L'Académie nouvelle

Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
L'Académie nouvelle

Forum d'archivage politique et scientifique

Le Deal du moment :
Retour en stock du coffret Pokémon ...
Voir le deal

    Clémence Royer, Le Bien et la loi morale. Éthique et téléologie + L'instinct social

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
    Admin


    Messages : 20594
    Date d'inscription : 12/08/2013
    Localisation : France

    Clémence Royer, Le Bien et la loi morale. Éthique et téléologie + L'instinct social Empty Clémence Royer, Le Bien et la loi morale. Éthique et téléologie + L'instinct social

    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 16 Mai - 22:02

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Cl%C3%A9mence_Royer

    "Tandis que toutes les sciences physiques, et les procédés industriels qui en sont l’application, font des progrès rapides, nos sciences morales, au contraire, restent stationnaires. Elles se perdent dans des discussions d’école où, personne ne pouvant fournir de preuves rigoureusement déduites de principes évidents, chacun garde son sentiment, sans pouvoir démontrer en quoi il est préférable aux sentiments contraires d’autrui. La philosophie, l’éthique, la sociologie tout entière, sauf en ce qui concerne certaines questions purement économiques, sont encore à l’état d’intuitions de conscience, mêlées de préjugés héréditaires et de tendances passionnelles qui résultent, toujours plus ou moins, des intérêts et des égoïsmes de certaines collectivités spéciales.

    En vain, certains philosophes allemands ont essayé de renouveler la morale sur les bases nuageuses et flottantes de leur métaphysique subjective. Ils n’ont abouti qu’au nihilisme de Schopenhauer qui ne conçoit, comme but final de l’activité humaine, que l’anéantissement volontaire des êtres conscient dans un nirvana inconscient.

    C’est ce qu’un écrivain nommait récemment la Philosophie du désespoir faisant appel au génie français pour donner au monde une Philosophie de l’Espérance1.

    Cette philosophie de l’espérance est la nôtre. La loi morale, telle que nous la résumons ici, est la loi du progrès vers le bonheur.

    Une loi morale faisant du bonheur le but et la fin de l’activité de tous les êtres, tous pour chacun et un pour tous, était impossible en partant de l’ancienne hypothèse dualiste des cartésiens qui, considéraient le monde comme livré à une guerre éternelle entre deux principes irréductibles et antinomiques ; l’esprit et la matière.

    Les principes chrétiens, qui ont inspiré les philosophes modernes, sciemment ou à leur insu, étaient également en contradiction avec une doctrine où tout être, à la fois fin et moyen, a un égal droit d’être heureux.

    Pour la formuler, il manquait à l’épicurisme de mieux connaître les lois physiques du monde et l’école anglaise de l’égoïsme bien entendu n’y pouvait atteindre, ne pouvant conclure qu’à la guerre universelle des égoïsmes rivaux.

    Quant au stoïcisme, il était trop exclusivement passif pour concevoir que toute moralité est avant tout une activité et qu’agir vaut mieux que s’abstenir. Le stoïcisme n’a jamais su que laisser le monde livré aux Césars, ou lui donner l’exemple de fakirs, en adoration devant leur nombril, s’exerçant à exister le moins possible, jusqu’à ce qu’ils rentrent dans le non-être de Schopenhauer.

    Du reste, une véritable science morale ne pouvait se constituer qu’après les sciences physiques. Plus généralement, la sociologie, ou l’ensemble des sciences morales et politiques, qui comprend la philosophie de l’humanité, ne peut prendre rang parmi les sciences exactes, qu’après le développement complet d’une philosophie de la nature.

    En effet, la loi qui doit régir l’humanité ne peut se dégager que d’une notion véritablement scientifique de la nature de l’homme lui-même, de sa véritable place dans la série organique et de ses rapports avec les autres êtres vivants.

    L’anthropologie, ce dernier anneau des sciences physiques, qui la relie à la série des sciences morales, devait donc être fondée, pour servir de base à la morale, elle-même principe du droit et de la législation. Mais l’anthropologie ne pouvait se dégager que d’une vue d’ensemble de la biologie. Ce sera la gloire d’Auguste Comte d’avoir constaté cette vérité méthodique, contrairement à ceux d’entre ses disciples qui refusent à l’anthropologie une place spéciale dans les sciences, parce que du vivant du maître, elle ne l’occupait pas encore.

    La morale, en somme, ne peut donc être que la conclusion dernière d’une philosophie de la nature complète, adéquate à tous les faits réels et à toutes les lois qui les gouvernent. Toute erreur dans la conception totale du monde a pour conséquence des erreurs corrélatives dans la conception du rôle de l’humanité et de la loi qui doit la régir. Pour savoir ce que doit l’homme, il faut savoir ce qu’il est.

    Pour qu’une sociologie et une morale vraie fussent possibles, il était donc nécessaire que la théorie héliocentrique, due à Copernic, à Galilée et à Newton, eût remis à sa place dans l’univers la petite planète sur laquelle nous gravitons ; et que la théorie de l’évolution, due à Lamarck, à Geoffroy Saint-Hilaire et à Ch. Darwin, eût également montré que l’homme n’a qu’une supériorité relative dans l’ensemble des êtres vivants terrestres.

