"Ce qui caractérise le passage de la société féodale au capitalisme, écrit-il, c'est une « réification » de l'activité propre de l'homme. Le processus social où l'homme a joué le plus grand rôle apparaît à la conscience comme « un mouvement des choses déterminées par leurs qualités inhérentes, indépendamment de l'homme ». Cette séparation entre l'homme et le monde des objets gouvernés par des lois immuables donne naissance au phénomène de l'aliénation. Certes l'homme peut s'efforcer, pour ses propres fins, de connaître ces lois, mais il ne peut pas les modifier car il n'est plus le facteur essentiel du processus de production, mais « un rouage dans un système mécanique subsistant indépendamment de lui ». Certains phénomènes sont alors isolés de leur fondement matériel historique pour être fixés d'une manière arbitraire, intemporelle et immuable. La séparation entre le sujet et l'objet devient radicale. Malgré tout cela l'effort de la philosophie moderne depuis Descartes, affirme M. Maier, consiste à rechercher une unité rationnelle dans le monde et dans l'homme. Elle s'est efforcée de résoudre le problème fondamental du monde capitaliste : « le problème de l'union de l'essence de l'homme avec l'essence du monde dont il a été séparé » (p. 4).
L'auteur critique les solutions apportées par les penseurs « bourgeois » et il leur reproche leur postulat idéaliste qui est de partir de la pensée pour arriver à l'être. Car cette tendance à rechercher la solution des antagonismes non plus dans l'activité de l'homme mais dans sa pensée aboutit à la construction de Weltanschaungen purement contemplative. Déjà Marx, dans la dernière de ses thèses contre Feuerbach avait écrit : « les philosophes n'ont fait jusqu'à présent qu'interpréter le monde, il s'agit maintenant de le transformer ».
Or cette transformation n'est possible que si l'on prend pour point de départ l'activité concrète de l'homme ; mais de tout temps écrit M. Maier, le concret a été l'obstacle infranchissable pour tout système rationaliste.
La vieille distinction aristotélicienne entre la forme et le contenu a été reprise par Kant dont la philosophie pousse la séparation entre le sujet et l'objet, la théorie et la pratique jusqu'à sa plus extrême limite. Les philosophes idéalistes allemands Fichte, Schelling et surtout Hegel ont eu l'ambition de supprimer ce dualisme et d'élaborer une philosophie systématique en en recherchant le principe premier d'où dériveraient toutes nos connaissances. C'est cette volonté d'embrasser la totalité de l'existence et de la rendre rationnelle en la soumettant à l'Idée qui fut exprimée de la façon la plus nette par Hegel. [...]
Toute la philosophie hégélienne est déjà élaborée dans ces écrits de jeunesse et Dilthey en a bien montré le caractère spécifiquement religieux. C'est en effet, au problème de la religion que le jeune Hegel s'attaque ; il s'inspire de l'ouvrage de Kant, La Religion dans les limites de la Raison, où se trouve critiquée la religion positive ou Église constituée. Il est à remarquer, écrit M. Maier, qu'à cette époque de sa vie Hegel se déclarait résolument partisan de la Révolution française. Quoi d'étonnant à ce que, s'attaquant sur le plan politique à l'absolutisme, il se soit élevé, sur le plan moral, contre la religion positive se confondant avec l'Etat, et qu'il se soit efforcé de créer une Volksreligion adaptée aux besoins de la société de son époque, celle du despotisme éclairé, celle de l'Aufklarung finissante. Mais, dès 1799, avec L'Esprit du christianisme et son destin et en 1800, avec le Systemfragment, Hegel se détache du kantisme. M. Maier découvre dans la situation historique de cette époque-là l'explication de ce changement d'attitude. Alors que Hölderlin demeurait attaché aux idées de 89 et refusait toute compromission avec la réaction thermidorienne, Hegel, plus réaliste, s'adaptait à la société de son temps. Son mérite est d'avoir découvert le processus dialectique de l'évolution sociale malgré la forme conceptuelle qu'il lui a donnée et l'esprit idéaliste dans lequel il l'a interprétée. Car dans cette évolution prennent place, comme des stades nécessaires, la Révolution française et Thermidor ; c'est, transposée dans le domaine historique et social, la conception qu'aucun système philosophique n'est faux, mais que tous sont incomplets dans la mesure ou ils appellent ceux qui doivent les dépasser en les complétant ; le vrai est résultat, dit Hegel. L'abandon des idées de 89 éloigne aussi Hegel de la morale kantienne qui renfermé une contradiction entre universalité et individualité. Hegel voit dans le concept d'Amour un moyen de surmonter cette contradiction.
