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    Polémique Barthes / Camus

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Polémique Barthes / Camus  Empty Polémique Barthes / Camus

    Message par Johnathan R. Razorback Mer 24 Jan - 15:56

    https://books.openedition.org/psn/535

    "Ce qui fait de L’Étranger une œuvre, et non une thèse, c'est que l'homme s'y trouve dépourvu non seulement d'une morale, mais aussi d'une humeur. Meursault est un être charnellement soumis au Soleil, et je crois qu'il faut entendre cette soumission dans un sens à peu près sacral. Tout comme dans les mythologies antiques ou la Phèdre racinienne, le Soleil est ici expérience si profonde du corps, qu'il en devient destin; il fait l'histoire, et dispose, dans la durée indifférente de Meursault, certains moments générateurs d'actes. Il n'y a aucun des trois épisodes du roman (l'enterrement, la plage, le procès), qui ne soit dominé par cette présence du soleil; le feu solaire fonctionne ici avec la rigueur même de la Nécessité antique.
    Comme dans toute œuvre authentique, l'élément mythique ne cesse de développer ses figures, et ce n'est pas, à proprement parler, le même soleil qui conduit Meursault dans les trois moments de son récit. Le soleil funéraire du début n'est visiblement que la condition d'un engluement de la matière: sueur des visages, amollissement du goudron sur la route torride où va le convoi, tout est ici image d'un milieu poisseux; Meursault ne se décolle pas plus du Soleil que des rites aux-mêmes, et le feu solaire a pour fonction d'éclairer et d'engluer l'absurde de la scène. Sur la plage, autre figure du soleil : celui-là ne liquéfie pas, il durcit, il transforme toute matière en métal, la mer en épée, le sable en acier, le geste en meurtre: le soleil est arme, lame, triangle, mutilation, opposé à la chair molle et sourde de l'homme. Et dans la salle d'assises où Meursault est jugé, voici enfin un soleil sec, un soleil-poussière, le rayon vétuste de l'hypogée.
    Ce mixte de soleil et de néant soutient le livre à chaque mot: Meursault n'est pas seulement aux prises avec une idée du monde, mais aussi avec la fatalité – le Soleil- extensive à tout un ordre ancestral de signes, car le Soleil est ici tout : chaleur, assoupissement, fête, tristesse, puissance, folie, cause et éclairement.
    C'est d'ailleurs cette ambiguïté entre le Soleil-Chaleur et le Soleil-lucidité, qui fait de L'Etranger une tragédie. Comme dans l’Oedipe à Colone ou le Richard II de Shakespeare, la conduite de Meursault est doublée d'un itinéraire charnel qui nous attache à sa magnifique et fragile existence. Le roman est ainsi fondé, non seulement en philosophie, mais aussi en littérature : dix ans après sa parution, quelque chose dans ce livre continue à chanter, quelque chose continue à nous déchirer, ce qui est bien le double pouvoir de toute beauté."
    -Roland Barthes, "L'étranger un roman solaire", avril 1954.

    Lettre d’Albert Camus à Roland Barthes sur « La Peste » (janvier 1955)

    A la suite d’une critique de Roland Barthes sur La Peste intitulée « Annales d’une épidémie ou roman de la solitude? », parue au début de 1955, qui tout en reconnaissant la clarté de prise de position de Camus lui reproche de se situer en dehors de l’Histoire (…) Camus répond par une lettre en réaffirmant sa confiance dans l’engagement collectif et en distinguant l’Histoire telle que la conçoivent ses contemporains du présent dans laquelle s’inscrit sa fable.



    Monsieur Roland Barthes, Paris.

    Paris le 11 janvier 1955

    Cher Monsieur,

    Si séduisant qu’il puisse paraître, il m’est difficile de partager votre point de vue sur La Peste. Bien entendu tous les commentaires sont légitimes, dans la critique de bonne foi, et il est en même temps possible et significatif de s’aventurer aussi loin que vous le faites. Mais il me semble qu’il y a dans toute œuvre des évidences dont l’auteur a le droit de se réclamer pour indiquer au moins dans quelles limites le commentaire peut se déployer. Affirmer par exemple que La Peste fonde une morale antihistorique et une politique de solitude, c’est d’abord se vouer, selon moi, à quelques contradictions, et surtout dépasser quelques évidences dont je résumerai ici les principales :

    1° La Peste, dont j’ai voulu qu’elle se lise sur plusieurs portées, a cependant comme contenu évident la lutte de la résistance européenne contre le nazisme.La preuve en est que cet ennemi qui n’est pas nommé, tout le monde l’a reconnu, et dans tous les pays d’Europe. Ajoutons qu’un long passage de La Peste a été publié sous l’Occupation dans un recueil de combat et que cette circonstance à elle seule justifierait la transposition que j’ai opérée. La Peste, dans un sens, est plus qu’une chronique de la résistance. Mais assurément, elle n’est pas moins.

    2° Comparée à L’Etranger, La Peste marque, sans discussion possible, le passage d’une attitude de révolte solitaire à la reconnaissance d’une communautédont il faut partager les luttes. S’il y a évolution de L’Etranger à La Peste, elle s’est faite dans le sens de la solidarité et de la participation.

    3° Le thème de la séparation, dont vous dites très bien l’importance dans le livre est à ce sujet très éclairant. Rambert, qui incarne ce thème, renonce justement à la vie privée pour rejoindre le combat collectif.Entre parenthèses, ce seul personnage montre ce que peut avoir de factice l’opposition entre l’ami et le militant. Car une vertu est commune aux deux qui est la fraternité active, dont aucune histoire, finalement, ne s’est jamais passée.

    4° La Peste se termine, de surcroît, par l’annonce, et l’acceptation , des luttes à venir. Elle est un témoignage de « ce qu’il avait fallu accomplir et que sans doute (les hommes) devraient encore accomplir contre la terreur et son arme inlassable, malgré leurs déchirements perpétuels… »

    Je pourrais développer encore mon point de vue. Mais déjà, s’il me semble possible d’estimer insuffisante la morale qu’on voit à l’œuvre dans La Peste (…) il me semble bien difficile au contraire de dire à son propos, comme vous le faites en terminant, que son auteur refuse la solidarité de notre histoire présente. Difficile et, permettez-moi de vous le dire avec amitié, un peu attristant.

    La question que vous posez en tout cas « Que feraient les combattants de La Peste devant le visage trop humain du fléau ? » est injuste en ce sens qu’elle doit être écrite au passé et qu’alors elle a déjà reçu sa réponse, qui est positive. Ce que ces combattants, dont j’ai traduit un peu de l’expérience, ont fait, ils l’ont fait justement contre les hommes, et à un prix que vous connaissez. Ils le referont sans doute, devant toute terreur et quel que soit son visage, car la terreur en a plusieurs, ce qui justifie encore que je n’en aie nommé précisément aucun pour pouvoir mieux les frapper tous. Sans doute est-ce là ce qu’on me reproche, que La Peste puisse servir à toutes les résistances contre toutes les tyrannies. Mais on ne peut me le reprocher, on ne peut surtout m’accuser de refuser l’histoire, qu’à condition de déclarer que la seule manière d’entrer dans l’histoire est de légitimer une tyrannie. (…)

    Voilà, trop succinctement, ce que je tenais à vous dire. Je voudrais seulement vous assurer pour finir que cette discussion amicale n’enlève en rien à l’estime que j’ai pour votre talent et votre personne.

    Albert Camus.

    https://books.openedition.org/apu/2446



    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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