    Telle était déjà notre conviction, lorsque nous nous sommes donné pour tâche d’élaborer une philosophie nouvelle, d’accord avec les données de la science, répondant aux besoins de notre génération, pouvant satisfaire ses curiosités intellectuelles et servir de règle de conduite aux générations à venir.

    Ce livre n’est que la conclusion dernière de cette philosophie, à la fois théorique et pratique, dont j’ai conçu l’idée fondamentale dès l’année 1859 et dont j’ai déjà exposé l’ensemble dans un cours fait à Lausanne pendant l’hiver qui a suivi cette même année ; mais que, depuis, j’ai sans cesse travaillé à compléter et que toutes les découvertes récentes de la science confirment.

    C’est la dernière conséquence d’une longue chaîne de déductions logiques dont la prémisse majeure est, il est vrai, une hypothèse. Mais c’est une hypothèse inductive qui fait sa preuve en synthétisant tous les faits naturels connus, et en montrant qu’ils sont tous, sans exception, la conséquence d’un fait principe, unique, éternel et universel : l’atome substantiel fluide, infiniment actif, expansif et répulsif.

    C’est donc l’éthique d’une métaphysique nouvelle que je présente au public, mais d’une métaphysique qui a la prétention d’être à l’ancienne ce que la chimie est à l’alchimie, et l’astronomie à l’astrologie. C’est le couronnement moral et pratique d’une conception théorique totale du monde, et le faîte d’un édifice complet de la connaissance rationnelle de la nature et de ses lois.

    La théorie de l’évolution organique, aujourd’hui devenue populaire, n’est qu’une des conséquences de cette philosophie. C’est pourquoi, conduite, par le principe même qui lui sert de base, à adopter la doctrine de Lamarck, à une époque où elle était encore abandonnée et conspuée par tous les naturalistes soi-disant expérimentaux, je n’ai traduit l’année suivante (1861) le livre de l’Origine des espèces de Ch. Darwin que parce qu’il apportait un nouveau faisceau de preuves à ma conviction déjà entière et fondée sur une large induction de la totalité des faits connus.

    Voilà pourquoi, aussi, je n’ai pu suivre Ch. Darwin, ni dans ses longues réticences, relativement à l’origine de l’homme, dont il devait s’affranchir seulement dix ans plus tard, ni dans son hypothèse de la Pangénèse, qui creusait de nouveau, entre le monde organique et le monde inorganique cet abîme que la doctrine de révolution avait comblé entre la nature animale et la nature humaine, ou plutôt entre ce que jusqu’alors on nommait d’un côté la matière et de l’autre côté l’esprit2.

    Le volume que j’offre aujourd’hui au public a, en effet, pour but principal de montrer que l’hypothèse dualiste, qui sert de fondement au spiritualisme cartésien, est en contradiction avec un idéal du monde conforme au sentiment de l’équité ; que l’on s’est trompé totalement, jusqu’ici, aussi bien sur la notion de matière que sur celle d’esprit ; que l’hiatus antinomique que l’on a supposé entre les phénomènes physiques et les phénomènes psychiques n’existe pas et que les uns et les autres ne sont que la double manifestation, interne et externe, d’une substance unique, à la fois force, vie et intelligence.

    Cette substance unique, toujours identique par ses propriétés fondamentales universelles, est multiple au point de vue du nombre indéfini de ses unités élémentaires et primordiales. Ces unités sont les atomes éternels, incréés, indestructibles, irréductibles et mécaniquement insécables, quoique étendus et impénétrables, mais en même temps sensibles, conscients et spontanément actifs sous des lois fixes. Ils se diversifient seulement par leurs combinaisons, leurs juxtapositions, leurs manifestations phénoménales complexes, d’ordre toujours dynamique, selon les états différents qu’ils peuvent affecter successivement. Ces modifications d’état, variables en quantité et en intensité, jamais en qualité, et qui n’altèrent jamais leur nature interne, suffisent à produire tous les faits attribués à la matière et à ses forces, aussi bien que ceux qu’on a coutume d’attribuer à l’esprit et à ses facultés. Ils agissent partout et toujours avec autonomie, non seulement comme principes passifs, physiques ou mécaniques, sous la règle des lois mathématiques, mais encore comme principes psychiques et actifs de vie et d’intelligence, c’est-à-dire qu’ils sont capables de sensation, de pensée, de raison, sous l’empire des lois logiques.

    Déjà dans une série de mémoires adressés, en 1873, à l’Académie des sciences et dans plusieurs communications faites cette même année et depuis, à l’Association Française pour l’avancement des sciences, j’ai exposé partiellement les principes physiques de cette doctrine et ses applications théoriques à tous les grands faits de la nature, tels que le mouvement, la pesanteur, la chaleur, la lumière, l’électricité, le magnétisme, l’affinité et la cohésion chimiques, la loi des proportions multiples et celle des formes cristallines.