Les principales critiques hégéliennes du Kantisme portent sur son dualisme et sur son formalisme. Dualisme entre le sujet et l'objet, entre le phénomène et le noumène, entre le fini et l'infini, entre la raison pratique et la raison spéculative. Hegel reproche à Kant d'isoler les déterminations opposées au sein d'une même totalité, de briser ainsi cette unité sans qu'il soit possible de la reconstituer. C'est le propre de l'entendement fini, écrit-il dans Glauben und Wissen notamment, de s'arrêter à ces oppositions conceptuelles et arbitraires. Là où Kant distingue entre l'ordre logique et l'ordre ontologique, Hegel ne voit qu'une unité nécessaire. Unité de la pensée et de l'être, tel est, tel veut être le principe fondamental de l'hégélianisme. Mais cette unité n'est pas une identité vide et indifférenciée comme dans la philosophie de Schelling, elle conserve et dépasse les différences au sein d'une même totalité ; elle est unité dialectique.
C'est parce que Kant a limité notre connaissance spéculative à celle du fini que sa philosophie est formelle ; la connaissance de l'absolu, loin d'être livrée aux illusions transcendantales de la raison, est constitutive de la Raison elle-même. Mais quel est cet Absolu hégélien ? Réalise-t-il cette unité parfaite du sujet et de l'objet ? N'est-on pas fondé, en définitive, à faire à Hegel le même reproche de formalisme qu'il adressait à Kant ? Telle est la question que pose M. Maier dans son dernier chapitre en y répondant par l'affirmative.
Il s'attache d'abord à démontrer que la dialectique hégélienne n'est pas une dialectique du concret. Hegel, dans La Phénoménologie de l'esprit, prétend partir de l'expérience concrète, alors qu'il passe directement à l'abstraction du « ceci » et du « maintenant », vidant ainsi le concret de son contenu et ne considérant pas le langage comme un simple instrument mais lui conférant, au contraire, une sorte de « pouvoir métaphysique » (p. 77). La dialectique n'est pas une dialectique du concret mais une Gedankendialektik pure, jouant avec des concepts abstraits et vides. Et ici M. Maier critique la première triade de la Logique ou les deux déterminations d'être et de non être n'appellent pas celle du devenir mais ou par contre cette dernière se trouve préconçue par Hegel (p. 79). Le mouvement dialectique, enfin, s'effectue entre deux absolus, deux concepts ; c'est une illusion de croire que l'absolu auquel on arrive est gonflé de la réalité concrète tout entière. « Le mouvement complet des concepts tombe hors de la totalité concrète » (p. 81). C'est là, selon M. Maier, la marque du dualisme hégélien et la même opposition entre l'être et la pensée reparaît à la faveur de l'idéalisme de Hegel. Car l'idéalisme part de la pensée pour arriver à l'être. L'idéalisme transcendantal admettait l'existence de ces deux réalités, considérées comme hétérogènes; l'idéalisme a absolu prétend les unir, mais il ne fait au fond qu'unir la pensée a elle-même en éliminant la réalité concrète. Il y a effectivement identité de la forme et du contenu chez Hegel si l'on entend par là que le contenu est ramené à la forme et doit même se déduire de la forme, si l'on admet avec lui que « les pensées logiques sont le fondement absolu de toute chose ». Mais alors le contenu perd sa nature propre. Enrichir la pensée,, pour Hegel c'est la débarrasser du contenu en la déduisant de la pensée elle-même. C'est en cela que réside le formalisme hégélien : toutes les manifestations concrètes de l'expérience sont ramenées à l'idée logique."
