"« En 1968 était parue en Allemagne la biographie de Spengler par Anton Mirko Koktanek, qui déjà s’efforçait de situer son œuvre dans son contexte historique. Étudier Spengler comme témoin de son temps consistait essentiellement à montrer comment cette œuvre s’inscrivait bien dans l’esprit du temps : elle le reflétait tout en contribuant à le forger. À force d’explorer les conditionnements philosophiques, sociologiques et politiques qui pouvaient l’expliquer, j’en vins à penser que Spengler n’était en définitive qu’une sorte de vulgarisateur (on parle en allemand de Populardenker) d’idées préexistantes, auxquelles il prête une force inouïe en les radicalisant et en les systématisant. Je le voyais en somme comme l’inverse même de ce que voulait être Nietzsche […]
La réception durable et mondiale de l’œuvre de Spengler m’a entre-temps conduit à m’interroger sur ce qu’est un grand penseur. Mesure-t-on sa « grandeur » à l’originalité intrinsèque de sa pensée ? […] Pourquoi Spengler nous parle-t-il encore et pourquoi peut-on, doit-on encore le lire ? »
« La pensée de Spengler oscille sans arrêt entre pessimisme culturel et optimisme nationaliste de la puissance. Mais il y a entre ces deux pôles un lien dialectique : le déclin de la culture occidentale est à ses yeux la condition même de l’accession de la Prusse-Allemagne à l’hégémonie mondiale. Loin d’avoir été conçue « d’un point de vue cosmopolite », la philosophie spenglerienne de l’histoire tend à faire valoir ce point de vue pangermaniste. »
« L’œuvre de Spengler aborde presque tous les grands enjeux auxquels nous devons aujourd’hui encore faire face : comment écrire l’histoire afin de nous orienter dans le monde désenchanté et globalisé qui est le nôtre, comment juger notre modernité adonnée (addicte ?) à une croissance économique et à un développement technique irrationnels, qui aliènent l’homme dans un productivisme et un consumérisme effrénés et risquent en même temps de détruire la planète ? Pourra-t-on maîtriser un capitalisme international prédateur, véritable moteur de ce dynamisme destructeur paralysant l’action politique des nations et engendrant en elles chômage, populisme ou fondamentalisme religieux ? Nos valeurs libérales et humanistes peuvent-elles triompher dans un monde multipolaire où le poids géopolitique de l’Occident – notamment en raison des déséquilibres démographiques – ne cesse de décroître ? Nos démocraties libérales et délibératives, où la revendication des droits individuels affaiblit le souci du sort collectif, réussiront-elles à faire valoir leur volonté politique face à ces défis mondiaux ? »
« Oswald Spengler est né en 1880 à Blankenburg, dans le Harz. Il est le fils du fonctionnaire des postes prussien Bernhard Spengler et d’une mère, née Pauline Grantzow, issue d’un milieu artistique qui l’a dotée d’une certaine fortune. Il a grandi avec ses trois sœurs dans une atmosphère familiale dépourvue d’affection et de tendresse, auprès d’un père absorbé par son travail et d’une mère insatisfaite de son sort, qui rêve d’ascension sociale et ne cesse d’essayer de compenser son manque de dons artistiques par une vie fantasque et dispendieuse. Des notes autobiographiques rédigées à l’époque où s’est élaboré le Déclin nous livrent l’image d’un enfant angoissé et renfermé, marqué par l’ambiance névrotique de la famille (une de ses sœurs, Adele, se suicidera à l’âge de trente-six ans). Accablé par une peur d’affronter le monde extérieur qui confine à l’autisme, il se réfugie dans le mensonge et dans le monde du rêve et de l’imagination. Le lycéen qu’il devient après l’installation de la famille à Halle an der Saale se complaît à refaire le monde en réaménageant les connaissances acquises. »