    Dans un mémoire sur l’Hérédité, publié par la Revue d’anthropologie (1877), j’ai cherché à établir que les mêmes principes pouvaient expliquer les phénomènes de la génération et de l’atavisme.

    Aujourd’hui, enfin, je montre comment ils offrent un fondement à nos sciences morales et sociales, dans un principe axiome qui peut seul leur fournir la base logique qui leur a toujours manqué jusqu’ici, en les reliant à l’ensemble des sciences mathématiques et physiques, dans un système complet où tout s’enchaîne déductivement.

    Toute morale, en effet, repose sur ce double enthymème. Le bien est aimable, le mai est haïssable ; donc il faut aimer le bien et haïr le mal. La prémisse majeure est sous-entendue dans l’attribut même des deux propositions, puisqu’elle ne peut être restituée que par cette tautologie : il faut aimer ce qui est aimable et haïr ce qui est haïssable. Comme première conséquence, il faut produire ou augmenter le bien, c’est-à-dire ce qu’il faut aimer, ce qu’on aime naturellement, et diminuer ou détruire le mal, c’est-à-dire ce qu’on doit haïr, ce que naturellement l’on hait, en vertu même du sens des termes. Jusqu’ici donc nous ne trouvons qu’un axiome évident par lui-même, avec tous ses corollaires, qui ne peuvent pas plus être infirmés que les premiers principes des mathématiques. Ce sont des a priori indiscutables. C’est, au fond, tout ce que contient l’impératif catégorique de Kant, et rien de plus.

    Le raisonnement a posteriori commence dès qu’il faut définir ce qui est bien et ce qui est mal, c’est-à-dire ce qu’il faut aimer et ce qu’il faut haïr ; parce que l’expérience seule peut en décider et qu’elle décide diversement pour chaque catégorie d’êtres et même pour chaque être individuel.

    Cependant il n’est pas difficile de démontrer que pour l’universalité des êtres, le premier des biens, c’est, non pas seulement l’existence, mais l’existence consciente, puisque c’est la condition première de tous les autres biens. Donc on peut dire déjà : tout ce qui augmente dans le monde la quantité d’existence consciente est bien, tout ce qui la diminue est mal.

    Nous arrivons ainsi directement à un premier principe de la loi morale universelle ; et le monde lui-même ne pourra être considéré comme bon, qu’à la condition d’en offrir la réalisation absolue, aussi parfaite que possible.

    Toute la morale peut se déduire de ce premier principe par une série de syllogismes réguliers dont l’expérience fournit, a posteriori, les mineures, plus ou moins générales ou spécifiques, mais qui ne peuvent jamais être, ni absolument universelles, ni strictement individuelles.

    En un mot, la série des conséquences déduites du premier principe de l’éthique constitue une casuistique où chaque ordre ou catégorie d’êtres doit avoir son chapitre spécial, lui-même susceptible de divisions ou subdivisions plus ou moins étroites ; c’est-à-dire que, s’il n’y a qu’un principe unique pour toutes les morales, chaque classe, genre ou espèce d’êtres n’en a pas moins sa morale propre, constituée par des modes différents d’appliquer le même principe général selon ses conditions d’existence particulières qui font varier les mineures.

    Dès 1861, dans la préface de ma traduction de l’origine des espèces, j’avais montré comment une doctrine morale nouvelle, véritablement scientifique, pouvait sortir de la théorie de révolution organique.

    En effet, dans cette préface de l’origine des espèces qui a popularisé en France la doctrine transformiste, nous écrivions3 :

    « C’est surtout dans ses conséquences morales et humanitaires que la théorie de Ch. Darwin est féconde. Ces conséquences, je ne puis que les indiquer ici ; elles rempliraient à elles seules un livre que je voudrais pouvoir écrire quelque jour. Cette théorie renferme toute une philosophie de la nature et toute une philosophie de l’humanité. Jamais rien d’aussi vaste n’a été conçu en histoire naturelle : on peut dire que c’est la synthèse universelle des lois économiques, la science sociale naturelle par excellence, le code des êtres vivants de toute race et de toute époque. Nous y trouverons la raison d’être de nos instincts, le pourquoi, si longtemps cherché de nos mœurs, l’origine si mystérieuse de la notion du devoir et son importance capitale pour la conservation de l’espèce. Nous aurons désormais un critère absolu pour juger ce qui est bon et ce qui est mauvais au point de vue moral ; car la régla morale, pour toute espèce est celle qui tend à sa conservation, à sa multiplication, à son progrès, relativement aux lieux et aux temps. Enfin cette révélation de la science nous en apprend plus sur notre nature, notre origine et notre but que tous les philosophâmes sacerdotaux sur le péché originel ; car elle nous montre, dans notre origine toute brutale, la source de tous nos penchants mauvais, et, dans nos aspirations continuelles vers le bien ou le mieux, la loi de perpétuelle perfectibilité qui nous régit. »

    Dans cette même préface, j’avais esquissé rapidement quelques conséquences sociales de la théorie de sélection qui parurent alors en complet désaccord avec la morale traditionnelle, et avec les sentiments subjectifs enracinés héréditairement dans les consciences.