- A. Speiser, compte-rendu de Josef Maier, On Hegel's Critique of Kant, New-York, Colombia University Press, in Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 134, No. 1/3 (JANVIER-MARS. 1944), pp. 70-73
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-Josef Maier, On Hegel's Critique of Kant,
L'auteur critique les solutions apportées par les penseurs « bourgeois » et il leur reproche leur postulat idéaliste qui est de partir de la pensée pour arriver à l'être. Car cette tendance à rechercher la solution des antagonismes non plus dans l'activité de l'homme mais dans sa pensée aboutit à la construction de Weltanschaungen purement contemplative. Déjà Marx, dans la dernière de ses thèses contre Feuerbach avait écrit : « les philosophes n'ont fait jusqu'à présent qu'interpréter le monde, il s'agit maintenant de le transformer ».
Or cette transformation n'est possible que si l'on prend pour point de départ l'activité concrète de l'homme ; mais de tout temps écrit M. Maier, le concret a été l'obstacle infranchissable pour tout système rationaliste.
La vieille distinction aristotélicienne entre la forme et le contenu a été reprise par Kant dont la philosophie pousse la séparation entre le sujet et l'objet, la théorie et la pratique jusqu'à sa plus extrême limite. Les philosophes idéalistes allemands Fichte, Schelling et surtout Hegel ont eu l'ambition de supprimer ce dualisme et d'élaborer une philosophie systématique en en recherchant le principe premier d'où dériveraient toutes nos connaissances. C'est cette volonté d'embrasser la totalité de l'existence et de la rendre rationnelle en la soumettant à l'Idée qui fut exprimée de la façon la plus nette par Hegel. [...]
Toute la philosophie hégélienne est déjà élaborée dans ces écrits de jeunesse et Dilthey en a bien montré le caractère spécifiquement religieux. C'est en effet, au problème de la religion que le jeune Hegel s'attaque ; il s'inspire de l'ouvrage de Kant, La Religion dans les limites de la Raison, où se trouve critiquée la religion positive ou Église constituée. Il est à remarquer, écrit M. Maier, qu'à cette époque de sa vie Hegel se déclarait résolument partisan de la Révolution française. Quoi d'étonnant à ce que, s'attaquant sur le plan politique à l'absolutisme, il se soit élevé, sur le plan moral, contre la religion positive se confondant avec l'Etat, et qu'il se soit efforcé de créer une Volksreligion adaptée aux besoins de la société de son époque, celle du despotisme éclairé, celle de l'Aufklarung finissante. Mais, dès 1799, avec L'Esprit du christianisme et son destin et en 1800, avec le Systemfragment, Hegel se détache du kantisme. M. Maier découvre dans la situation historique de cette époque-là l'explication de ce changement d'attitude. Alors que Hölderlin demeurait attaché aux idées de 89 et refusait toute compromission avec la réaction thermidorienne, Hegel, plus réaliste, s'adaptait à la société de son temps. Son mérite est d'avoir découvert le processus dialectique de l'évolution sociale malgré la forme conceptuelle qu'il lui a donnée et l'esprit idéaliste dans lequel il l'a interprétée. Car dans cette évolution prennent place, comme des stades nécessaires, la Révolution française et Thermidor ; c'est, transposée dans le domaine historique et social, la conception qu'aucun système philosophique n'est faux, mais que tous sont incomplets dans la mesure ou ils appellent ceux qui doivent les dépasser en les complétant ; le vrai est résultat, dit Hegel. L'abandon des idées de 89 éloigne aussi Hegel de la morale kantienne qui renfermé une contradiction entre universalité et individualité. Hegel voit dans le concept d'Amour un moyen de surmonter cette contradiction.