« Un livre récent voit en Spengler un auteur dont la personnalité borderline ou bipolaire, oscillant entre la mésestime de soi et l’affirmation narcissique et parfois sadique de sa toute-puissance (il lui arrive de battre ses sœurs), fournit la clef d’explication de son œuvre future. Il est certain que l’on ne peut faire totalement abstraction de la personnalité de Spengler pour comprendre son œuvre. Mais il faut également se rendre compte que cette psychologie individuelle s’inscrit dans une psychologie sociale. »
« Au cours de ses études, à Halle, Munich, Berlin, puis à nouveau Halle, Spengler satisfera sa soif de savoir plutôt en autodidacte. L’intitulé de son examen d’État, passé en 1904 dans cette dernière ville, traduit l’éclectisme de ses intérêts et de ses compétences : « Zoologie et botanique ainsi que les bases philosophiques nécessaires à la physique et la chimie du premier niveau, ainsi que la minéralogie et les mathématiques du second niveau ». Peu auparavant, Spengler a soutenu, en travaux annexes, une thèse sur Héraclite. Étude de l’idée énergétique fondamentale de sa philosophie, ainsi qu’un mémoire sur Le Développement de l’organe de la vue pour les degrés supérieurs du règne animal. Il aura été un étudiant peu assidu, solitaire et rêveur, grand amateur de littérature, d’art et de philosophie, et admirateur, comme la plupart des « bourgeois de culture » de son époque, de Rembrandt, Nietzsche et Wagner. Il rêve d’ailleurs lui-même d’un destin littéraire et s’essaie à l’écriture de grands drames historiques et héroïques où retentit le thème du héros inadapté à son époque décadente.
Aussi le modeste métier de professeur qu’il exerce un temps dans un lycée de Hambourg où il enseigne les sciences naturelles, les mathématiques, mais également l’allemand et l’histoire, ne pouvait-il le satisfaire longtemps. En 1911, il prend la décision de quitter l’enseignement et de s’installer à Munich, la « ville des arts », comme écrivain indépendant. Seul un héritage consécutif à la mort de sa mère en 1910 lui permet d’adopter ce mode de vie car les articles qu’il écrit pour différentes revues d’art ne lui rapportent guère. Il commence à travailler à un roman qui, sous différents titres, traite toujours du thème très personnellement ressenti de l’artiste qui arrive trop tard dans un monde trop vieux. On peut d’ailleurs se demander si l’impuissance créatrice que Spengler attribuera dans le Déclin à une civilisation moderne axée sur des tâches purement « extérieures », quantitatives et techniques, n’est pas une projection de cette impuissance artistique personnelle. »
« Le Déclin fut rédigé pour l’essentiel durant les années de guerre. Spengler n’est pas appelé sous les drapeaux : il n’a pas été déclaré bon pour le service en raison d’une insuffisance cardiaque. Il n’en est pas malheureux car il pense servir sa patrie précisément en rédigeant ce livre, qu’il conçoit comme sa contribution à l’idéologie de guerre à laquelle par ailleurs la plus grande partie des intellectuels allemands de l’époque (Thomas Mann, Max Scheler, Georg Simmel, etc.) ont apporté leur pierre. Datée de décembre 1917, la préface à la première édition du premier tome se termine sur ce vœu : « Je n’ai plus qu’à ajouter le souhait que ce livre ne soit pas tout à fait indigne des performances militaires de l’Allemagne. »
« Le premier [tome], Forme et réalité, sort en mai 1918, quelques mois avant la fin de la Première Guerre mondiale. Il est principalement consacré à la méthode. Le second, intitulé Perspectives de l’histoire mondiale, ne sera publié que quatre ans plus tard et abordera les domaines plus concrets de la société et de la politique. Paru d’abord chez un éditeur viennois avant que la puissante maison d’édition Beck de Munich n’en acquière les droits au printemps 1919, ce premier tome connaît un succès foudroyant. En peu de temps, les tirages atteignent la centaine de milliers d’exemplaires. À cette date, le pessimisme culturel n’est pas réservé à l’Allemagne. »