    Au congrès de l’Association Internationale des Sciences Sociales, tenu à Gand, en 1863, j’avais développé les mêmes principes et montré comment notre morale vulgaire, dépourvue de toute base rationnelle fixe et de tout critère logique, n’était qu’une série de préceptes empiriques sans corrélation, parfois contradictoires, et, le plus souvent, basés sur des aphorismes traditionnels qu’aucun lien ne relie, ni entre eux, ni, avec les lois mêmes de la vie.

    « Les principes de la morale existent, répondions-nous alors à ceux qui nous accusaient de les nier4 ;… mais s’ils existent, comme rapports naturels des choses, ils ne sont pas nettement connus, élucidés et définis. Ils sont mais l’homme les ignore et n’a encore en leur lieu qu’une morale toute d’instinct et de sentiment et toute mêlée de préjugés. »

    Distinguant entre la moralité, fait de conscience tout subjectif, qui consiste à faire ce qu’on croit le bien, lors même qu’on fait le mal, et le bien objectif, réel et dans les choses mêmes, qui constitue la véritable loi morale, si souvent violée par ignorance, nous ajoutions :

    « La conscience instinctive révèle la loi héréditaire de l’espèce, sa loi empirique dans le passé. Mais cette loi doit changer selon les lieux, les temps, les races, afin de rester toujours dans le même juste rapport avec les conditions de vie des êtres qu’elle régit. La conscience rationnelle indique ces changements de la loi qu’elle tend ainsi à réformer sans cesse par l’évolution continue des générations.

    C’est donc la conscience rationnelle qu’il faut développer et éclairer. Si cette conscience était parfaite en nous, si nous connaissions très clairement la loi de notre temps, cette connaissance suffirait à nous fournir des motifs déterminants suffisants pour nous entraîner à la suivre. Et si chacun suivait cette morale, nous n’aurions plus besoin ni de codes, ni de police, ni de magistrats ; nous serions tous libres et rois de nous-mêmes. Selon la parole biblique, nous serions comme des dieux, puisque nous posséderions la science du bien et du mal, c’est-à-dire notre loi. » Aperientur oculi vestri, et eritis sicut dei, scientes bonum et malum.

    « Le principe fondamental de cette loi c’est l’utilité de l’espèce qu’elle régit5. Un Dieu même ajoutions-nous, ne saurait imposer à un être quelconque une volonté qui serait un caprice sans but et qui n’aurait pas pour objet le bien de cet être qui la subit. La loi morale de l’humanité doit donc se prêter à la multiplication de ses individus, de ses variétés, de ses formes supérieures ; à l’agrandissement de ses facultés, de ses puissances, de ses progrès en tous sens dans l’échelle des êtres. Toute loi morale qui la gêne inutilement, l’arrête, l’écrase, l’étouffe, est une loi fausse, cruelle, condamnée. Ce n’est pas la loi contemporaine, mais une loi d’oppression, née ou soutenue par les préjugés de la conscience héréditaire. Comme telle, elle doit être abandonnée, tout au moins réformée, et remise en juste relation avec l’utilité de l’espèce qu’elle régit. Telle doit être l’action constamment réformatrice de la raison sur la conscience. »

    Insistant sur la nécessité d’une révision sérieuse et scientifique de la morale, nous avons montré cette nécessité pressante surtout pour l’éducation de l’enfance et de la jeunesse à laquelle le doute est mortel.

    « Toute notre jeune génération, disions-nous, est accoutumée à regarder certains dogmes religieux comme le piédestal dont la morale est la statue. Dès que le piédestal est renversé, et il ne tarde pas à l’être, la statue tombe, se brise, et l’homme reste sans règle et sans loi. »

    Depuis, j’ai eu souvent occasion, soit dans mon livre sur l’Origine de l’homme et des sociétés, publié en 1870, soit dans une série d’articles insérés dans le Journal des Économistes (années 1873 à 1880), de présenter certaines conséquences de ces principes, et j’ai toujours nourri le projet de consacrer un volume à cet important problème de la loi morale, considérée dans sa plus haute généralité.

    Si j’ai tardé jusqu’ici à le réaliser, c’est que, depuis ce temps, nos constantes agitations sociales n’ont guère permis d’ouvrir la discussion sur ces grandes questions de la philosophie, trop négligées aujourd’hui dans le programme des études ; si bien qu’elles sont devenues presque étrangères à la génération contemporaine, exclusivement préoccupée des questions actuelles de la politique ou emportée, tout entière, vers les spécialités techniques et professionnelles qui peuvent seules procurer à chacun sa prébende quotidienne. Il en résulte que les esprits, de plus en plus indifférents aux larges spéculations théoriques, sans lesquelles pourtant il n’y a pas de vraie science, condamnent en bloc, sous le nom de métaphysique, tout ce qui ne semble pas d’une application sociale ou industrielle immédiate. Nul ne semble se douter que jamais l’application pratique d’un fait scientifique n’est possible que sous la condition de le dominer par la connaissance de la loi qui le régit, c’est-à-dire d’en avoir une théorie plus ou moins complète, adéquate et intelligible.

