute les paroles que je dis et ne les met pas en pratique est semblable à un homme qui a bâti sur le sable. Là sans doute seule la mise en pratique est en question, et nous pouvons dire que la pratique est le critère décisif de la vie et de la vérité.
Or, dans la première génération chrétienne il n’y a aucun doute à ce sujet. Paul le rappelle sans cesse avec force1, lui qui était le théologien du salut par grâce : « Ce ne sont pas ceux qui écoutent la loi qui sont justes devant Dieu mais ce sont ceux qui la mettent en pratique qui seront justifiés. Quand les païens qui n’ont point la loi font naturellement ce que prescrit la loi […] ils montrent que l’œuvre de la loi est écrite dans leur cœur… » (Rm 2,13-15). On a voulu, obstinément, mettre en contradiction une théologie de la foi chez Paul et une théologie des œuvres chez Jacques, mais ceci est radicalement inexact.
Paul a sans cesse insisté sur l’importance critique de la pratique. Ce n’est pas pour rien que chacune de ses lettres s’achève par une longue « parénèse » montrant que la pratique est l’expression visible de la foi, de la fidélité à Jésus. Et il résout la contradiction coutumière dans le texte fondamental de l’Épître aux Éphésiens : « c’est par la grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi. Et cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu. Ce n’est point par les œuvres afin que personne ne se glorifie. Car nous sommes son ouvrage, ayant été créés en Jésus-Christ pour de bonnes œuvres, que Dieu a préparées d’avance afin que nous les pratiquions » (Ép 2,8-10).
Le « chevillage » de ce texte est essentiel. Ce qui est rejeté, mis à bas c’est l’autojustification, c’est la glorification de soi par soi, c’est l’autosuffisance de l’homme pour la conduite de sa vie, pour accomplir le bien, etc. Sauvés : c’est par la grâce et non par les œuvres, mais justement pour que nous ne puissions pas nous glorifier par des œuvres. Par ailleurs, il est indispensable de faire ces œuvres, car elles sont préparées d’avance par Dieu, elles sont dans le « plan » de Dieu, et quant à nous, nous sommes créés afin de pratiquer ces œuvres. Ce n’est pas Dieu qui accomplit les œuvres, c’est nous qui en avons la responsabilité. La mise en pratique est alors chez Paul à la fois le critère visible que nous avons sérieusement reçu la grâce, et que nous sommes effectivement entrés dans le Plan de Dieu. Donc pour Paul, dans la droite ligne de Jésus, la pratique est la pierre de touche de l’authenticité. Nous sommes donc bien en présence d’une constante millénaire.
Dès lors ceux qui attaquent le christianisme sont parfaitement habilités à le faire à partir de la pratique désastreuse qui fut la nôtre. Les attaques de Voltaire, d’Holbach, de Feuerbach, de Marx, de Bakounine2 pour ne citer que ceux qui nous concernent le plus directement sont entièrement exactes. Et au lieu de se défendre contre elles et de faire une maladroite, inutile, méprisable apologétique, il faut écouter leur attaque, prendre au sérieux ce qu’ils nous disent. Car ils démolissent le christianisme, c’est-à-dire très exactement le dévoiement que la pratique chrétienne a fait subir à la Révélation de Dieu.
Il ne faut pas le résumer, comme on l’a fait trop souvent, en une opposition entre le pur message de Jésus, et puis soit l’affreux Dieu des Juifs soit le détestable Paul, mensonger interprète. Il y a une cohérence parfaite entre tout ce que nous pouvons savoir de Jésus le Christ et la révélation du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob et il y a aussi cohérence parfaite entre l’Evangelium Christi, des Évangiles et l’Evangelium de Christo, de Paul entre autres.
Quant à dire que les Évangiles eux-mêmes, tels que nous les avons, ont été falsifiés, tripatouillés par la première ou la seconde génération des chrétiens pour faire coïncider Jésus avec leur message et leur proclamation, cela ne peut se soutenir qu’au nom d’un Jésus refabriqué par tel ou tel moderne au gré de son idéologie, le Jésus socialiste, le Christ monarchiste, le Jésus « historique », le Jésus prolétaire, le Jésus doux poète, le Jésus violent révolutionnaire ou le Christ arlequin… mais cela ressortit exclusivement de l’invention individuelle. Non, l’attaque des antichrétiens est parfaitement légitime et doit être entendue telle quelle comme l’attestation de l’effroyable distance que la pratique chrétienne a créée par rapport à la Révélation.
Or, la difficulté tient justement en ce qu’il est impossible de dire : « Certes, notre pratique est mauvaise, mais voyez donc la beauté, la pureté, la vérité de la Révélation. » Nous avons insisté sur l’unité des deux. Il faut absolument le bien comprendre. Il n’y a pas de Révélation connaissable hors de la vie et du témoignage de ceux qui la portent. C’est la vie des chrétiens qui atteste de qui est Dieu, et quel est le sens de cette révélation. « Voyez comme ils s’aiment », et c’est à partir de là que commence l’approche du Révélé. « Si vous vous déchirez entre vous, vous n’avez pas en vous l’amour de Dieu », etc. Il n’y a pas une pure vérité du Dieu de Jésus-Christ à laquelle nous pourrions renvoyer en nous lavant les mains de ce que nous faisons nous-mêmes. Si le chrétien n’est pas conforme dans sa vie à sa vérité, il n’y a plus de vérité. Et c’est pourquoi les accusateurs du XVIIIe et du XIXe siècle ont eu pleinement raison de remonter de la pratique de l’Église à la fausseté de la Révélation elle-même. Il nous faut comprendre que, en n’étant pas ce que Christ demande, nous rendons le tout de la révélation mensonger, illusoire, idéologique, imaginaire, et ne portant plus aucun salut, par conséquent nous sommes acculés à être chrétiens ou à reconnaître la fausseté de ce que nous croyons. Telle est l’épreuve irrécusable de la pratique.
Nous devons admettre qu’il y a une distance incommensurable entre le tout de ce que nous lisons dans la Bible et puis la pratique des Églises et des chrétiens. Au point que je puis parler valablement de perversion, de subversion, car, je le montrerai, la pratique a été en tout l’inverse de ce qui nous était demandé. Cela reste pour moi une question véritablement insoluble. Kierkegaard l’a rencontré en son temps. Il y a répondu à sa façon. Il faut aujourd’hui tenter autre chose, un autre chemin et reprendre cet examen de conscience."
-Jacques Ellul, La Subversion du christianisme, Seuil, 1984.