« Spengler prétend opérer au plan de l’historiographie une « révolution copernicienne » analogue à celle de Kant dans sa Critique de la raison pure. Elle consiste dans le rejet de la perspective unilinéaire adoptée par l’historiographie occidentale traditionnelle, une historiographie qui envisage une marche en avant unitaire de l’humanité et procède à la tripartition classique entre Antiquité, Moyen Âge et Temps modernes, l’Occident moderne apparaissant comme le couronnement des temps précédents. La morphologie historique de Spengler veut rompre avec ce préjugé européocentrique et téléologique en présentant une histoire mondiale – mondiale et non universelle puisqu’elle n’est pas une – fondée sur la pluralité et la relativité de cultures qui ne se relaient plus sur la ligne continue du progrès. »
« Domaine du devenir, l’histoire ne peut être appréhendée en son tréfonds que par une méthode radicalement « visionnaire », c’est-à-dire intuitive. Spengler se réclame de l’intuition vivante (lebendige Anschauung) ou de l’imagination sensible exacte (sinnliche exakte Phantasie) prônées par Goethe. Il oppose la « systématique » des sciences naturelles à une historiographie qui ne peut être qu’une « physiognomonie ». Il est évident que pour lui cette dernière cerne la réalité de beaucoup plus près que la première. La « science » historique ne peut être qu’une science préalable recueillant les données. La causalité n’est pas l’arme qui convient pour interpréter une histoire où règne en maître le « destin ». Elle ne peut expliquer que le « monde en tant que nature », c’est-à-dire le « devenu », la vie réalisée, morte. La « nature de Newton » est l’image fausse, rationnelle que la science donne de la nature qu’elle fige dans ses concepts abstraits. La « nature de Goethe » désigne au contraire l’approche qui fait voir la vie dans son devenir, le monde en tant qu’histoire. »
« Des philosophes tels que Giambattista Vico ou Johann Gottfried Herder mettaient l’accent sur les phénomènes cycliques de croissance et de décadence caractérisant l’évolution des nations, sans que les chrétiens qu’ils étaient renoncent à l’idée d’une Providence divine en marche dans l’histoire. Les historiens défendant l’idée de progrès ne peuvent d’ailleurs échapper à la constatation du déclin des anciennes cultures ou des anciens empires. Ainsi chez Hegel, éminent représentant du courant progressiste, les grands empires (oriental, grec, romain) qui scandent la marche de la raison dans l’histoire déclinent une fois terminé leur rôle historique.
Cette approche organiciste a été perpétuée au cours du XIXe siècle par certains historiens du Romantisme tardif tels que Karl Friedrich Vollgraff ou Ernst von Lasaulx, ou encore Heinrich Rückert (fils du poète Friedrich Rückert) qui structurent l’histoire en cultures soumises à des rythmes vitaux les conduisant fatalement au déclin et comparables de culture à culture. Ces derniers peuvent être considérés comme des précurseurs directs de Spengler. Il y a notamment chez Vollgraff, qui se réfère à de Maistre et à Donoso Cortès, une symptomatologie du déclin qui annonce celle de Spengler. La vieillesse des cultures se signale par la montée de l’égoïsme consécutive à la perte du sens religieux et du sentiment d’humanité, par l’essor de la technique et du machinisme qui rendent la vie artificielle et jouisseuse, par la prépondérance du parlementarisme qui affaiblit l’État.