    La science spéculative et théorique, autant au point de vue des faits physiques que des faits psychiques et sociaux, c’est-à-dire humains, compte aujourd’hui, surtout en France, plusieurs sortes d’ennemis. Les moins dangereux ne sont pas ceux qui font le plus éloquemment profession de la respecter et de parler en son nom.

    Ce sont d’abord les gens, trop nombreux, qui croient tout savoir sans avoir rien appris ; qui tranchent toutes les questions sans les étudier, et, surtout dans le domaine des sciences morales et sociales, croient pouvoir trouver une solution à tous les problèmes, sans même les avoir compris, comme par une faculté d’intuition, en quelque sorte révélatrice, qui leur communique l’infaillibilité. Ce sont ces gens-là qui, durant une dizaine d’années, nous ont servi, sous le nom de morale indépendante, une sorte de ragoût réchauffé, où les vieux adages traditionnels se mélangent à des réminiscences religieuses inconscientes et à des textes de lois de toutes les époques, nées dans les circonstances les plus diverses, sous les influences les plus contradictoires.

    D’un autre côté, il y a les doctrinaires de l’ignorance qui décident, dans leur dogmatisme a priori, qu’on ne saura jamais rien de certain sur quoi que ce soit ; qu’en pratique il faut se conformer à l’usage, et, en théorie, aux décisions du sens commun ; sans s’apercevoir de la contradiction que renferme leur profession de foi pyrrhonienne : puisque, si tout est incertain, il n’est pas même certain que tout soit incertain. Ce scepticisme systématique, qui n’a rien de commun avec les prudentes réserves du doute cartésien, n’est donc qu’un prétexte à la paresse pour se dispenser de rien étudier et un voile commode pour cacher l’incapacité sous la modestie.

    Il faut tenir compte encore de ceux qui, affectent pour la science un respect qui consiste surtout à n’y point toucher, et pour les savants une vénération qui se manifeste par d’humbles déclarations d’incompétence, dès qu’il s’agit de lire leurs livres ou d’assister à leurs cours.

    D’autres, enfin, avec le même respect pour les progrès accomplis dans les branches les plus spéciales et les plus techniques des sciences expérimentales, confondent la science même avec une des parties de sa méthode et le détail encombrant des faits, qui n’en sont que la matière première, avec les lois qui les synthétisent. Ils admirent, avant tout, la batterie de cuisine des savants, leurs instruments, leurs machines, leurs outils, leurs petits procédés de physique amusante, leurs projections à la lumière électrique, leurs télégraphes, phonographes et téléphones. Ne tenant compte que de ce qu’ils peuvent mesurer à l’aide d’appareils de précision, compliqués de vis, de tourillons, de verniers, de soupapes, de manivelles, de mouvements d’horlogerie, de piles et d’aimants, ils n’ont aucun souci des faits, aussi nombreux, qui ne peuvent ni se peser ni se mesurer, ni se compter, ni se voir, ni s’entendre, mais n’en sont pourtant, ni moins importants, ni moins réels.

    Considérant avec dédain, comme hypothétique, toute loi théorique, toute spéculation générale, toute induction rationnelle qui dépasse l’étendue stricte de l’expérience directe, toujours particulière et superficielle, ces apôtres du fait visible et tangible se condamnent à rester enfermés dans l’observation individuelle, toujours restreinte, et à ignorer à jamais le fait général que la raison seule peut atteindre.

    Même en psychologie on veut voir et toucher. On croit saisir les lois de la pensée dans les replis du cerveau ; condamnant l’étude interne et réfléchie de la conscience sur elle-même qui, pourtant, n’a d’autre moyen de s’observer que de s’écouter sentir, penser, vouloir et agir, d’après des motifs déterminés qu’elle seule peut analyser et dont elle seule peut évaluer le poids relatif.

    La plupart de ceux qui, aujourd’hui, se targuent du titre de positivistes pour affirmer que nous n’atteindrons jamais la vérité absolue sur les faits premiers et les principes des choses, ne sont en réalité que des adeptes de ce scepticisme décourageant et démoralisant, autant que stérile, qui, fermant la porte aux découvertes futures, dinant à l’esprit humain : tu n’iras pas plus loin.

    Une pareille méthode est incompatible avec tout progrès ultérieur, puisque la condition même de tout progrès théorique est la méthode des hypothèses qui seule peut mener à l’induction. En cela Auguste Comte est d’accord avec Bacon pour condamner ceux-là mêmes qui se proclament leurs disciples.

    En de telles conditions, avec de tels éléments intellectuels, dans une époque de transition où les intérêts égoïstes, délivres des anciens freins moraux, usés et brisés, se sentent intéressés à n’en point accepter de nouveaux, les esprits inspirés de cette foi puissante au vrai rationnel qui seule peut conduire à des vues d’ordre supérieur, se trouvent isolés et dépareillés.