Les principales critiques hégéliennes du Kantisme portent sur son dualisme et sur son formalisme. Dualisme entre le sujet et l'objet, entre le phénomène et le noumène, entre le fini et l'infini, entre la raison pratique et la raison spéculative. Hegel reproche à Kant d'isoler les déterminations opposées au sein d'une même totalité, de briser ainsi cette unité sans qu'il soit possible de la reconstituer. C'est le propre de l'entendement fini, écrit-il dans Glauben und Wissen notamment, de s'arrêter à ces oppositions conceptuelles et arbitraires. Là où Kant distingue entre l'ordre logique et l'ordre ontologique, Hegel ne voit qu'une unité nécessaire. Unité de la pensée et de l'être, tel est, tel veut être le principe fondamental de l'hégélianisme. Mais cette unité n'est pas une identité vide et indifférenciée comme dans la philosophie de Schelling, elle conserve et dépasse les différences au sein d'une même totalité ; elle est unité dialectique.
C'est parce que Kant a limité notre connaissance spéculative à celle du fini que sa philosophie est formelle ; la connaissance de l'absolu, loin d'être livrée aux illusions transcendantales de la raison, est constitutive de la Raison elle-même. Mais quel est cet Absolu hégélien ? Réalise-t-il cette unité parfaite du sujet et de l'objet ? N'est-on pas fondé, en définitive, à faire à Hegel le même reproche de formalisme qu'il adressait à Kant ? Telle est la question que pose M. Maier dans son dernier chapitre en y répondant par l'affirmative.
Il s'attache d'abord à démontrer que la dialectique hégélienne n'est pas une dialectique du concret. Hegel, dans La Phénoménologie de l'esprit, prétend partir de l'expérience concrète, alors qu'il passe directement à l'abstraction du « ceci » et du « maintenant », vidant ainsi le concret de son contenu et ne considérant pas le langage comme un simple instrument mais lui conférant, au contraire, une sorte de « pouvoir métaphysique » (p. 77). La dialectique n'est pas une dialectique du concret mais une Gedankendialektik pure, jouant avec des concepts abstraits et vides. Et ici M. Maier critique la première triade de la Logique ou les deux déterminations d'être et de non être n'appellent pas celle du devenir mais ou par contre cette dernière se trouve préconçue par Hegel (p. 79). Le mouvement dialectique, enfin, s'effectue entre deux absolus, deux concepts ; c'est une illusion de croire que l'absolu auquel on arrive est gonflé de la réalité concrète tout entière. « Le mouvement complet des concepts tombe hors de la totalité concrète » (p. 81). C'est là, selon M. Maier, la marque du dualisme hégélien et la même opposition entre l'être et la pensée reparaît à la faveur de l'idéalisme de Hegel. Car l'idéalisme part de la pensée pour arriver à l'être. L'idéalisme transcendantal admettait l'existence de ces deux réalités, considérées comme hétérogènes; l'idéalisme a absolu prétend les unir, mais il ne fait au fond qu'unir la pensée a elle-même en éliminant la réalité concrète. Il y a effectivement identité de la forme et du contenu chez Hegel si l'on entend par là que le contenu est ramené à la forme et doit même se déduire de la forme, si l'on admet avec lui que « les pensées logiques sont le fondement absolu de toute chose ». Mais alors le contenu perd sa nature propre. Enrichir la pensée,, pour Hegel c'est la débarrasser du contenu en la déduisant de la pensée elle-même. C'est en cela que réside le formalisme hégélien : toutes les manifestations concrètes de l'expérience sont ramenées à l'idée logique."
- A. Speiser, compte-rendu de Josef Maier, On Hegel's Critique of Kant, New-York, Colombia University Press, in Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 134, No. 1/3 (JANVIER-MARS. 1944), pp. 70-73
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-Josef Maier, On Hegel's Critique of Kant,