Pour faire bonne mesure, il faudrait aussi sans doute signaler parmi les « précurseurs » l’écrivain panslaviste Nikolaï Danilevski dont le livre La Russie et l’Europe (1865-1867) expose une philosophie de l’histoire qui préfigure à plus d’un titre celle de Spengler : négation de l’idée de progrès, rejet du préjugé européocentrique, succession de dix civilisations indépendantes les unes des autres, opposition franche entre la Russie à laquelle appartient l’avenir et l’Occident libéral décadent. Comme Herder, Danilevski pense néanmoins que chaque civilisation accepte des apports extérieurs et enrichit le trésor de l’humanité en portant à maturité les fruits qui correspondent à son principe. Ni Spengler lui-même, ni son biographe A. M. Koktanek ne mentionnent le nom de Danilevski. Mais il est probable que l’auteur du Déclin a entendu parler de lui dans les milieux slavophiles de Munich qui, autour de Moeller van den Bruck et de sa belle-sœur Less Kaerrick, ont publié la première édition allemande de l’œuvre de Dostoïevski (1906-1914). Leur fréquentation a influencé sa vision de la Russie et de son avenir. »
« Nietzsche a pour sa part contribué à ce changement de perspective. Il a été l’un des grands négateurs de l’unicité de l’humanité et de sa marche historique. »
« Sur le plan méthodologique, la philosophie de la vie avait renforcé l’idée que l’histoire constitue un domaine inaccessible à des approches purement causalistes. Pour Dilthey, seule la vie peut comprendre la vie. Il distingue donc entre les méthodes « explicatives » des sciences naturelles et les méthodes « compréhensives » des sciences de l’esprit. L’herméneutique diltheyienne des « visions du monde » qui marquent de leur empreinte toutes les expressions d’une culture ou d’une époque est sans doute l’une des sources majeures du relativisme spenglerien. »
« Spengler distingue trois types de peuples : les peuples primitifs (Urvölker) qui n’ont pas encore accédé à l’histoire signifiante des « hautes cultures » ; les « Kulturvölker », c’est-à-dire les peuples vecteurs de cette histoire ; et les « peuples de fellahs » (Fellachenvölker) qui survivent dans les formes sclérosées d’une civilisation parvenue à son terme. »
« Ce qui frappe (et choque !) chez Spengler, c’est évidemment le caractère emphatique de son relativisme, son insistance à nier toute transmission et tout enrichissement réels entre les « hautes cultures ». Il conçoit celles-ci à la manière leibnizienne comme des « monades sans fenêtres » qui ne peuvent se comprendre mutuellement. Mais il n’y a plus ici la monade divine assurant l’harmonie de l’ensemble. Une fois épuisées ses possibilités, une « âme culturelle » meurt sans descendance. À telle enseigne qu’on ne peut parler ni d’héritage, ni de renaissance, ni même de mémoire. »
« Pourquoi Spengler refuse-t-il de rattacher toutes ses hautes cultures à un tronc commun ? C’est ce que lui a reproché par exemple Ernst Jünger lui-même.
Pour justifier son relativisme extrême, Spengler se réfère encore une fois à Goethe disant à Luden : « “L’humanité” est une abstraction. Il n’y a toujours eu et il n’y aura que des hommes. » Goethe voulait ainsi mettre l’accent sur les différences culturelles. Mais l’auteur du Divan occidental-oriental et promoteur de la « littérature mondiale » croyait au dialogue des cultures… que nie Spengler. »
« Le premier chapitre du Déclin est consacré à une comparaison entre les mathématiques antiques « euclidiennes » et les mathématiques modernes « faustiennes ». Toutes deux reflètent selon Spengler l’esprit de cultures profondément différentes et n’ont fondamentalement rien à voir l’une avec l’autre ! Spengler va donc plus loin que la sociologie de la connaissance d’un Mannheim ou d’un Scheler qui montrait comment celle-ci est influencée par les circonstances historiques et sociales, et son relativisme n’est guère comparable au perspectivisme nietzschéen qui s’en prenait à la prétention d’un rationalisme jugé universel d’accéder au-delà des apparences à la réalité vraie. En outre, Nietzsche ne réduisait aucunement la complexité infinie des interprétations à un nombre réduit de perspectives ethnoculturelles. Pour Spengler, au contraire, la « vérité » dépend de l’appartenance à telle ou telle « haute culture ». Il y a donc à ses yeux, une science antique, une science magique et une science faustienne qui ne peuvent pas vraiment se transmettre et s’enrichir mutuellement. Bientôt, certains diront : il y a une science aryenne, une science soviétique, etc. ! […]