    Surtout, à une période d’instabilité politique où chacun n’emploie ses loisirs qu’à la lecture des journaux, et, à défaut de l’intérêt que peuvent présenter, soit une crise ministérielle, soit un mouvement de bourse, se passionne pour un fait divers ou une cause judiciaire, je ne pouvais espérer qu’un éditeur consentit à lutter contre cette indifférence de la majorité du public pour toute œuvre de spéculation philosophique. Je ne songeais donc pas même à leur proposer d’imprimer des ouvrages si contraires aux courants qui emportent actuellement l’opinion en France, où on lit moins qu’en aucun autre pays d’Europe, peut-être parce qu’on y parle davantage. Néanmoins, en 1879, j’avais esquissé les quatre parties de ce volume, espérant les insérer séparément dans une Revue. Mais l’orthodoxie des uns repoussa mes doctrines comme hérétiques ; les autres jugèrent mon travail trop étendu. Moi-même, je me résignais à regret à publier par fragments, à plusieurs mois de distance, un ensemble dont toutes les parties, liées logiquement entre elles se confirment et s’appuient les unes les autres.

    Je n’avais pourtant plus de temps à perdre, si je ne voulais me voir enlever la priorité de mes vues par des étrangers. Déjà en Angleterre et en Allemagne, dans des milieux intellectuels plus stables, plus calmes et il faut l’avouer plus curieux des idées nouvelles et moins aisément séduits par les lectures faciles ou les émotions théâtrales, les mêmes problèmes étaient posés, sérieusement discutés ; et l’impulsion donnée aux esprits par la théorie de révolution devait les mettre sur la voie de solutions plus ou moins analogues aux miennes. En effet, tandis qu’en Allemagne, M. Haeckel et plusieurs autres, opposant le monisme au dualisme, spéculaient sur la substance du monde, sur les atomes animés et les âmes cellulaires ; en Angleterre, M. Herbert Spencer, dans son ouvrage intitulé The Data of Ethics, arrivait à des conclusions très voisines de celles que j’expose ici sur la morale, quoique moins larges.

    Quand j’eus occasion de le lire l’année dernière, le travail que j’offre aujourd’hui au public, était déjà dans les cartons d’un directeur de Revue. Loin de m’étonner de me trouver d’accord, en beaucoup de points, avec un philosophe qui jouit à bon droit d’une renommée cosmopolite, je vis dans cette rencontre de mon esprit et du sien un témoignage précieux en faveur de la justesse de mes déductions. Partis des mêmes faits nous devions arriver, en effet, aux mêmes principes et en tirer les mêmes conséquences. Ma priorité d’ailleurs, sur tous les points où nous étions d’accord, était déjà assez bien établie par mes travaux antérieurs, pour ne pouvoir être contestée et pour pouvoir me permettre de reprocher à mon émule anglais de l’avoir ignorée. Il me restait enfin dans la solution du problème de l’éthique une part personnelle assez large pour satisfaire toutes les exigences de mon amour-propre.

    En effet, l’ensemble des déductions morales de M. Herbert Spencer, procédant uniquement de la théorie évolutionniste, dont il a fait le principe premier de toute sa philosophie, demeure circonscrit dans le monde organique, laissant de côté ce reste de l’univers qui en constitue pourtant la plus grande part : le monde inorganique.

    M. Herbert Spencer a reconnu que le monde animal, tout entier, est passible des lois de l’éthique ; et que toute espèce vivante est assujettie à des règles morales objectives qu’elle ne peut violer sans péril pour elle-même. Il semble même ne point répugner à accorder une aube de sentiment et de conscience au monde végétal. Mais, au-delà, il ne voit plus que l’inconscience passive. Le bien, qui, pour lui comme pour moi, a pour condition l’existence consciente, cesse pour lui au seuil de la vie organique.

    Les déductions du philosophe anglais doivent donc être moins générales, moins larges ; ses premiers principes étant eux-mêmes plus restreints et moins compréhensifs que les miens qui les embrassent et les dominent, dans la mesure où ce qui est universel embrasse et domine ce qui est seulement général ou particulier, c’est-à-dire plus ou moins limité.

    Le livre The Data of Ethics, dont j’ai plaisir à reconnaître tout le mérite, est donc comme un corollaire anticipé des principes que j’expose ici. C’est une sorte de casuistique concernant l’animalité en général, mais plus spécialement l’humanité, et qui semble déduite des axiomes de l’éthique universelle, tels que je les formule.

    Mais justement parce que les principes dont elle dérive sont seulement généraux et non pas universels, il en résulte que plusieurs de leurs conséquences sont fautives. La notion du devoir, par exemple n’a pas, dans l’œuvre de M. Herbert Spencer, le caractère de nécessité absolue qui lui convient et l’extension qu’elle mérite. L’égoïsme spécifique ne trouve pas dans la doctrine de mon émule anglais, un contrepoids suffisant dans les égoïsmes rivaux. On ne comprend pas bien à quoi et pourquoi certaines formes vivantes et, dans ces formes, certains individus, peuvent être sacrifiés, si l’ordre universel du monde l’exige.