Raymond Aron remarquait : « Si les sociétés, les cultures ne peuvent se comprendre, l’homme qui ne peut pas exister, c’est Spengler qui les comprend toutes ». »
« Alors qu’il reproche aux historiens occidentaux d’avoir négligé jusqu’à présent les cultures lointaines pour ne s’intéresser pratiquement qu’à celles qui ont précédé et préparé la nôtre, Spengler consacre lui-même l’essentiel de ses efforts à la comparaison entre la culture antique, gréco-romaine, et la culture occidentale moderne, dite « faustienne », dont il situe le début au Xe siècle. »
« Certains partisans de l’interprétation biographique de l’œuvre de Spengler voient dans la clôture absolue des « hautes cultures » qu’il postule la projection de l’isolement psychologique, de cette peur des autres, dont il a souffert toute sa vie. Mais on peut aussi se demander si Spengler ne transpose pas au niveau des « hautes cultures » l’idéal nationaliste d’autarcie et s’il ne professe pas en définitive un racisme psychique qui ne serait que l’envers du racisme biologique du national-socialisme. Spengler n’a certes jamais adhéré à cette idéologie comme nous le verrons encore. Mais il commence par décréter que les « hautes cultures » sont imperméables les unes aux autres et que toute influence étrangère leur est nocive. De cette position, l’idéologue nazi Alfred Rosenberg peut conclure fort logiquement que le germanisme doit éliminer tout ce qui est « métèque ». Le relativisme absolu de Spengler et le racisme dogmatique hitlérien peuvent donc être perçus comme les deux faces d’une interprétation nominaliste de l’histoire qui dissout le genre humain en une pluralité discontinue de cultures ou de races. La seule limite au relativisme chez Spengler semble résider dans son anthropologie qui voit fondamentalement dans l’homme – nous le verrons plus loin – un « animal de proie » inventif, quelle que soit la latitude ou l’époque où il voit le jour ! Et pourtant, sa propre morphologie historique ne lui indiquait-elle pas qu’un autre caractère commun pouvait définir l’Homme : celui d’un créateur de cultures, à la fois différentes et semblables ? »
« De saint Bernard, Spengler ne retient que le prédicateur de la croisade. L’eucharistie, dont la portée universelle tranche sur les sacrifices ponctuels de l’Antiquité, est ici indissociable de la vision des chevaliers du Graal assis autour de la table du roi Arthur. Conception héroïque et furieusement esthétique qui prend explicitement le contre-pied de celle de Nietzsche attribuant au judéo-christianisme l’amollissement et la réduction de l’homme en animal grégaire […]
Cette religion prométhéenne de héros est bien éloignée de toute douceur évangélique ! Dans l’un de ses derniers livres, très controversé, Décadence, Michel Onfray présente de même une chrétienté essentiellement guerrière, mais ce depuis son avènement ! »
« Les « hautes cultures » spengleriennes se définissent essentiellement par leur enracinement ethnique et géographique. L’identité de la « haute culture » est donnée d’emblée, par l’idée (ou le symbole fondamental) qui s’inscrit brusquement dans le « sang » d’une population et marque définitivement toutes ses œuvres à venir. Les hommes sont déterminés une fois pour toutes par leur origine, dont nul n’arrive à se défaire, sauf à concourir à la ruine de la culture, et non par leur vocation, qui ouvre le champ de la liberté humaine. L’ethnologue Frobenius, nous l’avons vu, pensait aussi que la culture détermine l’homme. Jusqu’où ? C’est la difficile question de l’efficace de la liberté humaine dans l’histoire qui est ainsi posée. »
« L’âme culturelle de Spengler agit à la manière de l’idée platonicienne, de l’entéléchie aristotélicienne ou de l’idée formative de Goethe. Spengler ne tient aucun compte des facteurs extérieurs dans le surgissement et le développement des identités collectives. Ce qui les soude, ce ne sont ni des intérêts matériels, ni des intérêts sociopolitiques (comme chez Danilevski). Elles ne sont pas non plus, à l’inverse, des idéal-types ou des structures permettant d’ordonner et de comprendre le donné historique, comme chez les représentants de l’historisme tels que Dilthey ou chez Max Weber, ou encore chez Toynbee qui définit chaque civilisation comme un « intelligible field of study ». Même Frobenius concevait les cultures africaines qu’il distinguait comme des ensembles cognitifs. Pour Spengler, en revanche, « l’âme culturelle » (Kulturseele) est un principe métaphysique qui définit, de façon inaltérable, leur identité et leurs expressions concrètes. »
« Spengler se targue d’être le premier à avoir appliqué systématiquement une méthode comparative à l’histoire. De fait, on doit reconnaître une certaine modernité à la méthode spenglerienne. Il est possible de la rapprocher de celle des structuralistes qui étudient les sociétés sans leur attribuer une place et un sens au sein d’un devenir global de l’humanité et se limitent à relever entre elles des analogies structurelles. Mais on peut reprocher au système spenglerien sa rigidité, ses périodisations et ses mises en parallèle forcées, dont de nombreux historiens ont contesté la pertinence (tout en appréciant certains rapprochements !). On peut aussi regretter que Spengler n’ait pas utilisé plus rigoureusement, en les conjuguant ou en les opposant, ce qu’il désigne lui-même comme les instruments d’une véritable méthode comparative, à savoir les notions d’homologie (similitude de forme) et d’analogie (similitude de fonction). »
« La civilisation ou la modernité – et chaque « haute culture » a sa modernité –, c’est d’abord, pour employer une expression que Spengler n’emploie pas pour sa part, le « désenchantement du monde ». « Toute âme a un caractère religieux. Ce n’est qu’une autre façon de dire qu’elle existe… L’essence de toute culture est religion ; par suite, l’essence de toutes les civilisations est irréligion55. » La civilisation marque le passage du mythos au logos. La décadence commence lorsque la causalité profane de la science remplace la causalité sacrée de la religion. Causalité de la religion, car, en effet, la religion est aussi une construction de l’esprit destinée à apaiser l’angoisse existentielle de l’homme. Mais à ce niveau, l’esprit n’a pas encore rompu avec la vie créatrice et le rythme (Takt) cosmique qui la sous-tend. La « causalité profane de la raison » s’impose quand l’esprit s’émancipe de la vie et tente de lui imposer ses schémas abstraits. L’apogée de la « haute culture » est atteint quand esprit et vie (ou « sang », comme le dit volontiers Spengler) s’équilibrent. Mais bientôt le rationalisme détruit cet équilibre : par son esprit exclusivement critique et pratique, il démystifie le mythe religieux et l’idéalisme qui en est issu. Un des premiers symptômes de ce désenchantement est le fait que la religion elle-même perd sa dimension verticale, trahit son essence métaphysique pour se tourner vers des préoccupations « horizontales », c’est-à-dire profanes, éthiques et sociales, épousant ainsi les fins purement humanistes et utilitaires du rationalisme pratique. […]
Dans la Naissance de la tragédie, Nietzsche accusait lui aussi le rationalisme socratique d’avoir tué les mythes religieux fondateurs de la culture grecque et d’avoir ainsi contribué à la perte de son identité et de sa créativité. On sait que, dans sa seconde période, commencée avec la publication de Humain trop humain (1878), « l’esprit libre » qu’il était devenu procédait au contraire à une critique virulente de la religion, notamment de la religion chrétienne et de ses valeurs morales. Elles contribuaient selon lui au « rapetissement » de l’homme. Mais même l’esprit libre qui réhabilitait la raison comme instrument de démystification de ces valeurs morales, chrétiennes, puis humanistes, ne pouvait concevoir la culture véritable que dans le prolongement d’une nature non pas rousseauiste, c’est-à-dire innocente et champêtre, mais gonflée de volonté de puissance, immorale et guerrière. Le triomphe du rationalisme comme norme cognitive et éthique ouvrait à ses yeux une ère où la réflexion consciente, discutant les ordres infaillibles de l’instinct, nivelle et stérilise les hommes.
Spengler reste sur cette ligne. Sa critique est superficiellement, voire faussement, spiritualiste et profondément vitaliste. La force dissolvante du rationalisme n’épargne même pas pour finir les idoles que la raison elle-même s’était données en remplacement des valeurs religieuses. L’idéalisme rationaliste, c’est-à-dire la croyance en la raison et en ses capacités civilisatrices, fait bientôt place au scepticisme. »
-Gilbert Merlio, Le début de la fin ? Penser la décadence avec Oswald Spengler, PUF / Humensis, 2019.