    Toutefois les grands côtés d’une doctrine morale déduite de la théorie de l’évolution n’ont point échappé à M. Herbert Spencer. Je ne cacherai point qu’en voyant un auteur anglais me devancer dans la voie ouverte par moi dans cette direction, il y a vingt ans, j’ai senti la nécessité de ne pas tarder plus longtemps à livrer à la publicité une œuvre, nécessairement incomplète, puisqu’elle était destinée dans l’origine à paraître sous la forme d’articles détachés.

    Je dois donc ajourner à un autre volume les développements généraux ou spéciaux et toutes les applications pratiques qu’elle comporte, avec leurs antinomies, leurs contradictions, leurs limitations réciproques, qui font qu’en morale, comme en tout ce qui concerne l’humanité, les conséquences des principes les plus absolus, les plus universels, les plus permanents, deviennent relatives, particulières et toujours changeantes.

    Avant d’aborder cette partie morale de ma philosophie, j’aurais préféré, certainement, pouvoir donner une exposition complète de la partie physique. Si je me décide à suivre une voie aussi irrationnelle que d’offrir au public mes conclusions avant mes prémisses, les conséquences avant les principes, ce qui concerne l’esprit, avant d’avoir montré comment cet esprit est aussi matière, c’est parce que j’ai l’espérance qu’un petit volume de morale trouve plus aisément des lecteurs que des spéculations arides sur la physique générale.

     
    Pour montrer leur accord avec les faits constatés de la nature, j’aurais dû leur donner de longs développements. Je sais que je ne puis espérer convaincre les esprits contemporains qu’en leur montrant mes inductions comme le résultat même des expériences accumulées depuis trois siècles. Je suis tenue d’y faire voir l’expression théorique rationnelle des faits mesurés, comptés, enregistrés par nos savants spéciaux, aidés de toutes leurs machines, que j’admire plus que personne ; mais à la condition qu’on ne confonde pas les moyens avec le but, et qu’on ne prétende pas substituer à l’intelligence, seule capable de comprendre le vrai, des témoins muets, parlant par signes que trop souvent il nous est arrivé d’entendre à rebours, parce qu’ils ne nous livrent que des apparences, souvent trompeuses, sous lesquelles la vérité semble se cacher et mentir.

    En publiant cette esquisse rapide d’une éthique et d’une téléologie, déduites d’une ontologie absolument nouvelle, peut-être réussirai-je à intéresser les esprits qui ne sont pas absolument voués, par système ou par tempérament, à l’indifférence en matière philosophique. Peut-être leur donnerai-je envie de connaître l’ensemble d’une doctrine qui, complétant Newton et Leibnitz, les accorde entre eux et met un terme aux vaines disputes scolastiques sur l’esprit et la matière, en montrant que, comme toujours en pareil cas, on discutait sans s’entendre sur des problèmes mal posés ; avec une langue mal faite.

    Mon espérance est donc de clore pour jamais la période d’antagonisme des deux écoles qui, sous le nom de spiritualisme et de matérialisme, se sont partagé jusqu’ici le monde des penseurs, et de les amener à signer la paix sur le terrain neutre du SUBSTANTIALISME ; comme les polygénistes et les monogénistes ont été obligés de s’accorder sur la théorie de l’évolution, qui les a mis dos à dos.

    De même, au dualisme des spiritualistes et au monisme des matérialistes qui, l’un et l’autre, sont partiellement erronés et contradictoires, le substantialisme substituera une solution mixte, plus logique, plus synthétique, plus compréhensive et plus intelligible. Il montrera l’unité et l’identité de nature et de principe de l’esprit, de la force et de la matière, phénomènes différents, mais non pas opposés, d’un seul et même noumène, constituant l’étoffe de l’univers qui, comme l’a dit d’Alembert, n’est, dans tout son ensemble merveilleux, « qu’un fait unique et une seule vérité. »

    Ce fait, c’est l’unité et l’identité de la substance du monde dont la fin est le bien absolu, c’est-à-dire la plus grande somme de bonheur possible. Cette vérité, c’est que tout ce qui augmente dans le monde la somme du bonheur est BIEN, tout ce qui la diminue est MAL.

    C’est là le résumé de toute la LOI MORALE."
    -Clémence Royer, Le Bien et la loi morale. Éthique et téléologie, 1881.

    https://www.persee.fr/doc/bmsap_0301-8644_1882_num_5_1_6333



    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
    Admin


    Messages : 20594
    Date d'inscription : 12/08/2013
    Localisation : France

    Clémence Royer, Le Bien et la loi morale. Éthique et téléologie + L'instinct social Empty Re: Clémence Royer, Le Bien et la loi morale. Éthique et téléologie + L'instinct social

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 17 Mai - 11:37



    "PREMIÈRE PARTIE : L’Antinomie du bien et du mal.

    I. Nature logique de l’idée du bien

    [...] Une notion complète et adéquate du bien est la synthèse supérieure de toute doctrine philosophique. C’est sa dernière conséquence logique et le meilleur critère de sa valeur, tant pratique que théorique. En effet, toute manière différente de concevoir l’ensemble de l’univers, des lois qui le régissent, des causes dont il est l’effet, aboutit à un concept différent du bien, fin suprême des aspirations de toute intelligence. À cet égard, on peut dire que le bien est le but du vrai et sa finalité dernière. Chacun veut et croit connaître son bien particulier et se trompe souvent. Toute morale a pour but la réalisation du bien général, et tous les efforts de l’esprit humain ont en vain tendu jusqu’ici, et tendront sans cesse à formuler la loi mystérieuse de l’accord, toujours en vain cherché, entre le bien général, qui devrait être la loi du monde, et le bien de chaque être individuel, qui est fatalement la loi de toute volonté consciente.

    Quelle est la nature logique de l’idée du bien ?

    Il est évident que le bien n’est pas substance, qu’il n’est pas sujet, qu’il n’est pas en soi. Ce n’est qu’en le considérant d’une façon abstraite que nos langues en ont fait un substantifs c’est-à-dire un sujet verbal, en vertu de cet usage dangereux, inhérent à la pauvreté de leurs formes, qui, nous forçant à personnifier des abstractions, en ont fait des entités logiques, sans réalité substantielle, qui ont été la source de toutes les mythologies.

    D’après l’analyse de sa notion, le bien est, non seulement qualité, mais qualificatif d’attribut ou d’acte, c’est-à-dire que, par essence, il est adverbe.

    Le bien n’est point une notion primordiale et élémentaire de l’entendement, comme l’existence, l’espace, le temps, la substance. Essentiellement contingent et relatif à l’existence d’un ensemble donné d’êtres, qui pourraient eux-mêmes ne pas exister, il n’apparaît comme nécessaire que par déduction et relativement à eux. Il n’est point donné a priori dans la conscience avant toute expérience, mais suppose l’existence d’un sujet sensible, capable de l’apprécier, de le distinguer du mal, sa forme antinomique. On peut supposer un monde tel qu’il ne renfermerait ni bien ni mal, mais seulement des existences douées de qualités indifférentes, dont on pourrait dire seulement : elles sont, sans que leurs qualités excitent aucun jugement relatif à leur valeur éthique. Il est impossible, au contraire, de supposer un monde qui n’existerait en aucun lieu, en aucun temps, en aucune substance, sous aucunes formes ou aucuns modes, puisque un monde supposé tel ne serait pas, et, qu’en vertu de l’hypothèse elle-même, il serait contradictoire aux conditions de toute existence.

    Le bien n’est point une notion simple, mais infiniment complexe, la plus complexe des notions, celle qui exprime et suppose un plus grand nombre de rapports, et, dans son sens absolu, la totalité des rapports. C’est donc une notion toute relative, mais qui exprime le rapport suprême et total d’une chose à toutes les autres, d’une partie au tout ou, enfin, de tous les êtres entre eux. Elle présuppose, non pas seulement un ou plusieurs sujets, doués d’un ensemble complexe d’attributs, mais la convenance absolue, parfaite de ces attributs entre eux et avec leurs sujets. L’idée du bien embrasse toujours une somme totale d’harmonies réciproques, dans laquelle aucune note ne manque ou ne cause de dissonances.

    Le bien apparaît ainsi comme la finalité supérieure de la nature, la raison d’être du monde qui doit le réaliser sous peine d’être absurde. C’est le principe et la notion mère de la moralité des choses existantes, les êtres y compris comme choses ; car le bien ne se dit des êtres, considérés comme tels, que par une sorte de rapport sous-entendu de ces êtres aux autres ; c’est-à-dire que nulle chose ou nul être n’est bien en soi, indépendamment de ses rapports avec d’autres existences conscientes.

    Dire d’une personne humaine : elle est bien, c’est dire qu’elle réalise dans son type physique, moral et intellectuel l’ensemble des qualités voulues dans la mesure convenable pour remplir son rôle humain vis-à-vis des autres membres de l’humanité et de l’ensemble du monde.

    Le bien, dans son extension absolue, serait donc la somme totale des attributs et des rapports moraux ou physiques positifs. C’est l’attribut supérieur le plus concret de chaque individualité ou totalité ; celui qui comprend, renferme, domine et résume tous les autres, comme le mal résume tous les attributs et rapports négatifs.

    L’aperception du bien et du mal est la fin du travail de l’entendement, comme la simple aperception de l’existence en est le point de départ. C’est le jugement suprême qui totalise tous les autres. Tant qu’il n’est pas rendu, l’esprit reste en suspens dans le vague, dans l’attente ; il n’a pas atteint son but, achevé de remplir sa fonction ; la chaîne des syllogismes de la raison n’a pas trouvé sa conclusion finale."
    -Clémence Royer, Le Bien et la loi morale. Éthique et téléologie, 1881.



    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


      La date/heure actuelle est Dim 8 Sep - 1:23